Œuvres complètes de la Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 1/Livre premier

Œuvres complètes, tome 1, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxPaul Daffis (p. 39-61).
LIVRE PREMIER.




FABLE I.
LA CIGALE ET LA FOURMY.



La Cigale ayant chanté
Tout l’Esté,
Se trouva fort dépourveuë
Quand la bize fut venuë.
Pas un seul petit morceau
De moûche ou de vermisseau.
Elle alla crier famine
Chez la Fourmy sa voisine ;
La priant de luy prester
Quelque grain pour subsister
Jusqu’à la saison nouvelle.
Je vous payray, luy dit-elle,
Avant l’Oust, foy d’animal,
Interest et principal.
La Fourmy n’est pas presteuse :
C’est là son moindre défaut.
Que faisiez-vous au temps chaud ?

Dit-elle à cette emprunteuse.
Nuit et jour à tout venant
Je chantois, ne vous déplaise.
Vous chantiez ? j’en suis fort aise.
Et bien, dansez maintenant.




II.
LE CORBEAU ET LE RENARD.



Maistre Corbeau sur un arbre perché
Tenoit en son bec un fromage.
Maistre Renard par l’odeur alleché
Lui tint à peu prés ce langage.
Et bon jour, Monsieur du Corbeau.
Que vous estes joly ! que vous me semblez beau !
Sans mentir si vostre ramage
Se rapporte à vostre plumage,
Vous êtes le Phœnix des hostes de ces bois.
A ces mots le Corbeau ne se sent pas de joye :
Et pour monstrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proye.
Le Renard s’en saisit, et dit : Mon bon Monsieur,
Apprenez que tout flateur
Vit aux dépens de celuy qui l’écoute.
Cette leçon vaut bien un fromage sans doute.
Le Corbeau honteux et confus
Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendroit plus.






III.
LA GRENOUILLE QUI SE VEUT FAIRE
AUSSI GROSSE QUE LE BŒUF.



Une Grenoüille vid un Bœuf,
Qui luy sembla de belle taille.
Elle qui n’estoit pas grosse en tout comme un œuf,
Envieuse s’étend, et s’enfle, et se travaille,
Pour égaler l’animal en grosseur ;
Disant, Regardez bien ma sœur,
Est-ce assez ? dites moy, n’y suis-je point encore ?
Nenny. M’y voicy donc ? Point du tout. M’y voila ?
Vous n’en approchez point. La chetive pecore
S’enfla si bien qu’elle creva.
Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages :
Tout Bourgeois veut bastir comme les grands Seigneurs ;
Tout petit Prince a des Ambassadeurs,
Tout Marquis veut avoir des Pages.[1]




IV.
LES DEUX MULETS.



Deux Mulets cheminoient ; l’un d’avoine chargé :
L’autre portant l’argent de la Gabelle.
Celuy-cy glorieux d’une charge si belle,
N’eût voulu pour beaucoup en être soulagé.

Il marchoit d’un pas relevé,
Et faisoit sonner sa sonnette :
Quand l’ennemy se presentant,
Comme il en vouloit à l’argent,
Sur le Mulet du fisc une troupe se jette,
Le saisit au frein, et l’arreste.
Le Mulet en se défendant[2]
Se sent percer de coups, il gemit, il soûpire.
Est-ce donc là, dit-il, ce qu’on m’avoit promis ?
Ce Mulet qui me suit, du danger se retire,
Et moy j’y tombe et je peris.
Amy, luy dit son camarade,
Il n’est pas toûjours bon d’avoir un haut employ.
Si tu n’avois servy qu’un Meusnier, comme moy,
Tu ne serois pas si malade.




