Œuvres complètes de la Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 1/Livre cinquiéme (XI)

Œuvres complètes, tome 1, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxPaul Daffis (p. 315-332).
LIVRE CINQUIÉME (XI).




FABLE I.
LE LION.



Sultan Léopard autresfois
Eut, ce dit-on, par mainte aubeine,
Force bœufs dans ses prez, force Cerfs dans ses bois,
Force moutons parmi la plaine,
Il naquit un Lion dans la forest prochaine.
Apres les complimens et d’une et d’autre part,
Comme entre grands il se pratique,
Le Sultan fit venir son Visir le Renard,
Vieux routier et bon politique.
Tu crains, ce luy dit-il, Lionceau mon voisin ;
Son pere est mort, que peut-il faire ?
Plains plûtost le pauvre orphelin.
Il a chez luy plus d’une affaire ;
Et devra beaucoup au destin
S’il garde ce qu’il a sans tenter de conqueste.
Le Renard dit branlant la teste :
Tels orphelins, Seigneur, ne me font point pitié ;
Il faut de celuy-ci conserver l’amitié,
Ou s’efforcer de le détruire,
Avant que la griffe et la dent

Luy soit cruë, et qu’il soit en estat de nous nuire ;
N’y perdez pas un seul moment.
J’ay fait son horoscope : il croistra par la guerre.
Ce sera le meilleur Lion
Pour ses amis qui soit sur terre,
Taschez donc d’en estre, sinon
Taschez de l’affoiblir. La harangue fut vaine.
Le Sultan dormoit lors ; et dedans son domaine
Chacun dormoit aussi, bestes, gens ; tant qu’enfin
Le Lionceau devient vray Lion. Le tocsin
Sonne aussi-tost sur luy ; l’alarme se promeine
De toutes parts ; et le Visir
Consulté là-dessus dit avec un soûpir ;
Pourquoy l’irritez-vous ? la chose est sans remede.
En vain nous appellons mille gens à nostre ayde.
Plus ils sont, plus il coûte ; et je ne les tiens bons
Qu’à manger leur part des moutons.
Appaisez le Lion ; seul il passe en puissance
Ce monde d’alliez vivans sur nostre bien :
Le Lion en a trois qui ne luy coûtent rien,
Son courage, sa force, avec sa vigilance.
Jettez-lui promptement sous la griffe un mouton :
S’il n’en est pas content jettez en davantage.
Joignez-y quelque bœuf : choisissez pour ce don
Tout le plus gras du pasturage
Sauvez le reste ainsi. Ce conseil ne plut pas.
Il en prit mal, et force états
Voisins du Sultan en pâtirent :
Nul n’y gagna ; tous y perdirent.
Quoy que fist ce monde ennemi,
Celuy qu’ils craignoient fut le maistre.
Proposez-vous d’avoir le Lion pour ami
Si vous voulez le laisser craistre.





II.
POUR MONSEIGNEUR LE DUC DU MAYNE[1].



Jupiter eut un fils, qui se sentant du lieu
Dont il tiroit son origine,
Avoit l’ame toute divine.
L’enfance n’aime rien : celle du jeune Dieu
Faisoit sa principale affaire
Des doux soins d’aimer et de plaire.
En luy l’amour et la raison
Devancerent le temps, dont les aîles legeres
N’amenent que trop-tost, helas ! chaque saison.
Flore aux regards riants, aux charmantes manieres,
Toucha d’abord le cœur du jeune Olimpien.
Ce que la passion peut inspirer d’adresse,
Sentimens délicats et remplis de tendresse,
Pleurs, soûpirs, tout en fut : bref il n’oublia rien.
Le fils de Jupiter devoit par sa naissance
Avoir un autre esprit et d’autres dons des Cieux,
Que les enfans des autres Dieux.
Il sembloit qu’il n’agist que par réminiscence,
Et qu’il eust autresfois fait le métier d’amant,
Tant il le fit parfaitement.
Jupiter cependant voulut le faire instruire.
Il assembla les Dieux, et dit : J’ay sceu conduire
Seul et sans compagnon jusqu’ici l’Univers :
Mais il est des emplois divers
Qu’aux nouveaux Dieux je distribuë.
Sur cét enfant chery j’ay donc jetté la veuë.

