Œuvres de Descartes/Édition Adam et Tannery/Correspondance/Lettre VI bis

Œuvres de Descartes, Texte établi par Charles Adam et Paul TanneryLéopold CerfTome I : Correspondance, avril 1622 - février 1638 (p. 569-572).
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VI bis.
Balzac a Descartes.
Paris, 30 mars 1628.
Socrate Chrestien, par le Sr de Balzac, et autres Œuvres du mesme Autheur.
(Paris, Augustin Courbé, in-12, 1657, p. 345 ; 1661, p. 239, etc.)

Cette lettre est celle que D. Nisard avait signalée (voir plus haut, p. 6, l. 3-7), comme remercîment adressé à Descartes pour l’Apologie qu’il avait composée en faveur de Balzac. La page qui la précède, dans les éditions ci-dessus indiquées du Socrate chrestien (p. 343 ou p. 237), donne en faux-titre : Trois Discours enuoyez à Monsieur Descartes. En effet, cette lettre, qui manque dans la grande édition des Œuvres de Balzac, 2 vol. in-f°, 1665, se trouve jointe, dans les éditions particulières du Socrate chrestien, aux trois Discours ou Dissertations : Le Sophiste Chicaneur. Le Chicaneur convaincu de faux. La dernière objection du Chicaneur refutée. Elle sert donc à dater par approximation, non seulement, comme nous l’avons vu, la Lettre VI, dont elle accuse réception, mais aussi ces trois Dissertations ; elle confirme et précise ainsi une conjecture que nous avions proposée, p. 12, dernier éclaircissement.

Monſieur,

I’ay receu le Diſcours Latin que vous auez fait. le n’oſerois l’appeler voſtre Iugement ſur mes Eſcrits, parce qu’il m’eſt trop auantageux, & que peut-eſtre voſtre affection a corrompu voſtre integrité. Quoy qu’il en ſoit, vous auez droit de iuger, & vous ſçauez que quand le Preteur fait vne iniuſtice, il ne laiſſe pas de faire ſa charge. 5

Puiſque vous me i’ordonnez, ie vous enuoye les trois Diſcours, ſur le dernier deſquels vous me laiſſaſtes en partant d’icy*. En quelques endroits i’y traite vn peu mal les Philoſophes Stoïques, c’eſt à dire les Cyniques mitigez. Car comme vous dites, ils parlent 10 bien auſſi haut, mais ils parlent à leur aiſe, & ne ſont pas dans l’auſterité de la Regle, quoy qu’ils tiennent les meſmes Maximes. I’ay crû en cela vous plaire, & chatouiller voſtre belle humeur[1]. Au premier iour vous aurez les autres Diſcours, après leſquels mon 15 copiſte ſe va mettre dés demain. Si on les ſepare dans l’impreſſion, il y en aura quinze ou ſeize ; ſi on les aſſemble, ils ſeront deux iuſtes Apologies. I’ay rendu moy-meſme le paquet à Mademoiſelle de Neufuic. Elle vous doit reſpondre par vne Dame de ſes amies qui 20 eſt ſur le point de faire vn voyage en Bretagne*.

Au reſte, Monſieur, ſouuenez-vous, s’il vous plaiſt, De l’Histoire de vostre esprit. Elle eſt attenduë de tous nos amis, & vous me l’auez promiſe[2] en preſence du Pere Clitophon, qu’on appelle en langue vulgaire 25 Monſieur de Gerſan*. Il y aura plaiſir à lire vos diuerſes auantures dans la moyenne & dans la plus haute region de l’air ; à conſiderer vos proüeſſes contre les Geans de l’Eſcole, le chemin que vous auez tenu, le progrez que vous auez fait dans la verité des choſes, &c.

I’oubliois à vous dire que voſtre Beurre a gagné ſa 5 cauſe contre celuy de Madame la Marquiſe[3]. A mon gouſt, il n’eſt gueres moins parfumé que les Marmelades de Portugal, qui me ſont venuës par le meſme meſſager. Ie penſe que vous nourriſſez vos Vaches de mariolaine & de violettes. Ie ne ſçay pas meſme s’il 10 ne croiſt point de cannes de Sucre dans vos Marais, pour en graiſſer ces excellentes Faiſeuses de lait. I’attens de vos nouuelles bien au long, & fuis toujours auec paſſion,

Monſieur,
15
Voſtre tres-fidele ſeruiteur & tres-humble,
Balzac

A Paris, ce 30 Mars 1628.

Page 570, l. 8 et 21. — Nous avons vu (au bas de la page 6) que le 22 janvier 1628 Descartes était déjà en Bretagne. Cette lettre nous apprend qu’il y était encore le 30 mars 1628, sans doute encore pour quelque temps. Se sera-t-il rendu directement de là au siège de La Rochelle, où il arriva vers la fin d’août, sans faire un détour jusqu’à Paris ? Ou bien sera-t-il revenu ? à Paris vers le mois de juin, par exemple, Baillet (t. I, p. 153-154) plaçant cet été-là son séjour dans la maison de M. Le Vasseur, et sa disparition subite ?

Page 570, l. 26. — François du Soucy, sieur du Gerzan, romancier et philosophe hermétique, que Balzac appelle ici Clitophon, soit en souvenir du roman grec le plus ancien, Les Amours de Clitophon et de Leucippe, d’Achille Tatius ;

Clitophon a le pas par droit d’antiquité

dira Lafontaine (t. IX, p. 25, édit. Régnier), soit par allusion à un ancien philosophe du même nom, personnage d’un dialogue apocryphe de Platon. Justement Gerzan venait de publier L’histoire africaine de Cleomede et de Sophonisbe (Paris, 1627-1628, 3 vol. in-8). Il publiera ensuite un Sommaire de la medecine chymique (Paris, 1632, in-8), et surtout, beaucoup plus tard, Le grand or potable des anciens philosophes (Paris, 1653, in-12), c’est-à-dire un moyen infaillible de prolonger la vie, dont il se vantait d’avoir éprouvé l’efficacité sur lui-même.

  1. Voir p. 200 de ce volume, l. 18 et suiv.
  2. Descartes s’est souvenu de sa promesse. Voir Lettre LXXVIII, p. 380. Cf. aussi p. 198, l. 25.
  3. Quelle marquise ? Ce n’est ni la marquise de Rambouillet, dont Chapelain parlera à Balzac, dans une lettre du 22 mars 1638, comme à quelqu’un qui ne la connaît point, ni la marquise de Sablé, citée dans une autre lettre de Chapelain à Balzac, du 24 juillet 1639, comme une personne qu’ils commencent seulement à connaître. (Lettres de Chapelain, t. I, 1880, p. 215 et 463).