Œuvres complètes de la Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 1/Livre deuxiéme (VIII)

Œuvres complètes, tome 1, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxPaul Daffis (p. 215-255).
LIVRE SECOND (VIII).




FABLE I.
LA MORT ET LE MOURANT.



La mort ne surprend point le sage :
Il est toûjours prest à partir,
S’estant sceu luy-mesme avertir
Du temps où l’on se doit resoudre à ce passage.
Ce temps, helas ! embrasse tous les temps :
Qu’on le partage en jours, en heures, en momens,
Il n’en est point qu’il ne comprenne
Dans le fatal tribut ; tous sont de son domaine ;
Et le premier instant où les enfans des Rois
Ouvrent les yeux à la lumiere,
Est celuy qui vient quelquefois
Fermer pour toûjours leur paupiere.
Défendez-vous par la grandeur,
Alleguez la beauté, la vertu, la jeunesse,
La mort ravit tout sans pudeur.
Un jour le monde entier accroistra sa richesse.
Il n’est rien de moins ignoré,
Et puis qu’il faut que je le die,
Rien où l’on soit moins préparé.
Un mourant qui contoit plus de cent ans de vie,

Se plaignoit à la mort que précipitamment
Elle le contraignoit de partir tout à l’heure.
Sans qu’il eût fait son testament.
Sans l’avertir au moins. Est-il juste qu’on meure
Au pied levé ? dit-il ; attendez quelque peu.
Ma femme ne veut pas que je parte sans elle ;
Il me reste à pourvoir un arriere neveu ;
Souffrez qu’à mon logis j’ajouste encore une aisle.
Que vous estes pressante, ô Deesse cruelle !
Vieillard, luy dit la mort, je ne t’ay point surpris.
Tu te plains sans raison de mon impatience.
Eh n’as-tu pas cent ans ? Trouve-moy dans Paris
Deux mortels aussi vieux, trouve-m’en dix en France.
Je devois, ce dis-tu, te donner quelque avis
Qui te disposast à la chose ;
J’aurois trouvé ton testament tout fait,
Ton petit fils pourveu, ton bastiment parfait ;
Ne te donna-t-on pas des avis quand la cause
Du marcher et du mouvement.
Quand les esprits, le sentiment,
Quand tout faillit en toy ? Plus de goust, plus d’oüie ;
Toute chose pour toy semble estre évanoüie :
Pour toy l’astre du jour prend des soins superflus :
Tu regretes des biens qui ne te touchent plus.
Je t’ay fait voir tes camarades,
Ou morts, ou mourans, ou malades.
Qu’est-ce que tout cela, qu’un avertissement ?
Allons vieillard, et sans replique ;
Il n’importe à la republique
Que tu fasses ton testament.
La mort avoit raison : Je voudrois qu’à cet âge
On sortit de la vie ainsi que d’un banquet.
Remerciant son hoste, et qu’on fist son paquet ;
Car de combien peut-on retarder le voyage ?
Tu murmures vieillard ; voy ces jeunes mourir,
Voy les marcher, voy les courir
A des morts, il est vray, glorieuses et belles,
Mais sures cependant, et quelquefois cruelles.

J’ay beau te le crier ; mon zele est indiscret :
Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret.




II.
LE SAVETIER ET LE FINANCIER.



Un Savetier chantoit du matin jusqu’au soir :
C’estoit merveilles de le voir,
Merveilles de l’oüir : il faisoit des passages,
Plus content qu’aucun des sept sages.
Son voisin au contraire, estant tout cousu d’or,
Chantoit peu, dormoit moins encor.
C’estoit un homme de finance.
Si sur le poinct du jour parfois il sommeilloit,
Le Savetier alors en chantant l’éveilloit.
Et le Financier se plaignoit,
Que les soins de la Providence
N’eussent pas au marché fait vendre le dormir,
Comme le manger et le boire.
En son hostel il fait venir
Le chanteur, et luy dit : Or ça, sire Gregoire,
Que gagnez-vous par an ? Par an ? ma foy, Monsieur,
Dit avec un ton de rieur
Le gaillard Savetier, ce n’est point ma maniere
De compter de la sorte ; et je n’entasse guere
Un jour sur l’autre : il suffit qu’à la fin
J’attrape le bout de l’année :
Chaque jour ameine son pain.
Et bien que gagnez-vous, dites-moy, par journée ?
Tantost plus, tantost moins : le mal est que toûjours
(Et sans cela nos gains seroient assez honnestes),
Le mal est que dans l’an s’entremeslent des jours[1]

Qu’il faut chommer ; on nous ruine en Festes.
L’une fait tort à l’autre ; et Monsieur le Curé
De quelque nouveau Saint charge toûjours son prône.
Le Financier riant de sa naïveté,
Luy dit : Je vous veux mettre aujourd’huy sur le trône.
Prenez ces cent écus : gardez les avec soin,
Pour vous en servir au besoin.
Le Savetier crut voir tout l’argent que la terre
Avoit depuis plus de cent ans
Produit pour l’usage des gens.
Il retourne chez lui : dans sa cave il enserre
L’argent et sa joye à la fois.
Plus de chant ; il perdit la voix
Du moment qu’il gagna ce qui cause nos peines.
Le sommeil quita son logis,
Il eut pour hostes les soucis.
Les soupçons, les alarmes vaines.
Tout le jour il avoit l’œil au guet ; Et la nuit,
Si quelque chat faisoit du bruit.
Le chat prenoit l’argent : A la fin le pauvre homme
S’en courut chez celuy qu’il ne réveilloit plus.
Rendez-moy, luy dit-il, mes chansons et mon somme,
Et reprenez vos cent écus.




III.
LE LION, LE LOUP ET LE RENARD.



Un Lion décrepit, gouteux, n’en pouvant plus,
Vouloit quel on trouvât remede à la vieillesse :
Alleguer l’impossible aux Rois, c’est un abus.
Celuy-cy parmy chaque espece

Manda des Medecins ; il en est de tous arts :
Medecins au Lion viennent de toutes parts ;
De tous costez luy vient des donneurs de receptes.
Dans les visites qui sont faites
Le Renard se dispense, et se tient clos et coy.
Le Loup en fait sa cour, daube au coucher du Roy
Son camarade absent ; le Prince tout à l’heure
Veut qu’on aille enfumer Renard dans sa demeure,
Qu’on le fasse venir. Il vient, est presenté ;
Et sçachant que le Loup luy faisoit cette affaire :
Je crains, Sire, dit-il, qu’un rapport peu sincere
Ne m’ait à mépris imputé
D’avoir differé cet hommage ;
Mais j’estois en pelerinage :
Et m’acquitois d’un vœu fait pour vostre santé.
Mesme j’ay veu dans mon voyage
Gens experts et savans ; leur ay dit la langueur
Dont vostre Majesté craint à bon droit la suite :
Vous ne manquez que de chaleur :
Le long âge en vous l’a détruite :
D’un Loup écorché vif appliquez-vous la peau
Toute chaude et toute fumante ;
Le secret sans doute en est beau
Pour la nature défaillante.
Messire Loup vous servira,
S’il vous plaist, de robe de chambre.
Le Roy goûte cet avis-là :
On écorche, on taille, on démembre
Messire Loup. Le Monarque en soupa,
Et de sa peau s’envelopa.

Messieurs les courtisans, cessez de vous détruire :
Faites si vous pouvez vostre cour sans vous nuire.
Le mal se rend chez vous au quadruple du bien.
Les daubeurs ont leur tour, d’une ou d’autre maniere :
Vous estes dans une carriere
Où l’on ne se pardonne rien.