C’est mon sang ; tout est plein déja de ses Autels.
Afin de mériter le rang des immortels,
Il faut qu’il sçache tout. Le maistre du Tonnerre
Eut à peine achevé que chacun applaudit.
Pour sçavoir tout, l’enfant n’avoit que trop d’esprit.
Je veux, dit le Dieu de la guerre,
Luy monstrer moy-mesme cét art
Par qui maints Héros ont eu part
Aux honneurs de l’Olimpe, et grossi cét empire.
Je seray son maistre de lyre,
Dit le blond et docte Apollon.
Et moy, reprit Hercule à la peau de Lion,
Son maistre à surmonter les vices,
A dompter les transports, monstres empoisonneurs,
Comme Hydres renaissans sans cesse dans les cœurs.
Ennemi des molles délices,
Il apprendra de moy les sentiers peu battus
Qui meinent aux honneurs sur les pas des vertus.
Quand ce vint au Dieu de Cythere,
Il dit qu’il luy monstreroit tout.
L’Amour avoit raison : dequoy ne vient à bout
L’esprit joint au desir de plaire ?




III.
LE FERMIER, LE CHIEN,
ET LE RENARD.



Le Loup et le Renard sont d’étranges voisins :
Je ne bastiray point autour de leur demeure.
Ce dernier guetoit à toute heure
Les poules d’un Fermier ; et quoy que des plus fins,
Il n’avoit pû donner d’atteinte à la volaille,
D’une part l’appetit, de l’autre le danger.

N’estoient pas au compere un embarras leger.
Hé quoy, dit-il, cette canaille
Se moque impunément de moy ?
Je vais, je viens, je me travaille.
J’imagine cent tours ; le rustre en paix chez soy
Vous fait argent de tout, convertit en monnoye
Ses chapons, sa poulaille ; il en a mesme au croc :
Et moy maistre passé, quand j’attrape un vieux coq,
Je suis au comble de la joye !
Pourquoy sire Jupin m’a-t-il donc appellé
Au métier de Renard ? je jure les puissances
De l’Olimpe et du Stix, il en sera parlé.
Roulant en son cœur ces vengeances,
Il choisit une nuit liberale en pavots ;
Chascun estoit plongé dans un profond repos ;
Le Maistre du logis, les valets, le chien mesme,
Poules, poulets, chapons, tout dormoit. Le Fermier,
Laissant ouvert son poulailler,
Commit une sottise extrême.
Le voleur tourne tant qu’il entre au lieu guetté ;
Le dépeuple, remplit de meurtres la cité :
Les marques de sa cruauté
Parurent avec l’Aube ; on vid un étalage
De corps sanglans, et de carnage.
Peu s’en falut que le Soleil
Ne rebroussast d’horreur vers le manoir liquide.
Tel, et d’un spectacle pareil,
Apollon irrité contre le fier Atride
Joncha son camp de morts : on vid presque détruit
L’ost des Grecs, et ce fut l’ouvrage d’une nuit.
Tel encore autour de sa tente
Ajax à l’ame impatiente,
De moutons, et de boucs fit un vaste débris,
Croyant tuer en eux son concurrent Ulisse,
Et les autheurs de l’injustice
Par qui l’autre emporta le prix.
Le Renard autre Ajax aux volailles funeste,
Emporte ce qu’il peut, laisse étendu le reste.

