Œuvres complètes de la Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 1/Livre premier (VII)

Œuvres complètes, tome 1, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxPaul Daffis (p. 187-214).
LIVRE PREMIER (VII).




FABLE I.
LES ANIMAUX MALADES DE LA
PESTE.



Un mal qui répand la terreur,
Mal que le Ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La peste (puis qu’il faut l’appeller par son nom)
Capable d’enrichir en un jour l’Acheron,
Faisoit aux animaux la guerre.
Ils ne mouroient pas tous, mais tous estoient frappez.
On n’en voyoit point d’occupez
A chercher le soûtien d une mourante vie ;
Nul mets n’excitoit leur envie.
Ni Loups ni Renards n’épioient
La douce et l’innocente proye.
Les Tourterelles se fuyoient ;
Plus d’amour, partant plus de joye.
Le Lion tint conseil, et dit : Mes chers amis,
Je crois que le Ciel a permis
Pour nos pechez cette infortune ;
Que le plus coupable de nous

Se sacrifie aux traits du celeste courroux,
Peut-estre il obtiendra la guérison commune.
L’histoire nous apprend qu’en de tels accidens
On fait de pareils dévoûmens :
Ne nous flatons donc point, voyons sans indulgence
L’état de nostre conscience.
Pour moy, satisfaisant mes appetits gloutons
J’ay devoré force moutons ;
Que m’avoient-ils fait ? nulle offense ;
Mesme il m’est arrivé quelquefois de manger
Le Berger.
Je me dévoûray donc, s’il le faut ; mais je pense
Qu’il est bon que chacun s’accuse ainsi que moy :
Car on doit souhaiter selon toute justice
Que le plus coupable perisse.
Sire, dit le Renard, vous estes trop bon Roy ;
Vos scrupules font voir trop de delicatesse ;
Et bien, manger moutons, canaille, sotte espece.
Est-ce un peché ? Non non : Vous leur fistes Seigneur
En les croquant beaucoup d’honneur.
Et quant au Berger l’on peut dire
Qu’il estoit digne de tous maux,
Estans de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimerique empire.
Ainsi dit le Renard, et flateurs d’applaudir.
On n’osa trop approfondir
Du Tigre, ni de l’Ours, ni des autres puissances
Les moins pardonnables offenses.
Tous les gens querelleurs, jusqu’aux simples mastins,
Au dire de chacun estoient de petits saints.
L’Asne vint à son tour et dit : J’ay souvenance
Qu’en un pré de Moines passant
La faim, l’occasion, l’herbe tendre et, je pense
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n’en avois nul droit, puis qu’il faut parler net.
A ces mots on cria haro sur le baudet.
Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue

Qu’il faloit dévoüer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d’où venoit tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l’herbe d’autruy ! quel crime abominable !
Rien que la mort n’estoit capable
D’expier son forfait ; on le luy fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable.
Les jugemens de Cour vous rendront blanc ou noir.




II.
LE MAL MARIÉ.



Que le bon soit toûjours camarade du beau,
Dés demain je chercheray femme ;
Mais comme le divorce entre eux n’est pas nouveau.
Et que peu de beaux corps hostes d’une belle ame
Assemblent l’un et l’autre poinct,
Ne trouvez pas mauvais que je ne cherche point.
J’ay veu beaucoup d’Hymens, aucuns d’eux ne me tentent :
Cependant des humains presque les quatre parts
S’exposent hardiment au plus grand des hazards ;
Les quatre parts aussi des humains se repentent.
J’en vais alleguer un qui s’estant repenti,
Ne put trouver d’autre parti,
Que de renvoyer son épouse
Querelleuse, avare, et jalouse.
Rien ne la contentoit, rien n’estoit comme il faut,
On se levoit trop tard, on se couchoit trop tost,
Puis du blanc, puis du noir, puis encore autre chose :
Les valets enrageoient, l’époux estoit à bout ;
Monsieur ne songe à rien, Monsieur dépense tout,
Monsieur court, Monsieur se repose.

Elle en dit tant, que Monsieur à la fin
Lassé d’entendre un tel lutin,
Vous la renvoye à la campagne
Chez ses parens. La voila donc compagne
De certaines Philis qui gardent les dindons
Avec les gardeurs de cochons.
Au bout de quelque-temps qu’on la crut adoucie,
Le mary la reprend. Eh bien qu’avez-vous fait ?
Comment passiez-vous vostre vie ?
L’innocence des champs est-elle vôtre fait ?
Assez, dit-elle ; mais ma peine
Estoit de voir les gens plus paresseux qu’icy :
Ils n’ont des troupeaux nul soucy.
Je leur sçavois bien dire, et m’attirois la haine
De tous ces gens si peu soigneux.
Eh, Madame, reprit son époux tout à l’heure,
Si vostre esprit est si hargneux
Que le monde qui ne demeure
Qu’un moment avec vous, et ne revient qu’au soir,
Est déja lassé de vous voir,
Que feront des valets qui toute la journée
Vous verront contre eux déchaînée ?
Et que pourra faire un époux
Que vous voulez qui soit jour et nuit avec vous ?
Retournez au village : adieu ; si de ma vie
Je vous rappelle, et qu’il m’en prenne envie,
Puissay-je chez les morts avoir pour mes pechez,
Deux femmes comme vous sans cesse à mes costez.




III.
LE RAT QUI S’EST RETIRÉ DU MONDE.



Les Levantins en leur legende
Disent qu’un certain Rat, las des soins d’icy-bas,
Dans un fromage de Hollande
Se retira loin du tracas.

