Œuvres complètes de la Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 1/Livre troisiéme (IX)

Œuvres complètes, tome 1, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxPaul Daffis (p. 257-290).
LIVRE TROISIÉME (IX).




FABLE I.
LE DÉPOSITAIRE INFIDÈLE.



Grace aux Filles de memoire,
J’ay chanté des animaux ;
Peut-estre d’autres Héros
M’auroient acquis moins de gloire.
Le Loup en langue des Dieux
Parle au Chien dans mes ouvrages ;
Les Bestes, à qui mieux mieux,
Y font divers personnages,
Les uns fous, es autres sages ;
De telle sorte pourtant
Que les fous vont l’emportant ;
La mesure en est plus pleine.
Je mets aussi sur la Scene
Des Trompeurs, des Scélérats,
Des Tyrans, et des Ingrats,
Mainte imprudente pecore,
Force Sots, force Flateurs ;
Je pourrois y joindre encore
Des légions de menteurs :

Tout homme ment, dit le Sage[1].
S’il n’y mettoit seulement
Que les gens du bas estage,
On pourroit aucunement
Souffrir ce defaut aux hommes ;
Mais que tous tant que nous sommes
Nous mentions, grand et petit.
Si quelque autre l’avoit dit,
Je soûtiendrois le contraire.
Et mesme qui mentiroit
Comme Esope, et comme Homere,
Un vray menteur ne seroit.
Le doux charme de maint songe
Par leur bel art inventé,
Sous les habits du mensonge
Nous offre la verité.
L’un et l’autre a fait un livre
Que je tiens digne de vivre
Sans fin, et plus s’il se peut :
Comme eux ne ment pas qui veut.
Mais mentir comme sceut faire
Un certain Dépositaire
Payé par son propre mot.
Est d’un méchant, et d’un sot.
Voicy le fait. Un trafiquant de Perse,
Chez son voisin, s’en allant en commerce,
Mit en dépost un cent de fer un jour.
Mon fer ? dit-il, quand il fut de retour.
Vostre fer ? il n’est plus : j’ay regret de vous dire
Qu’un Rat l’a mangé tout entier.
J’en ay grondé mes gens ; mais qu’y faire ? un Grenier
A toûjours quelque trou. Le trafiquant admire
Un tel prodige, et feint de le croire pourtant.
Au bout de quelques jours il détourne l’enfant
Du perfide voisin ; puis à souper convie
Le pere qui s’excuse, et luy dit en pleurant ;

Dispensez-moy, je vous supplie ;
Tous plaisirs pour moy sont perdus.
J’aimois un fils plus que ma vie ;
Je n’ay que luy ; que dis-je. ? helas ! je ne l’ay plus.
On me l’a dérobé. Plaignez mon infortune.
Le Marchand repartit : Hier au soir sur la brune
Un Chat-huant s’en vint vostre fils enlever.
Vers un vieux bastiment je le luy vis porter.
Le pere dit : Comment voulez-vous que je croye
Qu’un Hibou pût jamais emporter cette proye ?
Mon fils en un besoin eust pris le Chat-huant.
Je ne vous diray point, reprit l’autre, comment :
Mais enfin je l’ay veu, veu de mes yeux, vous dis-je,
Et ne vois rien qui vous oblige
D’en douter un moment après ce que je dis.
Faut-il que vous trouviez estrange
Que les Chat-huans d’un pays
Où le quintal de fer par un seul Rat se mange,
Enlèvent un garçon pesant un demy-cent ?
L’autre vid où tendoit cette feinte aventure.
Il rendit le fer au Marchand,
Qui luy rendit sa géniture.
Mesme dispute avint entre deux voyageurs.
L’un d’eux estoit de ces conteurs
Qui n’ont jamais rien vu qu’avec un microscope.
Tout est Geant chez eux ; Ecoutez-les, l’Europe
Comme l’Afrique, aura des monstres à foison.
Celuy-cy se croyoit l’hyperbole permise.
J’ay veu, dit-il, un chou plus grand qu’une maison.
Et moy, dit l’autre, un pot aussi grand qu’une Eglise.
Le premier se mocquant, l’autre reprit : tout doux ;
On le fit pour cuire vos choux.
L’homme au pot fut plaisant ; l’homme au fer fut habile.
Quand l’absurde est outré, l’on luy fait trop d’honneur
De vouloir par raison combatre son erreur ;
Encherir est plus court, sans s’échauffer la bile.






II.
LES DEUX PIGEONS.



Deux Pigeons s’aimoient d’amour tendre ;
L’un d’eux s’ennuyant au logis
Fut assez fou pour entreprendre
Un voyage en loingtain pays.
L’autre luy dit : Qu’allez-vous faire ?
Voulez-vous quitter votre frere ?
L’absence est le plus grand des maux :
Non pas pour vous, cruel : Au moins que les travaux,
Les dangers, les soins du voyage ;
Changent un peu votre courage.
Encor si la saison s’avançoit davantage !
Attendez les zephirs : Qui vous presse ? un Corbeau
Tout à l’heure annonçoit malheur à quelque oiseau.
Je ne songeray plus que rencontre funeste,
Que Faucons, que rezeaux. Helas, diray-je, il pleut :
Mon frere a-t-il tout ce qu’il veut,
Bon soupé, bon giste, et le reste ?
Ce discours ébranla le cœur
De nostre imprudent voyageur :
Mais le desir de voir et l’humeur inquiete
L’emporterent enfin. Il dit : Ne pleurez point :
Trois jours au plus rendront mon ame satisfaite :
Je reviendray dans peu compter de poinct en poinct
Mes aventures à mon frere.
Je le desennuiray. Quiconque ne void guere
N’a guere à dire aussi. Mon voyage dépeint
Vous sera d’un plaisir extrême.