Le Maistre ne trouva de recours qu’à crier
Contre ses gens, son chien, c’est l’ordinaire usage.
Ah maudit animal qui n’es bon qu’à noyer,
Que n’avertissois-tu dés l’abord du carnage ?
Que ne l’évitiez-vous ? c’eust esté plûtost fait.
Si vous Maistre et Fermier à qui touche le fait,
Dormez sans avoir soin que la porte soit close,
Voulez-vous que moy chien qui n’ay rien à la chose,
Sans aucun interest je perde le repos ?
Ce chien parloit tres-apropos :
Son raisonnement pouvoit estre
Fort bon dans la bouche d’un Maistre ;
Mais n’estant que d’un simple chien,
On trouva qu’il ne valoit rien.
On vous sangla le pauvre drille.
Toy donc, qui que tu sois, ô pere de famille,
(Et je ne t’ay jamais envié cét honneur,)
T’attendre aux yeux d’autruy, quand tu dors, c’est erreur.
Couche-toy le dernier, et voy fermer ta porte.
Que si quelque affaire t’importe,
Ne la fais point par procureur.




IV.
LE SONGE D’UN HABITANT DU MOGOL.



Jadis certain Mogol vid en songe un Vizir,
Aux champs Elisiens possesseur d’un plaisir,
Aussi pur qu’infini, tant en prix qu’en durée ;
Le mesme songeur vid en une autre contrée
Un Hermite entouré de feux,
Qui touchoit de pitié mesme les mal-heureux.
Le cas parut étrange, et contre l’ordinaire,
Minos en ces deux morts sembloit s’estre mépris.

Le dormeur s’éveilla tant il en fut surpris.
Dans ce songe pourtant soupçonnant du mystere,
Il se fit expliquer l’affaire.
L’interprete lui dit : Ne vous étonnez point,
Vostre songe a du sens, et si j’ay sur ce poinct
Acquis tant soit peu d’habitude,
C’est un avis des Dieux. Pendant l’humain séjour
Ce Vizir quelquesfois cherchoit la solitude ;
Cét Hermite aux Vizirs alloit faire sa cour.

Si j’osois ajoûter au mot de l’interprete,
J’inspirerois icy l’amour de la retraite ;
Elle offre à ses amans des biens sans embarras,
Biens purs, presens du Ciel, qui naissent sous les pas.
Solitude où je trouve une douceur secrete,
Lieux que j’aimay toujours, ne pourray-je jamais,
Loin du monde et du bruit goûter l’ombre et le frais ?
O qui m’arrestera sous vos sombres aziles !
Quand poursent les neuf Sœurs, loin des cours et des Villes,
M’occuper tout entier, et m’apprendre des Cieux
Les divers mouvemens inconnus à nos yeux,
Les noms et les vertus de ces clartez errantes,
Par qui sont nos destins et nos mœurs differentes ?
Que si je ne suis né pour de si grands projets.
Du moins que les ruisseaux m’offrent de doux objets !
Que je peigne en mes Vers quelque rive fleurie !
La Parque à filets d’or n’ourdira point ma vie ;
Je ne dormiray point sous de riches lambris.
Mais void-on que le somme en perde-de son prix ?
En est-il moins profond, et moins plein de délices ?
Je luy vouë au desert de nouveaux sacrifices.
Quand le moment viendra d’aller trouver les morts,
J’auray vescu sans soins, et mourray sans remords.






V.
LE LION, LE SINGE, ET LES DEUX
ASNES.



Le Lion, pour bien gouverner,
Voulant apprendre la morale,
Se fit un beau jour amener
Le Singe maistre es arts chez la gent animale.
La premiere leçon que donna le Regent,
Fut celle-cy ; Grand Roy, pour regner sagement,
Il faut que tout Prince prefere
Le zele de l’Estat à certain mouvement,
Qu’on appelle communément
Amour propre ; car c’est le pere,
C’est l’autheur de tous les défauts,
Que l’on remarque aux animaux.
Vouloir que de tout poinct ce sentiment vous quitte,
Ce n’est pas chose si petite
Qu’on en vienne à bout en un jour ;
C’est beaucoup de pouvoir moderer cét amour.
Par là vostre personne auguste
N’admettra jamais rien en soy
De ridicule ny d’injuste.
Donne-moy, repartit le Roy,
Des exemples de l’un et l’autre.
Toute espece, dit le Docteur,
(Et je commence par la nostre)
Toute profession s’estime dans son cœur,
Traite les autres d’ignorantes,
Les qualifie impertinentes,
Et semblables discours qui ne nous coûtent rien.
L’amour propre au rebours, fait qu’au degré suprême
On porte ses pareils ; car c’est un bon moyen

