Œuvres complètes de la Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 1/Livre quatriéme (X)

Œuvres complètes, tome 1, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxPaul Daffis (p. 291-314).
LIVRE QUATRIÉME (X).




FABLE I.
L’HOMME ET LA COULEUVRE.



Un homme vid une Couleuvre.
Ah ! méchante, dit-il, je m’en vais faire une œuvre
Agreable à tout l’univers.
A ces mots l’animal pervers
(C’est le serpent que je veux dire,
Et non l’homme, on pourroit aisément s’y tromper.)
A ces mots le serpent se laissant attraper
Est pris, mis en un sac, et ce qui fut le pire
On resolut sa mort, fust-il coupable ou-non.
Afin de le payer toutefois de raison,
L’autre luy fit cette harangue.
Symbole des ingrats, estre bon aux méchans
C’est estre sot, meurs donc : ta colere et tes dents
Ne me nuiront jamais. Le Serpent en sa langue
Reprit du mieux qu’il put : S’il faloit condamner
Tous les ingrats qui sont au monde
A qui pourroit-on pardonner ?
Toy-mesme tu te fais ton procés. Je me fonde
Sur tes propres leçons ; jette les yeux sur toy.

Mes jours sont en tes mains, tranche les : ta justice
C’est ton utilité, ton plaisir, ton caprice ;
Selon ces loix condamne-moy :
Mais trouve-bon qu’avec franchise
En mourant au moins je te dise,
Que le symbole des ingrats
Ce n’est point le serpent, c’est l’homme. Ces paroles
Firent arrester l’autre ; il recula d’un pas.
Enfin il repartit. Tes raisons sont frivoles :
Je pourrois décider ; car ce droit m’appartient :
Mais rapportons nous en. Soit fait, dit le reptile.
Une vache estoit là, l’on l’appelle, elle vient.
Le cas est proposé, c’estoit chose facile.
Faloit-il pour cela, dit-elle, m’appeller ?
La Couleuvre a raison, pourquoy dissimuler ?
Je nourris celuy-cy depuis longues années ;
Il n’a sans mes bienfaits passé nulles journées ;
Tout n’est que pour luy seul ; mon lait et mes enfans
Le font à la maison revenir les mains pleines ;
Mesme j’ay rétably sa santé que les ans
Avoient altérée, et mes peines
Ont pour but son plaisir ainsi que son besoin.
Enfin me voila vieille ; il me laisse en un coin
Sans herbe ; s’il vouloit encor me laisser paistre !
Mais je suis attachée, et si j’eusse eu pour maistre
Un Serpent, eust-il sçeu jamais pousser si loin
L’ingratitude ? Adieu. J’ay dit ce que je pense.
L’homme-tout étonné d’une telle sentence
Dit au serpent : Faut-il croire ce qu’elle dit ?
C’est une radoteuse, elle a perdu l’esprit.
Croyons ce Bœuf. Croyons, dit la rempante beste.
Ainsi dit, ainsi fait. Le Bœuf vient à pas lents.
Quand il eut ruminé tout le cas en sa teste,
Il dit que du labeur des ans
Pour nous seuls il portoit les,soins les plus pesans,
Parcourant sans cesser ce long cercle de peines
Qui revenant sur soy ramenoit dans nos plaines
Ce que Cerés nous donne, et vend aux animaux.

Que cette suite de travaux
Pour récompense avoit de tous tant que nous sommes,
Force coups, peu de gré ; puis quand il estoit vieux,
On croyoit l’honorer chaque fois que les hommes
Achetoient de son sang l’indulgence des Dieux.
Ainsi parla le Bœuf. L’homme dit : Faisons taire
Cet ennuyeux déclamateur.
Il cherche de grands mots, et vient icy se faire.
Au lieu d’arbitre, accusateur.
Je le récusé aussi. L’arbre estant pris pour juge,
Ce fut bien pis encor. Il servoit de refuge
Contre le chaud, la pluye, et la fureur des vents ;
Pour nous seuls il ornoit les jardins et les champs.
L’ombrage n’estoit pas le seul bien qu’il sceust faire ;
Il courboit sous les fruits ; cependant pour salaire
Un rustre l’abattoit, c’estoit là son loyer ;
Quoy que pendant tout l’an liberal il nous donne
Ou des fleurs au Printemps, ou du fruit en Automne ;
L’ombre, l’Esté ; l’Hyver, les plaisirs du foyer.
Que ne l’émondoit-on sans prendre la cognée ?
De son tempérament il eust encor vécu.
L’homme trouvant mauvais que l’on l’eust convaincu,
Voulut à toute force avoir cause gagnée.
Je suis bien bon, dit-il, d’écouter ces gens-là.
Du sac et du serpent aussi-tost il donna
Contre les murs tant qu’il tua la beste.
On en use ainsi chez les grands.
La raison les offense : ils se mettent en teste
Que tout est né pour eux, quadrupedes, et gens,
Et serpens.
Si quelqu’un desserre les dents,
C’est un sot. J’en conviens. Mais que faut-il donc faire ?
Parler de loin ; ou bien se taire.






