Œuvres complètes de Molière (Louandre)/Précis de l’Histoire du Théâtre en France
Précis
de
l’histoire du théâtre
en France.
L’histoire de notre Théâtre national peut se diviser en quatre grandes périodes[1]. La première, que nous appellerons la période latine, s’étend depuis la conquête jusqu’au douzième siècle ; la seconde est marquée par l’apparition des grands poëmes dramatiques connus sous le nom de mystères et de miracles, et l’emploi dans ces poëmes de la langue vulgaire ; la troisième est celle de la renaissance ; enfin, la quatrième commence avec Corneille et Molière. Chacune de ces périodes a son caractère bien tranché. Dans la première, aussi longtemps que persiste la tradition latine, le théâtre, dans l’acception moderne du mot, n’existe point encore. Il y a des représentations scéniques, — nous ne parlons ici que de notre pays ; — il n’y a point de littérature dramatique[2]. Cette littérature apparaît seulement au douzième siècle ; elle règne, avec la foi, jusqu’au moment où la renaissance ouvre à l’esprit humain des voies entièrement nouvelles : alors le génie gréco-romain se réveille, en s’alliant au génie chrétien et chevaleresque. Les compositions dramatiques sont tout à la fois religieuses, satiriques, classiques, romanesques. Enfin, Corneille et Molière, en élevant d’un seul coup notre Théâtre au plus haut degré de perfection, marquent l’avénement définitif de l’art moderne.
I
Les Romains, dont la passion pour les spectacles était si vive, portèrent jusqu’aux limites les plus reculées de l’Empire les jeux scéniques en faveur à Rome. Ils établirent dans un grand nombre de villes de la Gaule des cirques pour les combats d’hommes et d’animaux, et quelques théâtres pour les représentations littéraires[3] ; mais les cruautés et les jeux obscènes qui déshonoraient la scène antique, s’accordaient mal avec la morale austère du christianisme, et la réprobation des conciles éloigna peu à peu la foule de ces amusements réprouvés. Vers 577, Chilpéric fit construire à Paris et à Soissons[4] des cirques où les gladiateurs et les bêtes féroces furent remplacés par des danseuses et des chiens savants, et dans lesquels se donnèrent encore, par exception, des combats d’ours et de taureaux, derniers vestiges des spectacles païens. Maudits par le clergé et désertés par le peuple, les théâtres et les cirques furent convertis en forteresses ou démolis pour bâtir des remparts et des églises, et à la fin du sixième siècle les souvenirs de la scène antique avaient à peu près disparu.
Pendant les siècles suivants, on trouve vaguement indiquées des représentations d’un nouveau genre, les unes nomades et populaires, les autres religieuses.
Les représentations populaires étaient données par des acteurs ambulants, auxquels on conserva d’abord leur nom romain d’histrions, et qui furent ensuite appelés chanteurs, cantores, et plus tard encore jongleurs, joculatores. Ces acteurs, qui se montraient principalement dans les foires et jouaient en plein vent, se faisaient suivre par des bouffons et des mimes, qui accompagnaient leurs chants avec des gestes et des instruments de musique. Le sujet de ces chants, désignés sous le nom d’urbanæ cantilenæ, était d’ordinaire emprunté aux légendes des saints sous le patronage desquels étaient placées les foires. Le clergé, comprenant l’influence que pouvaient exercer les jongleurs, se réserva le privilége de composer leurs chants. Dès le neuvième siècle, un chanoine de Rouen, Thiébaut de Vernon, avait traduit pour leur usage, en langue vulgaire, la vie de plusieurs saints. Comme il s’agissait de légendes pieuses, les jongleurs, pour mieux entrer dans l’esprit de leur rôle, revêtirent souvent le costume ecclésiastique[5], ce qui ne les empêcha point de se livrer à des désordres tels que Charlemagne, en 789, leur interdit l’exercice de leur profession, et on a lieu de croire qu’ils ne reparurent que sous le règne de Robert.
Les représentations religieuses avaient lieu dans les églises. Ce n’étaient point, comme on l’a dit, des drames hiératiques, mais tout simplement de la liturgie, parce qu’il fallait, pour instruire le peuple, des signes matériels qui frappassent ses yeux. Le clergé ne cherchait point à faire des pièces de théâtre : il voulait seulement rendre sensibles et vivants les principaux faits de l’histoire sainte ou de l’histoire hagiographique, soit en les dialoguant, soit en les exprimant par des actions figurées. Ainsi, le jour de la Purification une jeune fille représentait la Vierge en portant dans ses bras un enfant de cire. Le jour de Noël on plaçait dans le sanctuaire une crèche, autour de laquelle venaient se prosterner les rois Mages. Au-dessus de cette crèche brillait l’étoile qui les avait guidés. Le bœuf et l’âne, l’ânesse de Balaam, celle de Jésus, figuraient à certaines époques dans les cérémonies du culte.
Nous ne parlerons pas des fêtes nommées barbatoires, barbatoriæ, pendant lesquelles les prêtres dansaient, sautaient, chantaient dans les églises, et quelquefois même continuaient au dehors leurs chants et leurs danses. Nous ne parlerons pas non plus des dialogues funèbres qu’on répétait aux enterrements des grands personnages, parce que nous ne pouvons voir dans tout cela, quoi qu’on en ait dit, d’une part que des divertissements bizarres, de l’autre que des prières. Que la fête de l’âne, la procession du renard et une foule d’autres cérémonies grotesques soient nées des barbatoires ou des triviales représentations figurées qu’on avait introduites dans le sanctuaire, nous ne le contestons pas ; mais nous n’avons non plus rien rencontré qui nous autorise à l’affirmer, et nous persistons à ne reconnaître en France l’existence du Théâtre que du moment où nous trouvons de véritables pièces dramatiques. Or, pour nous, les premières de ces pièces ne sont point des offices de l’Église, mais uniquement des mystères et des miracles. Ces réserves faites, nous acceptons sur tous les points les éclaircissements qui ont été donnés, de nos jours, sur ces compositions singulières, et nous disons, après bien d’autres, parce qu’ici nous avons rencontré l’évidence historique, que les premiers mystères peuvent quelquefois se confondre avec certains offices ; que ces mystères ont été d’abord composés par des prêtres, joués par des prêtres, et joués dans des églises, ce qui justifie cette assertion que l’origine du Théâtre français est une origine religieuse.
II
Quoiqu’il soit difficile, dans le chaos de notre vieille littérature dramatique, d’établir des divisions nettement tranchées, et de donner des définitions exactes, on peut dire que le mystère est la mise en scène d’un fait historique emprunté à l’Ancien ou au Nouveau Testament, comme le miracle est un fait emprunté à la vie d’un saint, et surtout à son martyre[6] ; mais comme dans cet art informe il n’y avait encore aucune règle fixe, les deux genres se confondirent souvent. L’histoire profane et la tradition chevaleresque furent même substituées à l’histoire sainte, ainsi qu’on le voit par le mystère de Griselidis et le mystère de la destruction de Troye.
Exclusivement latin dans l’origine, le mystère donna peu à peu accès à l’idiome vulgaire, et l’on eut de la sorte, sous le nom de farcitures, des pièces moitié latines, moitié françaises, dont on trouve un curieux exemple dans les Vierges sages et les Vierges folles[7]. Il n’offrit d’abord qu’un épisode de la vie du Christ, tel que la Nativité, l’Adoration des Mages, la Résurrection ; mais à la fin du quatorzième siècle on vit paraître pour la première fois, sous le titre de Passion, un poëme embrassant dans tous ses détails la vie de l’Homme-Dieu sur la terre. « À cette époque, dit M. Magnin, on réunit tous les actes de la vie de Jésus-Christ et on en forma une seule et vaste représentation qui ne se joua plus, comme auparavant, le jour de telle ou telle fête, mais qui durait plusieurs jours, souvent plusieurs semaines, et pouvait se répéter pendant tous les temps de l’année. »
Les premiers auteurs de mystères furent, nous l’avons déjà dit, des membres du clergé, d’abord parce que le clergé fut longtemps l’unique représentant de la littérature, ensuite parce qu’il trouvait dans les spectacles de cette espèce un moyen indirect d’instruire le peuple des faits de la religion. Peu à peu cependant les laïques intervinrent, et toutes les classes de la société fournirent leur contingent d’écrivains dramatiques. Au premier rang de ces écrivains nous mentionnerons, du douzième au quinzième siècle, Hilaire, disciple d’Abailard ; Jean Bodel, Simon Gréban, Arnoul Gréban, Antoine Chevalet, de Grenoble ; Jean d’Abondance, notaire royal du Pont-Saint-Esprit ; Jacques Mirlet, étudiant ès lois à l’université d’Orléans ; le trouvère Rutebeuf, André de la Vigne, historiographe d’Anne de Bretagne ; Jean Michel, d’Angers, l’écrivain dramatique le plus fécond du quinzième siècle ; Louis Choquet, Marguerite de Valois[8]. Composés à l’origine par des prêtres, comme on l’a vu, les drames sacrés du moyen âge furent aussi représentés par des prêtres. Plus tard, les acteurs se recrutèrent dans toutes les classes, principalement dans les confréries des corps d’arts et métiers. Les officiers des échevinages, les gens de robe, les nobles eux-mêmes se réunirent aux confréries, et ce n’était pas trop de ce concours pour jouer des pièces où figuraient souvent six cents personnages.