De s’élever aussi soy-mesme.
De tout ce que dessus j’argumente tres-bien,
Qu’icy bas maint talent n’est que pure grimace,
Cabale, et certain art de se faire valoir,
Mieux sceu des ignorans, que des gens de sçavoir.
L’autre jour suivant à la trace
Deux Asnes qui prenant tour à tour l’encensoir
Se loüoient tour à tour, comme c’est la maniere ;
J’oüis que l’un des deux disoit à son confrere ;
Seigneur, trouvez-vous pas bien injuste et bien sot
L’homme cét animal si parfait. ? il profâne
Notre auguste nom, traitant d’Asne
Quiconque est ignorant, d’esprit lourd, idiot :
Il abuse encore d’un mot,
Et traite nostre rire, et nos discours de braire.
Les humains sont plaisans de pretendre exceller
Par dessus nous ; non, non ; c’est à vous de parler,
A leurs Orateurs de se taire.
Voilà les vrays braillards ; mais laissons-là ces gens ;
Vous m’entendez, je vous entends :
Il suffit : et quant aux merveilles,
Dont vostre divin chant vient frapper les oreilles,
Philomele est au prix novice dans cét Art ;
Vous surpassez Lambert. L’autre baudet repart :
Seigneur, j’admire en vous des qualitez pareilles.
Ces Asnes non contens de s’estre ainsi gratez,
S’en allerent dans les Citez
L’un l’autre se prosner. Chacun d’eux croyoit faire
En prisant ses pareils une fort bonne affaire.
Pretendant que l’honneur en reviendroit sur luy.
J’en connois beaucoup aujourd’huy,
Non parmi les baudets, mais parmy les puissances
Que le Ciel voulut mettre en de plus hauts degrez,
Qui changeroient entre eux les simples excellences,
S’ils osoient, en des majestez.
J’en dis peut-estre plus qu’il ne faut, et suppose
Que vostre majesté gardera le secret.
Elle avoit soûhaité d’apprendre quelque trait

Qui luy fist voir entre autre chose,
L’amour propre, donnant du ridicule aux gens.
L’injuste aura son tour : il y faut plus de temps.
Ainsi parla ce Singe. On ne m’a pas sçeu dire
S’il traita l’autre poinct ; car il est délicat ;
Et nostre maistre es Arts qui n’estoit pas un fat
Regardoit ce Lion comme un terrible sire.




VI.
LE LOUP, ET LE RENARD.



Mais d’où vient qu’au Renard Esope accorde un poinct ?
C’est d’exceller en tours pleins de matoiserie.
J’en cherche la raison, et ne la trouve point.
Quand le Loup a besoin de défendre sa vie,
Ou d’attaquer celle d’autruy,
N’en sçait-il pas autant que luy ?
Je crois qu’il en sçait plus, et j’oserois peut-estre
Avec quelque raison contredire mon maistre.
Voicy pourtant un cas où tout l’honneur échût
A l’hoste des terriers. Un soir il apperçeut
La Lune au fond d’un puits : l’orbiculaire image
Luy parut un ample fromage.
Deux sceaux alternativement
Puisoient le liquide élement.
Nostre Renard pressé par une faim canine,
S’accommode en celuy qu’au haut de la machine
L’autre sceau tenoit suspendu.
Voilà l’animal descendu,
Tiré d’erreur ; mais fort en peine,
Et voyant sa perte prochaine.
Car comment remonter si quelque autre affamé
De la mesme image charmé,

