Œuvres complètes de Molière (Louandre)/Vie de J.-B. Poquelin de Molière
J.-B. Poquelin de Molière
Dans un excellent morceau de critique littéraire consacré au grand écrivain dont nous reproduisons les œuvres[1], on lit cette juste remarque : « Il y a dans l’existence de Molière, qui a beaucoup écrit et que son métier a longtemps tenu en vue, cette double singularité qu’il n’a pas laissé une seule ligne de sa main, que nul de ses contemporains, de ses amis, n’a rien recueilli, rien communiqué au public de sa personne[2], et que le premier ouvrage où l’on prétendait raconter la vie de l’auteur illustre, du comédien populaire, est de 1705, postérieur de trente-deux ans à sa mort… De là il est résulté que n’ayant pas à s’aider des ressources si précieuses de la correspondance privée, la biographie, qui, de sa nature, n’aime pas à s’avouer ignorante, n’a pu que ramasser, pour guider sa marche, des souvenirs lointains, des traditions incertaines, dont les lacunes encore ont dû être remplies par des fables, »
Les fables, en effet, n’ont pas manqué. La Vie de Grimarest, tant de fois réimprimée, est remplie d’anecdotes suspectes ; et cependant cette Vie a été longtemps la source unique à laquelle ont puisé les biographes. Le dix-huitième siècle s’en était contenté, car il était moins occupé que nous des détails intimes. Mais l’admiration toujours croissante qu’inspirait l’auteur du Misanthrope, du Tartuffe et de l’Avare, a rendu de plus en plus vive la curiosité pour sa personne ; il a grandi de toute la hauteur qui le sépare des écrivains qui l’ont suivi, et de même que tout un cycle légendaire se formait au moyen âge autour des héros chevaleresques, de même il s’est formé de notre temps, autour de la mémoire de Molière, toute une école de scoliastes et de critiques qui n’ont épargné ni le temps ni les recherches pour reconstruire, dans ses aspects les plus divers, l’existence de l’incomparable écrivain. MM. Beffara, Taschereau, Bazin, Édouard Fournier, E. Soulié, et d’autres chercheurs infatigables ont fouillé les archives publiques, les registres des paroisses, les études des notaires de Paris ; ils ont contrôlé et rectifié, les uns par les autres, tous les témoignages contemporains, et grâce à cette longue et pénétrante enquête, on peut faire aujourd’hui une part beaucoup plus grande à la vérité.
Nous aurions écrit tout un volume, et même plusieurs volumes, si nous avions suivi pas à pas les modernes historiens de Molière dans l’immense détail des faits qu’ils ont accumulés ; car, tout ce qui touche de près ou de loin à ce grand homme, ses ancêtres et ses descendants, les derniers héritiers de son nom, sa femme et les acteurs de sa troupe, les plus humbles employés de son théâtre, sa maison, son fauteuil, sa tombe, ses portraits, les rares documents qui portent quelques lignes tracées de sa main, tout est devenu sujet de brochures et de dissertations. Il y avait beaucoup à choisir dans ces nombreux documents, où l’érudition littéraire abuse quelquefois des infiniment petits et donne au public plus qu’il ne lui demande. Nous avons donc choisi avec le plus grand soin, sans négliger aucun fait essentiel ; et c’est en demandant à tous ceux qui nous ont parlé de Molière ce qu’ils savaient d’intéressant que nous avons rédigé celle biographie. Pour la rendre plus rapide et plus claire, nous en avons séparé la partie purement littéraire ; d’autres notices, placées dans le courant de l’ouvrage, en tête de chaque pièce, offriront l’historique des divers incidents auxquels ces pièces ont donné lieu, ainsi que l’analyse ou la reproduction textuelle des jugements les plus remarquables qui en ont été portés depuis le dix-septième siècle jusqu’à nos jours.
On aura donc ainsi, au début de ce livre, l’histoire de Molière et de sa personne, et dans le courant du livre l’histoire de son œuvre, écrite par ses contemporains et les maîtres les plus autorisés de la critique moderne.