IV.
LE POUVOIR DES FABLES.
A MONSIEUR DE BARILLON.



La qualité d’Ambassadeur
Peut-elle s’abaisser à des contes vulgaires ?
Vous puis-je offrir mers vers et leurs graces legeres ?
S’ils osent quelquefois prendre un air de grandeur,
Seront-ils point traitez par vous de temeraires ?
Vous avez bien d’autres affaires
A démêler que les debats
Du Lapin et de la Belette :
Lisez-les, ne les lisez pas ;
Mais empeschez qu’on ne nous mette
Toute l’Europe sur les bras.
Que de mille endroits de la terre
Il nous vienne des ennemis.
J’y consens ; mais que l’Angleterre
Veüille que nos deux Rois se lassent d’être amis,
J’ay peine à digerer la chose.
N’est-il point encor temps que Loüis se repose ?
Quel autre Hercule enfin ne se trouveroit las
De combattre cette Hydre ? et faut-il qu’elle oppose
Une nouvelle teste aux efforts de son bras ?
Si votre esprit plein de souplesse,
Par eloquence, et par adresse,
Peut adoucir les cœurs, et détourner ce coup,
Je vous sacrifieray cent moutons ; c’est beaucoup
Pour un habitant du Parnasse.
Cependant faites-moy la grace
De prendre en don ce peu d’encens.

Prenez en gré mes vœux ardens,
Et le récit en vers, qu’icy je vous dedie.
Son sujet vous convient ; je n’en diray pas plus :
Sur les Eloges que l’envie
Doit avoüer qui vous sont deus,
Vous ne voulez pas qu’on appuye.

Dans Athene autrefois peuple vain et leger,
Un Orateur voyant sa patrie en danger,
Courut à la Tribune ; et d’un art tyrannique,
Voulant forcer les cœurs dans une republique,
Il parla fortement sur le commun salut.
On ne l’écoutoit pas : l’Orateur recourut
A ces figures violentes,
Qui sçavent exciter les ames les plus lentes.
Il fit parler les morts, tonna, dit ce qu’il put.
Le vent emporta tout ; personne ne s’émut.
L’animal aux testes frivoles
Estant fait à ces traits, ne daignoit l’écouter ;
Tous regardoient ailleurs : il en vid s’arrester
A des combats d’enfans, et point à ses paroles.
Que fit le harangueur ? Il prit un autre tour.
Céres, commença-t-il, faisoit voyage un jour
Avec l’Anguille et l’Hirondelle :
Un fleuve les arreste ; et l’Anguille en nageant,
Comme l’Hirondelle en volant,
Le traversa bien-tost. L’assemblée à l’instant
Cria tout d’une voix : Et Céres, que fit-elle ?
Ce qu’elle fit ? un prompt courroux
L’anima d’abord contre vous.
Quoy, de contes d’enfans son peuple s’embarasse !
Et du peril qui le menace
Luy seul entre les Grecs il neglige l’effet !
Que ne demandez-vous ce que Philippe fait ?
A ce reproche l’assemblée
Par l’Apologue réveillée
Se donne entiere à l’Orateur :
Un trait de Fable en eut l’honneur.

Nous sommes tous d’Athene en ce poinct ; et moy-mesme,
Au moment que je fais cette moralité,
Si peau d’asne m’estoit conté,
J’y prendrois un plaisir extrême.
Le monde est vieux, dit-on, je le crois, cependant
Il le faut amuser encor comme un enfant.




V.
L’HOMME ET LA PUCE.



Par des vœux importuns nous fatiguons les Dieux
Souvent pour des sujets mesme indignes des hommes.
Il semble que le Ciel sur tous tant que nous sommes
Soit obligé d’avoir incessamment les yeux,
Et que le plus petit de la race mortelle,
A chaque pas qu’il fait, à chaque bagatelle,
Doive intriguer l’Olympe et tous ses citoyens,
Comme s’il s’agissoit des Grecs et des Troyens.
Un sot par une puce eut l’épaule morduë.
Dans les plis de ses draps elle alla se loger.
Hercule, ce dit-il, tu devois bien purger
La terre de cette Hydre au Printemps revenuë.
Que fais-tu Jupiter, que du haut de la nuë
il n’en perdes la race afin de me venger ?
Pour tuer une puce il vouloit obliger
Ces Dieux à luy prester leur foudre et leur massuë.






VI.
LES FEMMES ET LE SECRET.



Rien ne pese tant qu’un secret :
Le porter loin est difficile aux Dames :
Et je sçais mesme sur ce fait
Bon nombre d’hommes qui sont femmes.
Pour éprouver la sienne un mari s’écria
La nuit estant prés d’elle : ô dieux ! qu’est-ce cela ?
Je n’en puis plus ; on me déchire ;
Quoy j’accouche d’un œuf ! d’un œuf ! ouy, le voila
Frais et nouveau pondu ; gardez bien de le dire :
On m’appelleroit poule. Enfin n’en parlez pas.
La femme neuve sur ce cas,
Ainsi que sur mainte autre affaire,
Crut la chose, et promit ses grands dieux de se taire.
Mais ce serment s’évanoüit
Avec les ombres de la nuit.
L’épouse indiscrete et peu fine.
Sort du lit quand le jour fut à peine levé :
Et de courir chez sa voisine.
Ma commere, dit-elle, un cas est arrivé
N’en dites rien sur tout, car vous me feriez battre.
Mon mary vient de pondre un œuf gros comme quatre.
Au nom de Dieu gardez-vous bien
D’aller publier ce mystere.
Vous moquez-vous ? dit l’autre ; Ah, vous ne sçavez guere
Quelle je suis. Allez, ne craignez rien.
La femme du pondeur s’en retourne chez elle.
L’autre grille déjà de conter la nouvelle :
Elle va la répandre en plus de dix endroits.
Au lieu d’un œuf elle en dit trois.
Ce n’est pas encor tout, car une autre commere

En dit quatre, et raconte à l’oreille le fait,
Precaution peu necessaire,
Car ce n’estoit plus un secret.
Comme le nombre d’œufs, grace à la renommée,
De bouche en bouche alloit croissant,
Avant la fin de la journée
Ils se montoient à plus d’un cent.




VII.
LE CHIEN QUI PORTE A SON COU
LE DISNÉ DE SON MAISTRE[2].



Nous n’avons pas les yeux à l’épreuve des belles,
Ny les mains à celle de l’or :
Peu de gens gardent un tresor
Avec des soins assez fidelles.

Certain Chien qui portoit la pitance au logis,
S’estoit fait un collier du disné de son maistre.
Il estoit temperant plus qu’il n’eût voulu l’estre,
Quand il voyoit un mets exquis :
Mais enfin il l’estoit ; et tous tant que nous sommes
Nous nous laissons tenter à l’approche des biens.
Chose estrange ! on apprend la tempérance aux chiens,
Et l’on ne peut l’apprendre aux hommes.
Ce Chien-cy donc estant de la sorte atourné.
Un mastin passe, et veut luy prendre le disné.
Il n’en eut pas toute la joye
Qu’il esperoit d’abord : Le Chien mit bas la proye,
Pour la défendre mieux, n’en estant plus chargé.
Grand combat ; D’autres Chiens arrivent.
Ils estoient de ceux-là qui vivent
Sur le public, et craignent[3] peu les coups.
Nostre Chien se voyant trop foible contre eux tous,
Et que la chair couroit un danger manifeste,
Voulut avoir sa part ; Et luy sage : il leur dit :
Point de courroux. Messieurs, mon lopin me suffit :
Faites vostre profit du reste.
A ces mots le premier il vous hape un morceau.
Et chacun de tirer, le mastin, la canaille ;
A qui mieux mieux : ils firent tous ripaille ;
Chacun d’eux eut part au gasteau.

Je crois voir en cecy l’image d’une Ville,
Où l’on met les deniers à la mercy des gens.
Echevins, Prévost des Marchands,
Tout fait sa main ; le plus habile
Donne aux autres l’exemple ; Et c’est un passe-temps
De leur voir nettoyer un monceau dé pistoles.
Si quelque scrupuleux par des raisons frivoles
Veut défendre l’argent, et dit le moindre mot ;
On luy fait voir qu’il est un sot.

Il n’a pas de peine à se rendre :
C’est bien-tost le premier à prendre.