Et succédant à sa misere
Par le mesme chemin ne le tiroit d’affaire ?
Deux jours s’estoient passez sans qu’aucun vinst au puits ;
Le temps qui toûjours marche avoit pendant deux nuits
Echancré selon l’ordinaire
De l’astre au front d’argent la face circulaire.
Sire Renard estoit desesperé.
Compere Loup, le gosier alteré,
Passe par là : l’autre dit, Camarade,
Je vous veux régaler ; voyez-vous cét objet ?
C’est un fromage exquis. Le Dieu Faune l’a fait,
La vache Io donna le laict.
Jupiter, s’il estoit malade,
Reprendroit l’appetit en tastant d’un tel mets.
J’en ay mangé cette échancrure,
Le reste vous sera suffisante pasture.
Descendez dans un sceau que j’ay là mis exprès.
Bien qu’au moins mal qu’il pust il ajustast l’histoire,
Le Loup fut un sot de le croire ;
Il descend, et son poids emportant l’autre part,
Reguinde en haut maistre Renard.
Ne nous en mocquons point ; nous nous laissons seduire
Sur aussi peu de fondement ;
Et chacun croit fort aisément
Ce qu’il craint, et ce qu’il desire.




VII.
LE PAISAN DU DANUBE.



Il ne faut point juger des gens sur l’apparence,
Le conseil en est bon ; mais il n’est pas nouveau :
Jadis l’erreur du Souriceau

Me servit à prouver le discours que j’avance[2].
J’ay pour le fonder à present
Le bon Socrate, Esope, et certain Païsan
Des rives du Danube, homme dont Marc-Aurele
Nous fait un portrait fort fidele[3].
On connoist les premiers ; quant à l’autre, voicy
Le personnage en racourci.
Son menton nourrissoit une barbe touffuë,
Toute sa personne veluë
Representoit un Ours, mais un Ours mal léché.
Sous un sourcil épais il avoit l’œil caché,
Le regard de travers, nez tortu, grosse levre,
Portoit sayon de poil de chevre,
Et ceinture de joncs marins.
Cét homme ainsi basty fut deputé des Villes
Que lave le Danube : il n’estoit point d’aziles,
Où l’avarice des Romains
Ne penetrast alors, et ne portast les mains.
Le deputé vint donc, et fit cette harangue,
Romains, et vous Senat assis pour m’écoûter,
Je supplie avant tout les Dieux de m’assister :
Veüillent les immortels conducteurs de ma langue
Que je ne dise rien qui doive estre repris.
Sans leur ayde il ne peut entrer dans les esprits,
Que tout mal et toute injustice :
Faute d’y recourir on viole leurs loix.
Témoin nous que punit la Romaine avarice :

Rome est par nos forfaits, plus que par ses exploits,
L’instrument de nostre supplice.
Craignez Romains, craignez que le Ciel quelque jour
Ne transporte chez vous les pleurs et la misere,
Et mettant en nos mains par un juste retour
Les armes dont se sert sa vengeance severe,
Il ne vous fasse en sa colere
Nos esclaves à vostre tour.
Et pourquoy sommes-nous les vostres ? Qu’on me die
En quoy vous valez mieux que cent peuples divers ?
Quel droit vous a rendus maistres de l’Univers ?
Pourquoy venir troubler une innocente vie ?
Nous cultivions en paix d’heureux champs, et nos mains
Estoient propres aux Arts, ainsi qu’au labourage :
Qu’avez-vous appris aux Germains ?
Ils ont l’adresse et le courage :
S’ils avoient eu l’avidité,
Comme vous, et la violence,
Peut estre en vostre place ils auroient la puissance,
Et sçauroient en user sans inhumanité.
Celle que vos Prêteurs ont sur nous exercée
N’entre qu’à peine en la pensée.
La majesté de vos Autels
Elle mesme en est offensée :
Car sçachez que les immortels
Ont les regards sur nous. Graces à vos exemples,
Ils n’ont devant les yeux que des objets d’horreur,
De mépris d’eux, et de leurs Temples,
D’avarice qui va jusques à la fureur.
Rien ne suffit aux gens qui nous viennent de Rome ;
La terre, et le travail de l’homme
Font pour les assouvir des efforts superflus.
Retirez les ; on ne veut plus
Cultiver pour eux les campagnes ;
Nous quittons les Citez, nous fuyons aux montagnes,
Nous laissons nos cheres compagnes[4].