I
Le 27 avril 1621, un tapissier de Paris, Jean Poquelin, épousait dans l’église Saint-Eustache une jeune femme, Marie Cressè, dont les parents exerçaient la même profession. Le mari apportait en dot son fonds de commerce estimé deux mille livres, et produisant deux cents livres de bénéfice ; la femme apportait une somme égale. Le jeune ménage habitait alors une maison connue sous le nom de maison des Cygnes[3], ainsi nommée d’une ancienne sculpture qui en ornait la façade[4]. Cette maison était située à l’angle des rues Saint-Honoré et des Vieilles-Étuves, et c’est là que naquit au mois de janvier 1622, l’immortel écrivain ; voici son acte de baptême, découvert, en 1821, par Beffara sur les registres de Saint-Eustache :
« Du samedi 15 janvier 1622, fut baptisé Jean, fils de Jenn Pouguelin, tapissier, et de Marie Cressé, sa femme, demeurant rue Saint-Honoré ; le parrain, Jean Pouguelin, porteur de grains ; la marraine, Denise Lescacheux, veuve de feu Sébastien Asselin, vivant marchand tapissier[5]. »
Les premières années de Molière, comme celles de la plupart des enfants nés dans un rang obscur et destinés à la gloire, ne sont point connues ; on sait seulement qu’il perdit sa mère en 1632 ; qu’il avait à cette date une sœur et deux frères, et qu’il eut comme eux pour tuteur son père, et pour subrogé-tuteur son grand père maternel, louis de Cressé[6].
« Celui-ci, dit M. Soulié, avait à Saint-Ouen, dans la grande rue de ce village, une belle propriété avec cour, étables et jardin ; c’est là que le dimanche, dans la belle saison, on devait conduire les enfants pour respirer un air plus pur que celui du vieux Paris. Les époux Poquelin y avaient une chambre confortablement installée, et l’on n’y avait oublié ni les boules de bois qui servaient aux enfants, ni la paire de verges avec lesquelles on les fouettait[7]. »
Un inventaire dressé au mois de janvier 1633, huit mois après la mort de Marie Cressé[8], nous montre la famille de Molière jouissant d’une grande aisance. Les quatre mille quatre cents livres qui formaient la dot en 1621 ont rapidement fructifié ; la boutique est garnie de bonnes marchandises ; les appartements sont meublés avec luxe ; les bagues et joyaux de Marie Cressé pourraient faire bonne figure dans l’écrin des plus nobles dames. L’enfant élevé au milieu de ce confortable bourgeois en conservera le souvenir. Il aimera les installations élégantes ; et en écrivant les Femmes savantes, il se rappellera le gros Plutarque de la maison des Cygnes, où son père mettait peut-être ses rabats, et qu’il devait garder toute sa vie, comme tous ceux qui ont le respect des morts gardent les vieux meubles et les vieux livres.
Si l’on en croit quelques biographes, le père de Molière, homme dur et borné, aurait tout fait pour étouffer l’intelligence naissante de son fils ; il ne lui permettait pas de regarder hors de sa boutique, il ne voulait pas qu’il apprit autre chose qu’à lire, écrire et compter. Par bonheur pour la gloire de la France, l’aïeul paternel Jean Poquelin, qui aimait le théâtre, aurait conduit souvent son petit-fils à l’hôtel de Bourgogne. Ce serait là que se serait éveillé son génie. Ce roman de la vocation de notre poète ne manque pas d’intérêt, mais il ne repose sur aucun document précis, et ce qui concerne l’aïeul paternel est complètement controuvé, attendu que le digne homme était mort en 1626, que Jean-Baptiste alors n’avait que quatre ans, et qu’un enfant de cet âge, en supposant qu’on l’eût conduit au théâtre, ne pouvait s’enthousiasmer pour les acteurs jusqu’à vouloir se faire acteur lui-même. Toutes ces anecdotes doivent donc être écartées comme apocryphes, et lorsqu’on cherche les faits positifs, les détails suivants sont les seuls auxquels on puisse ajouter foi :
Les premiers biographes de Molière sont tous d’accord sur ce point : qu’il fit ses études à Paris, au collège de Clermont, qu’il suivit les écoles de droit, et se fit recevoir avocat. Ce fait est constaté par ses ennemis eux-mêmes, qui en parlent dans un esprit de dénigrement, et voici ce qu’on lit dans un pamphlet du dix-septième siècle :
En quarante, ou fort peu de temps auparavant,
Il sortit du collége âne comme devant ;
Mais son père ayant su que moyennant finance,
Dans Orléans un âne obtenoit sa licence,
Il y mena le sien, c’est-à-dire ce fieux
Que vous voyez ici, ce rogue audacieux.