II.
LA TORTUE ET LES DEUX CANARDS.



Une Tortuë estoit, à la teste legere,
Qui lasse de son trou voulut voir le pays.
Volontiers on fait cas d’une terre étrangere :
Volontiers gens boiteux haïssent le logis.
Deux Canards à qui la Commere
Communiqua ce beau dessein,
Luy dirent qu’ils avoient deqüoy la satisfaire :
Voyez-vous ce large chemin ?
Nous vous voiturerons par l’air en Amerique.
Vous verrez mainte Republique,
Maint Royaume, maint peuple ; et vous profiterez
Des differentes mœurs que vous remarquerez.
Ulysse en fit autant. On ne s’attendoit guere
De voir Ulysse en cette affaire.
La Tortuë écouta la proposition.
Marché fait, les oiseaux forgent une machine
Pour transporter la pelerine.
Dans la gueule en travers on lui passe un baston.
Serrez-bien, dirent-ils ; gardez de lascher prise :
Puis chaque Canard prend ce baston par un bout.
La Tortuë enlevée on s’étonne par tout
De voir aller en cette guise
L’animal lent et sa maison,
Justement au milieu de l’un et l’autre Oison.
Miracle, crioit-on ; Venez voir dans les nuës
Passer la Reine des Tortues.
La Reine : Vrayment ouy ; Je la suis en effet ;
Ne vous en moquez point. Elle eût beaucoup mieux fait
De passer son chemin sans dire aucune chose ;
Car laschant le baston en desserrant les dents,

Elle tombe, elle creve aux pieds des regardans.
Son indiscretion de sa perte fut cause.
Imprudence, babil, et sotte vanité,
Et vaine curiosité
Ont ensemble estroit parentage ;
Ce sont enfans tous d’un lignage.




III.
LES POISSONS ET LE CORMORAN.



Il n’estoit point d’étang dans tout le voisinage
Qu’un Cormoran n’eust mis à contribution.
Viviers et reservoirs luy payoient pension :
Sa cuisine alloit bien ; mais lors que le long âge
Eut glacé le pauvre animal,
La mesme cuisine alla mal.
Tout Cormoran se sert de pourvoyeur luy-mesme.
Le nostre un peu trop vieux pour voir au fond des eaus,
N’ayant ny filets ny rezeaus,
Souffroit une disette extreme.
Que fit-il ? le besoin, docteur en stratagême,
Luy fournit celuy-cy. Sur le bord d’un Estang
Cormoran vid une Ecrevisse.
Ma commere, dit-il, allez tout à l’instant
Porter un avis important
A ce peuple ; Il faut qu’il perisse :
Le maistre de ce lieu dans huit jours peschera :
L’Ecrevisse en haste s’en va
Conter le cas : grande est l’émute.
On court, on s’assemble, on députe
A l’oiseau. Seigneur Cormoran,
D’où vous vient cet avis ? quel est vostre garand ?
Estes-vous seur de cette affaire ?
N’y sçavez-vous remede ? et qu’est-il bon de faire ?

Changer de lieu, dit-il. Comment le ferons-nous ?
N’en soyez point en soin : je vous porteray tous
L’un apres l’autre en ma retraite.
Nul que Dieu seul et moy n’en connoist les chemins,
Il n’est demeure plus secrete.
Un Vivier que nature y creusa de ses mains,
Inconnu des traitres humains,
Sauvera vostre republique.
On le crut. Le peuple aquatique
L’un apres l’autre fut porté
Sous ce rocher peu frequenté.
Là Cormoran le bon apostre
Les ayant mis en un endroit
Transparent, peu creux, fort étroit,
Vous les prenoit sans peine, un jour l’un, un jour l’autre.
Il leur apprit à leurs dépens,
Que l’on ne doit jamais avoir de confiance
En ceux qui sont mangeurs de gens.
Ils y perdirent peu ; puis que l’humaine engeance
En auroit aussi bien croqué sa bonne part ;
Qu’importe qui vous mangé ? homme ou Loup ; toute panse
Me paroist une à cet égard ;
Un jour plustost, un jour plus tard,
Ce n’est pas grande difference.