Je diray : J’estois là ; telle chose m’avint :
Vous y croirez estre vous mesme.
A ces mots, en pleurant ils se dirent adieu.
Le voyageur s’éloigne : et voila qu’un nuage
L’oblige de chercher retraite en quelque lieu.
Un seul arbre s’offrit, tel encor que l’orage
Mal-traita le Pigeon en dépit du feüillage.
L’air devenu serein il part tout morfondu,
Seche du mieux qu’il peut son corps chargé de pluye,
Dans un champ à l’écart void du bled répandu,
Void un Pigeon aupres, cela luy donne envie :
Il y vole, il est pris ; ce bled couvroit d’un las
Les menteurs et traistres appas.
Le las estoit usé ; si bien que, de son aisle,
De ses pieds, de son bec, l’oiseau le rompt enfin :
Quelque plume y perît ; et le pis du destin
Fut qu’un certain Vautour à la serre cruelle
Vid nostre malheureux qui, traisnant la fiscelle,
Et les morceaux du las qui l’avoit attrapé,
Sembloit un forçat échapé.
Le Vautour s’en alloit le lier, quand des nuës
Fond à son tour un Aigle aux aisles étenduës.
Le Pigeon profita du conflit des voleurs,
S’envola, s’abatit auprés d’une mazure,
Crut pour ce coup que ses malheurs
Finiroient par cette aventure :
Mais un fripon d’enfant, cet âge est sans pitié,
Prit sa fronde, et du coup tua plus d’amoitié
La volatile malheureuse,
Qui, maudissant sa curiosité,
Traisnant l’aile, et tirant le pié,
Demi-morte, et demi-boiteuse.
Droit au logis s’en retourna :
Que bien que mal elle arriva
Sans autre aventure fascheuse.
Voila nos gens rejoints ; et je laisse à juger
De combien de plaisirs ils payerent leurs peines.
Amans, heureux amans, voulez-vous voyager ?

Que ce soit aux rives prochaines[2],
Soyez-vous l’un à l’autre un monde toûjours beau,
Toûjours divers, toûjours nouveau ;
Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste.
J’ay quelquefois aimé ; je n’aurois pas alors,
Contre le Louvre et ses tresors,
Contre le firmament et sa voûte celeste,
Changé les bois, changé les lieux,
Honorez par les pas, éclairez par les yeux
De l’aimable et jeune bergere
Pour qui sous le fils de Cythere
Je servis engagé par mes premiers sermens.
Helas ! quand reviendront de semblables momens ?
Faut-il que tant d’objets si doux et si charmans
Me laissent vivre au gré de mon ame inquiéte ?
Ah si mon cœur osoit encor se renflâmer !
Ne sentiray-je plus de charme qui m’arreste
Ay-je passé le temps d’aimer ?




III.
LE SINGE ET LE LÉOPARD.



Le singe avec le léopard
Gagnoient de l’argent à la foire.
Ils affichoient chacun à part.
L’un d’eux disoit : Messieurs, mon merite et ma gloire
Sont connus en bon lieu ; le Roy m’a voulu voir ;
Et si je meurs il veut avoir
Un manchon de ma peau ; tant elle est bigarrée,
Pleine de taches, marquetée,

Et vergetée, et mouchetée.
La bigarrure plaist ; partant chacun le vid.
Mais ce fut bien-tost fait, bien-tost chacun sortit.
Le Singe de sa part disoit : Venez, de grace,
Venez Messieurs ; Je fais cent tours de passe-passe.
Cette diversité dont on vous parle tant,
Mon voisin Léopard l’a sur soy seulement ;
Moy, je l’ay dans l’esprit : vostre serviteur Gille,
Cousin et gendre de Bertrand,
Singe du Pape en son vivant ;
Tout fraîchement en cette ville
Arrive en trois basteaux exprès pour vous parler ;
Car il parle, on l’entend, il sçait danser, baler,
Faire des tours de toute sorte,
Passer en des cerceaux ; et le tout pour six blancs :
Non Messieurs, pour un sou ; si vous n’êtes contens,
Nous rendrons à chacun son argent à la porte.
Le Singe avoit raison ; ce n’est pas sur l’habit
Que la diversité me plaist, c’est dans l’esprit :
L’une fournit toûjours des choses agreables ;
L’autre en moins d’un moment lasse les regardans.
O que de grands Seigneurs au Leopard semblables,
N’ont que l’habit pour tous talens[3] !




IV.
LE CLAN ET LA CITROUILLE.



Dieu fait bien ce qu’il fait. Sans en chercher la preuve
En tout cet Univers, et l’aller parcourant,
Dans les Citroüilles je la treuve.

Un villageois, considérant
Combien ce fruit est gros, et sa tige menuë,
A quoy songeoit, dit-il, l’Auteur de tout cela ?
Il a bien mal placé cette Citroüille-là :
Hé parbleu, je l’aurois penduë
A l’un des chênes que voilà.
C’eût esté justement l’affaire ;
Tel fruit, tel arbre, pour bien faire.
C’est dommage, Garo, que tu n’és point entré
Au conseil de celuy que prêche ton Curé ;
Tout en eust esté mieux : car pourquoy, par exemple,
Le Glan, qui n’est pas gros comme mon petit doigt,
Ne pend-il pas en cet endroit ?
Dieu s’est mépris ; plus je contemple
Ces fruits ainsi placez, plus il semble à Garo
Que l’on a fait un quiproquo.
Cette reflexion embarrassant nôtre homme ;
On ne dort point, dit-il, quand on a tant d’esprit.
Sous un chêne aussi-tost il va prendre son somme.
Un Glan tombe ; le nez du dormeur en patit.
Il s’éveille ; et portant la main sur son visage,
Il trouve encor le Glan pris au poil du menton.
Son nez meurtri le force à changer de langage.
Oh, oh, dit-il, je saigne ! Et que seroit-ce donc
S’il fût tombé de l’arbre une masse plus lourde,
Et que ce Glan eust esté gourde ?
Dieu ne l’a pas voulu ; sans doute il eut raison ;
J’en vois bien à présent la cause.
En loüant Dieu de toute chose
Garo retourne à la maison.






V.
L’ECOLIER, LE PEDANT, ET LE MAISTRE
D’UN JARDIN.



Certain enfant qui sentoit son College,
Doublement sot, et doublement fripon,
Par le jeune âge, et par le privilege
Qu’ont les Pédants de gaster la raison.
Chez un voisin déroboit, ce dit-on,
Et fleurs et fruits. Ce voisin en Automne
Des plus beaux dons que nous offre Pomone
Avoit la fleur, les autres le rebut.
Chaque saison apportoit son tribut :
Car au Printemps il jouïssoit encore
Des plus beaux dons que nous presente Flore.
Un jour dans son jardin il vid nostre Ecolier,
Qui grimpant sans égard sur un arbre fruitier,
Gastoit jusqu’aux boutons ; douce et fresle esperance,
Avant-coureurs des biens que promet l’abondance.
Mesme il ébranchoit l’arbre, et fit tant à la fin
Que le possesseur du jardin
Envoya faire plainte au maistre de la Classe.
Celuy-cy vint suivy d’un cortege d’enfans.
Voila le verger plein de gens
Pires que le premier. Le Pédant de sa grace
Accrut le mal en amenant
Cette jeunessse mal-instruite :
Le tout, à ce qu’il dit, pour faire un chastiment
Qui pûst servir d’exemple ; et dont toute sa suite
Se souvinst à jamais comme d’une leçon.
Là-dessus il cita Virgile et Ciceron,
Avec force traits de science.