Il l’endoctora donc moyennant sa pécune,
Et croyant qu’au barreau ce fils feroit fortune,
Il le fit avocat, ainsi qu’il vous a dit,
Et le para d’habits qu’il fit faire à crédit.
Mais de grâce admirez l’étrange ingratitude,
Au lieu de se donner tout à fait à l’étude
Pour plaire à ce bon père et plaider doctement,
Il ne fut au Palais qu’une fois seulement[9].
D’après une tradition fort accréditée, Molière aurait étudié la philosophie sous Gassendi, et il aurait eu pour condisciples Bernier, Hesnault, Chapelle, Cyrano de Bergerac et le prince de Conti, frère du grand Condé, mais, ainsi que le dit M. Soulié, rien ne vient confirmer ou démentir ces faits. La seule chose qui reste acquise, c’est qu’il reçut une bonne éducation classique, ce qui n’empêcha point son père de lui ménager la survivance de la charge de tapissier ordinaire du Roi, qu’il avait obtenue, parait-il, quelque temps après son mariage[10] »
Les commentateurs se sont livrés à de nombreuses discussions pour savoir si Molière avait réellement exercé la profession à laquelle il était destiné. Quelques-uns l’assurent :
« Quand il eut achevé ses études, dit Grimarest, il fut obligé à cause du grand âge de son père d’exercer sa charge pendant quelque temps, et même il fit le voyage de Narbonne à la suite de Louis XIII. » À cette assertion d’un écrivain dont le témoignage est souvent suspect, M. Soulié répond :
« Les découvertes de Beffara ont démontré qu’en 1642, époque de ce voyage, le père de Molière avait au plus quarante-sept ans, et que par conséquent ce n’est pas son grand âge qui put l’empêcher de faire son service auprès du Roi ; mais il ne serait pas impossible que Molière, âgé de vingt ans, eût été tenté de remplacer son père et de profiter de cette occasion pour parcourir une partie de la France… »
« M. Emmanuel Raymond[11] a trouvé des indications qui lui ont fait supposer que Molière était à la suite du roi les 21 avril et 10 juin lors de son passage à Sigean, et a cru le reconnaître dans un jeune valet de chambre qui figure à Narbonne au procès-verbal de l’arrestation de Cinq-Mars ; mais ces faits sont loin d’être suffisamment prouvés. Cependant il n’est pas inutile de faire remarquer qu’en étudiant l’itinéraire de Louis XIII depuis le 27 janvier 1642, jour de son départ de Saint-Germain, jusqu’au 23 juillet suivant, date de son retour à Fontainebleau, on voit le roi s’arrêter ou séjourner dans des villes telles que Lyon, Vienne, Nîmes, Pézénas, Béziers, Narbonne, où Molière viendra un peu plus tard jouer ses premières comédies. Rappelons-nous aussi que le second trimestre de l’année affecté au service de Jean Poquelin comme tapissier du Roi, se trouve compris dans la période de temps que dure l’absence de Louis XIII ; cette circonstance donne encore à penser que Jean Poquelin se sera fait remplacer, pendant les mois d’avril, mai et juin 1642, par son fils aîné qui avait a survivance de sa charge[12]. »
Quoi qu’il en soit, le 6 janvier 1643, Molière reconnaît par une lettre et par une quittance avoir reçu de son père la somme de six cent trente livres en avance « tant de ce qui lui pouvait appartenir de la succession de sa mère qu’en avancement d’hoirie future de sondit père, qu’il auroit prié et requis de faire pourvoir de ladite charge de tapissier du roi dont il avoit la survivance, tel autre de ses enfants qu’il lui plairoit, et se seroit démis de tout droit qu’il y pourrait prétendre, pour en disposer par sondit père ainsi qu’il verroit bon être[13]. »