La solitude estoit profonde,
S’étendant partout à la ronde.
Nostre hermite nouveau subsistoit là dedans.
Il fit tant de pieds et de dents
Qu’en peu de jours il eut au fond de l’hermitage
Le vivre et le couvert ; que faut-il davantage ?
Il devint gros et gras ; Dieu prodigue ses biens
A ceux qui font vœu d’estre siens.
Un jour au devot personnage
Des deputez du peuple Rat
S’en vinrent demander quelque aumône legere :
Ils alloient en terre etrangere
Chercher quelque secours contre le peuple chat ;
Ratopolis estoit bloquée :
On les avoit contraints de partir sans argent,
Attendu l’estat indigent
De la Republique attaquée.
Ils demandoient fort peu, certains que le secours
Seroit prest dans quatre ou cinq jours.
Mes amis, dit le Solitaire,
Les choses d’icy bas ne me regardent plus ;
En quoy peut un pauvre Reclus
Vous assister ? que peut-il faire,
Que de prier le ciel qu’il vous aide en cecy ?
J’espere qu’il aura de vous quelque soucy.
Ayant parlé de cette sorte,
Le nouveau Saint ferma sa porte.
Qui designay-je à vostre avis
Par ce Rat si peu secourable ?
Un Moine ? Non, mais un Dervis ;
Je suppose qu’un Moine est toûjours charitable.






IV.
LE HÉRON.
LA FILLE.



Un jour sur ses longs pieds alloit je ne sçais où,
Le Héron au long bec emmanché d’un long cou.
Il costoyoit une riviere.
L’onde estoit transparente ainsi qu’aux plus beaux jours ;
Ma commere la carpe y faisoit mille tours
Avec le brochet son compere.
Le Héron en eust fait aisément son profit :
Tous approchoient du bord, l’oiseau n’avoit qu’à prendre ;
Mais il crût mieux faire d’attendre
Qu’il eût un peu plus d’appetit.
Il vivoit de regime, et mangeoit à ses heures.
Apres quelques momens l’appetit vint ; l’oiseau
S’approchant du bord vid sur l’eau
Des Tanches qui sortoient du fond de ces demeures.
Le mets ne luy plut pas ; il s’attendoit à mieux ;
Et montroit un goust dédaigneux
Comme le rat du bon Horace[1].
Moy des Tanches ? dit-il, moy Héron que je fasse
Une si pauvre chere ? et pour qui me prend-on ?

La Tanche rebutée il trouva du goujon.
Du goujon ! c’est bien là le disné d’un Héron !
J’ouvrirois pour si peu le bec ! aux Dieux ne plaise.
Il l’ouvrit pour bien moins ; tout alla de façon
Qu’il ne vid plus aucun poisson.
La faim le prit ; il fut tout heureux et tout aise
De rencontrer un Limaçon.
Ne soyons pas si difficiles :
Les plus accommodans ce sont les plus habiles :
On hazarde de perdre en voulant trop gagner.
Gardez-vous de rien dédaigner ;
Sur tout quand vous avez à peu prés vostre compte.
Bien des gens y sont pris ; ce n’est pas aux Hérons
Que je parle ; écoutez, humains, un autre conte ;
Vous verrez que chez vous j’ay puisé ces leçons.
Certaine fille un peu trop fiere
Prétendoit trouver un mary
Jeune, bien-fait, et beau, d’agreable maniere,
Point froid et point jaloux ; notez ces deux poincts cy.
Cette fille vouloit aussi
Qu’il eust du bien, de la naissance.
De l’esprit, enfin tout : mais qui peut tout avoir ?
Le destin se montra soigneux de la pourvoir :
Il vint des partis d’importance.
La belle les trouva trop chetifs de moitié.
Quoy moy ? quoy ces gens-là ? l’on radote, je pense.
A moy les proposer ! helas ils font pitié.
Voyez un peu la belle espece !
L’un n’avoit en l’esprit nulle delicatesse ;
L’autre avoit le nez fait de cette façon-là ;
C’estoit cecy, c’estoit cela,
C’estoit tout ; car les précieuses
Font dessus tout les dédaigneuses.
Apres les bons partis les médiocres gens
Vinrent se mettre sur les rangs.
Elle de se moquer. Ah vrayment je suis bonne
De leur ouvrir la porte : Ils pensent que je suis
Fort en peine de ma personne.

Grace à Dieu je passe les nuits
Sans chagrin, quoy qu’en solitude.
La belle se sceut gré de tous ces sentimens.
L’âge la fit déchoir ; adieu tous les amans.
Un an se passe et deux avec inquietude.
Le chagrin vient en suite ; elle sent chaque jour
Déloger quelques Ris, quelques jeux, puis l’amour ;
Puis ses traits choquer et déplaire ;
Puis cent sortes de fards. Ses soins ne pûrent faire
Qu’elle échapât au temps cet insigne larron :
Les ruines d’une maison
Se peuvent reparer ; que n’est cet avantage
Pour les ruines du visage !
Sa preciosité changea lors de langage.
Son miroir luy disoit, prenez viste un mari :
Je ne sçais quel desir le luy disoit aussi ;
Le desir peut loger chez une precieuse :
Celle-cy fit un choix qu’on n’auroit jamais crû.
Se trouvant à la fin tout aise et tout heureuse
De rencontrer un malotru.




