Œuvres complètes de la Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 1/Livre sixiéme

Œuvres complètes, tome 1, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxPaul Daffis (p. 161-182).
LIVRE SIXIÉME.



FABLE I.
LE PATRE ET LE LION.
II.
LE LION ET LE CHASSEUR.



Les Fables ne sont pas ce qu’elles semblent estre.
Le plus simple animal nous y tient lieu de maistre.
Une Morale nuë apporte de l’ennuy :
Le conte fait passer le precepte avec luy.
En ces sortes de feintes il faut instruire et plaire ;
Et conter pour conter me semble peu d’affaire.
C’est par cette raison qu’égayant leur esprit
Nombre de gens fameux en ce genre ont écrit.
Tous ont fuy l’ornement et le trop d’étenduë.
On ne voit point chez eux de parole perduë.
Phedre estoit si succint qu’aucuns l’en ont blâmé.
Esope en moins de mots s’est encore exprimé.

Mais sur tous certain[1] Grec renchérit et se pique
D’une élegance laconique.
Il renferme toûjours son conte en quatre Vers ;
Bien ou mal, je le laisse à juger aux experts.
Voyons-le avec Esope en un sujet semblable.
L’un ameine un Chasseur, l’autre un Pâtre en sa Fable.
J’ay suivy leur projet quant à l’évenement,
Y cousant en chemin quelque trait seulement.
Voicy comme à peu prés Esope le raconte.


Un Pâtre à ses Brebis trouvant quelque méconte,
Voulut à toute force attraper le Larron.
Il s’en va prés d’un antre, et tend à l’environ
Des laqs à prendre Loups, soupçonnant cette engeance.
Avant que partir de ces lieux,
Si tu fais, disoit-il, ô Monarque des Dieux, .
Que le drosle à ces laqs se prenne en ma presence.
Et que je gouste ce plaisir,.
Parmy vingt Veaux je veux choisir
Le plus gras, et t’en faire offrande.
A ces mots sort de l’antre un Lion grand et fort.
Le Pâtre se tapit, et dit à demy mort,
Que l’homme ne sçait guere, helas ! ce qu’il demande !
Pour trouver le Larron qui détruit mon troupeau.
Et le voir en ces laqs pris avant que je parte,
O Monarque des Dieux, je t’ay promis un Veau ;
Je te promets un Bœuf si tu fais qu’il s’écarte.
C’est ainsi que l’a dit le principal Auteur :
Passons à son imitateur.



Un Fanfaron amateur de la chasse.
Venant de perdre un Chien de bonne race,
Qu’il soupçonnoit dans le corps d’un Lion,
Vid un Berger. Enseigne-moy de grace

De mon voleur, luy dit-il la maison ;
Que de ce pas je me fasse raison.
Le Berger dit, C’est vers cette montagne.
En luy payant de tribut un Mouton
Par chaque mois, j’erre dans la campagne
Comme il me plaist, et je suis en repos.
Dans le moment qu’ils tenoient ces propos,
Le Lion sort, et vient d’un pas agile.
Le Fanfaron aussi-tost d’esquiver.
O Jupiter, montre-moy quelque azile,
S’écria-t-il, qui me puisse sauver.

La vraye épreuve de[2] courage
N’est que dans le danger que l’on touche du doigt.
Tel le cherchoit, dit-il, qui changeant de langage
S’enfuit aussi-tost qu’il le void.




III.
PHŒBUS ET BORÉE.



Borée et le Soleil virent un voyageur
Qui s’estoit muny par bon-heur
Contre le mauvais temps. (On entroit dans l’Automne,
Quand la précaution aux voyageurs est bonne :
Il pleut ; le Soleil luit ; et l’écharpe d’Iris
Rend ceux qui sortent avertis
Qu’en ces mois le manteau leur est fort necessaire.
Les Latins les nommoient douteux pour cette affaire.
Nostre homme s’estoit donc à la pluye attendu.
Bon manteau bien doublé ; bonne étoffe bien forte.
Celuy-cy, dit le Vent, prétend avoir pourveu

