Œuvres de Descartes/Édition Adam et Tannery/Correspondance/Lettre VII

Œuvres de Descartes, Texte établi par Charles Adam et Paul TanneryLéopold CerfTome I : Correspondance, avril 1622 - février 1638 (p. 13-16).
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VII.
Descartes à Ferrier.
18 juin 1629.
Texte de Clerselier, tome III, lettre 98, p. 551-553.

Cette lettre datée, dans Clerselier, « à Monsieur Ferrier, d’Amsterdam, le 18 juin 1626 (sic) », doit avoir été écrite en réalité de Franeker, en Frise, où l’album des étudiants de l’Université porte le nom de Descartes inscrit sous la date du 16 avril 1629. D’après Baillet (t. I, p. 205), après être disparu pendant l’hiver de 1628-1629, Descartes, en arrivant en Hollande au printemps, étoit allé droit à Dordrecht [ou Dort] voir le sieur Beeckman comme un ancien amy. » Mais il cachait encore soigneusement sa résidence.

        Monſieur,

Depuis que ie vous ay quitté, iay beaucoup appris touchant nos verres, en ſorte qu’il y a moyen de faire quelque choſe qui paſſe ce qui a iamais eſté veu ; et le tout ſemble ſi facile à executer, & eſt ſi certain, 5 que ie ne doute quaſi plus de ce qui depend de la main, comme ie faiſois auparauant. Mais c’eſt vne choſe que ie ne ſçaurois écrire ; car il arriue mille rencontres en trauaillant qui ne ſe peuuent preuoir ſur le papier, & qui ſe corrigent ſouuent d’vne parole lors qu’on eſt preſent ; c’eſt pourquoy il ſeroit neceſſaire que nous fuſſions enſemble. Ie n’oſe pourtant vous prier de | venir icy ; mais ie vous diray bien que ſi i’euſſe penſé à cela, lors que i’eſtois à Paris, i’aurois 5 taſché de vous amener ; et ſi vous eſtiez aſſez braue homme pour faire le voyage, & venir paſſer quelque temps auec moy dans le deſert, vous auriez tout loiſir de vous exercer, perſonne ne vous diuertiroit, vous ſeriez éloigné des objets qui vous peuuent donner de 10 l’inquietude ; bref vous ne ſeriez en rien plus mal que moy, & nous viurions comme freres ; car ie m’oblige de vous défrayer de tout auſſi long-temps qu’il vous plaira de demeurer auec moy, & de vous remettre dans Paris lors que vous aurez enuie d’y retourner. Si vous 15 auez maintenant quelque bonne fortune, ie ſerois marry de vous débaucher ; mais ſi vous n’eſtes pas mieux que lors que ie vous ay quitté, ie vous diray franchement que ie vous conſeille de venir. Le voyage n’eſt pas de la moitié ſi long que pour aller en voſtre 20 païs ; nous ſommes en eſté, & la mer eſt maintenant fort aſſurée. Il faudroit apporter les outils dont vous pourriez auoir beſoin, ils ne coûteroient à apporter que iuſqu’à Calais ; car c’eſt le chemin qu’il vous faudroit prendre. De Calais vous pourriez paſſer par mer 25 en vn iour ou deux, iuſqu’à Dort, ou Roterdan, c’eſt à dire icy ; car de là on peut venir plus ſeurement iuſques icy, qu’on ne fait à Paris depuis le logis iuſqu’à l’egliſe. Et meſme eſtant à Dort, vous pourriez voir Monſieur Beecman qui eſt Recteur du College, & luy monſtrer 30 ma lettre, il vous enſeignera le chemin pour venir icy ; et ſi vous auiez beſoin d’argent, ou de quoy que ce ſoit, il vous en fourniroit, en ſorte que vous ne deuez conter pour la difficulté du voyage que iuſqu’à Calais. Si vous auez aufïi quelques meubles qu’il vous falluft 5 laiſſer à Paris, il vaudroit mieux les apporter, au moins les plus vtiles ; car ſi vous venez, ie prendray vn logis entier pour vous & pour moy, où nous pourrons viure à noſtre mode & à noſtre aiſe. N’eſtoit que ie ne vous ſçaurois faire donner d’argent à Paris, ſans 10 mander où ie ſuis (ce que ie ne deſire pas), ie vous prierois auſſi de m’apporter vn petit lit de camp ; car les lits d’icy font fort incommodes, & il n’y a point de mate|las. Mais ſi vous eſtes en doute de venir, venez pluſtoſt tout nud que d’y manquer. Ie ſerois pourtant bien-aiſe 15 d’apprendre que ce fuſt l’abondance & la commodité qui vous en empeſchaſt ; mais ſi c’eſtoit la neceſſité, ie croyrois que vous auriez manque de courage, car il n’y a rien qui vous y doiue ſi-toſt faire reſoudre ; et meſme vne mediocre fortune, ou bien de légères 20 eſperances ne vous doiuent pas retarder, ſi vous auez l’ambition de faire quelque choſe qui paſſe le commun : car toutes mes regles sont fauſſes, ou bien, ſi vous venez, ie vous donneray moyen d’executer de plus grandes choſes que vous n’eſperez. En tout cas, ie 25 vous prie de m’écrire ſi-toſt que vous aurez receu celle-cy. Au reſte, ie vous prie que perſonne ne ſçache que ie vous ay écrit, non pas meſme Monſieur Mydorge, encore que ie ſois bien fort ſon ſeruiteur ; mais ie ſuis en lieu où ie ne luy ſçaurois rendre aucun ſeruice. Et 30 meſme ſi vous venez, vous deuez ſouhaitter que perſonne n’en ſçache rien ; car ſi vous faites quelque choſe de bon, il en ſera meilleur lors qu’on ne l’aura point attendu, & le retardement ne degouſtera perſonne. Pour moy ie me trouue ſi bien icy, que ie ne penſe pas en partir de long-temps. Ie vous prie de m’aimer, comme ie croy que vous faites, & de me croire comme 5 ie ſuis…