V.
LE LOUP ET LE CHIEN.



Un loup n’avoit que les os et la peau ;
Tant les Chiens faisoient bonne garde.
Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau,
Gras, poly, qui s’estoit fourvoyé par mégarde.
L’attaquer, le mettre en quartiers,
Sire Loup l’eust fait volontiers.
Mais il faloit livrer bataille ;
Et le Mâtin estoit de taille
A se défendre hardiment.
Le Loup donc l’aborde humblement,
Entre en propos, et luy fait compliment

Sur son embonpoint qu’il admire.
Il ne tiendra qu’à vous, beau Sire,
D’estre aussi gras que moy, luy repartit le Chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont miserables,
Cancres, haires, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoy ? Rien d’assuré : point de franche lipée ;
Tout à la pointe de l’épée.
Suivez-moy ; vous aurez un bien meilleur destin.
Le Loup reprit, Que me faudra-t-il faire ?
Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens
Portans bastons, et mendians ;
Flater ceux du logis ; à son Maistre complaire ;
Moyennant quoy vostre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons ;
Os de poulets, Os de pigeons :
Sans parler de mainte caresse.
Le Loup déjà se forge une felicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant il vid le col du Chien pelé.
Qu’est-ce là ? luy dit-il. Rien. Quoy rien ? Peu de chose.
Mais encor ? Le colier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? Pas toûjours, mais qu’importe ?
Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte :
Et ne voudrois pas même à ce prix un tresor.
Cela dit, Maistre Loup s’enfuit, et court encor.





VI.
LA GENISSE, LA CHEVRE, ET LA BREBIS,
EN SOCIETÉ AVEC LE LION.



La Genisse, la Chevre, et leur sœur la Brebis,
Avec un fier Lion Seigneur du voisinage,
Firent societé, dit-on, au temps jadis,
Et mirent en commun le gain et le dommage.
Dans les laqs de la Chevre un Cerf se trouva pris.
Vers ses associez aussi tost elle envoye.
Eux venus, le Lion par ses ongles conta,
Et dit, Nous sommes quatre à partager la proye ;
Puis en autant de parts de Cerf il dépeça :
Prit pour luy la premiere en qualité de Sire ;
Elle doit estre à moy, dit-il, et la raison,
C’est que je m’appelle Lion,
A cela l’on n’a rien à dire.
La seconde par droit me doit échoir encor :
Ce droit, vous le sçavez, c’est le droit du plus fort.
Comme le plus vaillant je pretens la troisiéme.
Si quelqu’une de vous touche à la quatriéme,
Je l’étrangleray tout d’abord.




VII.
LA BESACE.



Jupiter dit un jour : Que tout ce qui respire
S’en vienne comparoistre aux pieds de ma grandeur :
Si dans son composé quelqu’un trouve à redire,

Il peut le declarer sans peur :
Je mettray remede à la chose.
Venez Singe, parlez le premier, et pour cause.
Voyez ces animaux : faites comparaison
De leurs beautez avec les vostres.
Estes-vous satisfait ? Moy, dit-il, pourquoy non ?
N’ay-je pas quatre pieds aussi bien que les autres ?
Mon portrait jusqu’icy ne m’a rien reproché.
Mais pour mon frère l’Ours, on ne l’a qu’ébauché.
Jamais, s’il me veut croire, il ne se fera peindre.
L’Ours venant là-dessus, on crut qu’il s’alloit plaindre.
Tant s’en faut ; de sa forme il se loüa tres-fort ;
Glosa sur l’Elephant : dit qu’on pourroit encor
Ajoûter à sa queuë, oster à ses oreilles :
Que c’estoit une masse informe et sans beauté.
L’Elephant estant écouté,
Tout sage qu’il estoit, dit des choses pareilles.
Il jugea qu’à son appetit
Dame Baleine estoit trop grosse.
Dame Fourmy trouva le Ciron trop petit,
Se croyant pour elle un colosse.
Jupin les renvoya s’estant censurez tous :
Du reste contens d’eux ; mais parmy les plus fous
Nostre espece excella ; car tout ce que nous sommes,
Linx envers nos pareils, et Taupes envers nous,
Nous nous pardonnons tout, et rien aux autres hommes :
On se void d’un autre œil qu’on ne void son prochain.
Le frabriquateur souverain
Nous crea Besaciers tous de mesme maniere,
Tant ceux du temps passé que du temps d’aujourd’huy.
Il fit pour nos défaux la poche de derriere,
Et celle de devant pour les défaux d’autruy.





VIII.
L’HIRONDELLE ET LES PETITS OYSEAUX.



Une Hirondelle en ses voyages
Avoit beaucoup appris. Quiconque a beaucoup veu
Peut avoir beaucoup retenu.
Celle-cy prevoyoit jusqu’aux moindres orages,
Et devant qu’ils fussent éclos,
Les annonçoit aux Matelots.
Il arriva qu’au temps que la chanvre se seme
Elle vid un Manant en couvrir maints sillons.
Cecy ne me plaist pas, dit-elle aux Oisillons,
Je vous plains : Car pour moy, dans ce peril extrême,
Je sçauray m’éloigner, ou vivre en quelque coin.
Voyez-vous cette main qui par les airs chemine ?
Un jour viendra, qui n’est pas loin,
Que ce qu’elle répand sera votre ruïne.
De là naîtront engins à vous enveloper,
Et lacets pour vous attraper ;
Enfin mainte et mainte machine
Qui causera dans la saison
Vostre mort ou vostre prison.
Gare la cage ou le chaudron.
C’est pourquoy, leur dit l’Hirondelle,
Mangez ce grain, et croyez-moy.
Les Oyseaux se moquerent d’elle :
Ils trouvoient aux champs trop dequoy.
Quand la cheneviere fut verte,
L’Hirondelle leur dit : Arrachez brin à brin
Ce qu’a produit ce maudit grain ;
Ou soyez seurs de vostre perte.
Prophete de mal-heur, babillarde, dit-on,
Le bel employ que tu nous donnes !
Il nous faudroit mille personnes

Pour éplucher tout ce canton.
La chanvre estant tout à fait creuë,
L’Hirondelle ajoûta : Cecy ne va pas bien :
Mauvaise graine est tost venuë.
Mais puisque jusqu’icy l’on ne m’a cruë en rien ;
Dès que vous verrez que la terre
Sera couverte, et qu’à leurs bleds
Les gens n’estant plus occupez
Feront aux oysillons la guerre ;
Quand regingletes et rezeaux
Attraperont petits oyseaux ;
Ne volez plus de place en place :
Demeurez au logis, ou changez de climat :
Imitez le Canard, la Gruë, et la Becasse.
Mais vous n’estes pas en estat
De passer comme nous les deserts et les ondes,
N’y d’aller chercher d’autres mondes.
C’est pourquoy vous n’avez qu’un party qui soit seur :
C’est de vous renfermer aux trous de quelque mur.
Les Oysillons las de l’entendre,
Se mirent à jazer aussi confusément
Que faisoient les Troyens quand la pauvre Cassandre
Ouvroit la bouche seulement.
Il en prit aux uns comme aux autres.
Maint Oysillon se vid esclave retenu.
Nous n’écoutons d’instincts que ceux qui sont les nostres,
Et ne croyons le mal que quand il est venu.




IX.
LE RAT DE VILLE,
ET LE RAT DES CHAMPS.



Autrefois le Rat de ville
Invita le Rat des champs,
D’une façon fort civile,
A des reliefs d’Ortolans

Sur un Tapis de Turquie
Le couvert se trouva mis.
Je laisse à penser la vie
Que firent ces deux amis.

Le régal fut fort honneste :
Rien ne manquoit au festin ;
Mais quelqu’un troubla la feste
Pendant qu’ils estoient en train.

A la porte de la salle
Ils entendirent du bruit.
Le Rat de ville détale,
Son camarade le suit.

Le bruit cesse, on se retire :
Rats en campagne aussi-tost ;
Et le Citadin de dire,
Achevons tout nostre rost.

C’est assez, dit le Rustique ;
Demain vous viendrez chez moy :
Ce n’est pas que je me pique
De tous vos festins de Roy.

Mais rien ne vient m’interrompre ;
Je mange tout à loisir.
Adieu donc : fy du plaisir
Que la crainte peut corrompre.




X.
LE LOUP ET L’AGNEAU.



La raison du plus fort est toûjours la meilleure.
Nous l’allons montrer tout à l’heure.
Un Agneau se desalteroit
Dans le courant d’une onde pure.
Un Loup survient à jeun qui cherchoit avanture,

Et que la faim en ces lieux attiroit.
Qui te rend si hardy de troubler mon breuvage ?
Dit cét animal plein de rage :
Tu seras chastié de ta temerité.
Sire, répond l’Agneau, que vostre Majesté
Ne se mette pas en colere ;
Mais plûtost qu’elle considere
Que je me vas desalterant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d’Elle ;
Et que par consequent en aucune façon
Je ne puis troubler sa boisson.
Tu la troubles, reprit cette beste cruelle,
Et je sçais que de moy tu médis l’an passé.
Comment l’aurois-je fait si je n’estois pas né ?
Reprit l’Agneau, je tete encor ma mere.
Si ce n’est toy, c’est donc ton frere.
Je n’en ay point. C’est donc quelqu’un des tiens :
Car vous ne m’épargnez guere,
Vous, vos bergers, et vos chiens.
On me l’a dit : il faut que je me vange.
Là dessus au fond des forests
Le Loup l’emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procez.




XI.
L’HOMME ET SON IMAGE.
Pour M. L. D. D. L. R.[3]



Un homme qui s’aimoit sans avoir de rivaux[4],
Passoit dans son esprit pour le plus beau du monde.
Il accusoit toûjours les miroirs d’estre faux ;

Vivant plus que content dans son erreur profonde.
Afin de le guerir, le sort officieux
Presentoit par tout à ses yeux
Les Conseillers muets dont se servent nos Dames ;
Miroirs dans les logis, miroirs chez les Marchands,
Miroirs aux poches des galands,
Miroirs aux ceintures des femmes.
Que fait nostre Narcisse ? Il se va confiner
Aux lieux les plus cachez qu’il peut s’imaginer,
N’osant plus des miroirs éprouver l’avanture :
Mais un canal formé par une source pure,
Se trouve en ces lieux écartez.
Il s’y void ; il se fasche : et ses yeux irritez
Pensent appercevoir une chimere vaine.
Il fait tout ce qu’il peut pour éviter céte eau.
Mais quoy, le canal est si beau
Qu’il ne le quitte qu’avec peine.
On void bien où je veux venir.
Je parle à tous ; et cette erreur extrême
Est un mal que chacun se plaist d’entretenir.
Nostre ame c’est cét Homme amoureux de luy-mesme,
Tant de Miroirs ce sont les sottises d’autruy ;
Miroirs de nos défaux les Peintres legitimes.
Et quant au Canal, c’est celuy
Que chacun sçait, le Livre des Maximes.




XII.
LE DRAGON A PLUSIEURS TESTES,
ET LE DRAGON A PLUSIEURS QUEUES.



Un envoyé du Grand Seigneur
Preferoit, dit l’Histoire, un jour chez l’Empereur,
Les forces de son Maistre à celles de l’Empire.
Un Alleman se mit à dire :

Nostre prince a des dépendans
Qui de leur Chef sont si puissans,
Que chacun d’eux pourroit soudoyer une armée.
Le Chiaoux homme de sens,
Luy dit : Je sçais par renommée
Ce que chaque Electeur peut de monde fournir ;
Et cela me fait souvenir
D’une avanture estrange, et qui pourtant est vraye.
J’estois en un lieu seur, lors que je vis passer
Les cent testes d’une Hydre au travers d’une haye.
Mon sang commence à se glacer,
Et je crois qu’à moins on s’effraye.
Je n’en eus toutefois que la peur sans le mal.
Jamais le corps de l’animal
Ne pût venir vers moy, ny trouver d’ouverture.
Je resvois à cette avanture,
Quand un autre Dragon qui n’avoit qu’un seul chef,
Et bien plus d’une queuë, à passer se presente.
Me voila saisi derechef
D’estonnement et d’épouvante.
Ce chef passe, et le corps, et chaque queuë aussi.
Rien de les empescha ; l’un fit chemin à l’autre.
Je soûtiens qu’il en est ainsi
De vostre Empereur et du nostre.




XIII.
LES VOLEURS ET L’ASNE.



Pour un Asne enlevé deux voleurs se battoient :
L’un vouloit le garder ; l’autre le vouloit vendre.
Tandis que coups de poin trotoient,
Et que nos champions songeoient à se défendre,
Arrive un troisiéme larron,
Qui saisit Maistre Aliboron.

L’Asne c’est quelquefois une pauvre Province.
Les Voleurs sont tel et tel Prince ;
Comme le Transsilvain, le Turc, et le Hongrois.
Au lieu de deux j’en ay rencontré trois :
Il est assez de cette marchandise.
De nul d’eux n’est souvent la Province conquise.
Un quart Voleur survient qui les accorde net,
En se saisissant du Baudet.




XIV.
SIMONIDE PRESERVÉ PAR LES DIEUX.



On ne peut trop loüer trois sortes de personnes,
Les Dieux, sa Maistresse, et son Roy.
Malherbe le disoit : j’y souscris quant à moy :
Ce sont maximes toûjours bonnes.
La loüange chatoüille, et gagne les esprits.
Les faveurs d’une belle en sont souvent le prix.
Voyons comme les Dieux l’ont quelquefois payée.
Simonide avoit entrepris
L’éloge d’un Athlete, et la chose essayée,
Il trouva son sujet plein de recits tout nus.
Les parens de l’Athlete estoient gens inconnus,
Son pere un bon bourgeois, luy sans autre merite ;
Matiere infertile et petite.
Le Poëte d’abord parla de son Heros.
Aprés en avoir dit ce qu’il en pouvoit dire,
Il se jette à costé ; se met sur le propos
De Castor et Pollux ; ne manque pas d’écrire
Que leur exemple estoit aux luteurs glorieux ;
Eleve leurs combats, specifiant les lieux
Où ces freres s’estoient signalez davantage :
Enfin l’éloge de ces Dieux
Faisoit les deux tiers de l’ouvrage.

L’Athlete avoit promis d’en payer un talent :
Mais quand il le vid, le galand
N’en donna que le tiers, et dit fort franchement
Que Castor et Pollux acquittassent le reste.
Faîtes-vous contenter par ce couple celeste.
Je vous veux traiter cependant.
Venez souper chez moy, nous ferons bonne vie.
Les conviez sont gens choisis,
Mes parens, mes meilleurs anis.
Soyez donc de la compagnie.
Simonide promit. Peut-estre qu’il eut peur
De perdre outre son deû le gré de sa loûange.
Il vient, l’on festine, l’on mange.
Chacun estant en belle humeur,
Un domestique accourt, l’avertit qu’à la porte
Deux hommes demandoient à le voir promptement.
Il sort de table, et la cohorte
N’en perd pas un seul coup de dent.
Ces deux hommes estoient les gemeaux de l’éloge.
Tous deux luy rendent grace, et pour prix de ses vers
Ils l’avertissent qu’il déloge,
Et que cette maison va tomber à l’envers.
La prediction en fut vraye ;
Un pilier manque : et le platfonds,
Ne trouvant plus rien qui l’estaye,
Tombe sur le festin, brise plats et flacons,
N’en fait pas moins aux échansons.
Ce ne fut pas le pis ; car pour rendre complete
La vengeance deuë au Poëte,
Une poutre cassa les jambes à l’Athlete,
Et renvoya les conviez
Pour la plus part estropiez.
La renommée eut soin de publier l’affaire.
Chacun cria miracle ; on doubla le salaire
Que meritoient les vers d’un homme aimé des Dieux.
Il n’estoit fils de bonne mere
Qui les payants à qui mieux mieux
Pour ses ancestres n’en fît faire.

Je reviens à mon texte ; et dis premierement
Qu’on ne sçauroit manquer de loüer largement
Les Dieux et leurs pareils : de plus Melpomene
Souvent sans déroger trafique de sa peine :
Enfin qu’on doit tenir nostre art en quelque prix.
Les grands se font honneur dés lors qu’ils nous font grace.
Jadis l’Olympe et le Parnasse
Estoient freres et bon amis.




XV.
LA MORT ET LE MAL-HEUREUX.

XVI.
LA MORT ET LE BUSCHERON[5].



Un Mal-heureux appelloit tous les jours
La mort à son secours.
O mort, luy disoit-il, que tu me sembles belle !
Vien viste, vien finir ma fortune cruelle.
La mort crut en venant l’obliger en effet.
Elle frape à sa porte, elle entre, elle se montre.
Que vois-je ! cria-t-il, ostez-moy cet objet ;
Qu’il est hideux ! que sa rencontre
Me cause d’horreur et d’effroy !
N’approche pas, ô mort ô mort, retire-toy.

Mecenas fut un galand homme :
Il a dit quelque part[6]. Qu’on me rende impotent,

Cu de jatte, gouteux, manchot, pourveu qu’en somme
Je vive, c’est assez, je suis plus content.
Ne vien jamais, ô mort, on t’en dit tout autant.


Ce sujet a esté traité d’une autre façon par Esope, comme la Fable suivante le fera voir. Je composay celle-cy pour une raison qui me contraignoit de rendre la chose ainsi generale. Mais quelqu’un me fit connoistre que j’eusse beaucoup mieux fait de suivre mon original, et que je laissois passer un des plus beaux traits qui fust dans Esope. Cela m’obligea d’y avoir recours. Nous ne sçaurions aller plus avant que les anciens : ils ne nous ont laissé pour nostre part que la gloire de les bien suivre. Je joins toutefois ma Fable à celle d’Esope ; non que la mienne le merite : mais à cause du mot de Mecenas que j’y fais entrer, et qui est si beau et si à propos que je n’ay pas cru le devoir omettre.



Uu pauvre Bucheron tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans,
Germissant et courbé marchoit à pas pesans,
Et taschoit de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin n’en pouvant plus d’effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos.
Sa femme, ses enfants, les soldats, les imposts,
Le creancier, et la corvée,
Luy font d’un mal-heureux la peinture achevée.
Il appelle la mort ; elle vient sans tarder ;
Luy demande ce qu’il faut faire.
C’est, dit-il, afin de m’aider
A recharger ce bois ; tu ne tarderas guere.

Le trépas vient tout guerir ;
Mais ne bougeons d’où nous sommes.
Plûtost souffrir que mourir,
C’est la devise des hommes.



XVII.
L’HOMME ENTRE DEUX AGES,
ET SES DEUX MAISTRESSES.



Un Homme de moyen âge,
Et tirant sur le grison,
Jugea qu’il estoit saison
De songer au mariage.
Il avoit du contant,
Et partant
Dequoy choisir. Toutes vouloient luy plaire ;
En quoy nostre amoureux ne se pressoit pas tant.
Bien adresser n’est pas petite affaire.
Deux Veuves sur son cœur eurent le plus de part ;
L’une encor’ verte, et l’autre un peu bien mûre ;
Mais qui reparoit par son art
Ce qu’avoit détruit la nature.
Ces deux Veuves en badinant,
En riant, en luy faisant feste,
L’alloient quelquefois testonnant,
C’est à dire ajustant sa teste.
La Vieille à tous momens de sa part emportoit
Un peu du poil noir qui restoit,
Afin que son amant en fust plus à sa guise.
La Jeune saccageoit les poils blancs à son tour.
Toutes deux firent tant que nostre teste grise
Demeura sans cheveux, et se douta du tour.
Je vous rends, leur dit-il, mille graces ; les Belles,
Qui m’avez si bien tondu :
J’ay plus gagné que perdu :
Car d’Hymen, point de nouvelles.
Celle que je prendrois voudroit qu’à sa façon
Je vécusse, et non à la mienne.
Il n’est teste chauve qui tienne ;
Je vous suis obligé, Belles, de la leçon.



XVIII.
LE RENARD ET LA CIGOGNE.



Compere le Renard se mit un jour en frais,
Et retint à disner commere la Cigogne.
Le régal fut petit, et sans beaucoup d’apprest ;
Le galand pour toute besogne
Avoit un brouët clair (il vivoit chichement).
Ce brouët fut par luy servy sur une assiette :
La Cigogne au long bec n’en pût attraper miette ;
Et le drosle eut lappé le tout en un moment.
Pour se vanger de cette tromperie,
A quelque-temps de là la Cigogne le prie.
Volontiers, luy dit-il, car avec mes amis
Je ne fais point ceremonie.
A l’heure dite il courut au logis
De la Cigogne son hostesse,
Loüa tres-fort la politesse[7],
Trouva le disner cuit à point.
Bon appetit sur tout ; Renards n’en manquent point.
Il se réjoüissoit à l’odeur de la viande
Mise en menus morceaux, et qu’il croyoit friande.
On servit, pour l’embarasser
En un vase à long col, et d’étroite embouchure.
Le bec de la Cigogne y pouvoit bien passer,
Mais le museau du Sire estoit d’autre mesure.
Il luy falut à jeun retourner au logis,
Honteux comme un Renard qu’une Poule auroit pris,
Serrant la queuë, et portant bas l’oreille.
Trompeurs, c’est pour vous que j’écris,
Attendez-vous à la pareille.



XIX.
L’ENFANT ET LE MAISTRE D’ECOLE



Dans ce recit je pretens faire voir
D’un certain sot la remontrance vaine.
Un jeune enfant dans l’eau se laissa choir,
En badinant sur les bords de la Seine.
Le Ciel permit qu’un saule se trouva,
Dont le branchage, aprés Dieu, le sauva.
S’estant pris, dis-je, aux branches de ce saule,
Par cét endroit passe un Maistre d’école.
L’Enfant luy crie, Au secours, je peris.
Le Magister se tournant à ses cris,
D’un ton fort grave à contre-temps s’avise
De le tancer. Ah le petit babouin !
Voyez, dit-il, où l’a mis sa sottise !
Et puis prenez de tels fripons le soin.
Que les parens sont mal-heureux, qu’il faille
Toûjours veiller à semblable canaille !
Qu’ils ont de maux ! et que je plains leur sort !
Ayant tout dit il mit l’enfant à bord.
Je blâme icy plus de gens qu’on ne pense.
Tout babillard, tout censeur, tout pedant,
Se peut connoistre au discours que j’avance :
Chacun des trois fait un peuple fort grand ;
Le Createur en a beny l’engeance.
En toute affaire ils ne font que songer
Aux moyens d’exercer leur langue.
Hé mon amy, tire-moy de danger ;
Tu feras apres ta harangue.





XX.
LE COQ ET LA PERLE.



Un jour un Coq détourna
Une Perle qu’il donna
Au beau premier Lapidaire.
Je la crois fine, dit-il,
Mais le moindre grain de mil
Seroit bien mieux mon affaire.

Un ignorant herita
D’un manuscrit qu’il porta
Chez son voisin le Libraire.
Je crois, dit-il, qu’il est bon ;
Mais le moindre ducaton
Seroit bien mieux mon affaire.




XXI.
LES FRELONS, ET LES MOUCHES A MIEL.



A l’œuvre on connoist l’Artisan.
Quelques rayons de miel sans maistre se trouverent :
Des Frelons les reclamerent.
Des Abeilles s’opposant,
Devant certaine Guespe on traduisit la cause.
Il estoit mal-aisé de decider la chose.
Les témoins déposoient qu’autour de ces rayons
Des animaux aîlez, bourdonnans, un peu longs,
De couleur fort tannée, et tels que les Abeilles,
Avoient long-tems paru. Mais quoy, dans les Frelons
Ces enseignes estoient pareilles.
La Guespe na sçachant que dire à ces raisons,

Fit enqueste nouvelle ; et pour plus de lumiere,
Entendit une fourmilliere.
Le point n’en pût estre éclaircy.
De grace, à quoy bon tout cecy ?
Dit une Abeille fort prudente.
Depuis tantost six moys que la cause est pendante,
Nous voicy comme aux premiers jours.
Pendant cela le miel se gaste.
Il est temps désormais que le Juge se haste :
N’a-t-il point assez leché l’Ours ?
Sans tant de contredits, et d’interlocutoires,
Et de fatras, et de grimoires,
Travaillons, les Frelons et nous :
On verra qui sçait faire avec un suc si doux
Des cellules si bien basties.
Le refus des Frelons fit voir
Que cét art passoit leur sçavoir :
Et la Guespe adjugea le miel à leurs parties.
Pleust à Dieu qu’on reglast ainsi tous les procez !
Que des Turcs en cela l’on suivist la methode !
Le simple sens commun nous tiendroit lieu de Code.
Il ne faudroit point tant de frais.
Au lieu qu’on nous mange, on nous gruge,
On nous mine par des longueurs :
On fait tant à la fin que l’huistre est pour le Juge,
Les écailles pour les plaideurs[8].




XXII.
LE CHESNE ET LE ROZEAU.



Le Chesne un jour dit au Rozeau :
Vous avez bien sujet d’accuser la nature.
Un Roitelet pour vous est un pesant fardeau.
Le moindre vent qui d’aventure

Fait rider la face de l’eau
Vous oblige à baisser la teste :
Cependant que mon front au Caucase pareil,
Non content d’arrester les rayons du Soleil,
Brave l’effort de la tempeste.
Tout vous est Aquilon ; tout me semble Zephir.
Encor si vous naissiez à l’abry du feüillage
Dont je couvre le voisinage ;
Vous n’auriez pas tant à souffrir ;
Je vous défendrois de l’orage :
Mais vous naissez le plus souvent
Sur les humides bords des Royaumes du vent.
La nature envers vous me semble bien injuste.
Vostre compassion, luy répondit l’Arbuste,
Part d’un bon naturel ; mais quittez ce soucy.
Les vents me sont moins qu’à vous redoutables.
Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu’icy
Contre leurs coups épouvantables
Resisté sans courber le dos :
Mais attendons la fin. Comme il disoit ces mots,
Du bout de l’Orizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfans
Que le Nort eust portez jusque-là dans ses flancs.
L’Arbre tient bon, le Roseau plie :
Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu’il déracine
Celuy de qui la teste au Ciel estoit voisine,
Et dont les pieds touchoient à l’empire des morts[9].



  1. Boileau avoit dit trois ans auparavant, dans sa Ve satire (v. 114).
    Le Duc et le Marquis se reconnut aux Pages.
  2. Edition de 1668 : Le mulet se défendant.
  3. Le duc de La Rochefoucauld qui avoit déja publié la 2e édition de ses Maximes quand cette fable parut.
  4. Vers imité d’Horace, Art. poét. 444.
    Quin sinè rivali teque et tua solus amares.
  5. Voyez page 8 l’apologue en prose de Patru sur le même sujet.
  6. Debilem facito manu,
    Debilem pede, coxa ;
    Tuber adstrue gibberum ;
    Lubricos quate dentes.
    Vita dum superest, bene est.
    Hanc mihi, vei acuta
    Si sedeam cruce, sustine.
    Ces vers sont rapportés par Sénèque dans son épître CI.
  7. Sa politesse dans l’édition de 1668.
  8. Voyez livre IX, fable ix.
  9. Virgile a dit (Géorg., II, v. 292) :
    ……… Quæ quantùm vertice ad auras
    Æthereas, tantùm radice in Tartara tendit.