Les villes, les corporations, le clergé contribuaient par des largesses, des quêtes ou des aumônes, aux frais considérables nécessités par ces jeux, célébrés à l’occasion des grandes fêtes nationales ou religieuses. Le théâtre, établi primitivement dans les églises, puis sur le parvis, fut ensuite transporté dans les cimetières, dans les rues, dans les carrefours. La représentation était annoncée à cri public, comme les ordonnances royales ou municipales ; et dans ce monde féodal où régnait partout l’inégalité, les distinctions sociales étaient sévèrement maintenues parmi les assistants. Les nobles, les magistrats, les officiers royaux se plaçaient sur des estrades ; les petits bourgeois et le menu peuple se rangeaient sur le pavé, les hommes à droite, les femmes à gauche, comme à l’église. Le clergé, pour ne point déranger le spectacle, changeait l’heure des offices, et comme les populations tout entières assistaient aux représentations, des gardiens en armes veillaient à la sûreté des rues désertes.
La grandeur des théâtres dut nécessairement varier selon le nombre des acteurs, et lorsqu’on ne jouait encore que des drames épisodiques, ils étaient moins vastes qu’au moment où parurent les grands drames de la Passion et des Actes des Apôtres. D’abord ils se composèrent de deux ou de trois étages superposés, représentant le paradis, la terre, le purgatoire ; puis ces étages se subdivisèrent en une foule de compartiments qui figuraient les lieux dans lesquels devaient se passer les diverses scènes de l’action principale, D’après cela on peut croire que les décorations étaient de deux sortes, « les unes peintes, comme aujourd’hui, et formant les diverses cloisons des compartiments scéniques ; les autres, véritables plans en relief représentant le paradis, l’enfer, Jérusalem, Rome, etc., beaucoup trop petites pour contenir les nombreux personnages qui devaient paraître tour à tour, et placées avec des écriteaux au milieu de ces compartiments mêmes, pour indiquer le lieu de la scène[9]. » Dans un mystère joué à Metz en 1437, l’enfer fut représenté par la gueule d’un dragon qui avait de gros yeux d’acier, et c’était par cette gueule qu’entraient et sortaient les diables. À Bourges, en 1536, il était figuré par un rocher sur lequel on avait peint des serpents et des crapauds, et que surmontait une tour de laquelle s’échappaient des flammes.
Comme la plupart des spectateurs étaient fort ignorants et qu’il leur aurait été très-difficile de se reconnaître au milieu des événements confus qui se passaient sous leurs yeux, les auteurs prenaient soin d’expliquer, dans une espèce de prologue, l’arrangement de la scène. Outre les prologues on trouve, principalement dans les miracles de Notre-Dame, de courts sermons en prose qui étaient prononcés par des prêtres. Quelquefois, avant de commencer, on célébrait la messe, et après la représentation on entonnait quelque chant solennel, tel que le Magnificat.
Tous les acteurs étaient assis sur des gradins, autour du théâtre, et de la sorte, lors même qu’ils étaient supposés partis pour de longs voyages, lors même qu’ils étaient supposés morts, ils restaient exposés aux regards du public. Il va sans dire que l’on ne connaissait ni l’unité de temps ni l’unité de lieu. Les personnages vieillissaient de vingt ans en quelques minutes. Ainsi, dans un miracle où la Vierge est en scène, la mère de Dieu est représentée d’abord par une enfant de quatre ans ; la sortie de cette enfant, dans le manuscrit du miracle, est indiquée en marge par ces mots : cy fine la petite Marie ; puis paraît une Marie nouvelle, dont l’entrée est indiquée par cette phrase : cy commence la grande Marie. Cette dernière, après avoir rempli son rôle, allait s’asseoir à côté de celle qui l’avait précédée, et ainsi, quand la Vierge mère paraissait à son tour, les spectateurs avaient sous les yeux trois personnes pour un seul et même personnage. Les bienséances, l’exactitude historique étaient traitées comme la vraisemblance. Dans le miracle intitulé : Comment Notre-Dame délivra une abbesse qui était grosse de son clerc, et dans le Baptême de Clovis, on figurait sur la scène l’accouchement de l’abbesse et de la reine Clotilde. Enfin, dans la Vengeance et destruction de Jérusalem, les soldats romains Rouge-Museau, Esdenté, Grappart et Tranchart poursuivaient au milieu des flammes des filles et des femmes juives, comme pourraient le faire des vainqueurs dans une ville prise d’assaut, abandonnée à leur brutalité.
Tous les personnages de la mythologie, les diables et les anges, les philosophes de l’antiquité, les empereurs romains, les rois d’Égypte, les grands hommes du paganisme et de l’histoire chrétienne figuraient pêle-mêle, sous les noms les plus étranges, dans les costumes les plus bizarres et quelquefois aussi les plus brillants. Les païens avaient des habits de fantaisie ; les chrétiens, des habits uniformes et pour ainsi dire officiels : les diables étaient noirs, les anges blancs ou rouges ; les morts étaient habillés en guise de ames, c’est-à-dire couverts d’un voile blanc pour les élus, rouge ou noir pour les réprouvés. Dans le mystère de Caïn, l’acteur chargé du rôle du sang d’Abel se roulait par terre dans un drap rouge en criant : Vengeance ! Dieu paraissait toujours avec une chape, parce que le costume ecclésiastique était regardé comme le plus respectable, et, par une bizarrerie singulière, ce Dieu tout-puissant ne jouait dans la plupart des pièces qu’un rôle insignifiant et quelquefois même ridicule.
Soit qu’ils fussent écrits en latin, en langue farcie ou en français, les mystères étaient toujours rhythmiques. Le latin est rimé tant bien que mal, et les rimes sont notées en plain-chant comme les anciennes proses. Les mystères français sont ordinairement en vers de huit syllabes, et quelques-uns n’ont pas moins de soixante-dix à quatre-vingt mille vers. Millin et Monteil ont dit que ces poëmes dramatiques étaient chantés, du moins dans certaines circonstances.
Les jugements les plus divers ont été portés sur la valeur esthétique des mystères. Des éditeurs, enthousiastes d’une littérature qui fournit de nombreux sujets de publications, ont vanté les drames sacrés du moyen âge à l’égal des chefs-d’œuvre de la scène française. D’un autre côté, des critiques éminents n’ont vu dans ces drames que des essais informes, intéressant seulement l’histoire de la langue et des mœurs. « Étranger à toute idée de plan et de composition, l’auteur, quel qu’il soit, dit M. Sainte-Beuve, suit d’ordinaire son texte, histoire ou légende, livre par livre, chapitre par chapitre, amplifiant outre mesure les plus minces détails et s’abandonnant, chemin faisant, aux distractions les plus puériles… Ce qui caractérise essentiellement les mystères, c’est la vulgarité la plus basse, la trivialité la plus minutieuse. Un seul soin a préoccupé les auteurs : ils n’ont visé qu’à retracer dans les hommes et les choses d’autrefois les scènes de la vie commune qu’ils avaient sous les yeux. Pour eux tout l’art se réduisait à cette copie, ou plutôt à ce fac-simile fidèle. S’ils nous montrent une populace, on la reconnaît à première vue pour celle des Halles ou de la Cité ; tout tribunal est à l’instar du Châtelet ou du Parlement[10]. »
L’art, dans les mystères, fut, du douzième au seizième siècle, complétement stationnaire. Leur cadre alla sans cesse en s’élargissant ; mais pour le fond ils restèrent toujours les mêmes, présentant constamment la même réalité positive et triviale, les mêmes obscénités, les mêmes profanations naïves. Aussi, quand l’Église fut menacée par la réforme, s’empressa-t-on de les interdire. Cette interdiction fut prononcée par arrêt du Parlement, en 1548 ; car, suivant la juste remarque de M. Sainte-Beuve, les risées dont on accueillit, à cette date, la Nativité de la Vierge ou les Actes des Apôtres, pouvaient rejaillir sur les dogmes et les pratiques de la religion dominante. Proscrits par le Parlement des théâtres de la capitale, les mystères n’en continuèrent pas moins, pendant quelque temps, d’être fort honorés dans la province ; mais au commencement du dix-septième siècle ils furent généralement abandonnés.
Malgré leurs défauts nombreux, les mystères présentent cependant çà et là quelques passages dans lesquels éclate la véritable inspiration poétique, et, en se tenant sans cesse dans la réalité ou le décalque fidèle des livres saints, les auteurs ont rencontré plus d’une fois le naturel et l’émotion. Nous citerons, par exemple, le Sacrifice d’Isaac. Dans la scène de l’immolation, Isaac s’approche de l’autel et dit à son père :
Mais veuillez moy les yeux cacher,
Afin que le glaive ne voye
Quand de moi voudrez approcher
Peut-estre que je fouyroye.
Abraham.
Mon ami, si je te lyoye ?
Ne seroit-il point deshonneste ?
Isaac.
Hélas ! c’est ainsi que une beste.
Lorsque Isaac a les yeux bandés, son père, qui s’apprête à le frapper, lui dit :
Adieu, mon fils.
Isaac.
Adieu, mon père,
Bandé suis ; de bref je mourray,
Plus ne vois la lumiere clère.
Abraham.
Adieu, mon fils.
Isaac.
Adieu, mon père,
Recommandez-moy à ma mère,
Jamais je ne la reverray.