Cette fois le futur auteur du Misanthrope a rompu pour toujours avec la profession de sa famille. Il va où son inclination le pousse ; et comme le dit un de ses historiens, Donneau de Visé, il se jette dans la comédie « quoiqu’il se pût bien passer de cette occupation, et qu’il eût assez de bien pour vivre honorablement dans le monde. »
Nous laisserons à l’un des écrivains de notre temps qui connaissent le mieux Molière et qui en parlent avec le plus de charme, à M. Edouard Fournier, le soin de raconter les débuts du grand homme dans la carrière dramatique :
« Il lui fallait un théâtre, et il se chercha des acteurs. Son père mit tout en œuvre pour le détourner de cette résolution. « Il le fit solliciter, dit Perrault, par tout ce qu’il avoit d’amis, promettant, s’il vouloit revenir chez lui, de lui acheter une charge telle qu’il la souhaiteroit, pourvu qu’elle n’excédât pas ses forces. » Rien n’y fit. Poquelin n’avait plus d’obéissance que pour sa vocation. L’état qu’elle lui ouvrait lui semblait le seul qu’il fût capable de bien tenir, et il trouvait d’ailleurs que c’était le plus beau, le plus noble du monde.
« Le roi, par une récente ordonnance, enregistrée au parlement le 16 avril 1641, n’avait-il pas relevé le métier de comédien du mépris où le reléguait le commun préjugé, et n’avait-il pas notamment déclaré qu’il ne pouvait plus être « imputé à l’âme ? » Je répondrai que cet édit de 1641, la seule chose peut-être qu’il eût hautement appréciée dans l’étude qu’il fit des lois, eut quelque part dans la résolution qu’il prit l’année suivante. C’était une arme contre le préjugé dont son père soutenait son mauvais vouloir à l’endroit du théâtre, et vis-à-vis de lui-même il pouvait s’en faire aussi une sorte de justification de sa désobéissance. Il lui était désormais permis, en effet, de déclarer, en vertu d’une ordonnance royale, qu’on ne dérogeait pas en se mettant au théâtre, et que, pour lui, par exemple, l’emploi de comédien pouvait fort bien se concilier avec la charge de tapissier du roi, dont il avait la survivance.
« L’influence de l’édit de 1641 fut sans doute aussi pour quelque chose dans l’assentiment que donnèrent à ses idées de théâtre « plusieurs enfants de famille, qui, par son exemple, dit le comédien Marcel, son premier biographe, s’engagèrent comme lui dans le parti de la comédie.» Poquelin eut ainsi une troupe, et comme par la qualité de ceux dont il l’avait formée, elle se distinguait de la plupart des autres, composées de gens d’assez basse espèce, il crut, pour lui conserver son rang par un titre à l’avenant, pouvoir lui donner celui d’Illustre Théâtre. Le mérite des acteurs ne répondait pas malheureusement à leur qualité. Tant qu’ils jouèrent gratis, et sans doute aux dépens de la petite fortune de Poquelin, on les toléra ; mais lorsqu’ils prétendirent à des recettes, ce fut autre chose. Le petit théâtre des fossés de Nesle eut alors de fâcheuses journées. On y avait applaudi pour rien, on y siffla pour de l’argent. Après cette épreuve, et sans doute après plusieurs autres non moins douloureuses, car je suppose que si son amour-propre pâtit des déboires du comédien, sa bourse souffrit de même des mésaventures du directeur, et que cette première entreprise n’alla pas pour lui sans de grosses dettes, peut-être même sans quelques poursuites, Poquelin ne douta plus qu’il n’était pas facile de faire un théâtre avec des gens de distinction, et qu’il fallait toujours, pour avoir « une troupe d’élite, » en revenir aux personnes du métier. C’est alors, environ dans les premiers mois de 1644, que la Béjart et les siens lui arrivèrent heureusement en aide.