A tous les accidens ; mais il n’a pas préveu
Que je sçauray souffler de sorte
Qu’il n’est bouton qui tienne ; il faudra, si je veux,
Que le manteau s’en aille au diable.
L’ébatement pourroit nous en estre agreable :
Vous plaist-il de l’avoir ? Et bien gageons nous deux
(Dit Phœbus) sans tant de paroles,
A qui plus tost aura dégarny les épaules
Du Cavalier que nous voyons.
Commencez : Je vous laisse obscurcir mes rayons.
Il n’en falut pas plus. Nostre souffleur à gage
Se gorge de vapeurs, s’enfle comme un ballon ;
Fait un vacarme de demon ;
Siffle, souffle, tempeste, et brise en son passage
Main toit qui n’en peut mais, fait perir main bateau ;
Le tout au sujet d’un manteau.
Le Cavalier eut soin d’empescher que l’orage
Ne se pût engoufrer dedans.
Cela le préserva ; le vent perdit son temps :
Plus il se tourmentoit, plus l’autre tenoit ferme :
Il eut beau faire agir le colet et les plis.
Si-tost qu’il fut au bout du terme
Qu’à la gageure on avoit mis,
Le Soleil dissipe la nuë :
Recrée, et puis penetre enfin le Cavalier ;
Sous son balandras fait qu’il suë ;
Le contraint de s’en dépoüiller.
Encor’ n’usa-t-il pas de toute sa puissance.
Plus fait douceur que violence.




IV.
JUPITER ET LE MÉTAYER.



Jupiter eut jadis une ferme à donner.
Mercure en fit l’annonce ; et gens se présenterent,
Firent des offres, écouterent :

Ce ne fut pas sans bien tourner.
L’un alleguoit que l’heritage
Estoit frayant et rude, et l’autre un autre si.
Pendant qu’ils marchandoient ainsi,
Un d’eux le plus hardy, mais non pas le plus sage,
Promit d’en rendre tant, pourveu que Jupiter
Le laissast disposer de l’air,
Luy donnast saison à sa guise,
Qu’il eust du chaud, du froid, du beau-temps, de la bise,
Enfin du sec et du mouillé,
Aussi-tost qu’il auroit baaillé.
Jupiter y consent. Contract passé ; nostre homme
Tranche du Roy des airs, pleut, vente, et fait en somme
Un climat pour luy seul : ses plus proches voisins
Ne s’en sentoient non plus que les Ameriquains[3].
Ce fut leur avantage ; ils eurent bonne année,
Pleine moisson, pleine vinée.
Monsieur le Receveur fut tres-mal partagé.
L’an suivant voila tout changé.
Il ajuste d’une autre sorte
La temperature des Cieux.
Son champ ne s’en trouve pas mieux.
Celuy de ses voisins fructifie et rapporte,
Que fait-il ? il recourt au Monarque des Dieux ;
Il confesse son imprudence.
Jupiter en usa comme un Maistre fort doux,
Concluons que la Providence
Sçait ce qu’il nous faut, mieux que nous.




X.
LE COCHET, LE CHAT ET LE SOURIÇEAU.



Un Souriçeau tout jeune, et qui n’avoit rien veu,
Fut presque pris au dépourveu.
Voicy comme il conta l’avanture à sa mere.

J’avois franchy les Monts qui bornent cét Etat ;
Et trotois comme un jeune Rat
Qui cherche à se donner carriere.
Lors que deux animaux m’ont arresté les yeux ;
L’un doux, benin et gracieux ;
Et l’autre turbulent et plein d’inquietude.
Il a la voix perçante et rude ;
Sur la teste un morceau de chair ;
Une sorte de bras dont il s’éleve en l’air,
Comme pour prendre sa volée ;
La queuë en panache étalée.
Or c’estoit un Cochet dont nostre Souriçeau
Fit à sa mere le tableau.
Comme d’un animal venu de l’Amerique.
Il se batoit, dit-il, les flancs avec ses bras.
Faisant tel bruit et tel fracas,
Que moy, qui grace aux Dieux de courage me pique,
En ay pris la fuite de peur,
Le maudissant de tres-bon cœur.
Sans luy j’aurois fait connoissance
Avec cet animal qui m’a semblé si doux.
Il est velouté comme nous,
Marqueté, longue queuë, une humble contenance ;
Un modeste regard, et pourtant l’œil luisant ;
Je le crois fort sympatisant
Avec messieurs les Rats ; car il a des oreilles
En figure aux nostres pareilles.
Je l’allois aborder ; quand d’un son plein d’éclat
L’autre m’a fait prendre la fuite.
Mon fils, dit la Souris, ce doucet est un Chat,
Qui sous son minois hypocrite
Contre toute ta parenté
D’un malin vouloir est porté.
L’autre animal tout au contraire,
Bien éloigné de nous mal faire.
Servira quelque jour peut-estre à nos repas.
Quant au Chat ; c’est sur nous qu’il fonde sa cuisine.
Garde-toy tant que tu vivras
De juger des gens sur la mine.