Nous ne conversons plus qu’avec des Ours affreux,
Découragez de mettre au jour des malheureux,
Et de peupler pour Rome un païs qu’elle opprime.
Quant à nos enfans déja nez
Nous soûhaitons de voir leurs jours bientôt bornez :
Vos Prêteurs au mal-heur nous font joindre le crime.
Retirez-les, ils ne nous apprendront
Que la mollesse, et que le vice.
Les Germains comme eux deviendront
Gens de rapine et d’avarice.
C’est tout ce que j’ay veu dans Rome à mon abord :
N’a-t-on point de present à faire ?
Point de pourpre à donner ? c’est en vain qu’on espere
Quelque refuge aux loix : encor leur ministere
A-t-il mille longueurs. Ce discours un peu fort
Doit commencer à vous déplaire.
Je finis. Punissez de mort
Une plainte un peu trop sincere.
À ces mots il se couche, et chacun étonné
Admire le grand cœur, le bon sens, l’éloquence
Du sauvage ainsi prosterné.
On le créa Patrice ; et ce fut la vengeance,
Qu’on crut qu’un tel discours méritoit. On choisit
D’autres Preteurs, et par écrit
Le Senat demanda ce qu’avoit dit cét homme,
Pour servir de modèle aux parleurs à venir.
On ne sçeut pas long-temps à Rome
Cette éloquence entretenir.




VIII.
LE VIEILLARD, ET LES TROIS JEUNES
HOMMES.



Un octogénaire plantoit.
Passe encore de bastir ; mais planter à cét âge !
Disoient trois jouvenceaux enfans du voisinage,

Assurement il radotoit.
Car au nom des Dieux, je vous prie,
Quel fruict de ce labeur, pouvez-vous recüeillir ?
Autant qu’un Patriarche il vous faudroit vieillir.
A quoy bon charger vostre vie
Des soins d’un avenir qui n’est pas fait pour vous ?
Ne songez désormais qu’à vos erreurs passées :
Quittez le long espoir, et les vastes pensées ;
Tout cela ne convient qu’à nous.
Il ne convient pas à vous mesmes,
Repartit le Vieillard. Tout établissement
Vient tard et dure peu. La main des Parques blesmes
De vos jours, et des miens se jouë également,
Nos termes sont pareils par leur courte durée.
Qui de nous des clartez de la voûte azurée
Doit joüir le dernier ? Est-il aucun moment
Qui vous puisse assurer d’un second seulement ?
Mes arriere-neveux me devront cét ombrage :
Hé bien défendez vous au Sage
De se donner des soins pour le plaisir d’autruy ?
Cela mesme est un fruict que je gouste aujourd’huy :
J’en puis joüir demain, et quelques jours encore :
Je puis enfin compter l’Aurore
Plus d’une fois sur vos tombeaux.
Le Vieillard eut raison ; l’un des trois jouvenceaux
Se noya dés le port allant à l’Amerique.
L’autre afin de monter aux grandes dignitez,
Dans les emplois de Mars servant la Republique,
Par un coup impréveu vid ses jours emportez.
Le troisiéme tomba d’un arbre
Que luy-mesme il voulut enter :
Et pleurez du Vieillard, il grava sur leur marbre
Ce que je viens de raconter.