Abraham.
Adieu, mon fils, etc.
Nous indiquerons encore un dialogue entre un démon et Judas, dialogue qui commence par ces vers :
Le démon.
Meschant, que veulx-tu qu’on te face ?
A quel port veulx-tu aborder ?
Judas.
Je ne sais ; je n’ai œil en face
Qui ose les cieulx regarder
Le démon.
Si de mon nom veulx demander
Briefvement en aras demontrance.
Judas.
Dont viens-tu ?
Le démon.
Du parfont d’enfer.
Judas.
Quel est ton nom ?
Le démon.
Désespérance !
Aloris (premier pastoureau).
Il fait assez doulce saison
Pour pastoureaux, la Dieu mercy.
Ysambert.
Quand les bergers sont de raison,
Il fait assez doulce saison.
Pellion.
Rester ne pourroye en maison
Et voire ce joyeux temps cy.
Aloris.
Fy de richesse et de soucy !
Il n’est vie si bien nourrie
Qui vaille estat de pastourie.
Pellion.
A gens qui s’esbattent ainsy,
Fy de richesse et de soucy !
Rifflard.
Je suis bien des vostres aussy
A tout (avec) ma barbette fleurie,
Quand j’ai de pain mon saoul, je crie :
Fy de richesse et de soucy !
..........
..........
Est-il liesse plus série
Que de regarder les beaux champs,
Et ces doux aignelets paissants,
Saultant à la belle praerie ?
Il serait facile de trouver bien des morceaux du même genre ; mais ce qui pourrait nous plaire aujourd’hui était, on doit le croire, indifférent aux gens du moyen âge. Ils ne cherchaient dans les spectacles ni le jeu des acteurs ni l’éclat de la poésie ; mais avant tout, le tableau des grandes scènes historiques de leurs croyances. « La foule, nous l’avons dit ailleurs, voyait là, vivant et animé, le monde du passé et le monde de l’avenir ; le paradis des premiers âges, où elle retrouvait ses premiers parents, et le paradis où elle devait un jour trouver son Dieu. Ces flûtes, ces harpes, ces luths qui se mêlaient au jeu des acteurs, n’étaient-ce pas ces mêmes instruments qui, dans le séjour des élus, accompagnent le chant éternel des bienheureux ? Le peuple apprenait, expliqué par le jeu de la scène, comme il l’entendait chaque jour, expliqué du haut de la chaire par la voix du prêtre, le sombre mystère de la destinée humaine, la chute et la rédemption, le châtiment et la récompense. Il regardait avec les yeux de la foi, et cette puissance du drame sacré n’était pas un triomphe de l’art, mais un miracle de la croyance. »
III
Les vastes compositions dont nous venons de parler formaient ce qu’on pourrait appeler la grande pièce dans le Théâtre du moyen âge ; mais les genres accessoires étaient très-nombreux, et à partir du douzième siècle nous trouvons, comme œuvres dramatiques, spectacles ou jeux scéniques, des tragédies, des comédies, des jeux partis, des puys, des farces et moralités, des processions et fêtes dramatiques, des soties, des pastorales, des pantomimes.
Les tragédies du moyen âge n’ont guère, avec nos tragédies modernes, de commun que le nom, et de plus, elles sont fort rares. Nous citerons, parmi les auteurs tragiques, Arnoul Daniel, Anselme Faidit, Berenger Parasol, qui composa cinq tragédies sur la vie de Jeanne de Naples, sa contemporaine, tragédies dans lesquelles il n’y a aucune division de scènes ou d’actes, et Guillaume de Blois, auteur d’une tragédie de Flaura et Marco, qui paraît avoir été faite sur une courtisane célèbre du nom de Flore.
« Les moralités, dit avec raison M. Nisard, genre intermédiaire entre les mystères et les soties, contentaient le goût moins franc, mais non moins général auquel s’adresse aujourd’hui le drame. […] Les moralités, dont un grand nombre sont tirées de la vie des saints, participaient des mystères par le mélange de la religion, et des soties par des allusions satiriques[11]. »
On distingue deux genres de moralités, les unes mystiques et allégoriques, les autres politiques et satiriques. Dans les premières on voit figurer Dieu, les anges, les diables et une foule de personnifications bizarres, telles que Jeûne, Oraison, Honte de dire ses péchés, Désespérance de pardon, Vigile des morts, Limon de la terre, etc. Dans les secondes, les personnages allégoriques disparaissent pour faire place à des personnages réels, tels que le Mauvais riche et le Ladre, l’Enfant prodigue, la pauvre Villageoise, laquelle aima mieux avoir la tête coupée par son père que d’être violée par son seigneur. Quelques-unes de ces pièces sont exclusivement satiriques, telles, par exemple, que celles qui portent pour titre : de l’Evesque que l’Arcediacre murtrit pour estre evesque ; — d’un Pape qui par convoitise vendit le basme dont on servoit deux lampes dans la chapelle de S. Pierre, dont S. Pierre s’aparut à lui en lui disant qu’il seroit dampné. — D’autres sont politiques : le Jeu de Pierre de la Broche (Broce), chambellan de Philippe le Hardi, qui fut pendu le 30 juin 1278, lequel dispute à fortune par devant réson, et la moralité à sept personnaiges bien bonne, dont le premier est pouvre peuple. Cette pièce fait allusion aux troubles qui agitèrent la France dans les premières années du règne de Charles VIII. Les moralités, comme les mystères, sont écrites en vers, et le nombre des acteurs varie de deux à dix.
Les farces, qu’on distinguait en farces joyeuses, récréatives, historiques, facétieuses, enfarinées, ne se composaient guère de plus de cinq cents vers. « C’est dans ces petites pièces, dit M. Sainte-Beuve, qu’il faut surtout étudier l’esprit satirique et railleur de nos pères et leur penchant inné à présenter les ridicules et à fronder le pouvoir. » Par malheur, nos aïeux ne se bornèrent point à fronder le pouvoir, ils s’attaquèrent souvent aussi aux choses les plus respectables, et souillèrent par d’intolérables grossièretés des compositions dans lesquelles brille par éclairs une verve étincelante. Les farces furent surtout en vogue à la fin du quinzième siècle et dans le cours du seizième, et dans les titres seuls il y avait de quoi piquer la curiosité. C’était la farce des hommes qui font saler leurs femmes parce qu’elles sont trop douces, — la farce nouvelle et récréative du médecin qui guarist toutes sortes de maladies, aussi fait le nez d’une femme grosse, — la farce nouvelle d’un jeune moine et d’un vieil gendarme devant Cupidon pour une fille, etc.
La plus célèbre de ces pièces est la farce de maistre Pierre Patelin, que M. Sainte-Beuve appelle avec raison « un admirable éclair de génie comique, présageant à la France à deux siècles d’intervalle Tartuffe et la gloire de Molière. »
Les soties étaient des pièces satiriques dirigées contre les grands, nobles ou prêtres. Les rois eux-mêmes n’y étaient pas épargnés. Marmontel, qui admirait beaucoup quelques-unes de ces compositions, cite justement comme un petit chef-d’œuvre celle qui a pour titre : Sotie à huit personnages ; c’est à sçavoir : le Monde abuz, Sot dissolu, Sot glorieux, Sot corrompu, Sot trompeur, etc.[12]. L’auteur de cette sotie est Pierre Gringore, qui, joignant le génie du vrai poëte à une critique mordante et à une moralité sévère, avait pris pour devise : Raison partout, rien que raison. On doit encore à Pierre Gringore une pièce allégorique intitulée : Le Prince des Sots et la Mère Sotte. Composée à la demande de Louis XII, qui était alors en guerre avec Jules II, et qui voulait ridiculiser son ennemi, cette pièce fut représentée avec un succès inouï à la Halle, le mardi gras 1511. Gringore y joua le rôle de la Mère Sotte dont il conserva le nom. Le jeu du Prince des Sots et de la Mère Sotte est divisé en quatre parties ; le cri ou l’annonce de la représentation, la sotie ou le drame proprement dit, la moralité, la farce. Nous mentionnerons encore dans un genre différent, et à une date beaucoup plus reculée, le Jeu du Mariage d’Adam ou de la Feuillée, par Adam de la Halle, dit le Bossu d’Arras, et le Jeu de Robin et Marion, du même auteur[13]. Ce jeu, qui peut être considéré comme notre premier opéra, était accompagné de musique composée par l’auteur des paroles ; et comme la musique de l’Église exerçait alors une grande influence sur la composition, Adam s’en inspira.
Les diverses pièces que nous venons de citer ne dépassent guère les proportions de nos pièces modernes. Elles n’étaient pas, comme les mystères, jouées par toutes les classes de la société ; mais chaque genre, suivant les temps et les lieux, avait ses acteurs particuliers, tels que les jongleurs qui étaient tout à la fois poëtes, chanteurs et acteurs ; les Basochiens, les Enfants sans souci, les Cornards ou Conards, les Enfants de la Mère Sotte.
Les Basochiens, qui existaient déjà en 1303, étaient à Paris des clercs du Palais, et en province des étudiants de l’Université, dirigés par le roi de la Basoche. Comme ils s’attaquaient aux classes les plus élevées, il leur fut à différentes reprises ordonné de cesser leurs représentations, et l’on peut dire qu’ils provoquèrent le premier établissement de la censure dramatique.