« Les deux petites compagnies dramatiques, celle que ramenait la Béjart et celle que Molière avait formée avec tant de peine et si peu de succès, se mêlèrent et composèrent ainsi un ensemble assez recommandable pour que Tallemant des Réaux pût dire que Paris avait alors, en outre des comédiens de l’Hôtel et des comédiens du Marais, un nouveau théâtre, « une troisième troupe. » Le nom d’Illustre Théâtre lui fut conservé. Les Béjart, en effet, se prétendaient d’assez bonne maison pour ne pas faire tache parmi les jeunes gens de distinction qui lui avaient fait donner ce titre. N’étaient-ils pas d’une famille de robe, et un livre de généalogie ne devait-il pas prouver bientôt qu’ils descendaient du sergent d’armes de Charles V ? Molière resta chef de la troupe, de moitié avec la Béjart, dont les intérêts ne se séparèrent plus des siens, et afin que leur commune entreprise eût sur un terrain nouveau l’espoir d’une fortune différente, ils se hâtèrent de changer de quartier. Du jeu de paume des fossés de Nesle, qui leur avait été si peu favorable, ils émigrèrent dans un autre des environs du port Saint-Paul, vers la rue des Jardins, où les Béjart, nés et élevés tous dans ces parages, croyaient pouvoir compter sur des amis. La fortune pourtant ne semble pas leur avoir été beaucoup plus favorable de ce côté, car, très-peu de temps après, nous ne les y trouvons plus. Lassés de ne jouer que pour les bateliers du port Saint-Paul et les postillons de l’hôtel de Sens, ils sont retournés au faubourg Saint-Germain, et ils y donnent des représentations dans le jeu de paume de la Croix-Blanche, au carrefour Buci. Eurent-ils là des journées moins rudes ? trouvèrent-ils des spectateurs plus intelligents et mieux disposés ? C’est probable. Leur séjour plus long me fait croire à une fortune meilleure. »
La fortune fut meilleure peut-être, mais il ne paraît pas qu’elle eût été brillante. Malgré le talent des acteurs et la protection de quelques grands personnages, l’Illustre Théâtre ne faisait pas ses frais. Molière, qui en était le directeur, répondait pour ses camarades et garantissait, aux dépens de son patrimoine, les frais de l’exploitation. Le 31 mars 1645, il signait à Jeanne Lévi, marchande publique[14], une obligation de 291 livres tournois, et lui donnait en gage des rubans en broderie d’or et d’argent ; il ne put rembourser à l’échéance, et autorisa sa créancière à se défaire des rubans, mais ils ne couvraient pas la dette, et le 20 juin 1645, la marchande obtint une sentence contre son débiteur, qui ne put la rembourser que quatorze ans plus tard. Au mois d’août de la même année, il était détenu au grand Châtelet, à la requête du fournisseur des chandelles de l’Illustre Théâtre, pour une somme de 142 livres ; d’autres créanciers le poursuivaient encore ; il fut mis en prison pendant quelques jours, et ne put recouvrer la liberté qu’en donnant caution. Une partie des acteurs, découragée par le peu de succès de l’entreprise, alla chercher fortune ailleurs ; et en 1646, Molière, avec les débris de sa troupe, se rendit en province accompagné de Joseph, de Madeleine et de Geneviève Béjart.