V.
LES SOUHAITS.



Il est au Mogol des folets
Qui font office de valets,
Tiennent la maison propre, ont soin de l’équipage,
Et quelquefois du jardinage.
Si vous touchez à leur ouvrage,
Vous gastez tout. Un d’eux prés du Gange autrefois
Cultivoit le jardin d’un assez bon Bourgeois.
Il travailloit sans bruit, avoit beaucoup d’adresse,

Aimoit le maistre et la maistresse,
Et le jardin sur tout. Dieu sçait si les zephirs
Peuple ami du Démon l’assistoient dans sa tâche :
Le folet de sa part travaillant sans relâche
Combloit ses hostes de plaisirs.
Pour plus de marques de son zele
Chez ces gens pour toûjours il se fust arresté,
Nonobstant la legereté
A ses pareils si naturelle ;
Mais ses confreres les esprits
Firent tant que le chef de cette republique
Par caprice ou par politique,
Le changea bien-tost de logis.
Ordre luy vient d’aller au fond de la Norvege
Prendre le soin d’une maison
En tout temps couverte de neige ;
Et d’Indou qu’il estoit on vous le fait Lapon.
Avant que de partir l’esprit dit à ses hostes :
On m’oblige de vous quitter :
Je ne sçais pas pour quelles fautes ;
Mais enfin il le faut, je ne puis arrester
Qu’un temps fort court, un mois, peut-estre une semaine.
Employez-la ; formez trois souhaits, car je puis
Rendre trois souhaits accomplis ;
Trois sans plus. Souhaiter ce n’est pas une peine
Etrange et nouvelle aux humains.
Ceux-cy pour premier vœu demandent l’abondance ;
Et l’abondance à pleines mains
Verse en leurs cofres la finance,
En leurs greniers le bled, dans leurs caves les vins ;
Tout en creve. Comment ranger cette chevance ?
Quels registres, quels soins, quel temps il leur falut !
Tous deux sont empeschez si jamais on le fut.
Les voleurs contre eux comploterent ;
Les grands Seigneurs leur emprunterent ;
Le Prince les taxa. Voila les pauvres gens
Malheureux par trop de fortune.
Ostez-nous de ces biens l’affluence importune,

Dirent-ils l’un et l’autre ; heureux les indigents !
La pauvreté vaut mieux qu’une telle richesse.
Retirez-vous, tresors, fuyez ; et toy, Deesse,
Mere du bon esprit, compagne du repos,
O mediocrité, revien viste. A ces mots
La mediocrité revient ; on luy fait place ;
Avec elle ils rentrent en grace,
Au bout de deux souhaits estant aussi chançeux
Qu’ils estoient, et que sont tous ceux
Qui souhaitent toûjours, et perdent en chimeres ;
Le temps qu’ils feroient mieux de mettre à leurs affaires.
Le folet en rit avec eux.
Pour profiter de sa largesse.
Quand il voulut partir, et qu’il fut sur le poinct,
Ils demanderent la sagesse ;
C’est un tresor qui n’embarrasse point.




VI.
LA COUR DU LION.



Sa Majesté Lionne un jour voulut connoistre,
De quelles nations le Ciel l’avoit fait maistre.
Il manda donc par députez
Ses vassaux de toute nature,
Envoyant de tous les costez
Une circulaire écriture,
Avec son sceau. L’écrit portoit
Qu’un mois durant le Roy tiendroit
Cour pleniere, dont l’ouverture
Devoit estre un fort grand festin,
Suivy des tours de Fagotin.
Par ce trait de magnificence
Le Prince à ses sujets étaloit sa puissance.

En son Louvre il les invita.
Quel Louvre ! un vray charnier, dont l’odeur se porta
D’abord au nez des gens. L’Ours boucha sa narine :
Il se fust bien passé de faire cette mine.
Sa grimace dépleut. Le Monarque irrité
L’envoya chez Pluton faire le dégoûté.
Le Singe approuva fort cette severité ;
Et flateur excessif il loüa la colere[2],
Et la griffe du Prince, et l’antre, et cette odeur :
Il n’estoit ambre, il n’estoit fleur,
Qui ne fût ail au prix. Sa sotte flaterie
Eut un mauvais succés, et fut encor punie.
Ce Monseigneur du Lion là.
Fut parent de Caligula.
Le Renard estant proche : Or ça, luy dit le Sire,
Que sens-tu ? dis-le moy : Parle sans déguiser.
L’autre aussi-tost de s’excuser,
Alleguant un grand rume : il ne pouvoit que dire
Sans odorat ; bref il s’en tire.
Cecy vous sert d’enseignement.
Ne soyez à la Cour, si vous voulez y plaire,
Ny fade adulateur, ny parleur trop sincere ;
Et tâchez quelquefois de répondre en Normant.