Son discours dura tant que la maudite engeance
Eut le temps de gâter en cent lieux le jardin.
Je hais les pieces d’eloquence
Hors de leur place, et qui n’ont point de fin ;
Et ne sçais beste au monde pire
Que l’Ecolier, si ce n’est le Pedant.
Le meilleur de ces deux pour voisin, à vray dire,
Ne me plairoit aucunement.




VI.
LE STATUAIRE ET LA STATUE DE JUPITER



Un bloc de marbre estoit si beau
Qu’un Statuaire en fit l’emplette.
Qu’en fera, dit-il, mon cizeau ?
Sera-t-il Dieu, table, ou cuvette ?

Il sera Dieu : mesme je veux
Qu’il ait en sa main un tonnerre.
Tremblez humains ; Faites des vœux ;
Voila le maistre de la terre.

L’artisan exprima si bien
Le caractere de l’Idole,
Qu’on trouva qu’il ne manquoit rien
A Jupiter que la parole.

Mesme l’on dit que l’ouvrier
Eut à peine achevé l’image,
Qu’on le vid frémir le premier.
Et redouter son propre ouvrage.

A la foiblesse du Sculpteur
Le Poëte autrefois n’en dut guere,

Des Dieux dont il fut l’inventeur
Craignant la haine et la colere.

Il estoit enfant en cecy :
Les enfans n’ont l’ame occupée
Que du continuel soucy
Qu’on ne fâche point leur poupée.

Le cœur suit aisément l’esprit :
De cette source est descenduë
L’erreur payenne qui se vid
Chez tant de peuples répanduë.

Ils embrassoient violemment
Les interests de leur chimere.
Pigmalion devint amant
De la Venus dont il fut pere.

Chacun tourne en realitez
Autant qu’il peut ses propres songes :
L’homme est de glace aux veritez,
Il est de feu pour les mensonges.




VII.
LA SOURIS MÉTAMORPHOSÉE EN FILLE.



Une Souris tomba du bec d’un Chat-huant :
Je ne l’eusse pas ramassée ;
Mais un Bramin le fit ; je le crois aisément ;
Chaque pays a sa pensée.
La Souris estoit fort froissée :
De cette sorte de prochain
Nous nous soucions peu : mais le peuple Bramin
Le traite en frere ; ils ont en teste

Que nostre ame au sortir d’un Roy
Entre dans un ciron, ou dans telle autre beste
Qu’il plaist au sort ; C’est-là l’un des points de leur loy.
Pythagore chez eux a puisé ce mystere.
Sur un tel fondement le Bramin crut bien faire
De prier un Sorcier qu’il logeast la Souris
Dans un corps qu’elle eust eu pour hoste au temps jadis.
Le Sorcier en fit une fille
De l’âge de quinze ans, et telle, et si gentille,
Que le fils de Priam pour elle auroit tenté
Plus encor qu’il ne fit pour la grecque beauté.
Le Bramin fut surpris de chose si nouvelle.
Il dit à cet objet si doux :
Vous n’avez qu’à choisir ; car chacun est jaloux
De l’honneur d’estre vostre époux.
En ce cas je donne, dit-elle,
Ma voix au plus puissant de tous.
Soleil, s’écria lors le Bramin à genoux ;
C’est toy qui seras nostre gendre.
Non, dit-il, ce nuage épais
Est plus puissant que moy, puis qu’il cache mes traits ;
Je vous conseille de le prendre.
Et bien, dit le Bramin au nuage volant,
Es-tu né pour ma fille ? helas non ; car le vent
Me chasse à son plaisir de contrée en contrée ;
Je n’entreprendray point sur les droits de Borée.
Le Bramin fâché s’écria :
O vent donc, puis que vent y a,
Vien dans les bras de nostre belle.
Il accouroit : un mont en chemin l’arresta.
L’étœuf passant à celuy-là,
Il le renvoye, et dit : J’aurois une querelle
Avec le Rat, et l’offenser
Ce seroit estre fou, luy qui peut me percer.
Au mot de Rat la Damoiselle
Ouvrit l’oreille ; il fut l’époux :
Un Rat ! un Rat ; c’est de ces coups
Qu’amour fait, témoin telle et telle :

Mais cecy soit dit entre-nous.
On tient toûjours du lieu dont on vient : Cette Fable
Prouve assez bien ce poinct ; mais à la voir de prés
Quelque peu de sophisme entre parmy ses traits :
Car quel époux n’est point au Soleil préferable
En s’y prenant ainsi ? diray-je qu’un geant
Est moins fort qu’une puce ? Elle le mord pourtant.
Le Rat devoit aussi renvoyer pour bien faire
La belle au chat, le chat au chien,
Le chien au Loup. Par le moyen
De cet argument circulaire
Pilpay jusqu’au Soleil eust enfin remonté ;
Le Soleil eust joüy de la jeune beauté.
Revenons s’il se peut à la metempsicose ;
Le Sorcier du Bramin fit sans doute üne chose
Qui loin de la prouver fait voir sa fausseté.
Je prends droit là dessus contre le Bramin mesme ;
Car il faut selon son sistême
Que l’homme, la souris, le ver, enfin chacun
Aille puiser son ame en un tresor commun
Toutes sont donc de mesme trempe ;
Mais agissant diversement
Selon l’organe seulement
L’une s’éleve, et l’autre rempe.
D’où vient donc que ce corps si bien organisé
Ne pût obliger son hostesse
De s’unir au Soleil, un Rat eut sa tendresse ?
Tout débatu, tout bien pesé,
Les ames des Souris et les ames des belles
Sont tres-differentes entre elles.
Il en faut revenir toujours à son destin,
C’est à dire à la loy par le Ciel établie.
Parlez au diable, employez la magie.
Vous ne détournerez nul estre de sa fin.