IV.
L’ENFOUISSEUR ET SON COMPERE.



Un Pinsemaille avoit tant amassé,
Qu’il ne sçavoit où loger sa finance,
L’avarice compagne et sœur de l’ignorance,
Le rendoit fort embarassé
Dans le choix d’un dépositaire ;
Car il en vouloit un : Et voicy sa raison.
L’objet tente ; il faudra que ce monceau s’altere,
Si je le laisse à la maison :

Moy-mesme de mon bien je seray le larron.
Le larron, quoy joüir, c’est se voler soy-mesme !
Mon amy, j’ai pitié de ton erreur extrême ;
Appren de moy cette leçon :
Le bien n’est bien qu’en tant que l’on s’en peut défaire.
Sans cela c’est un mal. Veux-tu le reserver
Pour un âge et des temps qui n’en ont plus que faire !
La peine d’acquerir, le soin de conserver,
Ostent le prix à l’or qu’on croit si necessaire.
Pour se décharger d’un tel soin
Nostre homme eust pû trouver des gens surs au besoin ;
Il aima mieux la terre, et prenant son compere,
Celuy-cy l’aide ; Ils vont enfoüir le tresor.
Au bout de quelque-temps l’homme va voir son or.
Il ne retrouva que le giste.
Soupçonnant à bon droit le compere, il va viste
Luy dire, Apprestez-vous ; car il me reste encor
Quelques deniers ; je veux les joindre à l’autre masse.
Le compere aussi-tost va remettre en sa place
L’argent volé, prétendant bien
Tout reprendre à la fois sans qu’il manquast rien.
Mais pour ce coup l’autre fut sage :
Il retint tout chez lui, résolu de joüir,
Plus n’entasser, plus n’enfoüir.
Et le pauvre voleur ne trouvant plus son gage,
Pensa tomber de sa hauteur.
Il n’est pas mal-aisé de tromper un trompeur.




V.
LE LOUP ET LES BERGERS.



Un Loup remply d’humanité,
(S’il en est de tels dans le monde)
Fit un jour sur sa cruauté,
Quoy qu’il ne l’exerçast que par necessité,
Une reflexion profonde.

Je suis hay, dit-il, et de qui ? de chacun.
Le loup est l’ennemy commun
Chiens, Chasseurs, Villageois s’assemblent pour sa perte :
Jupiter est là-haut étourdi de leurs cris :
C’est par là que de Loups l’Angleterre est deserte :
On y mit nostre teste à prix.
Il n’est hobereau qui ne fasse
Contre nous tels bans publier :
Il n’est marmot osant crier
Que du Loup aussi-tost sa mere ne menace[1].
Le tout pour un Asne rogneux,
Pour un Mouton pourry, pour quelque Chien hargneux
Dont j’auray passé mon envie.
Et bien ne mangeons plus de chose ayant eu vie :
Paissons l’herbe, broutons, mourons dé faim plutost :
Est-ce une chose si cruelle ?
Vaut-il mieux s’attirer la haine universelle ?
Disant ces mots il vid des Bergers pour leur rost
Mangeans un agneau cuit en broche.
Oh, oh, dit-il, je me reproche
Le sang de cette gent ; Voila ses gardiens
S’en repaissans eux et leurs chiens ;
Et moy Loup j’en feray scrupule ?
Non, par tous les Dieux, non ; je serois ridicule.
Thibaut l’agnelet passera,
Sans qu’à la broche je le mette ;
Et non seulement luy, mais la mere qu’il tette,
Et le pere qui l’engendra.
Ce Loup avoit raison ; Est-il dit qu’on nous voye
Faire festin de toute proye,
Manger les animaux, et nous les reduirons
Aux mets de l’âge d’or autant que nous pourrons ?
Ils n’auront ny croc ny marmite ?
Bergers, bergers, le loup n’a tort
Que quand il n’est pas le plus fort :
Voulez-vous qu’il vive en hermite ?




VI.
L’ARAIGNÉE ET L’HIRONDELLE.



O Jupiter, qui sceus de ton cerveau,
Par un secret d’acouchement nouveau,
Tirer Pallas, jadis mon ennemie,
Entends ma plainte une fois en ta vie.
Progné me vient enlever les morceaus :
Caracolant, frisant l’air et les eaus,
Elle me prend mes mouches à ma porte :
Miennes je puis les dire ; et mon rezeau
En seroit plein sans ce maudit oyseau ;
Je l’ay tissu de matiere assez forte.
Ainsi d’un discours insolent.
Se plaignoit l’Araignée autrefois tapissiere,
Et qui lors estant filandiere,
Pretendoit enlacer tout insecte volant.
La sœur de Philomele, attentive à sa proye,
Malgré le bestion happoit mouches dans l’air,
Pour ses petits, pour elle, impitoyable joye,
Que ses enfans gloutons, d’un bec toûjours ouvert,
D’un ton demy formé, bégayante couvée,
Demandoient par des cris encor mal entendus.
La pauvre Aragne n’ayant plus
Que la teste et les pieds, artisans superflus,
Se vid elle-mesme enlevée.
L’Hirondelle en passant emporta toile, et tout,
Et l’animal pendant au bout.
Jupin pour chaque état mit deux tables au monde,
L’adroit, le vigilant, et le fort sont assis
A la premiere ; et les petits
Mangent leur reste à la seconde.