VIII.
LE RIEUR ET LES POISSONS.



On cherche les Rieurs ; et moy je les évite.
Cet art veut sur tout autre un suprême merite.
Dieu ne crea que pour les sots
Les méchans diseurs de bons mots.
J’en vais peut-estre en une Fable
Introduire un ; peut-estre aussi
Que quelqu’un trouvera que j’auray reussi.
Un Rieur, estoit à la table
D’un Financier ; et n’avoit en son coin
Que de petits poissons ; tous les gros estoient loin.
Il prend donc les menus, puis leur parle à l’oreille,
Et puis il feint à la pareille
D’écouter leur réponse. On demeura surpris :
Cela suspendit les esprits.
Le Rieur alors d’un ton sage
Dit qu’il craignoit qu’un sien amy
Pour les grandes Indes party,
N’eust depuis un an fait naufrage.
Il s’en informoit donc à ce menu fretin :
Mais tous luy répondoient qu’ils n’étoient pas d’un âge
A sçavoir au vray son destin ;
Les gros en sçauroient davantage.
N’en puis-je donc. Messieurs, un gros interroger ?
De dire si la compagnie
Prit goust à sa plaisanterie,
J’en doute ; mais enfin, il les sceut engager
A luy servir d’un monstre assez vieux pour luy dire
Tous les noms des chercheurs de mondes inconnus

Qui n’en estoient pas revenus,
Et que depuis cent ans sous l’abysme avoient veus
Les anciens du vaste empire.




IX.
LE RAT ET L’HUITRE.



Un Rat hoste d’un champ, Rat de peu de cervelle,
Des Lares paternels un jour se trouva sou.
Il laisse-là le champ, le grain, et la javelle,
Va courir le païs, abandonne son trou.
Si-tost qu’il fut hors de la case,
Que le monde, dit-il, est grand et spacieux !
Voilà les Apennins, et voicy le Caucase :
La moindre Taupinée estoit mont à ses yeux.
Au bout de quelques jours le voyageur arrive
En un certain canton où Thetis sur la rive
Avoit laissé mainte Huitre ; et nostre Rat d’abord
Crût voir en les voyant des vaisseaux de haut bord.
Certes, dit-il, mon pere estoit un pauvre sire :
Il n’osoit voyager, craintif au dernier point :
Pour moy, j’ai déjà veu le maritime empire :
J’ay passé les deserts, mais nous n’y bûmes point[4].
D’un certain magister le Rat tenoit ces choses,
Et les disoit à travers champs ;
N’estant point de ces Rats qui les livres rongeans
Se font sçavans jusques aux dents.

Parmy tant d’Huitres toutes closes,
Une s’estoit ouverte, et, bâillant au Soleil,
Par un doux Zephir réjoüie,
Humoit l’air, respiroit, estoit épanoüie.
Blanche, grasse, et d’un goust à la voir nompareil.
D’aussi loin que le Rat voit cette Huitre qui bâille,
Qu’apperçois-je ? dit-il, c’est quelque victuaille ;
Et si je ne me trompe à la couleur du mets,
Je dois faire aujourd’huy bonne chere, ou jamais.
Là-dessus maistre Rat plein de belle esperance.
Approche de l’écaille, allonge un peu le cou,
Se sent pris comme aux lacs ; car l’Huitre tout d’un coup
Se referme, et voilà ce que fait l’ignorance.

Cette Fable contient plus d’un enseignement.
Nous y voyons premierement,
Que ceux qui n’ont du monde aucune experience
Sont aux moindres objets frappez d’étonnement :
Et puis nous y pouvons apprendre,
Que tel est pris qui croyoit prendre.




X.
L’OURS ET L’AMATEUR DES JARDINS.



Certain Ours montagnard. Ours à demi leché,
Confiné par le sort dans un bois solitaire,
Nouveau Bellerophon vivoit seul et caché :
Il fust devenu fou ; la raison d’ordinaire
N’habite pas longtemps[5] chez les gens sequestrez ;
Il est bon de parler, et meilleur de se taire,
Mais tous deux sont mauvais alors qu’ils sont outrez.
Nul animal n’avoit affaire

Dans les lieux que l’Ours habitoit ;
Si bien que tout Ours qu’il estoit
Il vint à s’ennuyer de cette triste vie.
Pendant qu’il se livroit à la mélancholie,
Non loin de là certain vieillard
S’ennuyoit aussi de sa part.
Il aimoit les jardins, estoit Prestre de Flore,
Il l’estoit de Pomone encore :
Ces deux emplois sont beaux ; Mais je voudrois parmy
Quelque doux et discret amy.
Les jardins parlent peu ; si ce n’est dans mon livre ;
De façon que lassé de vivre
Avec des gens muets nostre homme un beau matin
Va chercher compagnie, et se met en campagne.
L’Ours porte d’un mesme dessein
Venoit de quitter sa montagne :
Tous deux par un cas surprenant
Se rencontrent en un tournant.
L’homme eut peur : mais comment esquiver ; et que faire ?
Se tirer en Gascon d’une semblable affaire
Est le mieux : Il sceut donc dissimuler sa peur.
L’Ours tres-mauvais complimenteur
Luy dit ; Vien-t’en me voir. L’autre reprit, Seigneur,
Vous voyez mon logis ; si vous me vouliez faire
Tant d’honneur que d’y prendre un champestre repas,
J’ay des fruits, j’ay du lait ; Ce n’est peut-estre pas
De Nosseigneurs les Ours le manger ordinaire ;
Mais j’offre ce que j’ay. L’Ours l’accepte ; et d’aller.
Les voila bons amis avant que d’arriver.
Arrivez, les voila, se trouvant bien ensemble ;
Et bien qu’on soit à ce qu’il semble
Beaucoup mieux seul qu’avec des sots,
Comme l’Ours en un jour ne disoit pas deux mots
L’homme pouvoit sans bruit vaquer à son ouvrage.
L’Ours alloit à la chasse, apportoit du gibier,
Faisoit son principal mestier
D’estre bon émoucheur, écartoit du visage
De son amy dormant ce parasite aislé

Que nous avons mouche appellé.
Un jour que le vieillard dormoit d’un profond somme.
Sur le bout de son nez une allant se placer
Mit l’Ours au desespoir, il eut beau la chasser.
Je t’attraperay bien, dit-il. Et voicy comme.
Aussi-tost fait que dit ; le fidele émoucheur
Vous empoigne un pavé, le lance avec roideur,
Casse la teste à l’homme en écrazant la mouche.
Et non moins bon archer que mauvais raisonneur,
Roide mort étendu sur la place il le couche.
Rien n’est si dangereux qu’ un ignorant amy ;
Mieux vaudroit un sage ennemy.




XI.
LES DEUX AMIS.



Deux vrais amis vivoient au Monomotapa :
L’un ne possedoit rien qui n’apartinst à l’autre :
Les amis de ce païs-là
Valent bien dit-on ceux du nostre.
Une nuit que chacun s’occupoit au sommeil,
Et mettait à profit l’absence du Soleil,
Un de nos deux amis sort du lit en alarme :
Il court chez son intime, éveille les valets :
Morphée avoit touché le seüil de ce palais.
L’amy couché s’estonne, il prend sa bourse, il s’arme ;
Vient trouver l’autre, et dit ; Il vous arrive peu
De courir quand on dort ; vous me paroissiez homme
A mieux user du temps destiné pour le somme ;
N’auriez-vous point perdu tout vostre argent au jeu ?
En voicy : s’il vous est venu quelque querelle,
J’ay mon épée, allons ; Vous ennuyez-vous point
De coucher toûjours seul ? une esclave assez belle
Estoit à mes costez, voulez-vous qu’on l’appelle ?

Non, dit l’amy, ce n’est ny l’un ny l’autre poinct[6] :
Je vous rends grace de ce zele.
Vous m’estes en dormant un peu triste apparu ;
J’ay craint qu’il ne fust vray, je suis viste accouru.
Ce maudit songe en est la cause.
Aui d’eux aimoit le mieux, que t’en semble Lecteur ?
Cette difficulté vaut bien qu’on la propose.
Qu’un amy véritable est une douce chose !
Il cherche vos besoins au fond de vostre cœur ;
Il vous épargne la pudeur
De les luy découvrir vous-mesme.
Un songe[7], un rien, tout luy fait peur
Quand il s’agit de ce qu’il aime.