VIII.
LE FOU QUI VEND LA SAGESSE.



Jamais auprés des fous ne te mets à portée.
Je ne te puis donner un plus sage conseil.
Il n’est enseignement pareil
A celuy-là de fuir une teste éventée.
On en void souvent dans les cours.
Le Prince y prend plaisir ; car ils donnent toûjours
Quelque trait aux fripons, aux sots, aux ridicules.
Un fol alloit criant par tous les carrefours
Qu’il vendoit la Sagesse ; et les mortels credules
De courir à l’achapt ; chacun fut diligent.
On essuyoit force grimaces ;
Puis on avoit pour son argent
Avec un bon soufflet un fil long de deux brasses.
La pluspart s’en fâchoient ; mais que leur servoit-il ?
C’estoient les plus moquez ; le mieux estoit de rire,
Ou de s’en aller sans rien dire
Avec son soufflet et son fil.
De chercher du sens à la chose,
On se fust fait sifler ainsi qu’un ignorant.
La raison est-elle garant
De ce que fait un fou ? le hazard est la cause
De tout ce qui se passe en un cerveau blessé.
Du fil et du soufflet pourtant embarassé
Un des dupes un jour alla trouver un sage,
Qui sans hesiter davantage
Luy dit : Ce sont icy jerogliphes tout purs.
Les gens bien conseillez, et qui voudront bien faire,
Entre eux et les gens fous mettront pour l’ordinaire
La longueur de ce fil ; sinon je les tiens surs
De quelque semblable caresse.
Vous n’estes point trompé ; ce fou vend la sagesse.




IX.
L’HUITRE, ET LES PLAIDEURS.



Un jour deux Pelerins sur le sable rencontrent
Une Huitre que le flot y venoit d’apporter ;
Ils l’avalent des yeux, du doigt ils se la montrent ;
A l’égard de la dent il falut contester,
L’un se baissoit déja pour amasser la proye ;
L’autre le pousse, et dit ; Il est bon de sçavoir
Qui de nous en aura la joye.
Celuy qui le premier a pû l’appercevoir
En sera le gobeur ; l’autre le verra faire.
Si par-là l’on juge l’affaire,
Reprit son compagnon, j’ay l’œil bon, Dieu mercy.
Je ne l’ay pas mauvais aussi,
Dit l’autre, et je l’ay veuë avant vous sur ma vie.
Et bien, vous l’avez veuë, et moy je l’ay sentie.
Pendant tout ce bel incident
Perrin Dandin arrive : ils le prennent pour juge.
Perrin fort gravement ouvre l’Huitre, et la gruge.
Nos deux Messieurs le regardant.
Ce repas fait, il dit d’un ton de President ;
Tenez, la Cour vous donne à chacun une écaille
Sans dépens, et qu’en paix chacun chez-soy s’en aille.
Mettez ce qu’il en coûte à plaider aujourd’huy ;
Comptez ce qu’il en reste à beaucoup de familles ;
Vous verrez que Perrin tire l’argent à luy
Et ne laisse aux plaideurs que le sac et les quilles.






X.
LE LOUP ET LE CHIEN MAIGRE.



Autrefois Carpillon fretin
Eut beau prêcher, il eut beau dire ;
On le mit dans la poësle à frire[4].
Je fis voir que lâcher ce qu’on a dans la main
Sous espoir de grosse avanture,
Est imprudence toute pure.
Le Pêcheur eut raison ; Carpillon n’eut pas tort.
Chacun dit ce qu’il peut pour défendre sa vie.
Maintenant il faut que j’appuye
Ce que j’avançay lors, de quelque trait encor.
Certain Loup aussi sot que le pêcheur fut sage,
Trouvant un Chien hors du village,
S’en alloit l’emporter ; le Chien representa
Sa maigreur. Jà ne plaise à vostre Seigneurie,
De me prendre en cet estat-là,
Attendez, mon maistre marie
Sa fille unique ; Et vous jugez
Qu’estant de nopce il faut mal-gré moy que j’engraisse.
Le Loup le croit, le Loup le laisse ;
Le Loup quelques jours ecoulez
Revient voir si son Chien n’est point meilleur à prendre.
Mais le drôle estoit au logis.
Il dit au Loup par un treillis :
Amy, je vais sortir ; Et, si tu veux attendre,
Le portier du logis et moy
Nous serons tout à l’heuré à toy.
Ce portier du logis estoit un Chien énorme,

Expédiant les [5] Loups en forme.
Celuy-cy s’en douta. Serviteur au portier,
Dit-il, et de courir. Il estoit fort agile ;
Mais il n’estoit pas fort habile ;
Ce Loup ne sçavoit pas encor bien son métier.




XI.
RIEN DE TROP.



Je ne vois point de creature
Se comporter modérement.
II est certain temperament
Que le maistre de la nature
Veut que l’on garde en tout. Le fait-on ? nullement.
Soit en bien, soit en mal, cela n’arrive guere,
Le blé riche présent de la blonde Cerés
Trop touffu bien souvent épuise les guerets :
En superfluitez s’épandant d’ordinaire.
Et poussant trop abondamment,
Il oste à son fruit l’aliment.
L’arbre n’en fait pas moins ; tant le luxe sçait plaire.
Pour corriger le blé Dieu permit aux moutons
De retrancher l’excès des prodigues moissons.
Tout au travers ils se jetterent,
Gasterent tout, et tout brouterent ;
Tant que le Ciel permit aux Loups
D’en croquer quelques-uns ; ils les croquerent tous.
S’ils ne le firent pas, du moins ils y tâcherent ;
Puis le Ciel permit aux humains

De punir ces derniers : les humains abuserent
A leur tour des ordres divins.
De tous les animaux l’homme a le plus de pente
A se porter dedans l’excés.
Il faudroit faire le procès
Aux petits comme aux grands. Il n’est ame vivante
Qui ne peche en cecy. Rien de trop, est un poinct
Dont on parle sans cesse, et qu’on n’observe point.




XII.
LE CIERGE.



C’est du sejour des Dieux que les Abeilles viennent.
Les premieres, dit-on, s’en allerent loger
Au mont Hymette[6], et se gorger
De tresors qu’en ce lieu les zephirs entretiennent.
Quand on eut des palais de ces filles du Ciel
Enlevé l’ambroisie en leurs chambres enclose :
Ou, pour dire en François la chose,
Apres que les ruches sans miel
N’eurent plus que la Cire, on fit mainte bougie :
Maint Cierge aussi fut façonné.
Un d’eux voyant la terre en brique au feu durcie
Vaincre l’effort des ans, il eut la mesme envie ;
Et nouvel Empedocle[7] aux flâmes condamné

Par sa propre et pure folie,
Il se lança dedans. Ce fut mal raisonné ;
Ce Cierge ne sçavoit grain de Philosophie.
Tout en tout est divers ; ostez-vous de l’esprit
Qu’aucun estre ait esté composé sur le vostre.
L’Empedocle de Cire au brasier se fondit :
Il n’estoit pas plus fou que l’autre.