VII.
LES VAUTOURS ET LES PIGEONS.



Mars autrefois mit tout l’air en émûte.
Certain sujet fit naistre la dispute
Chez les oiseaux ; non ceux que le Printemps
Meine à sa Cour, et qui sous la feüillée

Par leur exemple et leurs sons éclatans
Font que Venus est en nous réveillée ;
Ny ceux encor que la Mere d’Amour
Met à son char : mais le peuple Vautour
Au bec retors, à la tranchante serre.
Pour un chien mort se fit, dit-on, la guerre.
Il plut du sang ; je n’exagere point.
Si je voulois conter de poinct en poinct
Tout le détail, je manquerois d’haleine.
Maint chef périt, maint heros expira ;
Et sur son roc Prométhée espera
De voir bien-tost une fin à sa peine.
C’estoit plaisir d’observer leurs efforts ;
C’estoit pitié de voir tomber les morts.
Valeur, adresse, et ruses, et surprises.
Tout s’employa : Les deux troupes éprises
D’ardent courroux n’épargnoient nuls moyens
De peupler l’air que respirent les ombres ;
Tout element remplit de citoyens
Le vaste enclos qu’ont les royaumes sombres.
Cette fureur mit la compassion
Dans les esprits d’une autre nation
Au col changeant, au cœur tendre et fidéle.
Elle employa sa mediation
Pour accorder une telle querelle.
Ambassadeurs par le peuple Pigeon
Furent choisis, et si bien travaillerent,
Que les Vautours plus ne se chamaillerent.
Ils firent treve, et la paix s’ensuivit.
Helas ! ce fut aux dépens de la race
A qui la leur auroit deu rendre grace.
La gent maudite aussi-tost poursuivit
Tous les pigeons, en fit ample carnage,
En dépeupla les bourgades, les champs.
Peu de prudence eurent les pauvres gens,
D’accommoder un peuple si sauvage.
Tenez toûjours divisez les méchans ;
La seureté du reste de la terre
Dépend de là : Semez entre eux la guerre,

Ou vous n’aurez avec eux nulle paix.
Cecy soit dit en passant ; je me tais.




VIII.
LE COCHE ET LA MOUCHE.



Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,
Et de tous les cotez au Soleil exposé,
Six forts chevaux tiroient un Coche.
Femmes, Moine, vieillards, tout estoit descendu.
L’attelage suoit, soufloit, estoit rendu.
Une Mouche survient, et des chevaux s’approche ;
Prétend les animer par son bourdonnement ;
Pique l’un, pique l’autre, et pense à tout moment
Qu’elle fait aller la machine.
S’assied sur le timon, sur le nez du Cocher ;
Aussi tost que le char chemine.
Et qu’elle voit les gens marcher.
Elle s’en attribuë uniquement la gloire ;
Va, vient, fait l’empressée ; il semble que ce soit
Un Sergent de bataille allant en chaque endroit
Faire avancer ses gens, et hâter la victoire.
La Mouche en ce commun besoin
Se plaint qu’elle agit seule, et qu’elle a tout le soin ;
Qu’aucun n’aide aux chevaux à se tirer d’affaire.
Le Moine disoit son Bréviaire ;
Il prenoit bien son temps ! une femme chantoit ;
C’estoit bien de chansons qu’alors il s’agissoit !
Dame Mouche s’en va chanter à leurs oreilles,
Et fait cent sotises pareilles.
Après bien du travail le Coche arrive au haut.
Respirons maintenant, dit la Mouche aussi-tost ;
J’ay tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine.
Çà, Messieurs les Chevaux, payez-moy de ma peine.

Ainsi certaines gens, faisant les empressez
S’introduisent dans les affaires,
Ils font partout les necessaires ;
Et par tout importuns devroient estre chassez.




IX.
LA LAITIERE ET LE POT AU LAIT.



Perrette sur sa teste ayant un Pot au lait
Bien posé sur un coussinet,
Pretendoit arriver sans encombre à la ville.
Legere et court vestuë elle alloit à grands pas ;
Ayant mis ce jour-là pour estre plus agile
Cotillon simple, et souliers plats.
Nostre Laitiere ainsi troussée
Comptoit déja dans sa pensée
Tout le prix de son lait, en employoit l’argent,
Achetoit un cent d’œufs, faisoit triple couvée ;
La chose alloit à bien par son soin diligent.
Il m’est, disoit-elle, facile
D’élever des poulets autour de ma maison ;
Le Renard sera bien habile
S’il ne m’en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s’engraisser coûtera peu de son ;
Il estoit quand je l’eus de grosseur raisonnable ;
J’auray le revendant de l’argent bel et bon ;
Et qui m’empêchera de mettre en nostre estable,
Veu le prix dont il est, une vache, et son veau,
Que je verray sauter au milieu du troupeau ?
Perrette là-dessus saute aussi, transportée.
Le lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couvée ;
La Dame de ces biens, quittant d’un œil marry
Sa fortune ainsi repanduë,
Va s’excuser à son mary

En grand danger d’estre batuë.
Le recit en farce en fut fait ;
On l’appella le Pot au lait[3].

Quel esprit ne bat la campagne ?
Qui ne fait chasteaux en Espagne ?
Pichrocole, Pyrrhus, la Laitiere, enfin tous,
Autant les sages que les fous,
Chacun songe en veillant, il n’est rien de plus doux :
Une flateuse erreur emporte alors nos ames :
Tout le bien du monde est à nous,
Tous les honneurs, toutes les femmes.
Quand je suis seul, je fais au plus brave un défy ;
Je m’écarte, je vais détrosner le Sophy ;
On m’élit Roy, mon peuple m’aime ;
Les diadèmes vont sur ma teste pleuvant ;
Quelque accident fait-il que je rentre en moy-mesme ;
Je suis gros Jean comme devant.




X.
LE CURÉ ET LE MORT[4].



Un mort s’en alloit tristement
S’emparer de son dernier giste ;
Un Curé s’en alloit gayment
Enterrer ce mort au plus viste.