XII.
LE COCHON, LA CHEVRE
ET LE MOUTON.



Une Chevre, un Mouton, avec un Cochon gras,
Montez sur mesme char s’en alloient à la foire :
Leur divertissement ne les y portoit pas ;
On s’en alloit les vendre, à ce que dit l’histoire :
Le Charton n’avoit pas dessein
De les mener voir Tabarin.
Dom Pourceau crioit en chemin,

Comme s’il avoit eu cent Bouchers à ses trousses.
C’estoit une clameur à rendre les gens sourds :
Les autres animaux, creatures plus douces,
Bonnes gens, s’estonnoient qu’il criast au secours ;
Ils ne voyoient nul mal à craindre.
Le Charton dit au Porc, qu’as-tu tant à te plaindre ?
Tu nous étourdis tous, que ne te tiens-tu coy ?
Ces deux personnes-cy plus honnestes que toy,
Devroient t’apprendre à vivre, ou du moins à te taire.
Regarde ce Mouton ; A-t-il dit un seul mot ?
Il est sage. Il est un sot,
Repartit le Cochon ; s’il sçavoit son affaire,
Il crieroit comme moy du haut de son gozier.
Et cette autre personne honneste
Crieroit tout du haut de sa teste.
Ils pensent qu’on les veut seulement décharger.
La Chevre de son lait, le Mouton de sa laine.
Je ne sçay pas s’ils ont raison ;
Mais quant à moy qui ne suis bon
Qu’à manger, ma mort est certaine.
Adieu mon toit et ma maison.
Dom Pourceau raisonnoit en subtil personnage :
Mais que luy servoit-il ? quand le mal est certain,
La plainte ny la peur ne changent le destin ;
Et le moins prévoiant est toûjours le plus sage.




XIII.
TIRCIS ET AMARANTE.
POUR MADEMOISELLE DE SILLERY.



J’avois Esope quitté
Pour estre tout à Bocace ;
Mais une Divinité
Veut revoir sur le Parnasse

Des Fables de ma façon ;
Or d’aller luy dire, Non,
Sans quelque valable excuse.
Ce n’est pas comme on en use
Avec des Divinitez,
Sur tout quand ce sont de celles
Que la qualité de belles
Fait Reines des volontez.
Car afin que l’on le sçache
C’est Sillery qui s’attache
A vouloir que de nouveau
Sire Loup, Sire Corbeau
Chez moy se parlent en rime.
Qui dit Sillery, dit tout ;
Peu de gens en leur estime
Luy refusent le haut bout ;
Comment le pourroit-on faire ?
Pour venir à nostre affaire,
Mes contes à son avis
Sont obscurs ; Les beaux esprits
N’entendent pas toute chose :
Faisons donc quelques récits
Qu’elle déchifre sans glose.
Amenons des Bergers et puis nous rimerons
Ce que disent entre eux les Loups et les Moutons.
Tircis disoit un jour à la jeune Amaranthe ;
Ah ! si vous connoissiez comme moy certain mal
Qui nous plaist et qui nous enchante !
Il n’est bien sous le Ciel qui vous parust égal :
Souffrez qu’on vous le communique ;
Croyez-moy ; n’ayez point de peur ;
Voudrois-je vous tromper, vous pour qui je me pique
Des plus doux sentiments que puisse avoir un cœur ?
Amaranthe aussi-tost replique :
Comment l’appellez-vous ce mal ? quel est son nom ?
L’amour. Ce mot est beau : Dites-moy quelque marque
A quoy je le pourray connoistre : que sent-on ?
Des peines prés de qui le plaisir des Monarques

Est ennuyeux et fade : on s’oublie, on se plaist
Toute seule en une forest.
Se mire-t-on prés un rivage ?
Ce n’est pas soy qu’on void, on ne void qu’une image
Qui sans cesse revient et qui suit en tous lieux :
Pour le reste on est sans yeux.
Il est un Berger du[8] village
Dont l’abord, dont la voix, dont le nom fait rougir :
On soûpire à son souvenir :
On ne sçait pas pourquoy ; cependant on soûpire ;
On a peur de le voir encor qu’on le desire.
Amaranthe dit à l’instant
Oh ! oh ! c’est-là ce mal que vous me prêchez tant ?
Il ne m’est pas nouveau : je pense le connoître.
Tircis à son but croyoit estre,
Quand la belle ajoûta, Voila tout justement
Ce que je sens pour Clidamant.
L’autre pensa mourir de dépit et de honte.
Il est force gens comme luy
Qui pretendent n’agir que pour leur propre compte,
Et qui font le marché d’autruy.




XIV.
LES OBSEQUES DE LA LIONNE.



La femme du Lion mourut :
Aussi-tost chacun accourut
Pour s’aquiter envers le Prince
De certains complimens de consolation,
Qui sont surcroît d’affliction.
Il fit avertir sa Province,

Que les obseques se feroient
Un tel jour, en tel lieu ; ses Prevosts y seroient
Pour regler la ceremonie,
Et pour placer la compagnie.
Jugez si chacun s’y trouva.
Le Prince aux cris s’abandonna,
Et tout son antre en résonna.
Les Lions n’ont point d’autre temple.
On entendit à son exemple
Rugir en leur patois Messieurs les Courtisans.
Je definis la cour un païs où les gens
Tristes, gais, prests à tout, à tout indifferens,
Sont ce qu’il plaist au Prince, ou s’ils ne peuvent l’estre,
Taschent au moins de le parêtre.
Peuple caméleon, peuple singe du maître ;
On diroit qu’un esprit anime mille corps ;
C’est bien à que les gens sont de simples ressorts.
Pour revenir à nostre affaire
Le Cerf ne pleura point, comment eust-il pû faire ?
Cette mort le vengeoit ; la Reine avoit jadis
Etranglé sa femme et son fils.
Bref il ne pleura point. Un flateur l’alla dire.
Et soûtint qu’il l’avoit veu rire.
La colere du Roy, comme dit Salomon,
Est terrible, et surtout celle du Roy Lion[9] :
Mais ce Cerf n’avoit pas accoustumé de lire.
Le Monarque luy dit, Chetif hoste des bois
Tu ris, tu ne suis pas ces gemissantes voix.
Nous n’appliquerons point sur tes membres profanes
Nos sacrez ongles ; venez Loups,
Vengez la Reine, immolez tous
Ce traistre à ses augustes manes.
Le Cerf reprit alors : Sire, le temps de pleurs
Est passé ; la douleur est icy superfluë.

Vostre digne moitié couchée entre des fleurs,
Tout prés d’ici m’est apparuë ;
Et je l’ay d’abord reconnuë,
Amy, m’a-t-elle dit, garde que ce convoy,
Quand je vais chez les Dieux, ne t’oblige à des larmes.
Aux champs Elisiens j’ay goûté mille charmes,
Conversant avec ceux qui sont saints comme moy.
Laisse agir quelque-temps le desespoir du Roy.
J’y prends plaisir. A peine on eut oüi la chose,
Qu’on se mit à crier, Miracle, apotheose.
Le Cerf eut un present, bien loin d’estre puny.
Amusez les Rois par des songes,
Flatez-les, payez-les d’agreables mensonges,
Quelque indignation dont leur cœur soit remply,
Ils goberont l’appast, vous serez leur amy.