XIII.
JUPITER ET LE PASSAGER.



O combien le peril enrichiroit les Dieux,
Si nous nous souvenions des vœux qu’il nous fait faire !
Mais le peril passé l’on ne se souvient guere
De ce qu’on a promis aux Cieux ;
On compte seulement ce qu’on doit à la terre.
Jupiter, dit l’impie, est un bon creancier ;
Il ne se sert jamais d’Huissier.
Eh qu’est-ce donc que le tonnerre ?
Comment appeliez-vous ces avertissemens ?
Un Passager pendant l’orage
Avoit voüé cent Bœufs au vainqueur des Titans.
Il n’en avoit pas un : voüer cent Elephans.
N’auroit pas coûté davantage.
Il brûla quelques os quand il fut au rivage.
Au nez de Jupiter la fumée en monta.
Sire Jupin, dit-il, pren mon vœu ; le voila :
C’est un parfum de Bœuf que ta grandeur respire.
La fumée est ta part ; je ne te dois plus rien.
Jupiter fit semblant de rire ;
Mais apres quelques jours le Dieu l’attrapa bien,
Envoyant un songe luy dire,
Qu’un tel tresor estoit en tel lieu ; L’homme au vœu

Courut au tresor comme au feu.
II trouva des voleurs, et n’ayant dans sa bourse
Qu’un écu pour toute ressource,
Il leur promit cent talens d’or ;
Bien comptez et d’un tel tresor.
On l’avoit enterré dedans telle Bourgade.
L’endroit parut suspect aux voleurs ; de façon
Qu’à nostre prometteur l’un dit : Mon camarade
Tu te moques de nous, meurs, et va chez Pluton
Porter tes cent talens en don.




XIV.
LE CHAT ET LE RENARD.



Le Chat et le Renard comme beaux petits saints,
S’en alloient en pelerinage.
C’estoient deux vrais Tartufs, deux archipatelins,
Deux francs Pate-pelus qui des frais du voyage.
Croquant mainte volaille, escroquant maint fromage,
S’indemnisoient à qui mieux mieux.
Le chemin étant long, et partant ennuyeux,
Pour l’accourcir ils disputerent.
La dispute est d’un grand secours ;
Sans elle on dormiroit toûjours.
Nos Pelerins s’égosillerent.
Ayant bien disputé l’on parla du prochain.
Le Renard au Chat dit enfin ;
Tu pretends estre fort habile ;
En sçais-tu tant que moy ? J’ay cent ruses au sac.
Non, dit l’autre ; Je n’ay qu’un tour dans mon bissac,
Mais je soûtiens qu’il en vaut mille.
Eux de recommencer la dispute à l’envy.
Sur le que si, que non tous deux estant ainsi,

Une meute appaisa la noise.
Le Chat dit au Renard ; Fouille en ton sac amy :
Cherche en ta cervelle matoise
Un stratagême seur ; Pour moy, voicy le mien.
A ces mots sur un arbre il grimpa bel et bien.
L’autre fit cent tours inutiles,
Entra dans cent terriers, mit cent fois en defaut
Tous les confrères de Brifaut.
Par tout il tenta des aziles ;
Et ce fut par tout sans succés ;
La fumée y pourveut ainsi que les bassets.
Au sortir d’un Terrier deux chiens aux pieds agiles
L’étranglerent du premier bond.
Le trop d’expediens peut gaster une affaire ;
On perd du temps au choix, on tente, on veut tout faire.
N’en ayons qu’un, mais qu’il soit bon.




XV.
LE MARY, LA FEMME, ET LE
VOLEUR.



Un Mary fort amoureux,
Fort amoureux de sa femme,
Bien qu’il fût joüissant se croioit malheureux.
Jamais œillade de la Dame,
Propos flateur et gracieux,
Mot d’amitié, ny doux soûrire.
Deïfiant le pauvre Sire,
N’avoient fait soupçonner qu’il fust vrayment chery ;
Je le crois, c’estoit un mary.
Il ne tint point à l’hymenée
Que content de sa destinée
Il n’en remerciast les Dieux ;

Mais quoy ? Si l’amour n’assaisonne
Les plaisirs que l’hymen nous donne,
Je ne vois pas qu’on en soit mieux.
Nostre épouse estant donc de la sorte bâtie,
Et n’ayant caressé son mari de sa vie,
Il en faisoit sa plainte une nuit. Un voleur
Interrompit la doleance.
La pauvre femme eut si grand’peur,
Qu’elle chercha quelque assurance
Entre les bras de son époux.
Amy Voleur, dit-il, sans toy ce bien si doux
Me seroit inconnu ; Pren donc en recompense
Tout ce qui peut chez-nous estre à ta bien-seance :
Pren le logis aussi. Les voleurs ne sont pas
Gens honteux ny fort délicats ;
Celuy-cy fit sa main. J’infere de ce conte
Que la plus forte passion
C’est la peur ; elle fait vaincre l’aversion ;
Et l’amour quelquefois ; quelquefois il la dompte ;
J’en ay pour preuve cet amant,
Qui brûla sa maison pour embrasser sa Dame,
L’emportant travérs la flame [8] ;
J’aime assez cet emportement ;
Le conte m’en a plû toûjours infiniment :
Il est bien d’une ame Espagnole,
Et plus grande encore que folle.