Les Enfants sans souci, dirigés par le Prince des Sots, se recrutaient en général parmi les fils des riches bourgeois. Leur théâtre, sur lequel figura longtemps Pierre Gringore, était situé dans les Halles de Paris. Il existait aussi dans quelques villes de province, sous le nom de Cornards, Enfants de la Mère Folle, de l’abbé Maugouverne, etc., des associations burlesques qui donnaient leurs représentations dans les rues, et défrayaient leur répertoire avec des chroniques scandaleuses[14].
Tandis que toutes ces associations égayaient les villes de la province, les Confrères de la Passion, qui s’étaient établis à Paris en 1398, continuaient d’édifier la capitale par la représentation des drames sacrés. Ces confrères, qui sont notre première troupe d’acteurs et les fondateurs de notre premier théâtre, s’élablirent d’abord à Saint-Maur, puis en 1402 à Paris, dans l’hôpital de la Trinité. Leur théâtre était placé sous la sauvegarde royale et la surveillance de sergents nommés par le prévôt de Paris. Les représentations avaient lieu les dimanches et fêtes de midi à cinq heures, et le prix des places était fixé à deux sous. Cet établissement permanent, desservi par des acteurs de profession, est du reste un fait exceptionnel, et en suivant sur les divers points de la France l’histoire des représentations dramatiques, on reconnaît qu’il est impossible de déterminer par des dates précises les époques auxquelles les drames sacrés cessèrent d’être représentés dans les églises, de même que celles où s’établirent des théâtres fixes. Ces époques ont varié suivant les lieux, et les statuts synodaux d’Orléans, à la date de 1525 et de 1587, constatent encore des représentations dramatiques dans les temples chrétiens.
À côté des genres que nous venons d’indiquer, nous mentionnerons divers autres spectacles qui se rattachent plus ou moins directement à notre sujet, mais qui doivent trouver place ici, par cela seul qu’ils ont eu dans le passé une très-grande importance. Ces spectacles sont les jeux muets par personnages, les dialogues, les danses macabres, les allégories, les pantomimes et les jeux sur des chars. Ils avaient lieu principalement à l’entrée des princes dans les villes et à l’occasion des événements importants. Les plus célèbres sont, en 1313, la pantomime offerte à Philippe le Bel lors de la promotion de son fils à l’ordre de chevalerie ; — en 1424, la danse macabre que les Anglais firent jouer à Paris dans le cimetière des Innocents en réjouissance de leur victoire de Verneuil ; — en 1437, le combat des sept Péchés Capitaux contre les Vertus Théologales et les quatre Vertus Cardinales, représenté à l’entrée de Charles VIII à Paris ; — en 1468, le Jugement de Pâris, dans lequel les trois déesses étaient entièrement nues. En 1550, à Rouen, lors de la visite que Henri II fit dans cette ville, on offrit à ce prince la mise en scène de toute la chronologie des rois de France, à partir de Pharamond, et le roi entra dans la ville à la suite de ses prédécesseurs.
Les mystères, les farces, les soties, les moralités, les allégories, les danses macabres, les jeux sur des chars, les processions du renard, les fêtes des fous, de l’âne, des Innocents, toutes ces scènes bizarres, pieuses, cyniques, qui sont comme autant d’intermèdes dans le drame splendide du moyen âge, s’étaient produites presque simultanément pendant quatre siècles. L’art était morcelé comme le sol féodal, varié a l’infini comme les coutumes, simple, sauvage et croyant comme les bourgeois des villes municipales ; mystique dans les mystères, railleur et sceptique dans les soties, et toujours indépendant, parce que la société elle-même n’était encore qu’à l’état de chaos, et qu’à part l’autorité de la foi, chaque auteur avait sa règle individuelle comme chaque ville avait sa charte. On avait laissé tout dire, mais le moment était venu où l’unité du pouvoir allait se fonder, où les vieilles croyances étaient forcées de se défendre. L’autorité civile, jusqu’alors étrangère à la police du théâtre, intervint pour réprimer et poser des limites aux libertés de l’esprit. Des sources nouvelles s’ouvrirent à l’inspiration, et la renaissance marqua l’agonie de notre vieille littérature dramatique, en même temps que l’avénement de la société moderne.
IV
Les premières tragédies et les premières comédies de la renaissance furent des traductions de l’antiquité grecque ou romaine et des imitations de la littérature italienne. Baïf, Thomas Sibilet, Ronsard, essayèrent de reproduire Sophocle, Euripide, Aristophane. Charles Estienne et Jean de la Taille firent passer dans notre langue le Négromant de l’Arioste, et les Abusés, de l’Académie siennoise. Après avoir traduit, on imita. Jodelle, qui fit jouer en 1552, pour son début, Cléopâtre captive, est le premier représentant de l’école tragique du seizième siècle. « Nulle invention dans les caractères, les situations et la conduite de la pièce ; une reproduction scrupuleuse, une contrefaçon parfaite des formes grecques ; l’action simple, les personnages peu nombreux, des actes fort courts, composés d’une ou deux scènes et entremêlés de chœurs ; la poésie lyrique de ces chœurs, bien supérieure à celle du dialogue ; les unités de temps et de lieu observées moins en vue de l’art que par un effet de l’imitation ; un style qui vise à la noblesse et à la gravité, » voilà, d’après M. Sainte-Beuve, ce qui distingue Jodelle, et nous ajouterons que ces remarques si justes nous paraissent s’appliquer exactement, non-seulement à Jodelle, mais à ses nombreux contemporains qui firent aussi des tragédies, tels que Charles Toustain, Jacques Grévin, Jean de la Péruse, Jean de la Taille, Marc Papillon, Jean Dehais, Théodore de Bèze, Pierre de Laudun, Jean de Beaubreuil, Antoine de Montchrétien, et Dumonin, auteur d’une tragédie intitulée la Peste de la peste, ou le Jugement divin, dans laquelle figurent Autan, lieutenant de la peste, vent du midi ; Aquilon, vent de santé, etc.
Robert Garnier, qui débuta vers 1573, mérite d’être distingué au milieu de tous ces versificateurs. « Il est le premier, dit avec raison Suard, qui ait su puiser avec quelque goût dans les anciens. Il donna en général à la tragédie le langage qui lui convient. Ses ouvrages doivent faire époque dans l’histoire du Théâtre, non par la beauté des plans, il n’en faut chercher de bons dans aucune des tragédies du seizième siècle, mais les sentiments qu’il exprime sont nobles ; son style a souvent de l’élévation sans enflure et beaucoup de sensibilité. »
Les principales tragédies de Garnier sont Hippolyte, la Troade et les Juives. Racine n’a pas dédaigné de faire à ces pièces quelques emprunts[15].
La plupart des écrivains du seizième siècle s’essayèrent dans les genres les plus divers ; on imita Plante et Térence comme on avait imité, pour la tragédie, Euripide, Sénèque et Sophocle. On tenta aussi quelques pièces dans le goût plus moderne, des pièces d’intrigue, telles que les Esbahis et la Trésorière, de Grévin ; les Corrivaux, de Jean de la Taille ; les Néapolitains, de François d’Amboise ; les Contents, d’Odet Turnèbe ; la Rencontre, de Jodelle ; la Reconnue, de Remi Belleau ; le Ramoneur, de Lebreton ; les Escoliers, de Perrin. « Des vieillards imbéciles, dit Suard, des jeunes gens libertins, des femmes de toutes les espèces, excepté de l’espèce honnête, deux ou trois déguisements, trois ou quatre surprises, et autant de reconnaissances, voilà le fond de toutes les intrigues des comédies de ce temps. Si peu de comique dans la comédie et de grandeur dans la tragédie laissent facilement concevoir qu’on peut se livrer aux deux genres sans posséder beaucoup de génie ou de talent ; aussi, presque tous les tragiques de ce temps-là furent-ils auteurs de comédies. »
Un seul écrivain, Pierre de Larivey, astrologue et chanoine de Saint-Étienne de Troyes, qui vivait dans la seconde moitié du seizième siècle, mérite véritablement, à cette époque, le nom d’auteur comique, et ce qui justifie cet éloge, c’est qu’il a été imité par Molière et Regnard. Larivey composa douze comédies, dont la plus célèbre est celle des Esprits, qu’on peut regarder comme la meilleure de notre vieux répertoire, après la farce de Patelin. On y trouve une grande entente de la scène, beaucoup d’esprit, des situations comiques ; mais, comme la plupart des pièces du seizième siècle, elle est souillée par l’effronterie des mœurs, et Larivey sentait si bien combien il était coupable sous ce rapport, que dans l’une de ses préfaces il cherche à s’excuser en disant que « pour bien exprimer les façons et affections du jourd’hui, il faudroit que les actes et les paroles fussent la lascivité même. »
L’école classique de Jodelle et de Garnier fit place, sous le règne de Henri IV, à une école nouvelle plus aventureuse, qui donna à la fantaisie une place beaucoup plus grande, et qui eut pour fondateur Alexandre Hardi. « À cette époque, dit Suard, il se forma à Paris deux troupes de comédiens : l’une, en 1598, loua le privilége des confrères de la Passion, et c’est celle-là qui depuis, toujours renouvelée et jamais dissoute, s’est perpétuée jusqu’à nos jours sous le nom de Comédie-Française ; l’autre, en 1600, s’établit au Marais, à l’hôtel d’Argent, et donna des représentations trois fois par semaine. » C’est pour cette troupe, dont il était l’un des acteurs, qu’Alexandre Hardi composa ses huit cents pièces de théâtre. Quarante et une seulement ont été jouées et sont arrivées jusqu’à nous. Tous les genres, tous les styles, tous les tons se confondent dans le théâtre de Hardi. Il prend ses sujets dans les âges héroïques de l’antiquité, dans les mœurs de la bourgeoisie parisienne, dans les romans espagnols, dans les contes italiens. Il imite, il invente ; il est tout à la fois classique et romantique ; il fait des tragédies morales, des bergeries, des tragi-comédies, des martyres, des journées, etc. La meilleure de ses tragédies est intitulée Mariamne ; la meilleure de ses tragi-comédies Félicemène, et dans ce dernier genre il se rapproche beaucoup, au comique près, de la comédie noble, absolument inconnue avant lui. Hardi, qui ne suivait que son caprice, a semé à profusion dans ses œuvres dramatiques les bizarreries les plus étranges et surtout les bizarreries du style : ses amants appellent leur maîtresse ma sainte ; Mariamne traite Hérode, son mari, de mâtin, et dans Clariclée on entend un chœur d’Éthiopiens s’écrier :
Sa prière fendroit l’estomac d’une roche.