XV.
LE RAT ET L’ELEPHANT.



Se croire un personnage, est fort commun en France.
On y fait l’homme d’importance,
Et l’on n’est souvent qu’un Bourgeois :
C’est proprement le mal François.
La sotte vanité nous est particuliere.
Les Espagnols sont vains, mais d’une autre maniere.
Leur orgueil me semble en un mot
Beaucoup plus fou, mais pas si sot.
Donnons quelque image du nostre
Qui sans doute en vaut bien un autre.
Un Rat des plus petits voyoit un Elephant
Des plus gros, et railloit le marcher un peu lent
De la beste de haut parage,
Qui marchoit à gros équipage.
Sur l’animal à triple étage

Une Sultane de renom,
Son Chien, son Chat, et sa Guenon,
Son Perroquet, sa vieille, et toute sa maison,
S’en alloit en pelerinage.
Le Rat s’estonnoit que les gens
Fussent touchez de voir cette pesante masse :
Comme si d’occuper ou plus ou moins de place,
Nous rendoit, disoit-il, plus ou moins importans.
Mais qu’admirez-vous tant en luy vous autres hommes ?
Seroit-ce ce grand corps, qui fait peur aux enfans ?
Nous ne nous prisons pas, tout petits que nous sommes,
D’un grain moins que les Elephans.
Il en auroit dit davantage ;
Mais le Chat sortant de sa cage,
Luy fit voir en moins d’un instant
Qu’un Rat n’est pas un Elephant.




XVI.
L’HOROSCOPE.



On rencontre sa destinée
Souvent par des chemins qu’on prend pour l’éviter.
Un pere eut pour toute lignée
Un fils qu’il aima trop, jusques à consulter
Sur le sort de sa geniture
Les diseurs de bonne aventure.
Un de ces gens luy dit, que des Lions sur tout
Il éloignast l’enfant jusques à certain âge ;
Jusqu’à vingt ans, point davantage.
Le pere pour venir à bout
D’une précaution sur qui rouloit la vie
De celuy qu’il aimoit, défendit que jamais
On luy laissast passer le seüil de son Palais.
Il pouvoit sans sortir contenter son envie,

Avec ses compagnons tout le jour badiner,
Sauter, courir, se promener.
Quand il fut en l’âge où la chasse
Plaist le plus aux jeunes esprits,
Cet exercice avec mépris
Luy fut dépeint ; mais quoy qu’on fasse,
Propos, conseil, enseignement,
Rien ne change un temperament.
Le jeune homme inquiet, ardent, plein de courage,
A peine se sentit des boüillons d’un tel âge,
Qu’il soupira pour ce plaisir.
Plus l’obstacle estoit grand, plus fort fut le désir.
Il sçavoit le sujet des fatales défenses,
Et comme ce logis plein de magnificences,
Abondoit par tout en tableaux,
Et que la laine et les pinceaux
Traçoient de tous costez chasses et païsages,
En cet endroit des animaux,
En cet autre des personnages,
Le jeune homme s’émeut voyant peint un Lion.
Ah ! monstre, cria-t-il, c’est toy qui me fais vivre
Dans l’ombre et dans les fers. A ces mots il se livre
Aux transports violens de l’indignation,
Porte le poing sur l’innocente beste.
Sous la tapisserie un clou se rencontra.
Ce clou le blesse ; il penetra
Jusqu’aux ressorts de l’ame ; et cette chere teste
Pour qui l’art d’Esculape en vain fit ce qu’il put,
Deut sa perte à ces soins qu’on prit pour son salut.
Mesme précaution nuisit au Poëte Æschile,
Quelque Devin le menaça, dit-on,
De la cheute d’une maison.
Aussi-tost il quita la ville,
Mitson lit en plein champ, loin des toits ; sous les Cieux.
Un Aigle qui portoit en l’air une Tortuë,
Passa par là, vid l’homme, et sur sa teste nuë,
Qui parut un morceau de rocher à ses yeux,
Estant de cheveux dépourveuë,

Laissa tomber sa proye, afin de la casser :
Le pauvre Æschile ainsi sceut ses jours avancer.
De ces exemples il resulte,
Que cet art, s’il est vray, fait tomber dans les maux,
Que craint celuy qui le consulte ;
Mais je l’en justifie, et maintiens qu’il est faux.
Je ne crois point que la nature
Se soit lié les mains, et nous les lie encor,
Jusqu’au point de marquer dans les Cieux nostre sort.
Il dépend d’une conjoncture
De lieux, de personnes, de temps ;
Non des conjonctions de tous ces charlatans.
Ce Berger et ce Roy sont sous mesme Planete ;
L’un d’eux porte le sceptre et l’autre la houlete :
Jupiter le vouloit ainsi.
Qu’est-ce que Jupiter ? un corps sans connoissance.
D’où vient donc que son influence
Agit différemment sur ces deux hommes-cy ?
Puis comment penetrer jusques à nostre monde ?
Comment percer des airs là campagne profonde ?
Percer Mars, le Soleil, et des vuides sans fin ?
Un atome la peut détourner en chemin :
Où l’iront retrouver les faiseurs d’Horoscope ?
L’état où nous voyons l’Europe,
Merite que du moins quelqu’un d’eux l’ait préveu ;
Que ne l’a-t-il donc dit ? mais nul d’eux ne l’a sceu.
D’immense éloignement, le poinct, et sa vitesse,
Celle aussi de nos passions,
Permettent-ils à leur foiblesse
De suivre pas à pas toutes nos actions ?
Nostre sort en dépend : sa course entresuivie
Ne va non plus que nous jamais d’un mesme pas ;
Et ces gens veulent au compas,
Tracer le cours de nostre vie !
Il ne se faut point arrester
Aux deux faits ambigus que je viens de conter.
Ce fils par trop chery, ny le bonhomme Æschile
N’y font rien. Tout aveugle et menteur qu’est cet art,

Il peut frapper au but une fois entre mille ;
Ce sont des effets du hazard.




XVII.
L’ASNE ET LE CHIEN.



Il se faut entr’ayder ; c’est la loy de nature :
L’Asne un jour pourtant s’en moqua :
Et ne sçais comme il y manqua ;
Car il est bonne creature.
Il alloit par pays accompagné du Chien,
Gravement, sans songer à rien,
Tous deux suivis d’un commun maistre.
Ce maistre s’endormit : l’Asne se mit à paître :
Il estoit alors dans un pré,
Dont l’herbe estoit fort à son gré.
Point de chardons pourtant ; il s’en passa pour l’heure :
Il ne faut pas toûjours estre si délicat ;
Et faute de servir ce plat
Rarement un festin demeure.
Nostre Baudet s’en sceut enfin
Passer pour cette fois. Le Chien mourant de faim
Luy dit : cher compagnon, baisse-toy, je te prie ;
Je prendray mon disné dans le panier au pain.
Paint de réponse, mot ; le Roussin d’Arcadie
Craignit qu’en perdant un moment,
Il ne peraist un coup de dent.
Il fit long-temps la sourde oreille :
Enfin il répondît : Amy, je te conseille
D’attendre que ton maistre ait fini son sommeil ;
Car il te donnera sans faute à son réveil
Ta portion accoûtumée.
Il ne sçauroit tarder beaucoup.
Sur ces entrefaites un Loup

Sort du bois, et s’en vient ; autre beste affamée.
L’Asne appelle aussi-tost le Chien à son secours.
Le Chien ne bouge, et dit : amy, je te conseille
De fuir en attendant que ton maistre s’éveille :
Il ne sçauroit tarder ; détale viste, et cours.
Que si ce Loup t’atteint, casse-luy la mâchoire.
On t’a ferré de neuf ; et si tu me veux croire,
Tu l’étendras tout plat. Pendant ce beau discours
Seigneur Loup étrangla le Baudet sans remede.
Je conclus qu’il faut qu’on s’entrayde.