XVI.
LE TRESOR, ET LES DEUX HOMMES.



Un homme n’ayant plus ny crédit, ny resource,
Et logeant le Diable en sa bourse.
C’est à dire, n’y logeant rien,
S’imagina qu’il feroit bien
De se pendre, et finir luy-mesme sa misere ;
Puis qu’aussi bien sans luy la faim le viendroit faire,
Genre de mort qui ne duit pas
A gens peu curieux de gouster le trépas.
Dans cette intention une vieille mazure
Fut la scene où devoit se passer l’aventure.
Il y porte une corde ; et veut avec un clou
Au haut d’un certain mur attacher le licou.
La muraille vieille et peu forte,
S’ébranle aux premiers coups, tombe avec un tresor.
Nostre désesperé le ramasse, et l’emporte ;
Laisse-là le licou, s’en retourne avec l’or ;
Sans compter ; ronde ou non, la somme plût au sire.
Tandis que le galant à grands pas se retire,
L’homme au tresor arrive et trouve son argent
Absent.
Quoy, dit-il, sans mourir je perdray cette somme ?
Je ne me pendray pas ? et vraiment si feray,
Ou de corde je manqueray.
Le lacs estoit tout prest, il n’y manquoit qu’un homme.
Celuy-cy se l’attache, et se pend bien et beau.
Ce qui le consola peut-estre,
Fut qu’un autre eût pour luy fait les frais du cordeau.
Aussi-bien que l’argent le licou trouva maitre.

L’avare rarement finit ses jours sans pleurs :
Il a le moins de part au trésor qu’il enserre.

Thesaurizant pour les voleurs,
Pour ses parens, ou pour la terre.
Mais que dire du troc que la fortune fit ?
Ce sont-là de ses traits ; elle s’en divertit.
Plus le tour est bizarre, et plus elle est contente.
Cette Deesse inconstante
Se mit alors en l’esprit
De voir un homme se pendre ;
Et celuy qui se pendit
S’y devoit le moins attendre.




XVII.
LE SINGE, ET LE CHAT.



Bertrand avec Raton, l’un Singe, et l’autre Chat,
Commensaux d’un logis, avoient un commun Maistre.
D’animaux mal-faisans c’estoit un tres-bon plat ;
Ils n’y craignoient tous deux aucun, quel qu’il pust estre.
Trouvoit on quelque chose au logis de gasté ?
L’on ne s’en prenoit point aux gens du voisinage.
Bertrand déroboit tout ; Raton de son costé
Estoit moins attentif aux souris qu’au fromage.
Un jour au coin du feu nos deux maistres fripons
Regardoient rostir des marons ;
Les escroquer estoit une tres-bonne affaire ;
Nos galands y voyoient double profit à faire,
Leur bien premierement, et puis le mal d’autruy.
Bertrand dit à Raton : Frere, il faut aujourd’huy
Que tu fasses un coup de maistre.
Tire-moy ces marons ; Si Dieu m’avoit fait naistre
Propre à tirer marons du feu,
Certes marons verroient beau-jeu.

Aussi-tost fait, que dit : Raton avec sa pate
D’une maniere delicate
Ecarte un peu la cendre, et retire les doigts ;
Puis les reporte à plusieurs fois ;
Tire un maron, puis deux, et puis trois en excroque.
Et cependant Bertrand les croque.
Une servante vient : adieu mes gens ; Raton
N’estoit pas content, ce dit-on.
Aussi ne le sont pas la pluspart de ces Princes
Qui flatez d’un pareil employ
Vont s’échauder en des Provinces,
Pour le profit de quelque Roy.




XVIII.
LE MILAN ET LE ROSSIGNOL[9].



Apres que le Milan, manifeste voleur,
Eût répandu l’alarme en tout le voisinage,
Et fait crier sur luy les enfans du village,
Un Rossignol tomba dans ses mains, par malheur.
Le heraut du Printemps luy demande la vie.
Aussi bien que manger en qui n’a que le son ?
Ecoûtez plûtost ma chanson ;
Je vous raconteray Terée et son envie.
Qui, Terée ? est-ce un mets propre pour les Milans ?
Non pas, c’étoit un Roy dont les feux violens
Me firent ressentir leur ardeur criminelle :
Je m’en vais vous en dire une chanson si belle
Qu’elle vous ravira : mon chant plaist à chacun.
Le Milan alors luy replique :

Vraiment nous voicy bien, lors que je suis à jeun,
Tu me viens parler de musique.
J’en parle bien aux Rois : Quand un Roy te prendra,
Tu peux luy conter ces merveilles :
Pour un Milan, il s’en rira ;
Ventre affamé n’a point d’oreilles.




XIX.
LE BERGER ET SON TROUPEAU.



Quoy toûjours il me manquera
Quelqu’un de ce peuple imbecille !
Toûjours le Loup m’en gobera !
J’auray beau les compter : ilsestoient plus de mille,
Et m’ont laissé ravir nostre pauvre Robin ;
Robin mouton qui par la ville
Me suivoit pour un peu de pain,
Et qui m’auroit suivy jusques au bout du monde.
Helas ! de ma musette il entendoit le son :
Il me sentoit venir de cent pas à la ronde.
Ah le pauvre Robin mouton !
Quand Guillot eut finy cette oraison funebre,
Et rendu de Robin la memoire celebre,
Il harangua tout le troupeau,
Les chefs, la multitude, et jusqu’au moindre agneau,
Les conjurant de tenir ferme :
Cela seul suffiroit pour écarter les Loups :
Foy de peuple d’honneur ils luy promirent tous,
De ne bouger non plus qu’un terme.
Nous voulons, dirent-ils, étouffer le glouton,
Qui nous a pris Robin mouton.
Chacun en répond sur sa teste.
Guillot les crut et leur fit feste.

Cependant devant qu’il fust nuit,
Il arriva nouvel encombre.
Un Loup parut, tout le troupeau s’enfuit.
Ce n’estoit pas un Loup, ce n’en estoit que l’ombre.
Haranguez de méchans soldats,
Ils promettront de faire rage ;
Mais au moindre danger adieu tout leur courage :
Vostre exemple et vos cris ne les retiendront pas.




DISCOURS
A MADAME DE LA SABLIERE[10].