VII.
LA PERDRIX ET LES COCS.



Parmy de certains Cocs incivils, peu galans,
Toûjours en noise et turbulens,
Une Perdrix estoit nourrie.
Son sexe et l’hospitalité,
De la part de ces Cocs peuple à l’amour porté
Luy faisoient esperer beaucoup d’honnesteté :
Ils feroient les honneurs de la mesnagerie.
Ce peuple cependant fort souvent en furie,
Pour la Dame étrangere ayant peu de respec,
Luy donnoit fort souvent d’horribles coups de bec.
D’abord elle en fut affligée ;
Mais si-tost qu’elle eut vû cette troupe enragée
S’entrebattre elle-mesme, et se percer les flancs,
Elle se consola. Ce sont leurs mœurs, dit-elle,
Ne les accusons point ; plaignons plûtOst ces gens.
Jupiter sur un seul modèle
N’a pas formé tous les esprits :
Il est des naturels de Cocs et de Perdrix.
S’il dépendoit de moy, je passerois ma vie
En plus honneste compagnie.
Le maistre de ces lieux en ordonne autrement.
Il nous prend avec des tonnelles,
Nous loge avec des Cocs, et nous coupe les aisles :
C’est de l’homme qu’il faut se plaindre seulement.




VIII.
LE CHIEN A QUI ON A COUPÉ LES OREILLES.



Qu’ay-je fait pour me voir ainsi
Mutilé par mon propre maistre ?
Le bel estat où me voicy !
Devant les autres Chiens oseray-je parêtre ?

O Rois des animaux, ou plûtost leurs tyrans,
Qui vous feroit choses pareilles ?
Ainsi crioit Mouflar jeune dogue ; et les gens
Peu touchez de ses cris douloureux et perçans,
Venoient de luy couper sans pitié les oreilles.
Mouflar y croyoit perdre ; il vit avec le tems
Qu’il y gagnoit beaucoup ; car estant de nature
A piller ses pareils, mainte mesaventure
L’auroit fait retourner chez luy
Avec cette partie en cent lieux alterée ;
Chien hargneux a toûjours l’oreille déchirée.
Le moins qu’on peut laisser de prise aux dents d’autruy
C’est le mieux. Quand on n’a qu’un endroit à défendre,
On le munit de peur d’esclandre :
Témoin maistre Mouflar armé d’un gorgerin ;
Du reste ayant d’oreille autant que sur ma main,
Un Loup n’eust sceu par où le prendre.




IX.
LE BERGER ET LE ROY.



Deux demons à leur gré partagent nostre vie,
Et de son patrimoine ont chassé la raison.
Je ne vois point de cœur qui ne leur sacrifie.
Si vous me demandez leur état et leur nom,
J’appelle l’un, Amour ; et l’autre, Ambition.
Cette derniere étend le plus loin son empire ;
Car mesme elle entre dans l’amour.
Je le ferois bien voir : mais mon but est de dire
Comme un Roy fit venir un Berger à sa Cour.
Le conte est du bon temps, non du siecle où nous sommes.
Ce Roy vid un troupeau qui couvroit tous les-champs,
Bien broutant, en bon corps, rapportant tous les ans,