XVIII.
LE BASSA ET LE MARCHAND.



Un Marchand Grec en certaine contrée
Faisoit trafic. Un Bassa l’appuyoit ;
Dequoy le Grec en Bassa le payoit,
Non en Marchand ; tant c’est chere denrée
Qu’un protecteur. Celuy-cy coûtoit tant,
Que nostre Grec s’alloit par tout plaignant.
Trois autres Turcs d’un rang moindre en puissance
Luy vont offrir leur support en commun.
Eux trois vouloient moins de reconnoissance
Qu’à ce Marchand il n’en coûtoit pour un.
Le Grec écoute : avec eux il s’engage ;
Et le Bassa du tout est averty :
Mesme on luy dit qu’il joûra s’il est sage,
A ces gens-là quelque méchant party,
Les prévenant, les chargeant d’un message
Pour Mahomet, droit en son paradis,
Et sans tarder : Sinon ces gens unis
Le préviendront, bien certains qu’à la ronde,
Il a des gens tout prests pour le venger.
Quelque poison l’envoyra proteger

Les trafiquans qui sont en l’autre monde.
Sur cet avis le Turc se comporta
Comme Alexandre ; et plein de confiance
Chez le Marchand tout droit il s’en alla ;
Se mit à table ; on vid tant d’assurance
En ses discours et dans tout son maintien,
Qu’on ne crut point qu’il se doutast de rien.
Amy, dit-il, je sçais que tu me quites ;
Mesme l’on veut que j’en craigne les suitès ;
Mais je te crois un trop homme de bien ;
Tu n’as point l’air d’un donneur de breuvage.
Je n’en dis pas là dessus davantage.
Quant à ces gens qui pensent t’appuyer,
Ecoute-moy. Sans tant de Dialogue,
Et de raisons qui pourroient t’ennuyer,
Je ne te veux conter qu’un Apologue.

Il estoit un Berger, son Chien, et son troupeau.
Quelqu’un luy demanda ce qu’il prétendoit faire
D’un Dogue de qui Fordinaire
Estoit un pain entier. Il faloit bien et beau
Donner cet animal au Seigneur du village.
Luy Berger pour plus de ménage
Auroit deux ou trois mastineaux.
Qui luy dépensant moins veilleroient aux troupeaux,
Bien mieux que cette beste seule.
Il mangeoit plus que trois : mais on ne disoit pas
Qu’il avoit aussi triple gueule
Quand les Loups livroient des combats.
Le Berger s’en défait ; Il prend trois chiens de taille
A luy dépenser moins, mais à fuir la bataille.
Le troupeau s’en sentit, et tu te sentiras
Du choix de semblable canaille.
Si tu fais bien, tu reviendras à moy.
Le Grec le crut. Cecy montre aux Provinces
Que tout compté mieux vaut en bonne-foy
S’abandonner à quelque puissant Roy,
Que s’appuyer de plusieurs petits Princes.




XIX.
L’AVANTAGE DE LA SCIENCE.



Entre deux Bourgeois d’une Ville
S’émeut jadis un differend.
L’un estoit pauvre, mais habile ;
L’autre riche, mais ignorant.
Celuy-cy sur son concurrent
Vouloit emporter l’avantage :
Prétendoit que tout homme sage
Estoit tenu de l’honorer.
C’estoit tout homme sot ; car pourquoy reverer
Des biens dépourveus de merite ?
La raison m’en semble petite.
Mon amy, disoit-il souvent
Au sçavant,
Vous vous croyez considerable ;
Mais dites-moy, tenez-vous table ?
Que sert à vos pareils de lire incessamment ?
Ils sont toûjours logez à la troisiéme chambre,
Vestus au mois de Juin comme au mois de Decembre,
Ayant pour tout Laquais leur ombre seulement.
La Republique a bien affaire
De gens qui ne dépensent rien ;
Je ne sçais d’homme necessaire
Que celuy dont le luxe épand beaucoup de bien.
Nous en usons, Dieu sçait : nostre plaisir occupe
L’Artisan, le vendeur, celuy qui fait la jupe,
Et celle qui la porte, et vous qui dédiez
A Messieurs les gens de Finance
De méchants livres bien payez.
Ces mots remplis d’impertinence
Eurent le sort qu’ils méritoient.

L’homme lettré se teut, il avoit trop à dire.
La guerre le vengea, bien mieux qu’une satyre.
Mars détruisit le lieu que nos gens habitoient.
L’un et l’autre quita sa Ville.
L’ignorant resta sans azile ;
Il receut par tout des mépris :
L’autre receut par tout quelque faveur nouvelle.
Cela décida leur querelle.
Laissez dire les sots ; le sçavoir a son prix.




XX.
JUPITER ET LES TONNERRES.



Jupiter voyant nos fautes,
Dit un jour du haut des airs :
Remplissons de nouveaux hostes
Les cantons de l’Univers
Habitez par cette race
Qui m’importune et me lasse.
Va-t’en, Mercure, aux Enfers :
Ameine-moy la Furie
La plus cruelle des trois.
Race que j’ay trop cherie,
Tu periras cette fois.
Jupiter ne tarda guere
A moderer son transport.
O vous Rois qu’il voulut faire
Arbitres de nostre sort,
Laissez entre la colere
Et l’orage qui la suit
L’intervalle d’une nuit.
Le Dieu dont l’aisle est legere,
Et la langue a des douceurs,
Alla voir les noires Sœurs.

A Tisyphone et Mégere
Il préfera, ce dit-on,
L’impitoyable Alecton.
Ce choix la rendit si fiere,
Qu’elle jura par Pluton
Que toute l’engeance humaine
Seroit bien-tost du domaine
Des Deïtez de la bas.
Jupiter n’approuva pas
Le serment de l’Eumenide.
Il la renvoye, et pourtant
Il lance un foudre à l’instant
Sur certain peuple perfide.
Le tonnerre ayant pour guide
Le pere mesme de ceux
Qu’il menaçoit de ses feux,
Se contenta de leur crainte ;
Il n’embraza que l’enceinte
D’un desert inhabité.
Tout pere frape à costé.
Qu’arriva-t-il ? nostre engeance
Prit pied sur cette indulgence.
Tout l’Olympe s’en plaignit ;
Et l’assembleur de nuages
Jura le Stix, et promit
De former d’autres orages ;
Ils seroient seurs. On soûrit :
On luy dit qu’il estoit pere.
Et qu’il laissast pour le mieux
A quelqu’un des autres Dieux
D’autres tonnerres à faire.
Vulcan entreprit l’affaire.
Ce Dieu remplit ses fourneaux
De deux sortes de carreaux.
L’un jamais ne se fourvoye,
Et c’est celuy que toûjours
L’Olympe en corps nous envoye.
L’autre s’écarte en son cours ;

Ce n’est qu’aux monts qu’il en coute :
Bien souvent mesme il se perd,
Et ce dernier en sa route
Nous vient du seul Jupiter.




XXI.
LE FAUCON ET LE CHAPON.



Une traîtresse voix bien souvent vous appelle ;
Ne vous pressez donc nullement :
Ce n’estoit pas un sot, non, non, et croyez-m’en
Que le Chien de Jean de Nivelle.
Un citoyen du Mans Chapon de son métier
Estoit sommé de comparaistre
Pardevant les lares du maistre,
Au pied d’un tribunal que nous nommons foyer.
Tous les gens luy crioient pour déguiser la chose,
Petit, petit, petit : mais loin de s’y fier,
Le Normand et demi laissoit les gens crier :
Serviteur, disoit-il, vostre appast est grossier ;
On ne m’y tient pas ; et pour cause.
Cependant un Faucon sur sa perche voyoit
Nostre Manceau qui s’enfuyoit.
Les Chapons ont en nous fort peu de confiance,
Soit instinct, soit experience.
Celuy-cy qui ne fut qu’avec peine attrapé,
Devoit le lendemain estre d’un grand soupé,
Fort à l’aise, en un plat, honneur dont la volaille
Se seroit passée aisément.
L’Oiseau chasseur luy dit : Ton peu d’entendement
Me rend tout estonné ; Vous n’estes que racaille,
Gens grossiers, sans esprit, à qui l’on n’apprend rien.
Pour moy, je sçais chasser, et revenir au maistre.
Le vois-tu pas à la fenestre ?