Iris, je vous loüerois, il n’est que trop aisé ;
Mais vous avez cent fois nôtre encens refusé ;
En cela peu semblable au reste des mortelles
Qui veulent tous les jours des loüanges nouvelles.
Pas une ne s’endort à ce bruit si flateur.
Je ne les blâme point, je souffre cette humeur ;
Elle est commune aux Dieux, aux Monarques, aux belles.
Ce breuvage vanté par le peuple rimeur,
Le Nectar que l’on sert au maistre du Tonnerre,
Et dont nous enyvrons tous les Dieux de la terre,
C’est la loüange, Iris ; Vous ne la goustez point ;
D’autres propos chez vous recompensent ce point ;
Propos, agreables commerces,
Où le hazard fournit cent matieres diverses :
Jusque-là qu’en vostre entretien
La bagatelle a part : le monde n’en croit rien.
Laissons le monde, et sa croyance :
La bagatelle, la science,
Les chimeres, le rien, tout est bon : Je soûtiens

Qu’il faut de tout aux entretiens :
C’est un parterre, où Flore épand ses biens ;
Sur différentes fleurs l’Abeille s’y repose.
Et fait du miel de toute chose.
Ce fondement posé ne trouvez pas mauvais,
Qu’en ces Fables aussi j’entremêle des traits
De certaine Philosophie
Subtile, engageante, et hardie.
On l’appelle nouvelle. En avez-vous ou non
Oüy parler ? Ils disent donc
Que la beste est une machine ;
Qu’en elle tout se fait sans choix et par ressorts :
Nul sentiment, point d’ame, en elle tout est corps.
Telle est la monstre qui chemine,
A pas toûjours égaux, aveugle et sans dessein.
Ouvrez-la, lisez dans son sein ;
Mainte roüe y tient lieu de tout l’esprit du monde.
La premiere y meut la seconde,
Une troisiéme suit, elle sonne à la fin.
Au dire de ces gens, la beste est toute telle :
L’objet a frape en un endroit ;
Ce lieu frapé s’en va tout droit
Selon nous au voisin en porter la nouvelle ;
Le sens de proche en proche aussi-tost la reçoit.
L’impression se fait, mais comment se fait-elle ?
Selon eux par necessité,
Sans passion, sans volonté :
L’animal se sent agité
De mouvemens que le vulgaire appelle
Tristesse, joye, amour, plaisir, douleur cruelle,
Ou quelque autre de ces estats ;
Mais ce n’est point cela ; ne vous y trompez pas.
Qu’est-ce donc ? une monstre ; et nous ? c’est autre chose.
Voicy de la façon que Descartes l’expose ;
Descartes ce mortel dont on eust fait un Dieu
Chez les Payens, et qui tient le milieu
Entre l’homme et l’esprit, comme entre l’huistre et l’homme
Le tient tel de nos gens, franche beste de somme.

Voicy, dis-je, comment raisonne cet Auteur,
Sur tous les animaux enfans du Createur,
J’ay le don de penser, et je sçais que je pense.
Or vous sçavez Iris de certaine science.
Que quand la beste penseroit,
La Beste ne refléchiroit
Sur l’objet, ny sur sa pensée.
Descartes va plus loin, et soûtient nettement,
Qu’elle ne pense nullement.
Vous n’estes point embarassée
De le croire, ny moy. Cependant quand aux bois
Le bruit des cors, celuy des voix
N’a donné nul relâche à la fuyante proye,
Qu’en vain elle a mis ses efforts
A confondre, et broüiller la voye,
L’animal chargé d’ans, vieux Cerf et de dix cors,
En suppose un plus jeune, et l’oblige par force,
A presenter aux chiens une nouvelle amorce.
Que de raisonnemens pour conserver ses jours !
Le retour sur ses pas, les malices, les tours,
Et le change, et cent stratagèmes
Dignes des plus grands chefs, dignes d’un meilleur sort !
On le déchire apres sa mort ;
Ce sont tous ses honneurs suprêmes.

Quand la Perdrix
Void ses petits
En danger, et n’ayant qu’une plume nouvelle,
Qui ne peut fuir encor par les airs le trépas ;
Elle fait la blessée, et va traisnant de l’aisle,
Attirant le Chasseur, et le Chien sur ses pas,
Détourne le danger, sauve ainsi sa famille,
Et puis quand le Chasseur croit que son Chien la pille,
Elle luy dit adieu, prend sa volée, et rit
De l’homme, qui confus des yeux en vain la suit.

Non loin du Nort il est un monde,
Où l’on sçait que les habitans

Vivent ainsi qu’aux premiers temps
Dans une ignorance profonde :
Je parle des humains ; car quant aux animaux,
Ils y construisent des travaux,
Qui des torrens grossis arrestent le ravage,
Et font communiquer l’un et l’autre rivage.
L’edifice resiste, et dure en son entier ;
Apres un lit de bois, est un lit de mortier ;
Chaque Castor agit ; commune en est la tâche ;
Le vieux y fait marcher le jeune sans relâche.
Maint maistre d’œuvre y court, et tient haut le baston.
La republique de Platon
Ne seroit rien que l’apprentie
De cette famille amphibie.
Ils sçavent en hyver élever leurs maisons,
Passent les estangs sur des ponts,
Fruit de leur art, sçavant ouvrage ;
Et nos pareils ont beau le voir ;
Jusqu’à présent tout leur sçavoir
Est de passer l’onde à la nage.

Que ces Castors ne soient qu’un corps vuide d’esprit
Jamais on ne pourra m’obliger à le croire :
Mais voicy beaucoup plus : écoutez ce recit.
Que je tiens d’un Roy plein de gloire.
Le défenseur du Nort vous sera mon garend :
Je vais citer un Prince aimé de la victoire :
Son nom seul est un mur à l’empire Ottoman ;
C’est le Roy Polonois[11], jamais un Roy ne ment.
Il dit donc que sur sa frontiere
Des animaux entr’eux ont guerre de tout temps :
Le sang qui se transmet des peres aux enfans,
En renouvelle la matiere.
Ces animaux, dit-il, sont germains du Renard.

Jamais la guerre avec tant d’art
Ne s’est faite parmy les hommes,
Non pas mesme au siecle où nous sommes.
Corps de garde avancé, vedettes, espions,
Embuscades, partis, et mille inventions
D’une pernicieuse, et maudite science,
Fille du Stix, et mere des heros,
Exercent de ces animaux
Le bon sens, et l’experience.
Pour chanter leurs combats, l’Acheron nous devroit
Rendre Homere. Ah s’il le rendoit
Et qu’il rendît aussi le rival d’Epicure[12] !
Que diroit ce dernier sur ces exemples-cy ?
Ce que j’ay déjà dit, qu’aux bestes la nature
Peut par les seuls ressorts operer tout cecy ;
Que la memoire est corporelle,
Et que pour en venir aux exemples divers,
Que j’ay mis en jour dans ces vers,
L’animal n’a besoin que d’elle.
L’objet lors qu’il revient, va dans son magazin
Chercher par le mesme chemin
L’image auparavant tracée,
Qui sur les mesmes pas revient pareillement,
Sans le secours de la pensée,
Causer un mesme évenement.
Nous agissons tout autrement.
La volonté nous détermine,
Non l’objet, ny l’instinct. Je parle, je chemine ;
Je sens en moy certain agent ;
Tout obeït dans ma machine
A ce principe intelligent.
Il est distinct du corps, se conçoit nettement,
Se conçoit mieux que le corps mesme :
De tous nos mouvemens c’est l’arbitre suprême.
Mais comment le corps l’entend-il ?
C’est là le point : je vois l’outil