Il est fort difficile de suivre cette troupe et son chef à travers leurs voyages ; mais à défaut de renseignements précis, les commentateurs et les biographes se sont mis en frais d’invention. En 1648, ils font jouer Molière devant « le duc d’Epernon, si fameux sous le règne de Henri III et de Henri IV, » lequel duc était mort à quatre-vingt-huit ans, le 15 janvier 1642. Ils ramènent notre poëte à Paris, en 1650, et le font figurer plusieurs fois dans le cours de cette année devant le prince de Conti, qui le faisait, disent-ils, venir dans son hôtel avec sa troupe, et il se trouve que ce prince, nommé généralissime des Parisiens révoltés en 1649, s’occupait alors de tout autre chose que de comédie ; qu’il fut arrêté le 17 janvier 1650, conduit à Vincennes, puis à Marcoussis, et de là au Havre, d’où il ne sortit que le 13 février 1651. Dans ce premier itinéraire de notre grand comique, les faits ne manquent pas, on le voit, quand on les accepte sans contrôle, mais quand on vérifie, il reste peu de chose. Tout ce qu’on sait de positif, c’est que, deux ans après son départ de Paris, en 1648, Molière était à Nantes ; qu’on le retrouve ensuite à Bordeaux, où, selon toute apparence, il fit représenter une tragédie de sa composition, la Thébaïde, puis à Vienne, et enfin à Lyon en 1653.
Jusque-là, tout en courant la province, l’auteur des Femmes savantes n’avait composé que des canevas dans le goût italien, le Médecin volant, la Jalousie du Barbouillé, les Docteurs rivaux, le Maître d’école, le Docteur amoureux ; mais à Lyon il fit jouer sa première grande pièce, l’Étourdi, qui fut très-bien reçue du public. Il se rendit de Lyon à Avignon, séjourna ensuite à Pézénas, à Narbonne[15], et vers la fin de 1654, à Montpellier, suivant les autres, pendant la tenue des états présidés par le prince de Conti. Ce fut alors que le poëte fit jouer le Dépit amoureux. Cette seconde pièce fut accueillie, comme la première, avec faveur. Le prince de Conti offrit, dit-on, à l’auteur de l’attacher à sa personne en qualité de secrétaire. Cette offre ne fut point acceptée, et Molière continua de courir la province. Il resta en Languedoc en 1656 et 1657, passa le carnaval de 1658 à Grenoble, vint ensuite s’établir à Rouen, et ce fut pendant son séjour dans cette ville qu’il obtint par la protection du prince de Conti, et plus probablement encore par celle du duc d’Orléans, l’autorisation de venir jouer à Paris devant la cour.
Molière avait alors trente-six ans. Sa vie jusque-là s’était partagée tout entière entre l’art et l’amour. En entrant, en 1645, dans la troupe de l’Illustre Théâtre, il s’était lié avec une actrice fille d’un procureur au Chatelet, Madeleine Béjart, née en 1620[16] environ, Cette actrice, qui jouait avec un grand succès les rôles de soubrette, exerça une sorte de fascination sur le poëte, dont les passions étaient vives et profondes, mais qui, au milieu de sa vie nomade, gardait encore dans son cœur place pour d’autres amours. Sans parler d’une aventure arrivée à Pézénas, et dans laquelle Molière aurait été obligé de sauter par une fenêtre pour échapper à la colère d’un mari, on assure qu’il chercha des distractions auprès de mademoiselle du Parc, et que, repoussé par cette dernière, il se consola de son échec en aimant, sans rompre toutefois avec Madeleine Béjart, Catherine Leclerc, femme d’Edme Wilquin, connue au théâtre sous le nom de mademoiselle de Brie, actrice consommée, belle de taille et de figure, et qui, à l’âge de soixante-cinq ans, jouait encore le rôle d’Agnès avec toutes les apparences de la jeunesse et de l’ingénuité, ce qui donna lieu aux vers que voici :
Il faut qu’elle ait été charmante,
Puisque aujourd’hui, malgré ses ans,
À peine des attraits naissants
Égalent sa beauté mourante.