Il t’attend, es-tu sourd ? Je n’entends que trop bien,
Repartit le Chapon : Mais que me veut-il dire,
Et ce beau Cuisinier armé d’un grand couteau ?
Reviendrois-tu pour cet appeau ?
Laisse-moy fuir, cesse de rire
De l’indocilité qui me fait envoler,
Lors que d’un ton si doux on s’en vient m’appeller.
Si tu voyois mettre à la broche
Tous les jours autant de Faucons
Que j’y vois mettre de Chapons,
Tu ne me ferois pas un semblable reproche.




XXII.
LE CHAT ET LE RAT.



Quatre animaux divers, le Chat grippe-fromage,
Triste-oiseau le Hibou, Ronge-maille le Rat,
Dame Belette au long corsage,
Toutes gens d’esprit scelerat,
Hantoient le tronc pourry d’un pin vieux et sauvage.
Tant y furent qu’un soir à l’entour de ce pin
L’homme tendit ses rets. Le Chat de grand matin
Sort pour aller chercher sa proye.
Les derniers traits de l’ombre empeschent qu’il ne voye
Le filet ; il y tombe, en danger de mourir :
Et mon Chat de crier, et le Rat d’accourir,
L’un plein de desespoir, et l’autre plein de joye.
Il voyoit dans les las son mortel ennemy.
Le pauvre Chat dit : Cher amy,
Les marques de ta bienveillance
Sont communes en mon endroit :
Vien m’aider à sortir du piege où l’ignorance
M’a fait tomber : C’est à bon droit

Que seul entre les tiens par amour singuliere
Je t’ay toujours choyé, t’aimant comme mes yeux.
Je n’en ay point regret, et j’en rends grâce aux Dieux.
J’allois leur faire ma priere ;
Comme tout dévot Chat en use les matins.
Ce rezeau me retient ; ma vie est en tes mains :
Vien dissoudre ces nœuds. Et quelle recompense
En auray-je ? reprit le Rat.
Je jure eternelle alliance
Avec toy, repartit le Chat.
Dispose de ma griffe, et sois en assurance :
Envers et contre tous je te protegeray,
Et la Belette mangeray
Avec l’époux de la Choüette.
Ils t’en veulent tous deux. Le Rat dit : Idiot !
Moy ton liberateur ? je ne suis pas si sot.
Puis il s’en va vers sa retraite.
La Belette estoit prés du trou.
Le Rat grimpe plus haut ; il y void le Hibou :
Dangers de toutes parts ; le plus pressant l’emporte.
Ronge-maille retourne au Chat, et fait en sorte
Qu’il détache un chaisnon, puis un autre, et puis tant
Qu’il dégage enfin l’hypocrite
L’homme paroist en cet instant.
Les nouveaux alliez prennent tous deux la fuite.
A quelque-temps delà nostre Chat vid de loin
Son Rat qui se tenoit à l’erte et sur ses gardes.
Ah ! mon frere, dit-il, vien m’embrasser ; ton soin
Me fait injure ; Tu regardes
Comme ennemy ton allié.
Penses-tu que j’aye oublié
Qu’après Dieu je te dois la vie ?
Et moy, reprit le Rat, penses-tu que j’oublie
Ton naturel ? aucun traité
Peut-il forcer un Chat à la reconnoissance ?
S’assure-t-on sur l’alliance
Qu’a faite la necessité ?




XXIII.
LE TORRENT ET LA RIVIERE.



AAvec grand bruit et grand fracas
Un Torrent tomboit des montagnes :
Tout fuyoit devant luy ; l’horreur suivoit ses pas ;
Il faisoit trembler les campagnes.
Nul voyageur n’osoit passer
Une barriere si puissante :
Un seul vid des voleurs, et se sentant presser,
Il mit entre eux et luy cette onde menaçante.
Ce n’estoit que menace, et bruit, sans profondeur ;
Nostre homme enfin n’eut que la peur.
Ce succés luy donnant courage,
Et les mesmes voleurs le poursuivant toûjours,
Il rencontra sur son passage
Une Riviere dont le cours
Image d’un sommeil doux, paisible et tranquille
Luy fit croire d’abord ce trajet fort facile.
Point de bords escarpez, un sable pur et net.
Il entre, et son cheval le met
A couvert des voleurs, mais non de l’onde noire ;
Tous deux au Styx allerent boire ;
Tous deux à nâger malheureux
Allerent traverser au sejour tenebreux,
Bien d’autres fleuves que les nôtres.
Les gens sans bruit sont dangereux ;
Il n’en est pas ainsi des autres.






XXIV.
L’EDUCATION.



Laridon et Cesar, freres dont l’origine
Venoit de chiens fameux, beaux, bienfaits et hardis,
A deux maistres divers échûs au temps jadis,
Hantoient, l’un les forests, et l’autre la cuisine[10].
Ils avoient eu d’abord chacun un autre nom :
Mais la diverse nourriture
Fortifiant en l’un cette heureuse nature,
En l’autre l’alterant, un certain marmiton
Nomma celuy-cy Laridon :
Son frere ayant couru mainte haute avanture,
Mis maint Cerf aux abois, maint Sanglier abatu,
Fut le premier Cesar que la gent chienne ait eu.
On eut soin d’empescher qu’une indigne maistresse
Ne fist en ses enfans dégenerer son sang :
Laridon negligé témoignoit sa tendresse
A l’objet le premier passant.
Il peupla tout de son engeance :
Tourne-broches par lüy rendus communs en France
Y font un corps à part, gens fuyans les hazards,
Peuple antipode des Cesars.
On ne suit pas toûjours ses ayeux ny son pere :
Le peu de soin, le temps, tout fait qu’on dégenere ;
Faute de cultiver la nature et ses dons,
O combien de Cesars deviendront Laridons !




XXV.
LES DEUX CHIENS ET L’ASNE MORT.



Les vertus devroient estre sœurs,
Ainsi que les vices sont freres :
Dés que l’un de ceux-cy s’empare de nos cœurs,
Tous viennent à la file, il ne s’en manque gueres ;
J’entends de ceux qui n’estant pas contraires
Peuvent loger sous mesme toit.
A l’égard des vertus, rarement on les void
Toutes en un sujet eminemment placées
Se tenir par la main sans estre dispersées.
L’un est vaillant, mais prompt ; l’autre est prudent, mais froid.
Parmy les animaux le Chien se pique d’être
Soigneux et fidele à son maistre ;
Mais il est sot, il est gourmand :
Témoin ces deux mâtins qui dans l’éloignement
Virent un Asne mort qui flotoit sur les ondes.
Le vent de plus en plus l’éloignoit de nos Chiens.
Amy, dit l’un, tes yeux sont meilleurs que les miens.
Porte un peu tes regards sur ces plaines profondes.
J’y crois voir quelque chose : Est-ce un Bœuf, un Cheval ?
Hé qu’importe quel animal ?
Dit l’un de ces mastins ; voila toujours curée.
Le point est de l’avoir ; car le trajet est grand ;
Et de plus il nous faut nager contre le vent.
Beuvons toute cette eau ; nostre gorge alterée
En viendra bien à bout : ce corps demeurera
Bien-tost à sec, et ce sera
Provision pour la semaine.
Voila mes Chiens à boire ; ils perdirent l’haleine,

Et puis la vie ; ils firent tant
Qu’on les vid crever à l’instant.
L’homme est ainsi basti ; Quand un sujet l’enflâme
L’impossibilité disparoist à son ame.
Combien fait-il de vœux, combien perd-il de pas ?
S’outrant pour acquerir des biens ou de la gloire ?
Si j’arrondissois mes estats !
Si je pouvois remplir mes coffres de ducats !
Si j’apprenois l’hebreu, les sciences, l’histoire !
Tout cela c’est la mer à boire ;
Mais rien à l’homme ne suffit :
Pour fournir aux projets que forme un seul esprit
Il faudroit quatre corps ; encor loin d’y suffire
A my chemin je crois que tous demeureroient :
Quatre Mathusaleras bout à bout ne pourroient
Mettre à fin ce qu’un seul desire.