Obeïr à la main : mais la main qui la guide ?
Eh ! qui guide les deux, et leur course rapide ?
Quelque Ange est attaché peut-estre à ces grands corps.
Un esprit vit en nous, et meut tous nos ressorts :
L’impression se fait ; Le moyen, je l’ignore.
On ne l’apprend qu’au sein de la Divinité ;
Et s’il faut en parler avec sincerité
Descartes l’ignoroit encore.
Nous et lui là-dessus nous sommes tous égaux.
Ce que je sçais Iris, c’est qu’en ces animaux
Dont je viens de citer l’exemple,
Cet esprit n’agit pas, l’homme seul est son temple.
Aussi faut-il donner à l’animal un poinct,
Que là plante apres tout n’a point.
Cependant la plante respire :
Mais que répondra-t-on à ce que je vais dire ?


LES DEUX RATS, LE RENARD
ET L’ŒUF.



Deux Rats cherchoient leur vie, ils trouverent un Œuf.
Le disné sursoit à gens de cette espece ;
Il n’estoit pas besoin qu’ils trouvassent un Bœuf.
Pleins d’appetit, et d’allegresse,
Ils alloient de leur œuf manger chacun sa part,
Quand un Quidam parut. C’estoit maistre Renard ;
Rencontre incommode et fascheuse.
Car comment sauver l’œuf ? Le bien empaqueter,
Puis des pieds de devant ensemble le porter,
Ou le rouler, ou le traisner,
C’estoit chose impossible autant que hazardeuse.
Necessité l’ingenieuse
Leur fournit une invention.
Comme ils pouvoient gagner leur habitation,

L’écornifleur estant à demy quart de lieuë ;
L’un se mit sur le dos, prit l’œuf entre ses bras,
Puis malgré quelques heurts, et quelques mauvais pas,
L’autre le traisna par la queuë.
Qu’on m’aille soûtenir après un tel recit,
Que les bestes n’ont point d’esprit.
Pour moy, si j’en estois le maistre,
Je leur en donnerois aussi bien qu’aux enfans.
Ceux-cy pensent-ils pas dés leurs plus jeunes ans ?
Quelqu’un peut donc penser ne se pouvant connoistre,
Par un exemple tout égal,
J’attribuërois à l’animal.
Non point une raison selon nostre maniere :
Mais beaucoup plus aussi qu’un aveugle ressort :
Je subtiliserois un morceau de matiere,
Que l’on ne pourroit plus concevoir sans effort,
Quintessence d’atome, extrait de la lumiere,
Je ne sçais quoy plus vif, et plus mobile encor
Que le feu : car enfin, si le bois fait la flâme,
La flame en s’épurant peut-elle pas de l’ame
Nous donner quelque idée, et sort-il pas de l’or
Des entrailles du plomb ? Je rendrois mon ouvrage
Capable de sentir, juger, rien davantage,
Et juger imparfaitement,
Sans qu’un Singe jamais fist le moindre argument.
A l’égard de nous autres hommes,
Je ferois nostre lot infiniment plus fort ;
Nous aurions un double tresor ;
L’un cette ame pareille en tout-tant que nous sommes.
Sages, fous, enfans, idiots,
Hostes de l’univers sous le nom d’animaux ;
L’autre encore une autre ame, entre nous et les Anges
Commune en un certain degré ;
Et ce tresor à part creé
Suivroit parmy les airs les celestes phalanges,
Entreroit dans un poinct sans en être pressé,
Ne finiroit jamais quoy qu’ayant commencé,
Choses réelles quoy qu’estranges.

Tant, que l’enfance dureroit,
Cette fille du Ciel en nous ne paroistroit
Qu’une tendre et foible lumiere ;
L’organe estant plus fort, la raison perceroit
Les tenebres de la matiere,
Qui toûjours enveloperoit
L’autre ame imparfaite et grossière.

  1. Omnis homo mendax (Liber psalmorum CXV, 11).
  2. La Fontaine appelle ailleurs la mer :
    L’élement
    Qui doit être évité de tout heureux amant.
    (Les filles de Minée, T. II, p. 454.)
  3. Ce vers, définitivement adopté, a été introduit dans ce texte, à l’aide d’un carton ; la première rédaction, conservée dans quelques exemplaires, était :
    Bigarrez en dehors ne sont rien en dedans !
  4. Voyez ci-dessus, pages 145 et 146.
  5. Il y a des dans le texte ; mais l’Errata remplace ce mot par les. L’avant-dernier vers de la fable est, dans le texte :
    Mais il n’estoit pas habile.
    C’est l’errata qui le complète.
  6. Hymette estoit une montagne celebrée par les Poètes, située dans l’Attique et où Les Grecs recüeilloient d’excellent miel. (Note de La Fontaine.)
  7. Empedocle estoit un Philosophe ancien, qui, ne pouvant comprendre les merveilles du Mont Etna, se jetta dedans par une vanité ridicule, et trouvant l’action belle, de peur d’en perdre le fruit, et que la postérité ne l’ignorât, laissa ses pantoufles au pied du Mont. (Note de La Fontaine.)
  8. Allusion à l’aventure du comte de Villa-Medina avec Elisabeth de France, fille de Henri IV, et femme de Philippe IV, roi d’Espagne.
    « La force de sa passion le porta à faire preparer une Comedie en machines, et d’y dépenser vingt mil écus ; et apres pour pouvoir embrasser la Reyne, en l’enlevant au feu, il le fit mettre au theatre et brûler presque toute la maison. » (Voyage d’Espagne, par F. d’Aarsens de Sommerdyck. A Cologne, chez Pierre Marteau, 1666, in–12, p. 49.)
  9. Dans l’édition originale de 1679, les fables de ce livre, à partir de celle-ci, ne portent plus de numéro.
  10. Ce discours, dont on a fait la fable I du livre X, se trouve dans l’édition de 1679 à la fin du livre III (IX).
  11. Sobieski, vainqueur des Turcs à Choczim, en 1673. La Fontaine avait eu occasion de le voir chez Mme  de La Sablière.
  12. Descartes.