Nostre défunt estoit en carosse porté,
Bien et deûment empaqueté,
Et vestu d’une robe, helas ! qu’on nomme biere,
Robe d’hyver, robe d’esté,
Que les morts ne dépoüillent guere.
Le Pasteur estoit à costé.
Et recitoit à l’ordinaire
Maintes devotes oraisons,
Et des pseaumes, et des leçons,
Et des versets, et des réponds ;
Monsieur le Mort laissez-nous faire.
On vous en donnera de toutes les façons ;
Il ne s’agit que du salaire.
Messire Jean Choüart couvoit des yeux son mort,
Comme si l’on eût deu luy ravir ce tresor.
Et des regards sembloit luy dire :
Monsieur le Mort j’auray de vous,
Tant en argent, et tant en cire,
Et tant en autres menus cousts.
Il fondoit là dessus l’achat d’une feüillette
Du meilleur vin des environs ;
Certaine niece assez propette.
Et sa chambriere Pâquette
Devoient avoir des cottillons.
Sur cette agreable pensée
Un heurt survient, adieu le char.
Voila Messire Jean Choüart
Qui du choc de son mort a la teste cassée ;
Le Paroissien en plomb entraîne son Pasteur ;
Nostre Curé suit son Seigneur ;
Tous deux s’en vont de compagnie.
Proprement toute nostre vie

Est le Curé Choüart qui sur son mort comptait,
Et la fable du Pot au lait[5].




XI.
L’HOMME QUI COURT APRES LA FORTUNE
ET L’HOMME QUI L’ATTEND DANS SON LIT.



Qui ne court apres la Fortune ?
Je voudrois estre en lieu d’où je pûsse aisément
Contempler la foule importune
De ceux qui cherchent vainement
Cette fille du sort de Royaume en Royaume,
Fideles courtisans d’un volage fantôme.
Quand ils sont prés du bon moment,
L’inconstante aussi-tost à leurs desirs échape ;
Pauvres gens, je les plains, car on a pour les fous
Plus de pitié que de courroux.
Cet homme, disent-ils, estoit planteur de choux.
Et le voila devenu Pape :
Ne le valons-nous pas ? Vous valez cent fois mieux ;
Mais que vous sert vostre merite ?
La Fortune a-t-elle des yeux ?
Et puis la papauté vaut-elle ce qu’on quite,
Le repos, le repos, tresor si precieux,
Qu’on en faisoit jadis le partage des Dieux ?

Rarement la Fortune à ses hostes le laisse.
Ne cherchez point cette Déesse,
Elle vous cherchera ; son sexe en use ainsi.
Certain couple d’amis en un bourg étably,
Possedoit quelque bien : l’un soûpiroit sans cesse
Pour la Fortune ; il dit à l’autre un jour ;
Si nous quittions nostre sejour ?
Vous sçavez que nul n’est prophete
En son païs : Cherchons nostre avanture ailleurs.
Cherchez, dit l’autre amy ; pour moy je ne souhaite
Ny Climats ny destins meilleurs.
Contentez-vous ; suivez vostre humeur inquiete ;
Vous reviendrez bien-tost. Je fais vœu cependant
De dormir en vous attendant.
L’ambitieux, ou si l’on veut, l’avare,
S’en va par voye et par chemin.
Il arriva le lendemain
En un lieu que devoit la Déesse bizarre
Frequenter sur tout autre ; et ce lieu c’est la cour.
Là donc pour quelque-temps il fixe son sejour,
Se trouvant au coucher, au lever, à ces heures
Que l’on sait estre les meilleures ;
Bref se trouvant à tout, et n’arrivant à rien.
Qu’est cecy ? ce dit-il ; Cherchons ailleurs du bien.
La Fortune pourtant habite ces demeures.
Je la vois tous les jours entrer chez celuy-cy,
Chez celuy-là ; D’où vient qu’aussi
Je ne puis heberger cette capricieuse ?
On me l’avoit bien dit, que des gens de ce lieu
L’on n’aime pas toûjours l’humeur ambitieuse.
Adieu, Messieurs de cour ; Messieurs de cour adieu.
Suivez jusques au bout une ombre qui vous flate.
La Fortune a, dit-on, des temples à Surate ;
Allons-là. Ce fut un de dire et s’embarquer.
Ames de bronze, humains, celuy-là fut sans doute
Armé de diamant, qui tenta cette route
Et le premier osa l’abysme défier.
Celuy-cy pendant son voyage

Tourna les yeux vers son village
Plus d’une fois, essuyant les dangers
Des Pyrates, des vents, du calme et des rochers,
Ministres de la mort. Avec beaucoup de peines,
On s’en va la chercher en des rives lointaines,
La trouvant assez tost sans quitter la maison.
L’homme arrive au Mogol ; on luy dit qu’au Japon
La Fortune pour lors distribuoit ses graces.
Il y court ; les mers estoient lasses
De le porter ; et tout le fruit
Qu’il tira de ses longs voyages,
Ce fut cette leçon que donnent les sauvages :
Demeure en ton païs par la nature instruit.
Le Japon ne fut pas plus heureux à cet homme
Que le Mogol l’avoit esté ;
Ce qui luy fit conclure en somme,
Qu’il avoit à grand tort son village quité.
Il renonce aux courses ingrates,
Revient en son païs, void de loin ses pénates,
Pleure de joye, et dit : Heureux qui vit chez soy ;
De regler ses desirs faisant tout son employ.
Il ne sçait que par oüir dire
Ce que c’est que la cour, la mer, et ton empire,
Fortune, qui nous fais passer devant les yeux
Des dignitez, des biens, que jusqu’au bout du monde
On suit sans que l’effet aux promesses réponde.
Desormais je ne bouge, et feray cent fois mieux.
En raisonnant de cette sorte,
Et contre la Fortune ayant pris ce conseil,
Il la trouve assise à la porte
De son amy plongé dans un profond sommeil.