Outre les tragédies empruntées aux traditions grecque, romaine ou hébraïque et aux légendes des saints, on trouve encore au seizième siècle et dans les premières années du dix-septième, quelques tragédies nationales, telles que la Coligniade, la Guisiade, la Mort de Henri IV, où l’on voit figurer des chœurs de seigneurs, des chœurs du Parlement et des chœurs de garçons et de damoiselles[16].
Le vieux genre de la sotie, au milieu de cette rénovation universelle, se continuait encore. Des farceurs restés célèbres jusqu’à nos jours, Turlupin, Bruscambille, Gros-Guillaume, Gaultier Garguille, obtenaient à Paris, auprès de la foule, un succès de fou rire par les mots de gueule, dont leurs parades étaient remplies, car ces acteurs ne jouaient que des parades qui étaient pour la plupart des imitations de farces italiennes[17]. Quant aux genres comique, tragique et tragi-comique, constitués par Hardi et Larivey, ils se continuèrent dans le dix-septième siècle sans changement notable, mais avec des nuances de talent plus ou moins saillantes, par Théophile, Mayret, Benserade, Boisrobert, Desmarets, Du Ryer, Scudéri, Rotrou et Corneille lui-même à ses débuts, jusqu’au moment où le Cid et le Menteur parurent sur la scène.
De ce Théâtre du seizième siècle et des premières années du dix-septième il n’est rien resté qui puisse aujourd’hui soutenir la représentation. Il y a dans Larivey une force comique parfois saisissante, beaucoup de verve et d’esprit ; dans Cyrano de Bergerac une vive originalité ; dans Du Ryer, dans Rotrou des caractères noblement et fortement tracés, des vers éclatants, des situations dramatiques ; mais l’inspiration ne se soutient jamais, et malgré sa verdeur native, la langue est trop incorrecte, trop abrupte encore pour racheter par le charme du style le défaut d’intérêt ou l’invraisemblance de l’action.
Le Cid fut pour l’art dramatique le signal d’une révolution radicale et profonde. « Cette pièce immortelle, dit Suard, fut traduite dans toutes les langues, même en espagnol, et dans quelques-unes des provinces de France son nom était passé en proverbe ; on disait : Beau comme le Cid. L’admiration qu’inspiraient ses beautés hors de proportion avec tout ce qu’elles laissaient derrière elles, était d’autant plus vive, l’étonnement d’autant plus profond, que les émotions qu’elles excitaient arrivaient à l’âme par des routes encore inconnues. »
La protection que Richelieu, qui lui-même aspirait à la gloire dramatique[18], et plus tard Louis XIV accordèrent au théâtre, contribua non-seulement à favoriser le développement du génie des auteurs, mais encore à propager le goût du spectacle dans les classes élevées de la société, qui jusqu’alors auraient cru déroger en prenant leur part d’un plaisir dont chacun pouvait profiter pour son argent. Les femmes qui n’auraient pu sans scandale assister aux représentations, commencèrent à s’y montrer. Ces représentations avaient lieu dans le jour ; elles commençaient vers deux heures et finissaient vers quatre heures et demie. La mise en scène était des plus simples. Le théâtre se composait d’une estrade placée sur des tréteaux. Les décorations consistaient en quelques toiles peintes, et l’éclairage de la salle en quelques mèches rangées près de la rampe et alimentées par du suif. Les loges, très-mal disposées, laissaient à peine voir et entendre les acteurs, et c’est pour cela que les jeunes gens nobles, ceux que de notre temps on eût appelés les lions, s’asseyaient autour de la scène pour voir et pour être vus. Cet usage persista jusqu’au milieu du dix-huitième siècle, et ce ne fut qu’en 1759 qu’on supprima les banquettes qui incommodaient les acteurs et détruisaient l’illusion.
Dans la seconde moitié du dix-septième siècle, Paris possédait cinq théâtres ; mais par déclaration du 25 août 1680, Louis XIV les réduisit à trois, et c’est « de cette époque, dit M. Régnier[19], que date véritablement la création de la Comédie Française. Le roi, en fixant le nombre des acteurs, en partageant les gains suivant les talents, en réglant lui-même l’ordre de la nouvelle société à laquelle il accordait une pension annuelle de 12,000 livres, introduisit pour l’avenir l’action souveraine du pouvoir dans l’administration du Théâtre-Français. » Sous une telle direction, l’art dramatique s’éleva à une hauteur qu’il n’a jamais atteinte depuis, et il devint une des gloires les moins contestées de l’esprit français.
Corneille avait mis des héros sur la scène ; Racine y mit des hommes, avec toutes leurs faiblesses, toutes leurs passions. Andromaque fut une révélation comme le Cid, et par cette pièce une nouvelle école fut fondée. « L’homme dans Corneille, dit avec raison M. Nisard, s’immole à une idée, dans Racine, il s’immole à sa passion même, et c’est cette faiblesse, toujours combattue de remords, qui trouble si profondément notre cœur, et qui en arrache sous la forme de larmes l’aveu qu’il s’agit bien là de nous, et que ces personnages qui se débattent en vain contre la fatalité des passions, c’est nous-mêmes, ce sont ces éternels combats où nous sommes si souvent vaincus. »
Racine et Corneille, chacun dans son genre et avec des qualités différentes, mais toujours avec les qualités du génie, avaient porté le poëme tragique jusqu’aux dernières limites de l’art, et donné des rivaux à Sophocle, à Eschyle, à Shakspeare, à Lope de Vega. Molière dans la comédie se montra le maître d’Aristophane, de Plaute, de Térence, et de tous ceux qui dans les âges modernes ont traduit sur la scène comique les vices, les passions, les ridicules des hommes. Comme tous les écrivains de son temps, Molière commença par des imitations du Théâtre Italien ou plutôt des farces italiennes. Mais peu à peu son originalité profonde se dégagea, et il fit vivre dans ses pièces avec une réalité saisissante les hommes du dix-septième siècle et l’homme de tous les temps. La comédie de caractère et de mœurs, la haute comédie, c’est-à-dire celle qui réunit à la fois l’enseignement moral, la moquerie, la raison, la vérité, l’intérêt, la poésie ; la farce dans laquelle il épuisa la poétique du rire, le drame romantique, Molière a touché à tout, et dans tout il est resté supérieur à ce qui s’était fait avant lui, à ce qui s’est fait après lui. Ainsi, par Corneille, par Molière, par Racine, l’art au dix-septième siècle épuisa en quelque sorte l’idéal de l’héroïsme, l’idéal de la tendresse et de la passion, et la peinture du cœur humain dans ce qu’il y a de plus profond et de plus vrai.
Un genre nouveau depuis longtemps populaire en Italie, l’opéra, fut définitivement naturalisé en France en 1672 par la fondation de l’Académie Royale de Musique, qui devait, suivant les expressions mêmes de Louis XIV, compter parmi les plus beaux ornements de son règne. Mazarin, il est vrai, avait fait jouer en 1647, à Paris, dans le Palais-Royal l’Orfeo, de Monteverde. Quelques années plus tard, Perrin et l’organiste Cambert avaient donné une Pomone qui obtint un grand succès ; mais il n’y avait là rien de marquant, et il était réservé à Molière, à Corneille et à Quinault[20], d’enrichir notre littérature d’un poëme dramatique de beaucoup supérieur à ce qui avait été fait chez les autres peuples[21].
L’opéra français à l’origine fut classique comme la tragédie, ou plutôt il ne fut qu’une tragédie réduite à de moindres proportions, écrite en vers libres, et accompagnée de musique. Sous le rapport littéraire, il eut au dix-septième siècle une supériorité qu’il a toujours gardée depuis.
De nombreux écrivains dramatiques, Gabriel Gilbert, Pousset de Montauban, Brécourt, La Thuillerie, Dorimond, Ferrier de la Martinière, Chapuzeau, Montfleury, Donneau de Visé, se produisirent à côté de Racine et de Molière, à côté de Corneille après le Cid et Cinna ; quelques-uns rencontrèrent d’heureuses inspirations ; mais ils étaient trop loin des maîtres pour leur disputer la renommée, et dans le nombre il en est qui ne sont aujourd’hui connus que pour les avoir attaqués. Thomas Corneille et La Fontaine lui-même furent effacés par les grands hommes qui exerçaient sur la scène le triumvirat de leur génie.