Grace aux soins du Berger, de trés-notables sommes.
Le Berger plut au Roy par ces soins diligens.
Tu merites, dit-il, d’estre Pasteur de gens ;
Laisse-là tes moutons, vien conduire des hommes.
Je te fais Juge Souverain.
Voilà nostre Berger la balance à la main.
Quoy qu’il n’eust gueres veu d’autres gens qu’un Hermite,
Son troupeau, ses mâtins, le loup, et puis c’est tout,
Il avoit du bon sens ; le reste vient ensuite.
Bref il en vint fort bien à bout.
L’Hermite son voisin accourut pour luy dire,
Veillay-je, et n’est-ce point un songe que je vois ?
Vous favory ! vous grand ! défiez-vous des Rois ;
Leur faveur est glissante, on s’y trompe ; et le pire,
C’est qu’il en coûte cher ; de pareilles erreurs
Ne produisent jamais que d’illustres malheurs.
Vous né connoissez pas l’attrait qui vous engage.
Je vous parle en amy. Craignez tout. L’autre rit,
Et nostre Hermite poursuivit :
Voyez combien déja la Cour vous rend peu sage.
Je crois voir cet aveugle, à qui dans un voyage
Un serpent engourdy de froid
Vint_s’offrir sous la main ; il le prit pour un foüet.
Le sien s’estoit perdu tombant de sa ceinture.
Il rendoit grace au Ciel de l’heureuse avanture,
Quant un passant cria : Que tenez-vous ? ô Dieux !
Jettez cet animal traistre et pernicieux,
Ce serpent. C’est un foüet. C’est un serpent, vous dis-je :
A me tant tourmenter quel interest m’oblige ?
Pretendez-vous garder ce tresor ? Pourquoy non ?
Mon foüet estoit usé ; j’en retrouve un fort bon ;
Vous n’en parlez que par envie.
L’aveugle enfin ne le crut pas,
Il en perdit bien-tost la vie :
L’animal dégourdy piqua son homme au bras.
Quant à vous, j’ose vous prédire
Qu’il vous arrivera quelque chose de pire.
Eh, que me sçauroit-il arriver que la mort ?

Mille dégousts viendront, dit le Prophète Hermite.
Il en vint, en effet ; l’Hermite n’eut pas tort.
Mainte peste de Cour fit tant par main ressort,
Que la candeur du Juge, ainsi que son merite,
Furent suspects au Prince. On cabale, on suscite
Accusateurs et gens grevez par ses arrests.
De nos biens, dirent-ils, il s’est fait un Palais.
Le Prince voulut voir ces richesses immenses,
Il ne trouva par tout que mediocrité,
Loüanges du desert et de la pauvreté ;
C’estoient-là ses magnificences.
Son fait, dit-on, consiste en des pierres de prix.
Un grand coffre en est plein, fermé de dix serrures.
Luy-mesme ouvrit ce coffre, et rendit bien surpris
Tous les machineurs d’impostures.
Le coffre estant ouvert, on y vid des lambeaux,
L’habit d’un gardeur de troupeaux,
Petit chapeau, jupon, panetiere, houlette,
Et je pense aussi sa musette.
Doux tresors, ce dit-il, chers gages qui jamais
N’attirastes sur vous l’envie et le mensonge,
Je vous reprens : sortons de ces riches Palais
Comme l’on sortiroit d’un songe.
Sire, pardonnez-moy cette exclamation.
J’avois préveu ma cheute en montant sur le faiste.
Je m’y suis trop complu ; mais qui n’a dans la teste
Un petit grain d’ambition ?




X.
LES POISSONS ET LE BERGER QUI JOUE
DE LA FLUTE.



Tyrcis qui pour la seule Annette
Faisoit resonner les accords
D’une voix et d’une musette,
Capables de toucher les morts,

Chantoit un jour le long des bords
D’une onde arrosant dés prairies,
Dont Zephire habitoit les campagnes fleuries.
Annette cependant, à la ligne peschoit ;
Mais nul poisson ne s’approchoit.
La Bergere perdoit ses peines.
Le Berger qui par ses chansons
Eust attiré des inhumaines,
Crut, et crut mal, attirer des poissons.
Il leur chanta cecy. Citoyens de cette onde,
Laissez vostre Nayade en sa grote profonde.
Venez voir un objet mille fois plus charmant.
Ne craignez point d’entrer aux prisons de la Belle :
Ce n’est qu’à nous qu’elle est cruelle :
Vous serez traitez doucement,
On n’en veut point à vostre vie :
Un vivier vous attend plus clair que fin cristal.
Et quand à quelques-uns l’appast seroit fatal,
Mourir des mains d’Annette est un sort que j’envie.
Ce discours éloquent ne fit pas grand effet ;
L’auditoire estoit sourd aussi bien que muet.
Tyrcis eut beau prescher : ses paroles miellées
S’en estant aux vents envolées,
Il tendit un long rets. Voila les poissons pris,
Voila les poissons mis aux pieds de la Bergere.
O vous Pasteurs d’humains .et non pas de brebis :
Rois qui croyez gagner par raisons les esprits
D’une multitude étrangère,
Ce n’est jamais par-là que l’on en vient à bout :
Il y faut une autre maniere,
Servez-vous de vos rets, la puissance fait tout.