X.
LES DEUX COQS.



Deux Coqs vivoient en paix ; une Poule survint,
Et voila la guerre allumée,
Amour tu perdis Troye, et c’est de toy que vint
Cette querelle envenimée.
Où du sang des Dieux mesme on vid le Xante teint.
Long-temps entre nos Coqs le combat se maintint.
Le bruit s’en répandit par tout le voisinage.
La gent qui porte creste au spectacle accourut.
Plus d’une Heleine au beau plumage
Fut le prix du vainqueur ; le vaincu disparut.
Il alla se cacher au fond de sa retraite.
Pleura sa gloire et ses amours.
Ses amours qu’un rival tout fier de sa défaite
Possedoit à ses yeux. Il voyoit tous les jours
Cet objet rallumer sa haine et son courage.
Il aiguisoit son bec, batoit l’air et ses flancs ;
Et s’exerçant contre les vents
S’armoit d’une jalouse rage.
Il n’en eut pas besoin. Son vainqueur sur les toits
S’alla percher, et chanter sa victoire.
Un Vautour entendit sa voix ;
Adieu les amours et la gloire.
Tout cet orgueil perit sous l’ongle du Vautour.
Enfin par un fatal retour
Son rival autour de la Poule
S’en revint faire le coquet :
Je laisse à penser quel caquet,
Car il eut des femmes en foule.
La Fortune se plaist à faire de ces coups ;
Tout vainqueur insolent à sa perte travaille.
Défions-nous du sort, et prenons garde à nous
Apres le gain d’une bataille.




XIII.
L’INGRATITUDE ET L’INJUSTICE
DES HOMMES ENVERS LA FORTUNE.



Un trafiquant sur mer par bon-heur s’enrichit.
Il triompha des vents pendant plus d’un voyage,
Goufre, banc, ny rocher, n’exigea de peage
D’aucun de ses balots ; le sort l’en affranchit.
Sur tous ses compagnons Atropos et Neptune
Recüeillirent leur droit, tandis que la Fortune
Prenoit soin d’amener son marchand à bon port.
Facteurs, associez, chacun luy fut fidele.
Il vendit son tabac, son sucre, sa canele
Ce qu’il voulut, sa porcelaine encor.
Le luxe et la folie enflerent son trésor ;
Bref il plût dans son escarcelle.
On ne partait chez luy que par doubles ducats.
Et mon homme d’avoir chiens, chevaux, et carosses.
Ses jours de jeûne estoient des nopces.
Un sien amy voyant ces somptueux repas,
Luy dit : Et d’où vient donc un si bon ordinaire ?
Et d’où me viendroit-il que de mon sçavoir faire ?
Je n’en dois rien qu’à moy, qu’à mes soins, qu’au talent
De risquer à propos, et bien placer l’argent.
Le profit luy semblant une fort douce chose,
Il risqua de nouveau le gain qu’il avoit fait ;
Mais rien pour cette fois ne luy vint à souhait.
Son imprudence en fut la cause.
Un vaisseau mal freté perit au premier vent.
Un autre mal pourveu des armes necessaires
Fut enlevé par les Corsaires.

Un troisiéme au port arrivant,
Rien n’eut cours ny debit. Le luxe et la folie
N’estoient plus tels qu’auparavant.
Enfin ses facteurs le trompant,
Et luy-mesme ayant fait grand fracas, chere lie,
Mis beaucoup en plaisirs, en bastimens beaucoup,
Il devint pauvre tout d’un coup.
Son amy le voyant en mauvais équipage,
Luy dit ; d’où vient cela ? de la Fortune, helas !
Consolez-vous, dit l’autre, et s’il ne luy plaist pas
Que vous soyez heureux ; tout au moins soyez sage.
Je ne sçais s’il crut ce conseil ;
Mais je sçais que chacun impute en cas pareil
Son bon-heur à son industrie,
Et si de quelque échec nostre faute est suivie,
Nous disons injures au sort.
Chose n’est icy plus commune :
Le bien nous le faisons, le mal c’est la Fortune,
On a toûjours raison, le destin toûjours tort.




XIV.
LES DEVINERESSES.



C’est souvent du hazard que naît l’opinion ;
Et c’est l’opinion qui fait toûjours la vogue.
Je pourrois fonder ce prologue
Sur gens de tous estats ; tout est prévention,
Cabale, entestement, point ou peu de justice :
C’est un torrent ; qu’y faire ? Il faut qu’il ait son cours,
Cela fut et sera toûjours.
Une femme à Paris faisoit la Pythonisse.
On l’alloit consulter sur chaque évenement ;
Perdoit-on un chifon, avoit-on un amant,