VI.
LE RENARD, LE SINGE, ET LES ANIMAUX.



Les Animaux, au deceds d’un Lion,
En son vivant Prince de la contrée,
Pour faire un Roy s’assemblerent, dit-on.
De son étuy la couronne est tirée.
Dans une chartre un Dragon la gardoit.
Il se trouva que sur tous essayée
A pas un d’eux elle ne convenoit.
Plusieurs avoient la teste trop menuë,
Aucuns trop grosse, aucuns mesme cornuë.
Le Singe aussi fit l’épreuve en riant,
Et par plaisir la Tiare essayant,
Il fit autour force grimaceries,
Tours de souplesse, et mille singeries :
Passa dedans ainsi qu’en un cerceau.
Aux Animaux cela sembla si beau.
Qu’il fut éleu : chacun luy fit hommage.
Le Renard seul regretta son suffrage ;
Sans toutefois montrer son sentiment.
Quand il eut fait son petit compliment.
Il dit au Roy : Je sçais. Sire, une cache ;
Et ne crois pas qu’autre que moy la sçache.
Or tout tresor par droit de Royauté
Appartient, Sire, à vostre Majesté.
Le nouveau Roy baaille apres la Finance.
Luy-même y court pour n’être pas trompé.
C’estoit un piege : il y fut attrapé.
Le Renard dit au nom de l’assistance :
Pretendrois-tu nous gouverner encor,
Ne sçachant pas te conduire toy-mesme ?
Il fut démis : et l’on tomba d’accord
Qu’à peu de gens convient le Diadême.




VII.
LE MULET SE VANTANT DE SA
GENEALOGIE.



Le Mulet d’un Prelat se piquoit de noblesse,
Et ne parloit incessamment
Que de sa mere la Jument,
Dont il contoit mainte proüesse.
Elle avoit fait cecy, puis avoit esté là.
Son fils pretendoit pour cela
Qu’on le dût mettre dans l’Histoire.
Il eût crû s’abaisser servant un Medecin.
Estant devenu vieux on le mit au Moulin.
Son pere l’Asne alors luy revint en memoire.

Quand le mal-heur ne seroit bon
Qu’à mettre un sot à la raison,
Toûjours seroit-ce à juste cause
Qu’on le dit bon à quelque chose.




VIII.
LE VIEILLARD ET L’ASNE.



Un Vieillard sur son Asne apperceut en passant
Un pré plein d’herbe et fleurissant.
Il y lâche sa beste, et le Grison se ruë
Au travers de l’herbe menuë,
Se veautrant, gratant, et frotant,
Gambadant, chantant, et broutant,
Et faisant mainte place nette.

L’ennemy vient sur l’entrefaite.
Fuyons, dit alors le Vieillard.
Pourquoy ? répondit le paillard,
Me fera-t-on porter double bast, double charge ?
Non pas, dit le Vieillard qui prit d’abord le large.
Et que m’importe donc, dit l’Asne, à qui je sois ?
Sauvez-vous, et me laissez paistre :
Nostre ennemy c’est nostre maistre :
Je vous le dis en bon François.




IX.
LE CERF SE VOYANT DANS L’EAU.



Dans le crystal d’une fontaine
Un cerf se mirant autrefois,
Loüoit la beauté de son bois,
Et ne pouvoit qu’avecque peine
Souffrir ses jambes de fuseaux,
Dont il voyoit l’objet se perdre dans les eaux.
Quelle proportion de mes pieds à ma teste ?
Disoit-il en voyant leur ombre avec douleur :
Des taillis les plus hauts mon front atteint le faiste ;
Mes pieds ne me font point d’honneur.
Tout en parlant de la sorte,
Un Limier le fait partir ;
Il tasche à se garentir ;
Dans les forests il s’emporte.
Son bois dommageable ornement,
L’arrestant à chaque moment,
Nuit à l’office que luy rendent
Ses pieds, de qui ses jours dépendent.
Il se dedit alors, et maudit les presens.
Que le Ciel luy fait tous les ans.