V
Après Molière, ses successeurs, qui ne furent jamais ses rivaux, Régnard, Destouches, Lesage, Piron, Gresset, Sedaine, continuent avec talent la comédie de mœurs et de caractère ; mais en s’éloignant du maître, les véritables poëtes comiques deviennent de plus en plus rares. Marivaux gâte la comédie par la recherche, la prétention et l’afféterie ; La Chaussée, par le pathétique fade ; Palissot, par le scandale des personnalités. Avec Lanoue, Laujon, l’abbé de Voisenon, Dorat, elle ne s’élève plus au-dessus du badinage. Les théâtres de musique font oublier les théâtres littéraires. Collé, Panard, Favart, Vadé, Sallé, Fagan, Moncrif, Sedaine, à l’Opéra-Comique ; Fontenelle, Dauchet, Duché, Campistron, Lamotte, Marmontel, Bernard, à l’Académie Royale de Musique, donnent une foule de libretti, dont les noms sont à peine connus de nos jours, et qui, au moment même de leur apparition, durent leur vogue et leur succès, non aux paroles, mais à la musique qui les accompagnait.
Un genre nouveau, le drame, sous le nom de comédie bourgeoise, fit, avec l’école encyclopédique, son avénement sur notre théâtre. Diderot, qui en traça la poétique, joignit l’exemple au précepte dans le Père de Famille et le Fils naturel. Il eut entre autres pour imitateurs, d’Arnaud Baculard, madame de Graffigny, Saurin, Mercier, Fenouillot de Falbert et Beaumarchais. Né de l’imitation de la littérature anglaise et de la prédication philosophique, le drame, quoique fort goûté de la foule, trouva de rudes censeurs dans quelques critiques contemporains. Grimm l’accusa d’être atroce, extravagant, sans originalité, et cette accusation est à noter, parce qu’elle fut, de nos jours, à propos de la révolution romantique, renouvelée dans les mêmes termes.
Quoique obstinément attachée à la tradition racinienne, la tragédie devint faussement classique. Lagrange-Chancel, Campistron, Lefranc de Pompignan, Longepierre, Lemierre, Poinsinet de Sivry, sont plutôt des dramaturges que des poëtes. Lamotte, en voulant rajeunir la tragédie, ne fait qu’abaisser son niveau. Debelloy en substituant des Français aux Grecs et aux Romains, ne sort pas du vieux cadre, et n’introduit sur la scène que des nouveautés de costume. Lafosse, Guimond de Latouche, Crébillon, trouvent encore des inspirations brillantes ; mais il n’y a là que des éclairs, et Crébillon lui-même, dans ses pièces les plus vantées, se rapproche de Sénèque bien plus que de Sophocle. Le seul poëte dramatique à cette date, le seul novateur, c’est Voltaire. Avec un style tout différent de Corneille et de Racine, il se montre un admirable écrivain. Il rencontre jusque dans ses déclamations des beautés de premier ordre, et rendant à la tragédie ce qu’elle semblait avoir perdu sans retour, la vie, l’intérêt, l’action, il donne à la France, qui peut désormais compter avec la Grèce, le troisième de ses grands tragiques.
La Harpe, qui avait débuté en 1763 par Warwick, et Ducis qui débuta en 1769 par Hamlet, obtinrent tous deux, à côté des succès éclatants de Voltaire, un succès d’estime. Quant à la comédie, elle eut, avec Collin d’Harleville et Andrieux, un retour assez marqué vers le naturel et l’observation, et par le Mariage de Figaro, composé en 1780 et joué en 1784, elle entra dans une phase entièrement nouvelle. Louis XVI, qui devinait la portée de cette œuvre, ne voulait point la laisser jouer. « Eh bien ! dit Beaumarchais, le roi ne veut point qu’on représente ma pièce, et je jure, moi, qu’elle sera jouée dans le chœur de Notre-Dame. » C’est qu’en effet Figaro était le véritable prologue de la révolution ; et quand il parut sur la scène, la société qu’il écrasait sous l’insulte se reconnut elle-même, et assista en applaudissant au spectacle de sa propre agonie.
La révolution avait trouvé son prophète dans Beaumarchais ; dans Marie-Joseph Chénier elle trouva son poëte. Charles IX, qui marque l’avénement de la tragédie révolutionnaire, fut donné le 4 novembre 1789. Avant le lever du rideau un orateur du parterre demanda que tout perturbateur fût livré à la justice du peuple. Mirabeau de sa loge donna le signal des applaudissements, et Danton s’écria aux dernières scènes : « Si Figaro a tué la noblesse, Charles IX tuera la royauté[22]. » Il fallait, pour réussir, s’adresser aux passions populaires, et les écrivains, avides avant tout du succès, s’empressèrent de sacrifier l’art à la déclamation politique. La scène devint une annexe des clubs, et on peut juger de l’esprit des pièces, tragédies, drames ou comédies, par leurs titres seuls : Mutius Scévola, les Victimes cloîtrées, les Rigueurs du Cloître, les Dragons et les Bénédictines, le Tribunal de l’Inquisition dévoilé, etc.[23].
Au milieu de ce dévergondage et des atrocités de la terreur, on vit se produire un phénomène assez étrange : l’engouement pour les pièces dirigées contre la superstition et la tyrannie, marcha de front avec un goût très-vif pour les comédies sentimentales et les fadaises pastorales.
À la chute de Robespierre, la réaction dramatique, dont la belle pièce de Laya, l’Ami des Lois, avait donné le signal, éclata avec une force nouvelle[24]. L’Intérieur des Comités révolutionnaires, par Ducancel, joué au mois d’avril 1795, fit voir combien l’esprit public était changé, et avec quelle énergie la conscience de la nation réprouvait les excès qu’elle avait eu l’inconcevable lâcheté de subir. Au Grand-Opéra, à l’Opéra-Comique, aux Français, on pouvait se croire transporté dans les jours les plus paisibles du dix-huitième siècle. « On y retrouvait, dit Nodier, les lamentables rois des bicoques du Péloponèse, les sémillants marquis de l’Œil-de-bœuf, et ce fripon de Lafleur, comparses éternels des drames classiques, tant soit peu dépaysés dans une société mutilée et sans formes, où il n’y avait plus de valets, plus de maîtres, plus de marquis et plus de rois. C’étaient toujours Blaise et Colin, chargés de fleurs artificielles et chamarrés de rubans, qui soupiraient mollement les ariettes doucereuses de Dalayrac et les couplets sucrés de Demoustier[25]. » Ainsi, la révolution qui avait changé tant de choses, fut stérile pour le théâtre, et l’on peut dire encore, avec Nodier, qu’il n’existe pas dans l’histoire de l’art une époque où il soit resté plus inertement stationnaire, plus éloigné de l’esprit d’innovation, plus fidèle aux règles et aux exemples des classiques.
La génération dramatique qui grandit sous le consulat, et se continua sous l’empire et dans les premières années de la restauration, doit occuper dans notre répertoire du second ordre un rang distingué. Picard, Alexandre Duval, Étienne, Roger, dans la comédie de mœurs et de caractère ; Lemercier, dans la comédie historique, obtinrent de légitimes succès ; Désaugiers, Piis, Radet, Chazet, Desfontaines, formèrent un groupe de vaudevillistes très-spirituels, et les Jocrisses de Dorvigny peuvent soutenir la comparaison avec ce qui s’est fait de mieux dans le genre de la bêtise amusante.
La plupart des auteurs qui travaillaient pour la comédie et le vaudeville, travaillèrent aussi pour l’Opéra-Comique et le Grand-Opéra. Dalayrac, Cherubini, Berton, Della Maria, Nicolo, Spontini, Lesueur, Méhul, jetèrent sur ces théâtres le plus vif éclat. Dans un genre tout différent, Pixérécourt créa par le mélodrame de véritables tragédies populaires ; et le mélodrame, il faut le reconnaître, eut, sous la plume de cet habile dramaturge, une influence heureuse, parce qu’il sut toujours le maintenir dans une excellente voie morale. La tragédie classique ne fut pas non plus déshéritée. Esprit souvent bizarre, mais inventif et puissant, Lemercier, dans Agamemnon, fit entendre comme un dernier écho du drame antique, et Raynouard, par les Templiers (1805), se fit une place à part dans l’école cornélienne. Le Marius à Minturnes, d’Arnault ; l’Hector, de Luce de Lancival, et l’Artaxerce de Delrieu, offrirent aussi dans le classicisme pur des qualités distinguées. Quant aux acteurs, ils se montrèrent dignes des grandes traditions de l’école dramatique du dix-huitième siècle. Il suffit de nommer Fleury, Grandménil, les deux Baptiste, Michot, mesdemoiselles Duchesnoy, Georges, Leverd, et à leur tête mademoiselle Mars et Talma. Mais ce n’est pas seulement comme acteur que ce dernier doit occuper une place à part dans l’histoire du Théâtre français, c’est aussi comme réformateur du costume et de la mise en scène.