Ces trois femmes, Madeleine Béjart, mademoiselle du Parc, et mademoiselle de Brie, qui toutes les trois faisaient partie de la troupe nomade, arrivèrent avec elle à Paris, et le 21 octobre 1658, cette troupe joua Nicomède devant le roi, dans la salle des Gardes, au vieux Louvre. Molière, après la représentation, adressa un compliment à Louis XIV, en priant Sa Majesté d’avoir pour agréable « qu’il lui donnât un de ces petits divertissements qui lui avaient acquis quelque réputation, et dont il régalait les provinces. » Ce divertissement, c’était le Docteur amoureux. Le roi fut content et autorisa la troupe à prendre le titre de Troupe de Monsieur et à jouer, alternativement avec les comédiens italiens, sur le théâtre du Petit-Bourbon.
Dès ce moment, la destinée de Molière fut fixée. Il eut une troupe permanente[17], un théâtre ; pour spectateurs la cour et Paris ; pour protecteur, le roi.
II
Cette position nouvelle, qui offrait tout à la fois au poëte du profit, de la fixité et des encouragements, stimula son génie. Après avoir longtemps cherché sa voie, il la trouva enfin par les Précieuses, et, se dégageant des traditions latines et italiennes, il cessa, comme il le disait, d’éplucher des fragments de Ménandre, et, pour peindre les hommes, il étudia ceux qui vivaient sous ses yeux. Les Précieuses marquèrent, suivant la juste remarque de M. Sainte-Beuve, son entrée dans la grande carrière, et de 1659 à 1665, il donna Sganarelle, Don Garcie, l’École des maris, les Fâcheux, l’École des femmes, la Critique de l’École des femmes, l’Impromptu de Versailles, le Mariage forcé, la Princesse d’Elide, et les trois premiers actes de Tartuffe.
Les premières pièces composées à Paris obtinrent un grand succès ; Sganarelle fut donné quarante fois de suite. En 1660, le 20 octobre, Molière et ses comédiens jouèrent au Louvre devant le roi et devant Mazarin[18], alors malade, dans la chambre même du cardinal. Les acteurs reçurent en présent une somme de mille écus ; et, quand le théâtre du Petit-Bourbon fut démoli, au moment où commencèrent les travaux de la colonnade du Louvre, ils obtinrent de passer au théâtre du Palais-Royal.
La mort de Mazarin, arrivée le 9 mars 1661, avait remis aux mains de Louis XIV la royauté absolue. « Ce fut, dit M. Bazin, dans les premiers temps qui suivirent cette prise de possession que se manifesta, de la part du prince pour le poëte, quelque chose de plus qu’une protection dédaigneuse et frivole, un certain mouvement d’affection intelligente, prompt comme la sympathie et durable autant que l’égoïsme. Du moment où ces deux hommes, placés à de telles distances dans l’ordre social, l’un roi hors de tutelle, l’autre bouffon émérite et moraliste encore bien timide, se furent regardés et compris, il s’établit entre eux une sorte d’association tacite, qui permettait à celui-ci de tout oser, qui lui promettait assurance et garantie, sous la seule condition de respecter et d’amuser toujours celui-là. Nous devons ajouter que jamais traité public, où la foi du monarque aurait été solennellement engagée, ne fut exécuté plus sincèrement ; qu’en aucun temps, dans aucune circonstance, la sauvegarde donnée à l’écrivain contre tous les ressentiments qu’il pourrait provoquer ne parut se retirer de lui. C’est se moquer de nous, comme les historiens le font trop souvent, que de mettre Molière au nombre des penseurs qui souffrirent en leur temps la persécution. Jamais homme, au contraire, et ceci est à sa louange, n’alla plus droit son chemin, et ne se sentit, dans toute sa course, moins ébranlé… Il y a de Louis XIV, ajoute M. Bazin, deux créations du même temps et du même genre, Colbert et Molière. Colbert, en effet, fut l’âme de toutes les grandes réformes, de toutes les grandes entreprises de Louis, et Molière, l’âme de toutes les fêtes. »