Un mary vivant trop au gré de son épouse,
Une mere fâcheuse, une femme jalouse ;
Chez la Devineuse on couroit,
Pour se faire annoncer ce que l’on desiroit.
Son fait consistoit en adresse.
Quelques termes de l’art, beaucoup de hardiesse,
Du hazard quelquefois, tout cela_ concouroit :
Tout cela bien souvent faisoit crier miracle.
Enfin quoy qu’ignorante à vingt et trois carats,
Elle passoit pour un oracle.
L’oracle estoit logé dedans un galetas.
Là cette femme emplit sa bourse.
Et sans avoir d’autre ressource,
Gagne dequoy donner un rang à son mari :
Elle achete un office, une maison aussi.
Voila le galetas remply
D’une nouvelle hostesse, à qui toute la ville,
Femmes, filles, valets, gros Messieurs, tout enfin
Alloit comme autrefois demander son destin :
Le galetas devint l’antre de la Sibille.
L’autre femelle avoit achalandé ce lieu.
Cette derniere femme eut beau faire, eut beau dire,
Moy Devine ! on se moque ; Eh Messieurs, sçay-je lire ?
Je n’ay jamais appris que ma croix de pardieu.
Point de raison ; falut deviner et prédire,
Mettre à part force bons ducats,
Et gagner mal-gré soy plus que deux Avocats.
Le meuble, et l’équipage aidoient fort à la chose :
Quatre sieges boiteux, un manche de balay.
Tout sentoit son sabat, et sa metamorphose :
Quand cette femme auroit dit vray
Dans une chambre tapissée,
On s’en seroit moqué ; la vogue estoit passée
Au galetas ; il avoit le credit :
L’autre femme se morfondit.
L’enseigne fait la chalandise.
J’ay veu dans le Palais une robe mal-mise
Gagner gros ; les gens l’avoient prise

Pour maistre tel, qui traisnoit après soy
Force écoutans ; Demandez-moy pourquoy.




XV.
LE CHAT, LA BELETTE
ET LE PETIT LAPIN.



Du palais d’un jeune Lapin
Dame Belette un beau matin
S’empara ; c’est une rusée.
Le Maistre estant absent, ce luy fut chose aisée.
Elle porta chez luy ses pénates un jour
Qu’il estoit allé faire à l’Aurore sa cour,
Parmy le thim et la rosée.
Apres qu’il eut brouté, troté, fait tous ses tours.
Janot Lapin retourne aux soûterrains sejours.
La Belette avoit mis le nez à la fenestre.
O Dieux hospitaliers, que vois-je icy paroistre ?
Dit l’animal chassé du paternel logis :
O là, Madame la Belette,
Que l’on déloge sans trompette,
Ou je vais avertir tous les rats du païs.
La Dame au nez pointu répondit que la terre
Estoit au premier occupant.
C’estoit un beau sujet de guerre
Qu’un logis où luy-mesme il n’entroit qu’en rampant.
Et quand ce seroit un Royaume,
Je voudrois bien sçavoir, dit-elle, quelle loy
En a pour toûjours fait l’octroy
A Jean fils ou nepveu de Pierre ou de Guillaume,
Plustost qu’à Paul, plustost qu’à moy.
Jean Lapin allegua la coustume et l’usage.
Ce sont, dit-il, leurs loix qui m’ont de ce logis

Rendu maistre et seigneur, et qui de pere en fils,
L’ont de Pierre à Simon, puis à moy Jean transmis.
Le premier occupant est-ce une loy plus sage ?
Or bien sans crier davantage,
Rapportons-nous, dit-elle, à Raminagrobis.
C’estoit un chat vivant comme un devot hermite,
Un chat faisant la chatemite,
Un saint homme de chat, bien fourré, gros et gras,
Arbitre expert sur tous les cas.
Jean Lapin pour juge l’agrée,
Les voila tous deux arrivez
Devant sa majesté fourrée.
Grippeminaud leur dit, mes enfans approchez,
Approchez ; je suis sourd ; les ans en sont la cause.
L un et l’autre approcha ne craignant nulle chose.
Aussi-tost qu’à portée il vid les contestans,
Grippeminaud le bon apostre
Jettant des deux costez la griffe en mesme-temps,
Mit les plaideurs d’accord en croquant l’un et l’autre.
Cecy ressemble fort aux débats qu’ont par fois
Les petits souverains se rapportans aux Rois.




XVI.
LA TESTE ET LA QUEUË DU SERPENT.



Le Serpent a deux parties
Du genre humain ennemies,
Teste et queuë ; et toutes deux
Ont acquis un nom fameux
Aupres des Parques cruelles ;
Si bien qu’autrefois entre elles
Il survint de grands debats
Pour le pas.
La teste avoit toûjours marché devant la queuë.

La queuë au Ciel se plaignit,
Et luy dit :
Je fais mainte et mainte lieuë,
Comme il plaist à celle-cy.
Croit-elle que toûjours j’en veüille user ainsi ?
Je suis son humble servante.
On m’a faite Dieu mercy
Sa sœur, et non sa suivante.
Toutes deux de mesme sang
Traitez-nous de mesme sorte ;
Aussi bien qu’elle je porte
Un poison prompt et puissant.
Enfin voila ma requeste ;
C’est à vous de commander,
Qu’on me laisse préceder
A mon tour ma sœur la teste.
Je la conduiray si bien,
Qu’on ne se plaindra de rien.
Le Ciel eut pour ces vœux une bonté cruelle.
Souvent sa complaisance a de méchans effets.
Il devroit estre sourd aux aveugles souhaits.
Il ne le fut pas lors : et la guide nouvelle,
Qui ne voyoit au grand jour,
Pas plus clair que dans un four,
Donnoit tantost contre un marbre,
Contre un passant, contre un arbre.
Droit aux ondes du Styx elle mena sa sœur.
Malheureux les Estats tombez dans son erreur.




XVII.
UN ANIMAL DANS LA LUNE.



Pendant qu’un Philosophe assure,
Que toûjours par leurs sens les hommes sont dupez,
Un autre Philosophe jure,
Qu’ils ne nous ont jamais trompez.