Dans les premières années de la restauration, le Théâtre resta, à peu de chose près, ce qu’il était sous l’empire. La tragédie classique se continua par Lebrun, Soumet, Ancelot, d’Avrigny, de Jouy, Arnault fils, jusqu’au moment où Casimir Delavigne vint la rajeunir par un mouvement de scène plus animé et la simplicité d’un style élégant et pur. Novateur encore timide, mais toujours applaudi parce qu’il exprimait de nobles sentiments dans un noble langage, Delavigne ne tarda point à être dépassé par les véritables révolutionnaires. La réaction contre les trois unités commença, en 1825, par une comédie-vaudeville, Julien ou Vingt-cinq ans d’entr’acte ; elle se continua par un mélodrame célèbre, Trente ans ou la Vie d’un Joueur ; enfin, en 1829, M. Hugo, dans la préface de Cromwell, proclama l’avénement d’un nouveau poëme dramatique dans lequel le laid et le beau, le grotesque et le sublime, l’observation et la fantaisie, le rire et les larmes devaient se mêler comme ils se mêlent dans ce monde, et donner une exacte représentation de la vie humaine, avec tous ses accidents et ses contrastes. Ce fut là le véritable signal de cette guerre des classiques et des romantiques qui rappela, par son ardeur, la guerre des gluckistes et des piccinistes. La tragédie classique fut oubliée pendant près de dix ans. En 1829 elle avait encore donné onze pièces nouvelles ; elle n’en donna que sept en 1830, deux seulement en 1832, et en 1835 elle avait disparu à peu près complétement[26]. Lucrèce Borgia, Hernani, Henri III, la Tour de Nesle, galvanisèrent le public pendant quelques années, en le blasant par l’excès même des émotions ; mais on ne tarda point à reconnaître qu’en voulant élargir les horizons de l’art, on avait fini par en violer toutes les règles. En effet, on appela l’attention des spectateurs, dans les vieux temps, sur les classes maudites ou dégradées, dans les temps modernes, sur des êtres avilis par le vice ou le crime. À défaut de vrai talent pour émouvoir le public, on le séduisit par des artifices de scène et on l’étonna par un cynisme brutal. La morale, la vérité, le naturel, la noblesse des sentiments, furent mis de côté avec indifférence, on pourrait dire avec mépris[27]. On s’adressa aux plus mauvais instincts ; on caressa les passions les plus dangereuses, pour enlever des succès et faire des recettes. Le drame moderne a été l’une des causes les plus actives de cette décomposition morale à laquelle nous assistons depuis vingt ans, et pour la caractériser on ne peut mieux faire que de rappeler le mot lancé par Tertullien dans son éloquente malédiction contre le théâtre du paganisme : Tragediæ, scelerum et libidinum actrices, cruentæ et lascivæ[28].
Depuis, une réaction très-vive s’est opérée contre ces excès. En 1839 on vit reparaître sur les affiches du Théâtre-Français, avec le concours d’une jeune et grande tragédienne, Andromaque, Mithridate, Cinna, Polyeucte, Phèdre ; et cette renaissance des chefs-d’œuvre classiques entraîna de nouveau sur les pas des maîtres une foule d’imitateurs, parmi lesquels il ne s’est point encore révélé, jusqu’ici, un seul poëte tragique vraiment digne de ce nom.
Dans la comédie de mœurs et de caractère, les succès vraiment littéraires ont été obtenus, on le sait, par Casimir Delavigne et par M. Scribe. L’École des Vieillards, la Popularité, Bertrand et Raton, le Verre d’eau, les proverbes de M. Alfred de Musset, et la comédie de M. Jules Sandeau : Mademoiselle de la Seiglière, peintures exactes et vives des mœurs de notre temps, se placeront, sans aucun doute, à côté des pièces telles que Turcaret, la Métromanie, le Méchant, qui forment, au-dessous de Molière, l’héritage durable de notre répertoire. Mais, par malheur, les grandes compositions comiques sont devenues de plus en plus rares, et cela devait arriver, du moment où l’art a été exploité par les écrivains comme une spéculation purement mercantile. On a escompté les succès littéraires contre les succès d’argent, et remplacé les grandes pièces par les pièces de fantaisie, comédies-vaudevilles, vaudevilles, revues, pochades, etc., parce que c’était de ce côté qu’il était le plus facile de réaliser des bénéfices. Dans un espace de dix ans, de 1835 à 1845, les huit cents auteurs qui alimentent nos théâtres ont donné trois mille vingt-deux pièces nouvelles, dont deux mille quatre-vingt-trois vaudevilles et comédies-vaudevilles, et ces chiffres parlent assez haut pour n’avoir pas besoin de commentaires. Cette tendance au gaspillage du talent et de l’esprit est d’autant plus regrettable, qu’on a souvent dépensé en pure perte, dans les pièces les plus légères, véritables improvisations que les auteurs eux-mêmes n’estiment qu’au prorata de ce qu’elles rapportent, plus de verve, d’observation fine, de mordante ironie, qu’il n’en eût fallu à des écrivains plus patients et plus soucieux des véritables intérêts de l’art pour produire des œuvres durables, et cependant, malgré cette prodigalité folle et ce mercantilisme éhonté, c’est encore notre répertoire comique qui défraye aujourd’hui les théâtres des peuples civilisés. La plupart de nos vaudevilles et de nos comédies-vaudevilles ont amusé l’Europe après avoir amusé Paris, et ici, comme toujours, nous régnons encore par nos futilités.
VI
Dans la route si longue que nous venons de parcourir, l’art dramatique, on le voit, a traversé chez nous des phases bien diverses. À l’origine, il est, comme chez les Grecs, un enseignement religieux, et le drame embrasse la création tout entière. Exclusivement guidé par la foi qui l’inspire, il marche au hasard à travers l’infini. Quand le mysticisme a replié ses ailes, il redescend sur la terre, et semble même se convertir au paganisme. Il demande ses modèles à l’Italie, et non-seulement à l’Italie de Plaute, de Sénèque et de Térence, mais à l’Italie toujours païenne de Boccace, du Pogge, de Machiavel et de Bibbiena. Dans cette grande époque du scepticisme et de l’érudition, il est érudit et railleur, sans idéal, sans originalité, et toujours effacé par ceux qu’il reproduit et qu’il imite. Au dix-septième siècle il imite encore, mais original et créateur à la fois, il s’ouvre à tous les grands sentiments : il est romain, grec, chrétien, profondément vrai, profondément humain, et c’est là ce qui fait sa grandeur. Transformé, au dix-huitième siècle, en organe de prédication philosophique, il travaille à démolir ce vieux monde qui doit s’abîmer bientôt dans un immense naufrage. Ce n’est plus le cœur, la passion qui l’inspirent ; c’est l’esprit, et son défaut c’est l’excès même de cet esprit. Dans les jours troublés de la révolution, il est orageux, désordonné comme un club ou comme une émeute, déclamatoire comme un discours de la Convention, et presque toujours faux, parce qu’il exagère toujours dans la politique comme dans le sentiment. — Méthodique et régulier sous l’empire, il emprunte ses règles au vieux classicisme ; enfin, depuis vingt ans il a tenté tous les essais, comme la société elle-même tentait tous les systèmes : nous l’avons vu tout à la fois religieux, chevaleresque, classique, parce qu’une partie de cette société était conservatrice et s’attachait aux traditions ; romantique, c’est-à-dire révolutionnaire en littérature, parce qu’une autre partie était profondément révolutionnaire en politique ; atroce, parce qu’il s’adressait a un public blasé ; obscène, parce qu’il avait besoin, pour réussir, de flatter les instincts dépravés des populations corrompues d’une grande ville. Il a été fécond plus que dans une autre époque, parce qu’il était devenu mercantile, et qu’il devait en être ainsi dans un temps qui a fait son dieu de l’argent. Au milieu d’une foule de productions destinées à ne vivre qu’un jour, il a donné des œuvres durables qui se placeront incontestablement à côté de ce qu’il y a de plus élevé dans notre répertoire du second ordre ; mais dans tous les genres vraiment littéraires il est resté inférieur au Théâtre du grand siècle de toute la distance qui sépare le talent du génie ; et par les solennels hommages qu’il a rendus à Molière, il a semblé reconnaître que c’était à un autre temps qu’il devait demander sa gloire impérissable.
Mai, 1850.
- ↑ On consultera pour l’histoire du Théâtre : Hist. du Théâtre français, par les frères Parfait, Paris, 1745-1749, 15 vol. in-12. — Bibliothèque du Théâtre français, par le duc de la Vallière, Dresde, 1768, 3 vol. in-8o. — Les Origines du Théâtre moderne, par M. Ch. Magnio, Paris, 1838, in-8o. — Théâtre français au moyen âge, publié par MM. de Monmerqué et Francisque Michel, Paris, 1842, gr. in-8o. — Œuvres de Fontenelle (Hist. du Théâtre français), Paris, 1767, in-12, t. III. — Suard, Mélanges de Littérature, Paris, 1804, in-8o, t. I.
- ↑ Le Moïse, d’Ézéchiel le tragique, qui vivait au deuxième siècle ; le Christ souffrant, Χριστός πάσχων, attribué à saint Grégoire de Naziance ; une Suzanne, de saint Jean Damascène ; un Dialogue entre Adam et Ève, et une Clytemnestre grecque du sixième siècle, forment le répertoire de ces temps reculés. Toutes ces pièces sont étrangères à la France. Nous n’avons pas besoin de dire qu’il en est de même du théâtre latin de Hroswitha.