XI.
LES DEUX PERROQUETS, LE ROY
ET SON FILS.



Deux perroquets, l’un pere et l’autre fils,
Du rost d’un Roy faisoient leur ordinaire.
Deux demi-dieux, l’un fils et l’autre pere,
De ces oyseaux faisoient leurs favoris.
L’âge lioit une amitié sincere
Entre ces gens ; les deux peres s’aimoient ;
Les deux enfans, malgré leur cœur frivole,
L’un avec l’autre aussi s’accoûtumoient,
Nourris ensemble, et compagnons d’école.
C’estoit beaucoup d’honneur au jeune Perroquet ;
Car l’enfant estoit Prince et son pere Monarque.
Par le temperament que luy donna la parque,
Il aimoit les oyseaux. Un Moineau fort coquet,
Et le plus amoureux de toute la Province,
Faisoit aussi sa part des delices du Prince.
Ces deux rivaux un jour ensemble se joüans,
Comme il arrive aux jeunes gens,
Le jeu devint une querelle.
Le Passereau peu circonspec,
S’attira de tels coups de bec,
Que demy mort et traisnant l’aisle,
On crut qu’il n’en pourroit guerir.
Le Prince indigné fit mourir
Son Perroquet. Le bruit en vint au pere.
L’infortuné vieillard crie et se desespere.
Le tout en vain ; ses cris sont superflus :
L’oiseau parleur est déjà dans la barque :

Pour dire mieux, l’oiseau ne parlant plus
Fait qu’en fureur sur le fils du Monarque
Son pere s’en va fondre, et luy creve les yeux.
Il se sauve aussi-tost, et choisit pour azile
Le haut d’un Pin. Là dans le sein des Dieux
Il gouste sa vengeance en lieu seur et tranquille.
Le Roy luy-mesme y court, et dit pour l’attirer :
Amy, reviens chez moy ; que nous sert de pleurer ?
Haine, vengeance et deüil, laissons tout à la porte.
Je suis contraint de déclarer,
Encor que ma douleur soit forte,
Que le tort vient de nous ; mon fils fut l’agresseur :
Mon fils ! non ; C’est le sort qui du coup est l’autheur.
La Parque avoit écrit de tout temps en son livre
Que l’un de nos enfans devoit cesser de vivre,
L’autre de voir, par ce malheur.
Consolons-nous tous deux, et reviens dans ta cage.
Le Perroquet dit : Sire Roy,
Crois-tu qu’après un tel outrage
Je me doive fier à toy ?
Tu m’allegues le sort ; prétens-tu par ta foy
Me leurrer de l’appast d’un profane langage ?
Mais que la providence ou bien que le destin
Regle les affaires du monde,
Il est écrit là-haut qu’au faiste de ce pin
Ou dans quelque Forest profonde
J’acheveray mes jours loin du fatal objet
Qui doit t’estre un juste sujet
De haine et de fureur. Je sçay que la vengeance
Est un morceau de Roy, car vous vivez en Dieux.
Tu veux oublier cette offense :
Je le crois : cependant, il me faut pour le mieux
Eviter ta main et tes yeux.
Sire Roy mon amy, va-t’en, tu perds ta peine,
Ne me parle point de retour :
L’absence est aussi bien un remede à la haine
Qu’un appareil contre l’amour.




XII.
LA LIONNE ET L’OURSE.



Mere Lionne avoit perdu son fan.
Un Chasseur l’avoit pris. La pauvre infortunée
Poussoit un tel rugissement
Que toute la Forest estoit importunée.
La nuit ny son obscurité,
Son silence et ses autres charmes,
De la Reine des bois n’arrestoit les vacarmes.
Nul animal n’estoit du sommeil visité.
L’Ourse enfin luy dit : Ma commere,
Un mot sans plus ; tous les enfans
Qui sont passez entre vos dents,
N’avoient-ils ny pere ny mere ?
Ils en avoient. S’il est ainsi,
Et qu’aucun de leur mort n’ait nos testes rompuës,
Si tant de meres se sont teuës,
Que ne vous taisez-vous aussi ?
Moy me taire ? moy malheureuse !
Ah j’ay perdu mon fils ! il me faudra traisner
Une vieillesse douloureuse.
Dites-moy, qui vous force à vous y condamner ?
Helas ! c’est le destin qui me hait. Ces paroles
Ont esté de tout temps en la bouche de tous.
Miserables humains, cecy s’adresse à vous :
Je n’entens resonner que des plaintes frivoles.
Quiconque en pareil cas se croit haï des Cieux,
Qu’il considere Hecube, il rendra grace aux Dieux.