Tous les deux ont raison ; et la Philosophie
Dit vray, quand elle dit, que les sens tromperont
Tant que sur leur rapport les hommes jugeront ;
Mais aussi si l’on rectifie
L’image de l’objet sur son éloignement,
Sur le milieu qui l’environne,
Sur l’organe, et sur l’instrument,
Les sens ne tromperont personne.
La nature ordonna ces choses sagement :
J’en diray quelque jour les raisons amplement.
J’apperçois le Soleil ; quelle en est la figure ?
Icy bas ce grand corps n’a que trois pieds de tour :
Mais si je le voyois là haut dans son sejour,
Que seroit-ce à mes yeux que l’œil de la nature ?
Sa distance me fait juger de sa grandeur ;
Sur l’angle et les costez ma main la détermine :
L’ignorant le croit plat, j’épaissis sa rondeur :
Je le rends immobile, et la terre chemine.
Bref je déments mes yeux en toute sa machine.
Ce sens ne me nuit point par son illusion.
Mon ame en toute occasion
Développe le vray caché sous l’apparence.
Je ne suis point d’intelligence
Avecque mes regards peut-estre un peu trop prompts,
Ny mon oreille ente à m’apporter les sons.
Quand l’eau courbe un baston ma raison le redresse,
La raison décide en maistresse.
Mes yeux, moyennant ce secours,
Ne me trompent jamais en me mentant toûjours.
Si je crois leur rapport, erreur assez commune,
Une teste de femme est au corps de la Lune.
Y peut-elle estre ? Non. D’où vient donc cet objet ?
Quelques lieux inégaux font de loin cet effet.
La Lune nulle part n’a sa surface unie :
Montueuse en des lieux, en d’autres applanie,
L’ombre avec la lumiere y peut tracer souvent
Un Homme, un Bœuf, un Elephant.
N’aguere l’Angleterre y vid chose pareille.

La lunette placée, un animal nouveau
Parut dans cet astre si beau ;
Et chacun de crier merveille.
Il estoit arrivé là haut un changement.
Qui présageoit sans doute un grand évenement.
Sçavoit-on si la guerre entre tant de puissances
N’en estoit point l’effet ? Le Monarque accourut :
Il favorise en Roy ces hautes connoissances.
Le Monstre dans la Lune à son tour luy parut.
C’estoit une Souris cachée entre les verres[6] :
Dans la lunette estoit la source de ces guerres.
On en rit : Peuple heureux, quand pourront les François
Se donner comme vous entiers à ces emplois ?
Mars nous fait recüeillir d’amples moissons de gloire :
C’est à nos ennemis de craindre les combats,
A nous de les chercher, certains que la victoire
Amante de Loüis suivra par tout ses pas.
Ses lauriers nous rendront celebres dans l’histoire.
Mesme les filles de memoire
Ne nous ont point quitez : nous goûtons des plaisirs :
La paix fait nos souhaits, et non point nos soûpirs.
Charles en sçait joüir : Il sçauroit dans la guerre
Signaler sa valeur, et mener l’Angleterre
A ces jeux qu’en repos elle void aujourd’huy.
Cependant s’il pouvoit appaiser la querelle.
Que d’encens ! Est-il rien de plus digne de luy ?
La carriere d’Auguste a-t-elle esté moins belle
Que les fameux exploits du premier des Cesars ?
O peuple trop heureux, quand la paix viendra-t-elle
Nous rendre comme vous tout entiers aux beaux arts ?

  1. Le rat de ville que le rat des champs s’efforce en vain de contenter :
    Cupiens varia fastidia cœna
    Vincere tangentis male singula dente superbo.
    (livre II, satire 6.)

    Voyez ci-dessus, page 47, l’imitation que La Fontaine a faite de ce récit.

  2. Ce vers ne rime avec aucun autre et les trois précédents présentent trois fois la même rime de suite. Pour faire disparaître cette irrégularité, M. de Montenault a, dans l’édition de 1755, coupé ainsi le second de ces quatre vers :
    L’envoya chez Pluton faire
    Le dégoûté.
  3. La Fontaine se rappelle les paroles d’Echephron qui, entendant dans le chapitre xxxiii de Gargantua les conseils donnés à Picrochole par ses capitaines, s’exprime ainsi : « I’ay grand peur que toute ceste entreprinse sera semblable à la farce du pot au laict, duquel vn cordouannier se faisoit riche par resuerie : puis, le pot cassé, n’eust de quoy disner. » On voit que l’aventure qui faisait le sujet de la farce du Pot au lait était un peu différente de la fable de La Fontaine.
  4. « M. de Boufflers a tué un homme, après sa mort. Il étoit dans sa bière et en carrosse, on le menoit à une lieue de Boufflers pour l’enterrer, son curé étoit avec le corps. On verse ; la bière coupe le cou au pauvre curé.» (Mme  de Sévigné, 26 février 1672).
  5. Madame de Sévigné écrivait le 9 mars 1672 : « Voilà une petite fable de La Fontaine, qu’il a faite sur l’aventure du curé de M. de Boufflers, qui fut tué tout roide en carrosse auprès de lui ; cette aventure est bizarre ; la fable est jolie, mais ce n’est rien au prix de celles qui suivront. Je ne sais ce que c’est que ce Pot au lait. » On voit qu’elle avait pu se procurer le Curé et le Mort en manuscrit, mais que les fables précédentes ne lui étaient pas connues.
  6. C’est au chevalier Paul Neal, membre de la Société royale de Londres, qu’on attribue cette mésaventure scientifique.