- ↑ Les principaux théâtres ou amphithéâtres de la Gaule romaine étaient à Agen, à Besançon, à Autun, à Bordeaux, à Angers, à Limoges, à Lisieux, à Nismes, à Orange, à Soissons, à Doué, à Arles, à Narbonne, au Mans, à Saumur, à Bourges. Le nom d’arènes conservé dans un grand nombre de quartiers des villes d’origine romaine, et les ruines magnifiques de quelques théâtres et cirques, sont là pour attester que la passion des vainqueurs avait de bonne heure passé aux vaincus.
- ↑ Grégoire de Tours, Hist., liv. V, ch. xviii.
- ↑ Voir Villemain, Littérature du Moyen Âge, Paris, 1830, in-8o, t. II, p. 255. et[illisible] Journal des Savantes 1846, p. 457.
- ↑ Voir sur les mystères, Théâtre français au moyen âge, par MM. de Monmerqué et Fr. Michel ; — Études sur les Mystères, par Onésime Leroy, Paris, 1837, in-8o ; — Époques de l’Hist. de France en rapport avec le Théâtre français, par le même, Paris, 1843, in-8o ; — un Mémoire de l’abbé comte de Guasco, dans la collect. Leber, t. XV ; — divers articles de M. Magnin dans le Journal des Savants, principalement dans les années 1846 et 1847 ; — Essai sur la mise en scène depuis les Mystères jusqu’au Cid, par Émile Morice, Paris, 1836, in-12 ; — le Mercure de France, de 1729 ; — Hist. littéraire de la France, t. XX, p. 630. ; — Villemain, Littérature du Moyen Âge, Paris, 1830, in-8o, t. II, 20e leçon. — Les personnes qui voudraient étudier en détail nos anciennes représentations scéniques devront consulter les histoires particulières des villes qui ont été publiées dans ces dernières années.
- ↑ Voir le texte des Vierges sages et des Vierges folles, dans le Théâtre français au moyen âge, par MM. de Monmerqué et Fr. Michel.
- ↑ Parmi les principaux miracles et mystères, nous indiquerons ceux qui ont été retrouvés par l’abbé Lebeuf dans l’abbaye de Saint-Benoît sur Loire, et qui ont été publiés en 1834 sous le titre de Miracula ad scenam ordinata. — Ludus Pascalis de adventu et interstu Antechristi. — Les Vierges sages et les Vierges folles. — Le Mystère de Saint-Christophle. — Le Mystère de Saint-Crespin et Saint-Crespinien. — Buhez Santez-Nonn, ou Vie de Sainte-Nonne, mystère en langue bretonne, antérieur au douzième siècle. — Le Miracle de Théophile. — Le Miracle de Nostre-Dame d’Amis et d’Amille. — Le Mystère de la sainte Hostie. — Le Miracle de Nostre-Dame de Robert le Diable. — Le Mystère de la Passion (par Jean-Michel). — La Nativité de Nostre-Seigneur Jésus-Christ. — Le Mystère de la Vie et l’Histoire de monseigneur Saint-Martin. — Le Mystère de l’Institution des Frères Prêcheurs. — Le Mystère de l’Apocalypse de Saint-Jean-Zébédée. — Le triomphant Mystère des Actes des Apôtres, etc. — Voir pour l’indication de ces diverses compositions, Brunet, Manuel du Libraire, Paris, 1844, in-8o, t. V, p. 336 et suiv.
- ↑ Voir dans le Moyen Âge et la Renaissance notre travail sur le Théâtre. — On trouvera dans l’Histoire du Berry, de M. Raynal, t. III, p. 313 et suiv., une très-curieuse description du mystère joué à Bourges en 1536.
- ↑ Tableau historique et critique de la Poésie française et du Théâtre français au seizième siècle. Paris, Charpentier, 1843, p. 181 et 184.
- ↑ Hist. de la littérature française, Paris, 1844, in-8o, t. II, p. 111.
- ↑ Voir pour l’analyse de cette pièce, Sainte-Beuve, Tableau historique et critique de la Poésie française et du Théâtre, p. 303.
- ↑ Voir pour le texte de ces deux pièces et la Biographie d’Adam de la Halle, Théâtre français au Moyen Âge, de Monmerqué et Fr. Michel, p. 49, 55, 102.
- ↑ L’une des fêtes les plus bizarres du moyen âge, était à Lyon celle du Cheval fou. On habillait un homme avec les attributs de la royauté, depuis la tête jusqu’à la ceinture ; et depuis la ceinture jusqu’aux pieds on le déguisait en cheval. Cet homme, entouré de musiciens et de populace, courait la ville en faisant des folies. Cette fête avait été instituée en mémoire de la sagesse d’un quartier de la ville qui n’avait pas pris part à une sédition populaire. (Clerjon, Hist. de Lyon, t. III, p. 431.)
- ↑ Voir, pour les rapprochements du théâtre de Racine et de celui de Garnier, Suard, Mélange de Littérature, t. Ier, Hist. du Théâtre français, p. 82 et suiv.
- ↑ Les principales tragédies de cette époque sont : Électre, Hécube, de Baïf ; Médée, de la Péruse ; Gaspard de Coligny, Pharaon, de Chantelouve ; Daïre, Alexandre, Saül, Pâris et Œnone, de Jean de la Taille ; Didon, Adonis (tragédie allégorique sur la mort de Charles IX), de Lebreton ; Didon, de Guill. de Lagrange ; Méléagre, de P. de Bousi ; Attilée, de J. de Beaubreuil ; Holopherne, d’Adrien d’Amboise ; Esther, Vasthi, de P. Mathieu ; Cléopâtre captive, Didon se sacrifiant, de Jodelle ; Hippolyte, la Troade, Antigone, Porcie, Cornélie, Marc-Antoine, Bradamante, de Robert Garnier ; Octavie, de Géliot ; la Machabée, de J. de Virey, etc. Nous renvoyons encore à Brunet, ubi suprà, pour les détails bibliographiques.
- ↑ Les farces sont très-nombreuses au seizième siècle. Tout ce qu’il y a de plus important dans ce genre se trouve dans le Recueil intitulé : Farces, Moralités et Sermons joyeux, publié d’après le manuscrit de la Bibliothèque Nationale, par Leroux de Lincy et Fr. Michel, Paris, 1837, 4 vol. in-12. Il faut voir, du reste, pour toute cette période, le travail de M. Sainte-Beuve : Hist. du Théâtre français au seizième siècle.
- ↑ Richelieu inventait des sujets de pièces dont il faisait versifier chaque acte par un auteur différent. Ces productions se nommèrent : la Pièce des Cinq Auteurs ; Corneille était du nombre. La tragi-comédie de Mirame passe pour être l’œuvre personnelle de Richelieu. On dépensa plus de deux cent mille écus pour la monter.
- ↑ Patria. Hist. du Théâtre en France, p. 2339. — On trouvera, dans l’excellent travail de M. Régnier, une chronologie fort exacte des acteurs qui ont illustré la scène française depuis 1530 jusqu’à nos jours.
- ↑ Quinault a composé trente-deux pièces, tragédies, tragi-comédies, comédies, opéras. Armide, qui fut jouée en 1686, est regardée comme son chef-d’œuvre. Sa comédie intitulée : les Rivales, eut un grand nombre de représentations. « Lorsqu’il fit ses premières pièces, dit Ménage, elles étaient tellement goûtées et si fort applaudies que l’on entendait le brouhaha a deux rues de l’hôtel de Bourgogne. C’est à l’occasion des Rivales que fut établi le droit de part des auteurs sur une portion de la recette des comédiens. Auparavant il était débattu avec les auteurs et une fois payé. »
- ↑ On a de Corneille Andromède, la Toison d’Or, et quelques passages magnifiques de Psyché, qui fut faite, on le sait, en collaboration avec Molière. Voir Hist. de l’Opéra, par Durey de Noinville, Paris, 1753-57, 2 vol. in-8o. — De l’Opéra en France, par Castil-Blaze, 1826, 2 vol. in-8o.
- ↑ Voyez Ch. Labitte, Études littéraires, t. II, p. 28.
- ↑ Voir : Hist. du Théâtre Français pendant la révolution, par Étienne et Martainville, Paris, 1804, 4 vol. in-12.
- ↑ Voir sur le tumulte et les débats très-vifs auxquels donna lieu la représentation de l’Ami des Lois, l’article Laya, de M. Martin Doisy, dans la Biographie universelle.
- ↑ Nodier, Souvenirs de la Révolution et de l’Empire. Paris, Charpentier, 1850, t. I, p. 382 et suiv.
- ↑ Déjà en 1831, notre ancien répertoire était tellement en défaveur auprès du public, qu’un spectacle composé du Tartuffe et du Legs, de Marivaux, fit entrer dans la caisse la somme de 68 francs et quelques centimes.
- ↑ Dans dix pièces seulement le drame a mis en scène huit femmes adultères, cinq filles perdues d’un étage plus ou moins élevé, six filles séduites, deux jeunes filles de bonne maison qui accouchent dans une pièce voisine du théâtre, trois femmes qui se déshabillent à moitié devant le public, quatre mères éprises de leurs fils, six bâtards qui déclament contre la société, onze amants ou maîtresses qui commettent des assassinats.
- ↑ Les tragédies, aiguillon des crimes et des passions, cruelles et obscènes.