XIII.
LES DEUX AVANTURIERS
ET LE TALISMAN.



Aucun chemin de fleurs ne conduit à la gloire.
Je n’en veux pour témoin qu’Hercule et ses travaux.
Ce Dieu n’a guere de rivaux :
J’en vois peu dans la Fable, encor moins dans l’Histoire.
En voicy pourtant un que de vieux Talismans
Firent chercher fortune au pays des Romans.
Il voyageoit de compagnie.
Son camarade et luy trouverent un poteau.
Ayant au haut cet écriteau,
Seigneur Avanturier, s’il te prend quelque envie
De voir ce que n’a veu nul Chevalier errant,
Tu n’as qu’à passer ce torrent,
Puis prenant dans tes bras un Elephant de pierre,
Que tu verras couché par terre,
Le porter d’une haleine au sommet de ce mont
Qui menace les Cieux de son superbe front.
L’un des deux Chevaliers seigna du nez. Si l’onde
Est rapide autant que profonde,
Dit-il, et supposé qu’on la puisse passer,
Pourquoy de l’Elephant s’aller embarrasser ?
Quelle ridicule entreprise !
Le sage l’aura fait par tel art et de guise,
Qu’on le pourra porter peut-estre quatre pas :
Mais jusqu’au haut du mont, d’une haleine ? il n’est pas
Au pouvoir d’un mortel, à moins que la figure
Ne soit d’un Eléphant nain, pigmée, avorton,
Propre à mettre au bout d’un baston :

Auquel cas, où l’honneur d’une telle avanture ?
On nous veut attraper dedans cette écriture ;
Ce sera quelque enigme à tromper un enfant.
C’est pourquoy je vous laisse avec votre Elephant.
Le raisonneur party, l’avantureux se lance.
Les yeux clos à travers cette eau.
Ny profondeur ny violence
Ne pûrent l’arrester, et selon l’écriteau
Il vid son Elephant couché sur l’autre rive.
Il le prend, il l’emporte, au haut du mont arrive,
Rencontre une esplanade, et puis une cité.
Un cry par l’Elephant est aussi-tost jetté.
Le peuple aussi-tost sort en armes.
Tout autre Avanturier au bruit de ces alarmes
Auroit fuy. Celui-cy loin de tourner le dos
Veut vendre au moins sa vie, et mourir en Heros.
Il fut tout étonné d’oüir cette cohorte
Le proclamer Monarque au lieu de son Roy mort.
Il ne se fit prier que de la bonne sorte,
Encor que le fardeau fust, dit-il, un peu fort.
Sixte en disoit autant quand on le fit saint Pere.
(Seroit-ce bien une misere
Que d’estre Pape ou d’estre Roy ?)
On reconnut bien-tost son peu de bonne foy.
Fortune aveugle suit aveugle hardiesse.
Le sage quelquefois fait bien d’executer,
Avant que de donner le temps à la sagesse
D’envisager le fait, et sans la consulter.






DISCOURS
A MONSIEUR LE DUC DE LA ROCHEFOUCAULT[2].


XIV.



Je me suis souvent dit, voyant de quelle sorte
L’homme agit, et qu’il se comporte
En mille occasions comme les animaux :
Le Roy de ces gens-là n’a pas moins de defaux
Que ses sujets, et la nature
A mis dans chaque creature
Quelque grain d’une masse où puisent les esprits :
J’entens les esprits corps, et paitris de matiere.
Je vais prouver ce que je dis.
A l’heure de l’affust, soit lors que la lumiere
Précipite ses traits dans l’humide sejour ;
Soit lors que le Soleil rentre dans sa carriere,
Et que n’estant plus nuit, il n’est pas encor jour,
Au bord de quelque bois sur un arbre je grimpe ;
Et nouveau Jupiter du haut de cet olympe,
Je foudroye à discretion
Un lapin qui n’y pensoit guere.
Je vois fuir aussi-tost toute la nation
Des lapins qui sur la Bruyere,
L’œil éveillé, l’oreille au guet,
S’égayoient et de thim parfumoient leur banquet.
Le bruit du coup fait que la bande
S’en va chercher sa seureté
Dans la soûterraine cité :
Mais le danger s’oublie, et cette peur si grande

S’évanoüit bien-tost. Je revois les lapins
Plus gais qu’auparavant revenir sous mes mains.
Ne reconnoist-on pas en cela les humains ?
Dispersez par quelque orage
A peine ils touchent le port,
Qu’ils vont bazarder encor
Meme vent, même naufrage.
Vrais lapins on les revoit
Sous les mains de la fortune.
Joignons à cet exemple une chose commune.
Quand des chiens étrangers, passent par quelque endroit
Qui n’est pas de leur détroit,
Je laisse à penser quelle feste.
Les chiens du lieu n’ayans en teste
Qu’un interest de gueule, à cris, à coups de dents
Vous accompagnent ces passans
Jusqu’aux confins du territoire.
Un interest de biens, de grandeur, et de gloire.
Aux Gouverneurs d’Estats, à certains courtisans,
A gens de tous métiers en fait tout autant faire.
On nous void tous pour l’ordinaire
Piller le survenant, nous jetter sur sa peau.
La coquette et l’auteur sont de ce caractère ;
Malheur à l’écrivain nouveau.
Le moins de gens qu’on peut à l’entour du gasteau,
C’est le droit du jeu, c’est l’affaire.
Cent exemples pourroient appuyer mon discours ;
Mais les ouvrages les plus courts
Sont toûjours les meilleurs. En cela j’ay pour guides
Tous les maistres de l’art, et tiens qu’il faut laisser
Dans les plus beaux sujets quelque chose à penser :
Ainsi ce discours doit cesser.
Vous qui m’avez donné ce qu’il a de solide
Et dont la modestie égale la grandeur,
Qui ne pustes jamais écouter sans pudeur
La loüange la plus permise.
La plus juste et la mieux acquise,
Vous enfin dont à peine ay-je encore obtenu

Que vostre nom receust icy quelques hommages,
Du temps et des censeurs défendant mes ouvrages,
Comme un nom qui des ans et des peuples connu,
Fait honneur à la France efi grands noms plus feconde
Qu’aucun climat de l’Univers,
Permettez-moy du moins d’apprendre à tout le monde
Que vous m’avez donné le sujet de ces Vers.




XV.
LE MARCHAND, LE GENTILHOMME,
LE PATRE ET LE FILS DE ROY.



Quatre chercheurs de nouveaux mondes,
Presque nus échapez à la fureur des ondes,
Un Trafiquant, un Noble, un Pâtre, un Fils de Roy,
Réduits au sort de Bellizaire[3],
Demandoient aux passans de quoy
Pouvoir soulager leur misere.
De raconter quel sort les avoit assemblez,
Quoy que sous divers points tous quatre ils fussent nez,
C’est un récit de longue haleine.
Ils s’assirent enfin au bord d’une fontaine.
Là le conseil se tint entre les pauvres gens.
Le Prince s’étendit sur le malheur des grands.
Le Pâtre fut d’avis qu’éloignant la pensée
De leur avanture passée

Chacun fist de son mieux, et s’appliquast au soin
De pourvoir au commun besoin.
La plainte, ajoûta-t’il, guerit-elle son homme ?
Travaillons ; c’est dequoy nous mener jusqu’à Rome.
Un Pâtre ainsi parler ! ainsi parler ; croit-on
Que le Ciel n’ait donné qu’aux testes couronnées
De l’esprit et de la raison,
Et que de tout Berger comme de tout mouton,
Les connoissances soient bornées ?
L’avis de celuy-cy fut d’abord trouvé bon ;
Par les trois échoüez aux bords de l’Amerique.
L’un, c’estoit le Marchand, sçavoit l’Arithmetique ;
A tant par mois, dit-ii, j’en donneray leçon.
J’enseigneray la politique,
Reprit le Fils de Roy. Le Noble poursuivit :
Moy je sçais le blason ; j’en veux tenir école :
Comme si devers l’Inde on eust eu dans l’esprit
La sotte vanité de ce jargon frivole.
Le Pâtre dit : Amis, vous parlez bien ; mais quoy,
Le mois a trente jours, jusqu’à cette échéance
Jeusnerons-nous par vostre foy ?
Vous me donnez une esperance
Belle, mais éloignée ; et cependant j’ay faim.
Qui pourvoira de nous au dîner de demain ?
Ou plûtost sur quelle assurance
Fondez-vous, dites-moy, le soûper d’aujourd’huy ?
Avant tout autre c’est celuy
Dont il s’agit : vostre science
Est courte là-dessus ; ma main y supplêra.
A ces mots le Pâtre s’en va
Dans un bois : il y fit des fagots dont la vente,
Pendant cette journée et pendant la suivante,
Empescha qu’un long jeusne à la fin ne fist tant
Qu’ils allassent là bas exercer leur talent.
Je conclus de cette avanture,
Qu’il ne faut pas tant d’art pour conserver ses jours ;
Et grace aux dons de la nature,
La main est le plus seur et le plus prompt secours.

  1. Voyez ci-dessus, pages 131 et 132.
  2. On a généralement ajouté à ce titre, le seul que donne l’édition originale, le suivant : Les Lapins.
  3. Bellizaire estoit un grand Capitaine, qui ayant commandé les Armées de l’Empereur et perdu les bonnes grâces de son Maistre, tomba dans un tel point de misere, qu’il demandait l’aumosne sur les grands chemins. (Note de La Fontaine.)