Nous faisons cas du beau, nous méprisons l’utile ;
Et le beau souvent nous détruit.
Ce Cerf blasme ses pieds qui le rendent agile :
Il estime un bois qui luy nuit.




X.
LE LIEVRE ET LA TORTUE.



Rien ne sert de courir ; il faut partir à point.
Le Lievre et la Tortuë en sont un témoignage.
Gageons, dit celle-cy, que vous n’atteindrez point
Si-tost que moy ce but. Si-tost ? estes-vous sage ?
Repartit l’animal leger.
Ma commere il vous faut purger
Avec quatre grains d’ellebore.
Sage ou non, je parie encore.
Ainsi fut fait : et de tous deux
On mit pres du but les enjeux.
Sçavoir quoy ; ce n’est pas l’affaire :
Ny de quel juge l’on convint.
Nostre Lievre n’avoit que quatre pas à faire ;
J’entends de ceux qu’il fait lors que prest d’estre atteint
Il s’éloigne des chiens, les renvoye aux Calendes,
Et leur fait arpenter les Landes.
Ayant, dis-je, du temps de reste pour brouter,
Pour dormir, et pour écouter
D’où vient le vent ; il laisse la Tortuë
Aller son train de Sénateur.
Elle part, elle s’évertuë :
Elle se haste avec lenteur.
Luy cependant méprise une telle victoire ;
Tient la gageure à peu de gloire ;

Croit qu’il y va de son honneur
De partir tard. Il broute, il se repose,
Il s’amuse à toute autre chose
Qu’à la gageure. A la fin quand il vid
Que l’autre touchoit presque au bout de la carriere,
Il partit comme un trait ; mais les élans qu’il fit
Furent vains ; la Tortuë arriva la premiere.
Hé bien, luy cria-t-elle, avois-je pas raison ?
Dequoy vous sert vostre vistesse ?
Moy l’emporter ! et que seroit-ce
Si vous portiez une maison ?




XI.
L’ASNE ET SES MAISTRES.



L’Asne d’un Jardinier se plaignoit au destin
De ce qu’on le faisoit lever devant l’Aurore.
Les Coqs, luy disoit-il, ont beau chanter matin ;
Je suis plus matineux encore.
Et pourquoy ? pour porter des herbes au marché.
Belle necessité d’interrompre mon somme !
Le Sort de sa plainte touché
Luy donne un autre Maistre ; et l’Animal de somme
Passe du Jardinier aux mains d’un Corroyeur.
La pesanteur des peaux, et leur mauvaise odeur
Eurent bien-tost choqué l’impertinente Beste.
J’ay regret, disoit-il, à mon premier Seigneur.
Encor quand il tournoit la teste
J’attrapois, s’il m’en souvient bien,
Quelque morceau de chou qui ne me coûtoit rien.
Mais icy, point d’aubeine ; ou si j’en ay quelqu’une
C’est de coups. Ill obtint changement de fortune,
Et sur l’estat d’un Charbonnier

Il fut couché tout le dernier.
Autre plainte. Quoy donc, dit le Sort en colere,
Ce Baudet-cy m’occupe autant
Que cent Monarques pourroient faire.
Croit-il estre le seul qui ne soit pas content ?
N’ay-je en l’esprit que son affaire ?
Le Sort avoit raison ; tous gens sont ainsi faits :
Nostre condition jamais ne nous contente ;
La pire est toûjours la presente.
Nous fatiguons le Ciel à force de placets.
Qu’à chacun Jupiter accorde sa requeste ;
Nous lui romprons encor la teste.




XII.
LE SOLEIL ET LES GRENOUILLES.



Aux nopces d’un Tyran tout le Peuple en liesse
Noyoit son soucy dans les pots.
Esope seul trouvoit que les gens estoient sots
De témoigner tant d’allegresse.
Le Soleil, disoit-il, eust dessein autrefois
De songer à l’Hymenée.
Aussi-tost on oüit d’une commune voix
Se plaindre de leur destinée
Les Citoyennes des étangs.
Que ferons-nous s’il luy vient des enfans ?
Dirent-elles au Sort, un seul Soleil à peine
Se peut souffrir. Une demy-douzaine
Mettra la Mer à sec et tous ses habitans.
Adieu joncs et marests ; Nostre race est détruite.
Bien-tost on la verra reduite
A l’eau du Styx. Pour un pauvre Animal
Grenoüilles à mon sens ne raisonnoient pas mal.




XIII.
LE VILLAGEOIS ET LE SERPENT.



Esope conte qu’un Manant
Charitable autant que peu sage
Un jour d’Hyver se promenant
A l’entour de son heritage,
Apperçût un Serpent sur la neige étendu,
Transi, gelé, perclus, immobile rendu,
N’ayant pas à vivre un quart d’heure.
Le Villageois le prend, l’emporte en sa demeure,
Et sans considerer quel sera le loyer
D’une action de ce merite,
Il l’étend le long du foyer,
Le réchauffe, le ressuscite.
L’Animal engourdy sent à peine le chaud,
Que l’ame luy revient avecque la colere,
Il leve un peu la teste, et puis siffle aussitost,
Puis fait un long reply, puis tâche à faire un saut
Contre son bienfaiteur, son sauveur, et son pere.
Ingrat, dit le Manant, voila donc mon salaire ?
Tu mourras. A ces mots, plein d’un juste courroux,
Il vous prend sa cognée, il vous tranche la Beste,
Il fait trois Serpens de deux coups.
Un tronçon, la queuë, et la teste.
L’insecte sautillant cherche à se reünir.
Mais il ne pût y parvenir.

Il est bon d’estre charitable ;
Mais envers qui, c’est là le poinct.
Quant aux ingrats, il n’en est point
Qui ne meure enfin miserable.




XIV.
LE LION MALADE ET LE RENARD.



De par le Roy des Animaux
Qui dans son antre estoit malade,
Fut fait sçavoir à ses vassaux
Que chaque espece en ambassade
Envoyast gens le visiter :
Sous promesse de bien traiter
Les Deputez, eux et leur suite ;
Foy de Lion tres-bien écrite.
Bon passe-port contre la dent ;
Contre la griffe tout autant,
L’Edit du Prince s’execute.
De chaque espece on luy députe.
Les Renards gardant la maison.
Un d’eux en dit cette raison.
Les pas empraints sur la poussiere,
Par ceux qui s’en vont faire au malade leur cour.
Tous sans exception regardent sa taniere ;
Pas un ne marquer de retour.
Cela nous met en méfiance.
Que sa Majesté nous dispense.
Grammercy de son passe-port.
Je le crois bon : mais dans cét antre
Je vois fort bien comme l’on entre.
Et ne vois pas comme on en sort.





XV.
L’OISELEUR, L’AUTOUR, ET
L’ALOÜETTE.



Les injustices des pervers
Servent souvent d’excuse aux nostres.
Telle est la loy de l’Univers :
Si tu veux qu’on t’épargne, épargne aussi les autres.
Un Manant au miroir prenoit des Oisillons,
Le fantosme brillant attire une Aloüette.
Aussi-tost un Autour planant sur les sillons
Descend des airs, fond, et se jette
Sur celle qui chantoit, quoy que prés du tombeau.
Elle avoit évité la perfide machine,
Lors que se rencontrant sous la main de l’oiseau
Elle sent son ongle maline.
Pendant qu’à la plumer l’Autour est occupé,
Luy-mesme sous les rets demeure envelopé.
Oiseleur laisse-moy, dit-il en son langage.
Je ne t’ay jamais fait de mal.
L’Oiseleur repartit : Ce petit animal
T’en avoit-il fait davantage ?




XVI.
LE CHEVAL ET L’ASNE.



En ce monde il se faut l’un l’autre secourir.
Si ton voisin vient à mourir,
C’est sur toy que le fardeau tombe.
Un Asne accompagnoit un Cheval peu courtois,

Celuy-cy ne portant que son simple harnois,
Et le pauvre Baudet si chargé qu’il succombe.
Il pria le Cheval de l’aider quelque peu :
Autrement il mourroit devant qu’estre à la ville.
La priere, dit-il, n’en est pas incivile :
Moitié de ce fardeau ne vous sera que jeu.
Le Cheval refusa, fit une petarrade ;
Tant qu’il vid sous le faix mourir son camarade,
Et reconnut qu’il avoit tort.
Du Baudet en cette avanture,
On luy fit porter la voiture,
Et la peau par dessus encore.




XVII.
LE CHIEN QUI LACHE SA PROYE
POUR L’OMBRE.



Chacun se trompe icy bas :
On void courir après l’Ombre
Tant de fous, qu’on n’en sçait pas
La pluspart du temps le nombre.

Au Chien dont parle Esope il faut les renvoyer)
Ce Chien voyant sa proye en l’eau représentée,
La quitta pour l’image, et pensa se noyer ;
La riviere devint tout d’un coup agitée.
A toute peine il regagna les bords,
Et n’eut ny l’ombre ny le corps.





XVIII.
LE CHARTIER EMBOURBÉ.



Le Phaëton d’une voiture à foin
Vid son char embourbé. Le pauvre homme estoit loin
De tout humain secours. C’estoit à la campagne
Pres d’un certain canton de la basse Bretagne
Appellé Quimpercorentin.
On sçait assez que le destin
Adresse là les gens quand il veut qu’on enrage.
Dieu nous preserve du voyage.
Pour venir au Chartier embourbé dans ces lieux,
Le voila qui deteste et jure de son mieux,
Pestant en sa fureur extrême
Tantost contre les trous, puis contre ses chevaux,
Contre son char, contre luy-mesme.
Il invoque à la fin le Dieu dont les travaux
Sont si celebres dans le monde.
Hercule, luy dit-il, aide moy ; si ton dos
A porté la machine ronde.
Ton bras peut me tirer d’icy.
Sa priere estant faite, il entend dans la nuë
Une voix qui luy parle ainsi ;
Hercule veut qu’on se remuë,
Puis il aide les gens. Regarde d’où provient
L’achopement qui te retient.
Oste d’autour de chaque rouë
Ce mal-heureux mortier, cette maudite bouë.
Qui jusqu’à l’aissieu les enduit.
Pren ton pic, et me romps ce caillou qui te nuit.
Comble-moi cette orniere. As-tu fait ? Ouy, dit l’homme.
Or bien je vas t’aider, dit la voix ; pren ton foüet.

Je l’ay pris. Qu’est-cecy ? mon char marche à souhait.
Hercule en soit loüé. Lors la voix : Tu vois comme
Tes chevaux aisément se sont tirez de là.
Aide-toy, le Ciel t’aidera.




XIX.
LE CHARLATAN.



Le monde n’a jamais manqué de Charlatans.
Cette science de tout temps
Fut en Professeurs tres-fertile.
Tantost l’un en Theatre affronte l’Acheron ;
Et l’autre affiche par la ville
Qu’il est un Passe-Ciceron.
Un des derniers se vantoit d’estre
En Eloquence si grand maistre,
Qu’il rendroit disert un badaut,
Un manant, un rustre, un lourdaut :
Ouy, Messieurs, un lourdaut ; un Animal, un Asne :
Que l’on m’ameine un Asne, un Asne renforcé ;
Je le rendray maistre passé ;
Et veux qu’il porte la soutane.
Le Prince sçeut la chose ; il manda le Rheteur.
J’ay, dit-il, en mon écurie
Un fort beau Roussin d’Arcadie ;
J’en voudrois faire un Orateur.
Sire, vous pouvez tout, reprit d’abord nôtre homme.
On luy donna certaine somme.
Il devoit au bout de dix ans
Mettre son Asne sur les bancs :
Sinon il consentait d’estre en place publique
Guindé la hare au col, étranglé court et net.
Ayant au dos sa Rhetorique,

Et les oreilles d’un Baudet.
Quelqu’un des Courtisans luy dit qu’à la potence
Il vouloit l’aller voir ; et que pour un pendu
Il aurait bonne grace, et beaucoup de prestance :
Sur tout qu’il se souvinst de faire à l’assistance
Un discours où son art fût au long étendu,
Un discours pathetique, et dont le formulaire
Servist à certains Cicerons
Vulgairement nommez larrons.
L’autre reprit : Avant l’affaire
Le Roy, l’Asne, ou moy nous mourrons.

Il avoit raison. C’est folie
De compter sur dix ans de vie.
Soyons bien beuvans, bien mangeans.
Nous devons à la mort de trois l’un en dix ans.




XX.
LA DISCORDE.



La Deesse Discorde ayant broüillé les Dieux,
Et fait un grand procés là haut pour une pomme ;
On la fit déloger des Cieux.
Chez l’Animal qu’on appelle Homme
On la reçeut à bras ouverts.
Elle, et Que-si-que-non son frere,
Avecque Tien-et-mien son pere.
Elle nous fit l’honneur en ce bas Univers
De preferer nostre Hemisphere
A celuy des mortels qui nous sont opposez :
Gens grossiers, peu civilisez.
Et qui se mariant sans Prestre et sans Notaire,

De la Discorde n’ont que faire.
Pour la faire trouver aux lieux où le besoin
Demandoit qu’elle fût présente,
La Renommée avoit le soin
De l’avertir ; et l’autre diligente
Couroit viste aux debats, et prevenoit la paix,
Faisoit d’une étincelle un feu long à s’éteindre.
La Renommée enfin commença de se plaindre
Que l’on ne luy trouvoit jamais
De demeure fixe et certaine.
Bien souvent l’on perdoit à la chercher sa peine.
II faloit donc qu’elle eust un sejour affecté,
Un sejour d’où l’on pûst en toutes les familles
L’envoyer à jour arresté.
Comme il n’estoit alors aucun Convent[4] de Filles,
On y trouva difficulté.
L’auberge enfin de l’Hymenée
Luy fut pour maison assinée[5].




XXI.
LA JEUNE VEUVE.



Ia perte d’un époux ne va point sans soûpirs ;
On fait beaucoup de bruit, et puis on se console.
Sur les aisles du temps la tristesse s’envole ;
Le temps rameine les plaisirs.
Entre la Veuve d’une année
Et la Veuve d’une journée
La difference est grande. On ne croiroit jamais

Que ce fust la mesme personne.
L’une fait fuir les gens, et l’autre a mille attraits :
Aux soûpirs vrais ou faux celle-là s’abandonne :
C’est toûjours mesme note, ët pareil entretien :
On dit qu’on est inconsolable ;
On le dit mais il n’en est rien,
Comme on verra par ceste Fable,
Ou plustost par la verité.
L’Epoux d’une jeune beauté
Partoit pour l’autre monde. A ses costez sa femme
Luy crioit, Attends-moy ; je te suis ; et mon ame
Aussi bien que la tienne, est preste à s’envoler.
Le Mary fait[6] seul le voyage.
La Belle avoit un pere homme prudent et sage :
Il laissa le torrent couler.
A la fin pour la consoler :
Ma fille, luy dit-il, c’est trop verser de larmes :
Qu’a besoin le défunt que vous noyez vos charmes ?
Puisqu’il est des vivans, ne songez plus aux morts.
Je ne dis pas que tout à l’heure
Une condition meilleure
Change en des nopces ces transports :
Mais après certain temps souffrez qu’on vous propose
Un époux, beau, bien fait, jeune, et tout autre chose
Que le défunt. Ah ! dit-elle aussi-tost.
Un Cloistre est l’époux qu’il me faut.
Le pere luy laissa digerer sa disgrace.
Un mois de la sorte se passe.
L’autre mois, on l’employe à changer tous les jours
Quelque chose à l’habit, au linge, à la coifure.
Le deüil enfin sert de parure.
En attendant d’autres atours.
Toute la bande des Amours
Revient au colombier les jeux, les ris, la danse
Ont aussi leur tour à la fin.
On se plonge soir et matin

Dans la fontaine de Jouvence.
Le Pere ne craint plus ce défunt tant chery.
Mais comme il ne parloit de rien à notre Belle,
Où donc est le jeune mary
Que vous m’avez promis, dit-elle ?




ÉPILOGUE.



Bornons icy cette carrière :
Les longs ouvrages me font peur.
Loin d’épuiser une matiere
On n’en doit prendre que la fleur.
Il s’en va temps que je reprenne
Un peu de forces et d’haleine
Pour fournir à d’autres projets.
Amour ce tyran de ma vie
Veut que je change de sujets ;
Il faut contenter son envie.
Retournons à Psiché[7] : Damon vous m’exhortez
A peindre ses mal-heurs et ses felicitez.
J’y consens : peut-estre ma veine
En sa faveur s’échauffera.
Heureux si ce travail est la derniere peine
Que son époux me causera !

  1. Gabrias (note de La Fontaine).
  2. Du dans les éditions de 1668 et de 1669.
  3. Des, dans les éditions de 1668 et de 1669.
  4. Couvent, dans l’édition de 1668.
  5. Assignée, dans l’édition de 1668.
  6. Fit, dans l’édition de 1668.
  7. Les amours de Psyché et de Cupidon ont été publiés par La Fontaine en 1669, un an après les six premiers livres des Fables. Voyez le tome III de notre édition.