À la fin de 1661, le poète, quoique son père vécût encore, prit le titre de « valet de chambre du roi, » sans y ajouter néanmoins celui de « tapissier. » Son frère Jean était mort le 6 avril 1660, et c’était sans doute par suite de ce décès que Molière, après douze ans d’absence, se retrouvait en possession d’une charge dont l’hérédité avait été assurée aux membres de sa famille. « Il paraît, dit M. Bazin, qu’alors il réclama son droit… qu’on lui permit de reprendre l’expectative dont il avait autrefois été nanti… et que la bonté du roi rendit cette seconde substitution facile… L’État de la France, publié en 1665, nous montre, au nombre des huit tapissiers valets de chambre, pour le trimestre de janvier, M. Poquelin, et son fils à survivance. »
Le 20 février 1662, Molière, âgé de quarante ans, épousa Armande-Grésinde Béjart. Voici l’acte de ce mariage, relevé par M. Beffara sur les registres de Saint-Germain l’Auxerrois :
« Jean-Baptiste Poquelin, fils de sieur Jean Poquelin et de feu Marie Cressé, d’une part, et Armande-Grésinde Béjart, fille de feu Joseph Béjart, et de Marie Hervé, d’autre part, tous deux de cette paroisse, vis-à-vis le Palais-Royal, fiancés et mariés, tous ensemble, par permission de M. de Comtes, doyen de Notre-Dame et grand vicaire de monseigneur le cardinal de Retz, archevêque de Paris, en présence dudit Jean Poquelin, père du marié, et de André Boudet, beau-frère du marié ; de ladite Marie Hervé, mère de la mariée, Louis Béjart et Madeleine Béjart, frère et sœur de ladite mariée[19]. »
Ici se place dans la biographie de Molière un fait qui a donné lieu à bien des discussions. Madeleine Béjart, avons nous dit plus haut, avait été la maîtresse de Molière. Les ennemis de l’auteur du Tartuffe prétendirent qu’Armande était née de cette liaison, et le comédien Monlfleury, en présentant dans une requête au roi cette calomnie comme un fait avéré, a fait peser sur sa mémoire l’opprobre d’un mariage incestueux. Louis XIV, il est vrai, avait répondu à cette inculpation en tenant sur les fonts de baptême, le 19 janvier 1664, le premier enfant de Molière, comme le prouve l’acte suivant :
« Du jeudi 28 février 1664, fut baptisé Louis, fils de M. Jean-Baptiste Molière, valet de chambre du roi, et de damoiselle Armande-Grésinde Béjart, sa femme, vis-à-vis le Palais-Royal. Le parrain, haut et puissant seigneur messire Charles, duc de Créqui, premier gentilhomme de la chambre du roi, ambassadeur à Rome, tenant pour Louis quatorzième, roi de France et de Navarre : la marraine, dame Colombe le Charron, épouse de messire César de Choiseul, maréchal du Plessy, tenante pour madame Henriette d’Angleterre, duchesse d’Orléans. L’enfant est né le 19 janvier audit an. Signé Colombet. »
Malgré cette réparation, le fait de l’inceste mis en avant par Montfleury n’en trouva pas moins créance auprès de quelques contemporains ; il était même resté des doutes jusqu’à nos jours. D’après l’acte de mariage de Molière, ci-dessus reproduit, ces doutes seraient dissipés puisqu’Armande y est désignée comme étant sœur de Madeleine : le reproche d’inceste se trouverait ainsi complètement écarté ; mais l’acte est-il authentique ? Telle est la question qu’a soulevée M. Ed. Fournier ; il se prononce contre l’authenticité, tout en écartant l’accusation, et il cherche à prouver, ou plutôt il démontre qu’Armande n’était point la sœur de Madeleine, comme le porte l’acte du 28 février 1661, mais bien sa fille, sans qu’elle eût été pour cela la fille de Molière. Ce fait a trop d’importance pour que nous n’y insistions pas ici, et nous ne pouvons mieux faire que de donner encore une fois la parole à M. Fournier :
« