Œuvres de Descartes/Édition Adam et Tannery/Correspondance/Lettre CI

Œuvres de Descartes, Texte établi par Charles Adam et Paul TanneryLéopold CerfTome I : Correspondance, avril 1622 - février 1638 (p. 499-504).
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CI.
Descartes a Mersenne.
[25 janvier 1638 ?]
Texte de Clerselier, tome II, lettre 84, p. 369-372.

Sans date dans Clerselier. Lettre écrite après la XCIXe (Descartes attendant la réponse de Fermat à cette dernière), et avant la CXIIe, qui renvoie à celle-ci pour l’explication des couronnes de la chandelle (Clers., III, 190). Or on apprend par cette dernière que Mersenne n’avait pas encore reçu la présente lettre le 8 février, ni même probablement le 12. S’il n’y a pas eu de retard exceptionnel, on ne peut donc en faire remonter l’envoi au delà du 25 janvier. D’autre part, eu égard à la lettre CII ci-après (en voir l’argument), celle-ci ne peut guère être postérieure au 1er février.

Mon Reuerend Pere,

Ie vous remercie tres-humblement des ſoins que vous auez pris pour la distribution de nos liures[1]. Pour la lettre de mon frere, & celle que vous me mandez m’auoir cy-deuant écrite, dans laquelle vous 5 I’auiez miſe, ie ne les ay point receuës, de quoy ie ſuis vn peu en peine, & ie vous | prie de me mander à vous les auiez enuoyées par le meſme Meſſager que celle que vous écriuiez au Maire, dans laquelle eſtoit enfermé l’écrit De maximis & minimis, ou par quelque 10 autre, afin que ie taſche à les recouurer, ou à découurir par quelle faute elles ont eſté perdues[2]. Ie ne doute point que vous n’entendiez pluſieurs iugemens de mes écrits, & plus à mon deſauantage que d’autres : car les eſprits qui ſont d’inclination à en médire, 15 le pourront aiſément faire d’abord, & en auront d’autant plus d’occaſion, qu’ils auront elle moins connus par les autres ; au lieu que pour en iuger equitablement, il eſt neceſſaire d’auoir eu auparauant beaucoup de loiſir, pour les lire & pour les examiner. 20

Ie ſuis extremement obligé à M. des Argues de l’enuie qu’il témoigne que M. le Cardinal faſſe reüſſir l’Inuention des Lunettes. Et pour les objections de l’artiſan dont vous m’écriuez, elles ſont ridicules, & témoignent vne ignorance tres-grande, en ce qu’il ſuppoſe que le diametre des verres, pour les plus 5 longues lunettes, n’a pas beſoin d’eſtre plus grand que de deux ou trois doigts ; au lieu qu’elles ſeront d’autant meilleures, qu’on les pourra faire plus grands. Mais ie ne ſçay ſi ie dois deſirer que M. le Cardinal y faſſe trauailler ſuiuant mon deſſein : car 10 qui que ce ſoit qui y trauaille ſans ma direction, i’apprehende qu’il n’y reüſſiſſe pas du premier coup, & peut-eſtre que pour s’excuſer il m’en attribuëra la faute. I’auois donné vn liure à M. de Ch(arnacé) pour M. le Cardinal ; mais ſa mort eſtant depuis interunuë 15, ie ne ſçay s’il l’a enuoyé ou non[3].

Ie ne trouue pas eſtrange que M. Mydorge ne ſoit pas d’accord auec moy en pluſieurs choſes de ce que i’écris de la Viſion, car c’eſt vne matiere qu’il a cy-deuant beaucoup eſtudiée[4], & n’ayant pas ſuiuy les 20 meſmes principes que moy, il doit auoir pris d’autres opinions ; mais i’eſpere que plus il examinera mes raiſons, plus elles le ſatisferont ; & il a l’eſprit trop bon, pour ne ſe rendre pas du coſté de la vérité. Ie ne ferois nulle difficulté de luy enuoyer ma vieille 25 Algebre, ſinon que c’eſt vn écrit qui ne me ſemble pas meriter d’eſtre vû ; & pource qu’il n’y a perſonne que ie ſçache | qui en ait de copie, ie ſeray bien aiſe qu’il ne ſorte plus d’entre mes mains[5] ; mais s’il veut prendre la peine d’examiner le troiſiéme Liure de ma Geometrie, i’eſpere qu’il le trouuera aſſez aiſé, & qu’il viendra bien aprés à bout du ſecond.

Au reſte ie crains bien qu’il n’y ait encore gueres perſonne qui ait entierement pris le ſens des choſes 5 que i’ay écrites, ce que ie ne iuge pas neantmoins eſtre arriué à cauſe de l’obſcurité de mes paroles, mais plutoſt à cauſe que paroiſſant aſſez faciles, on ne s’arreſte pas à conſiderer tout ce qu’elles contiennent. Et ie voy que vous meſme n’auez pas bien pris les 10 raiſons que ie donne pour les couronnes de la chandelle[6] : car ie n’y parle d’aucune preſſion, ou diſlocation de l’œil, ainſi que vous me mandez, mais de pluſieurs diuerſes diſpoſitions, qui peuuent toutes cauſer le meſme effet, & entre leſquelles celle que 15 vous dites auoir éprouuée eſt compriſe ; en ſorte que voſtre expérience fait entierement pour moy. Voyez en la page 279, ligne 5. Ie vous diray neantmoins que ce que vous attribuez à l’humidité qui couure voſtre œil, me ſemble proceder plutoſt de ce qu’il n’eſt pas 20 aſſez remply d’humeurs ou d’eſprits ; en ſorte que ſes ſuperficies ſont vn peu ridées, ſuiuant ce que i’écris en la meſme page, ligne 8 ; car ces humeurs ſe diminuent pendant le ſommeil, & reuiennent facilement vn peu aprés qu’on eſt éueillé. Mais vous pouuez voir 25 fort aiſement ce qui en eſt par experience : car ſi c’eſt l’humidité qui couure voſtre œil, au meſme inſtant que vous l’aurez eſſuyé auec vn mouchoir, ce phainomene ceſſera ; mais ſi c’eſt autre choſe, il ne ceſſera pas du tout ſi-toſt. 30

Ie ne vous renuoye point encore les écrits de Monſieur Fer(mat) de Locis planis & ſolidis[7], car ie ne les ay point encore lûs ; & pour vous en parler franchement, ie ne ſuis pas reſolu de les regarder, que ie 5 n’aye veu premierement ce qu’il aura répondu aux deux lettres que ie vous ay enuoyées pour luy faire voir[8]. Vous ne deuez pas craindre que les aduis que vous m’obligerez de me donner, touchant ce qui ſe dira contre moy, tournent iamais à voſtre préjudice ; 10 car il n’y a rien que ie ne ſouffriſſe plutoſt que de vous | intereſſer en mes querelles. Mais ie m’aſſure auſſi que vous ne voudriez pas me tenir les mains, pendant qu’on me bat, pour m’empeſcher de me deffendre ; & ceux qui vous donnent des objections 15 contre moy, ne peuuent aucunement s’en prendre à vous des réponſes que i’y feray, ny ſe fâcher que vous me les enuoyez : car ſçachant l’affection que vous me portez, ils ne vous les peuuent donner à autre fin, que pour me les faire voir ; & toute la ciuilité dont i’ay 20 crû pouuoir vſer enuers Monſieur (Fermat) a eſté que i’ay feint d’ignorer ſon nom, afin qu’il ſçache que ie ne répons qu’à ſon Ecrit, & que vous ne m’auez enuoyé que ſes objections, ſans y engager ſa reputation.

L’objection que l’on vous a faite contre vos 25 experiences de l’Echo, ne me ſemble d’aucune importance : car bien qu’il foit vray que le ſon s’étend en cercles de tous coſtez, ainſi que le mouuement qui ſe fait dans l’eau quand on y iette vne pierre, il faut fois remarquer que ces cercles s’etendent beaucoup plus loin du coſté vers lequel on iette la pierre, ou vers lequel on s’eſt tourné en parlant, que vers ſon contraire ; d’où vient que l’Echo, qui ne ſe fait que par la reflexion de la partie de ces cercles qui va le plus loin, ne s’étend que vers le lieu vers lequel elle ſe reflechiſt. Ie ſuis,

  1. Voir plus haut p. 485, l. 5-6.
  2. Cf. page 483, l. 4-7.
  3. Lettre LXXXI, p. 386, du 14 juin 1637. M. de Charnacé fut tué au siège de Bréda, le 1er septembre 1637.
  4. Voir plus haut, p. 239 et 336-337.
  5. Voir p. 159, l. 29.
  6. Voir p. 318, l. 16.
  7. L’Isagoge et son Appendix (Œuvres de Fermat, t. I, 1891, p. 91-110). Voir plus haut l’argument de la lettre XCVIII.
  8. Lettres XCI et XCIX ci-avant, p. 450 et 486.