Œuvres de Descartes/Édition Adam et Tannery/Correspondance/Lettre CII

Œuvres de Descartes, Texte établi par Charles Adam et Paul TanneryLéopold CerfTome I : Correspondance, avril 1622 - février 1638 (p. 504-507).
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CII.
Descartes a [Huygens].
[25 janvier 1638.]
Texte de Clerselier, tome II, lettre 85, p. 372-375.

Sans nom ni date dans Clerselier. Mais cette lettre (au moins la seconde partie) est manifestement une réponse à la lettre XCV, du 23 nov. 1637 ; elle était donc adressée à Huygens. La première partie répond à une autre lettre, écrite sans doute depuis lors, et qui est perdue (l. 4-5). Un même fait se trouve mentionné dans cette lettre (p. 506, l. 11), et dans la précédente (p. 500-501)  ; d’ailleurs Clerselier les imprime l’une après l’autre, lettres 84 et 85, comme s’il en avait trouvé les minutes ensemble, dans une même liasse. On voit par la lettre ci-après de Huygens, du 2 février, qu’il avait dû recevoir celle-ci. Elle serait donc, comme la précédente, du 25 janvier ou du 1er février (C. A.).

On peut cependant s’étonner : 1° que Descartes ait différé aussi longtemps sa réponse aux remerciments de Huygens ; 2° que ce dernier, dans sa lettre du 2 février, ne vise pas la présente plus expressément. On se demandera dès lors si Clerselier n’aurait pas réuni deux billets séparés : le premier, représenté par le second alinéa de cette lettre, serait de la fin de nov. 137 ; le second (premier alinéa) serait du commencement de fév. 1638, mais Huygens ne l’aurait pas encore eu entre les mains à la date du 2 (P. T.).

Monſieur,

I’ay eſté bien aiſe de voir le Tourneur, car i’ay iugé à ſes diſcours qu’il ſera tres-capable de faire que les Lunettes reüſſiſſent ; & ie ſuis encore plus aiſe 5 d’apprendre, par voſtre derniere, qu’il y trauaille auec affection[1]. Il me dit qu’il feroit | premierement vn modelle de bois de toute la machine ; ie croy que c’eſt par là qu’il doit commencer, & ſi-toſt qu’il l’aura fait, i’iray tres-volontiers à Amſterdam exprés pour la 10 voir, & lors il luy ſera aiſé de comprendre, tant les choſes qui doiuent y eſtre obſeruées, que celles auſquelles il n’eſt pas beſoin de s’aſtraindre. Comme, pour la diſtance qu’il mettra entre les piliers A & B, elle eſt entierement indifferente, & l’eſpace qui doit 15 eſtre entre les deux planches auſſi. Meſme il n’eſt pas neceſſaire que le rouleau touche ces planches, comme i’ay décrit[2] ; car eſtant bien joint aux deux pieces cubiques Y & Z, qui doiuent eſtre à ſes deux bouts, il ſuffit que ces deux pieces les touchent exactement de 20 part & d’autre ; & à cét effet les planches n’ont pas beſoin d’eſtre toutes polies, ny toutes de cuiure ; mais ſeulement ie voudrois que leurs bouts fuſſent garnis de cuiure par dedans, afin que ces deux pieces Y & Z coulaſſent deſſus. Et ie croy que ces pieces deuroient pour 25 cét effet eſtre de fer, ou garnies de plaques de fer, au deſſus & au deſſous ; car l’experience enſeigne que le cuiure & le fer ſe ioignent beaucoup mieux enſemble, que le fer auec le fer, ou le cuiure auec le cuiure. Ie croy auſſi qu’il ſuffira, pour le commencement, qu’il prenne la diſtance, depuis le haut de la machine A B iuſques au rouleau Q R, de deux piez ou vn peu plus : ce n’eſt pas qu’en la prenant de trois piez, les lunettes n’en doiuent eſtre meilleures, pourueu qu’il puiſſe 5 faire les verres d’autant plus grands, mais ie crains qu’il n’en puiſſe pas ſi aiſement venir à bout. Ie me reſerue à dire le reſte, lors que ſon modelle ſera fait, & qu’il vous plaira m’ordonner de l’aller voir ; car ie ne voudrois pas qu’il trauaillaſt tout de bon à la 10 machine auant cela. Le Pere Merſenne m’a mandé qu’on vouloit conuier Monſieur le Cardinal à faire trauailler aux Lunettes ſuiuant ma Dioptrique ; mais ie crains qu’ils ne reüſſiſſent pas aiſement ſans moy, & ſi voſtre Tourneur en vient à bout le premier, ie m’offre de 15 faire mon mieux pour luy faire auoir octroy qu’il n’y aura que luy qui en puiſſe vendre en France.

| Les trois feüillets que ie vous auois enuoyez ne valent pas la moindre des honneſtes paroles qui ſont en la lettre qu’il vous a plû de m’écrire. Ie vous aſſure 20 que i’ay eu plus de honte de vous auoir enuoyé ſi peu de choſe, que ie n’ay pretendu de remerciment : car en effet la crainte que i’auois de m’engager dans vn Traitté qui fuſt beaucoup plus long que vous n’auiez demandé, a eſté cauſe que i’ay obmis le plus beau de 25 mon ſujet ; comme entr’autres choſes la conſideration de la viteſſe, les difficultez de la balance, & pluſieurs moyens qu’on peut auoir pour augmenter la force des mouuemens, qui different de ceux que i’ay expliquez. Mais afin que vous ne penſiez pas que ie faſſe mention 30 de ces choſes, pour vous donner occaſion de me conuier à les y adjouſter, ie ſatisferay ici au dernier point de voſtre lettre, en vous diſant à quoy ie m’occupe, Ie n’ay iamais eu tant de ſoin de me conſeruer que maintenant, & au lieu que ie penſois autresfois 5 que la mort ne me pût oſter que trente ou quarante ans tout au plus, elle ne ſçauroit déſormais me ſurprendre, qu’elle ne m’oſte l’eſperance de plus d’vn ſiecle : car il me ſemble voir tres-euidemment, que ſi nous nous gardions ſeulement de certaines fautes que 10 nous auons couſtume de commettre au regime de noſtre vie, nous pourrions ſans autres inuentions[3] paruenir à vne vieilleſſe beaucoup plus longue & plus heureuſe que nous ne faiſons ; mais pource que i’ay beſoin de beaucoup de temps & d’experiences pour 15 examiner tout ce qui ſert à ce ſujet, ie trauaille maintenant à compoſer vn abregé de Medecine, que ie tire en partie des liures, & en partie de mes raiſonnemens, duquel i’eſpere me pouuoir ſeruir par prouiſion à obtenir quelque delay de la nature, & ainfi 20 pourſuiure mieux cy-apres en mon deſſein. Ie ne répons point à ce que voſtre courtoiſie a voulu me demander touchant la communication des trois feuillets que vous auez : car outre que iaurois mauuaiſe grace de vouloir diſpoſer d’vne choſe qui eſt toute à vous, puis 25 que ie vous l’ay cy-deuant enuoyée ſans m’y reſeruer aucun droit, l’inclination que vous témoignez auoir à ne la point communiquer, & l’affection dont vous m’obligez, m’aſſurent | aſſez que vous ne ferez rien en cela qui tourne à mon prejudice ; & quoy que vous faſſiez, 30 il n’y a rien qui m’empeſche d’eſtre toute ma vie,

  1. Lettre perdue. Voir p. 396, l. 4 et p. 433, l. 3.
  2. Dioptrique, Disc. X, p. 145.
  3. ſans autre inuentions Clers.