XXVI.
DEMOCRITE ET LES ABDERITAINS.



Que j’ay toujours hay les pensers du vulgaire !
Qu’il me semble profane, injuste, et temeraire ;
Mettant de faux milieux entre la chose et luy,
Et mesurant par soy ce qu’il void en autruy !
Le maistre d’Epicure en fit l’apprentissage.
Son pays le crut fou : Petits esprits ! Mais quoy ?
Aucun n’est prophete chez soy.
Ces gens estoient les fous, Democrite le sage.
L’erreur alla si loin, qu’Abdere deputa
Vers Hipocrate, et l’invita,
Par lettres et par ambassade,
A venir restablir la raison du malade.
Nostre concitoyen, disoient-ils en pleurant,

Perd l’esprit : la lecture a gasté Democrite.
Nous l’estimerions plus s’il estoit ignorant.
Aucun nombre, dit-il, les mondes ne limite :
Peut-estre mesme ils sont remplis
De Democrites infinis.
Non content de ce songe il y joint les atômes,
Enfans d’un cerveau creux, invisibles fantômes ;
Et mesurant les Cieux sans bouger d’icy-bas
Il connoist l’Univers et ne se connoist pas.
Un temps fut qu’il sçavoit accorder les debats ;
Maintenant il parle à luy-mesme.
Venez divin mortel ; sa folie est extrême.
Hipocrate n’eut pas trop de foy pour ces gens :
Cependant il partit : Et voyez, je vous prie,
Quelles rencontres dans la vie
Le sort cause ; Hipocrate arriva dans le temps
Que celuy qu’on disoit n’avoir raison ny sens
Cherchoit dans l’homme et dans la beste
Quel siege a la raison, soit le cœur, soit la teste.
Sous un ombrage épais, assis prés d’un ruisseau,
Les labirintes d’un cerveau
L’occupoient. Il avoit à ses pieds maint volume,
Et ne vid presque pas son amy s’avancer,
Attaché selon sa coûtume.
Leur compliment fut court, ainsi qu’on peut penser.
Le sage est ménager du temps et des paroles.
Ayant donc mis a part les entretiens frivoles.
Et beaucoup raisonné sur l’homme et sur l’esprit,
Ils tomberent sur la morale.
Ils n’est pas besoin que j’étale
Tout ce que l’un et l’autre dit.
Le recit precedent suffit
Pour montrer que le peuple est juge recusable.
En quel sens est donc veritable
Ce que j’ay leu dans certain lieu,
Que sa voix est la voix de Dieu ?




XXVII.
LE LOUP ET LE CHASSEUR.



Fureur d’accumuler, monstre de qui les yeux
Regardent comme un poinct tous les bienfaits des Dieux,
Te combatray-je en vain sans cesse en cet ouvrage ?
Quel temps demandes-tu pour suivre mes leçons ?
L’homme sourd à ma voix, comme à celle du sage,
Ne dira-t-il jamais. C’est assez, joüissons ?
Haste-toy, mon amy ; Tu n’as pas tant à vivre.
Je te rebats ce mot ; car il vaut tout un livre.
Joüis : Je le feray. Mais quand donc ? des demain.
Eh mon amy, la mort te peut prendre en chemin.
Joüis des aujourd’huy : redoute un sort semblable
A celuy du Chasseur et du Loup de ma fable.
Le premier de son arc avoit mis bas un Daim.
Un Fan de Biche passe, et le voila soudain
Compagnon du défunt ; Tous deux gisent sur l’herbe.
La proye estoit honneste ; un Dain avec un Fan,
Tout modeste Chasseur en eust esté content ;
Cependant un Sanglier, monstre enorme et superbe,
Tente encor nostre archer friand de tels morceaux.
Autre habitant du Styx ; la Parque et ses ciseaux
Avec peine y mordoient ; la Déesse infernale
Reprit à plusieurs fois l’heure au monstre fatale.
De la force du coup pourtant il s’abattit.
C’estoit assez de biens ; mais quoy, rien ne remplit
Les vastes appetits d’un faiseur de conquestes.
Dans le temps que le Porc revient à soy, l’archer
Void le long d’un sillon une perdrix marcher,
Surcroist chetif aux autres testes.

De son arc toutesfois il bande les ressorts.
Le Sanglier rappellant les restes de sa vie,
Vient à luy, le découst, meurt vangé sur son corps :
Et la perdrix le remercie.
Cette part du recit s’adresse au convoiteux.
L’avare aura pour luy le reste de l’exemple.
Un Loup vid en passant ce spectacle piteux.
O fortune, dit-il, je te promets un temple.
Quatre corps étendus ! que de biens ! mais pourtant
Il faut les mesnager, ces rencontres sont rares.
(Ainsi s’excusent les avares,)
J’en auray, dit le Loup, pour un mois, pour autant.
Un, deux, trois, quatre corps, ce sont quatre semaines,
Si je sçais compter, toutes pleines.
Commençons dans deux jours ; et mangeons cependant
La corde de cét arc ; il faut que l’on l’ait faite
De vray boyau ; l’odeur me le témoigne assez.
En disant ces mots il se jette
Sur l’arc qui se détend, et fait de la sagette
Un nouveau mort, mon Loup a les boyaux percez.
Je reviens à mon texte : il faut que l’on joüisse ;
Témoin, ces deux gloutons punis d’un sort commun ;
La convoitise perdit l’un ;
L’autre périt par l’avarice.

  1. Ce texte, généralement adopté, est celui que donne
    un carton de l’édition de 1678 ; dans les exemplaires qui n’ont point ce carton le vers
    Et sans cela nos gains seroient assez honnestes
    manque, et le suivant est :
    Il s’entre-mêle certains jours.
    Il y a par conséquent une rime isolée.
  2. Brossette écrit de Lyon à Boileau, le 21 décembre 1706, au sujet de cette fable : « Le sujet en est tiré d’une des lettres de M. Sorbière, qui assure que l’aventure décrite dans cette fable, étoit arrivée à Londres, du temps qu’il y étoit. Avant que La Fontaine composât sa Fable, M. de Puget avoit déjà mis ce sujet en vers pour faire allusion à la mauvaise administration des deniers publics dont on accusoit nos Magistrats. La Fontaine étant venu à Lyon chez un riche banquier de ses amis, il y voyoit souvent M. de Puget qui lui montra la Fable qu’il avoit composée. La Fontaine en approuva fort l’idée et mit ce même sujet en vers à sa manière. » Brossette donne la Fable de M. de Puget intitulée : Le chien politique. Nous nous contenterons d’en reproduire les quatre derniers vers, qu’il est intéressant de comparer à la fin de la fable de La Fontaine :

    Ainsi dans les emplois que fournit la cité
    Tel des deniers publics veut faire un bon usage,
    Qui d’abord des pillards retient l’avidité,
    Mais après s’humanise et prend part au pillage.

    (Correspondance entre Boileau et Brossette, Paris, Techner, 1858, p. 234-236.)

  3. Le texte porte en craignant, mais il est corrigé à l’Errata.
  4. C’est un souvenir du dialogue de Picrochole avec ses capitaines : « Que boyrons nous par ces desers ?... Nous (dirent ilz) auons ia donné ordre à tout… Voyre mais, dist il, nous ne beumes poinct frais. » (Rabelais, Gargantua, xxxiii.)
  5. Toûjours, dans le texte ; longtemps, dans l’Errata.
  6. Ce mot est écrit point dans le texte, mais La Fontaine a grand soin de le corriger à l’Errata. Il écrit toujours, comme ici, poinct, substantif, et, comme trois vers plus haut, point, négation. Voyez ci-dessus page 193, vers 19.
  7. Une ombre, dans le texte ; un songe dans l’Errata.
  8. De dans le texte, mais l’Errata a corrigé cette faute.
  9. Sicut rugitus leonis, ita et terror regis ; qui provocat eum, peccat in animam suam (Liber Proverbiorum, cap. XX, 2).
  10. Ce vers est ainsi dans le texte :
    L’un hantoit les forests, et l’autre la cuisine.
    Il est corrigé dans l’Errata.