IX.
LES SOURIS, ET LE CHAT-HUANT.



Ine faut jamais dire aux gens,
Ecoûtez un bon mot, oyez une merveille.
Sçavez-vous si les écoûtans
En feront une estime à la vostre pareille ?
Voicy pourtant un cas qui peut estre excepté.
Je le maintiens prodige, et tel que d’une Fable
Il a l’air et les traits, encor que veritable.
On abattit un pin pour son antiquité,
Vieux Palais d un Hibou, triste et sombre retraite
De l’oyseau qu’Atropos prend pour son interprete.
Dans son tronc caverneux, et miné par le temps
Logeoient entre autres habitans
Force Souris sans pieds, toutes rondes Je graisse.
L’oyseau les nourrissoit parmy des tas de bled,
Et de son bec avoit leur troupeau mutilé ;
Cét Oyseau raisonnoit. Il faut qu’on le confesse.
En son temps aux Souris le compagnon chassa :
Les premieres qu’il prit du logis échapées,
Pour y remedier, le drôle estropia
Tout ce qu’il prit en suite. Et leurs jambes coupées
Firent qu’il les mangeoit à sa commodité,
Aujourd’huy l’une, et demain l’autre.
Tout manger à la fois, l’impossibilité .
S’y trouvoit, joint aussi le soiq de sa santé.
Sa prévoyance alloit aussi loin que la nostre ;
Elle alloit jusqu’à leur porter
Vivres et grains pour subsister.
Puis, qu’un Cartesien s’obstine
A traiter ce Hibou de montre, et de machine,
Quel ressort luy pouvoit donner

Le conseil de tronquer un peuple mis en muë ?
Si ce n’est pas là raisonner,
La raison m’est chose inconnuë.
Voyez que d’arguniens il fit.
Quand ce peuple est pris il s’enfuit :
Donc il faut le croquer aussi-tost qu’on le hape.
Tout ; il est impossible. Et puis pour le besoin
N’en dois-je point garder ? donc il faut avoir soin
De le nourrir sans qu’il échape.
Mais comment ? ostons luy les pieds. Or trouvez moy
Chose par les humains à sa fin mieux conduite.
Quel autre art de penser Aristote et sa suite
Enseignent-ils par vostre foy ?


Cecy n’est point une Fable, et la chose quoy que merveilleuse et presque incroyable, est veritablement arrivée. J’ay peut estre porté trop loin la prévoyance de ce hibou ; car je ne pretends pas établir dans les bestes un progrès de raisonnement tel que celuy-cy ; mais ces exagerations sont permises à la Poësie ; sur tout dans la maniere d’écrire dont je me sers.




EPILOGUE.



C’est ainsi que ma Muse, aux bords d’une onde pure,
Traduisoit en langue des Dieux,
Tout ce que disent sous les Cieux
Tant d’estres empruntans la voix de la nature.
Trucheman de peuples divers
Je les faisois servir d’Acteurs en mon Ouvrage :
Car tout parle dans l’Univers ;
Il n’est rien qui n’ait son langage.
Plus éloquens chez-eux qu’ils ne sont dans mes Vers,
Si ceux que j’introduis me trouvent peu fidele,
Si mon œuvre n’est pas un assez bon modele,

J’ay du moins ouvert le chemin :
D’autres pourront y mettre une derniere main.
Favoris des neuf Sœurs achevez l’entreprise :
Donnez mainte leçon que j’ay sans doute omise ;
Sous ces inventions il faut l’envelopper :
Mais vous n’avez que trop dequoy vous occuper :
Pendant le doux employ de ma Muse innocente,
Loüis dompte l’Europe, et d’une main puissante
Il conduit à leur fin les plus nobles projets
Qu’ait jamais formez un Monarque.
Favoris des neuf Sœurs, ce sont là des sujets
Vainqueurs du temps et de la Parque.

  1. Cette fable n’est pas désignée autrement, dans l’édition originale. Elle a été intitulée plus tard : Les Dieux voulant instruire un Fils de Jupiter.
  2. Voyez, ci-dessus, p. 165 et 166.
  3. C’est dans l’Horloge des Princes de Guevara que Marc-Aurèle trace ce portrait : « Ce paysan avoit le visage petit, les levres grosses, les yeux profonds, la couleur hallee, les cheveux herissez, la teste descouyerte, les souliers de cuyr de porc espic, le saye de poil de chievre, la ceincture de joncs marins, et la barbe longue et espesse, les sourcils qui luy couvroyent les yeux, l’estomach et le col couverts de poil, et veluz comme un ours, et un baston en la main. » (Traduction de N. de Herberay, seigneur des Essars. Paris, G. le Noir, 1555, in-fol., ft. 180 v°.)
  4. Campagnes, dans le texte, mais l’Errata indique qu’il faut lire compagnes.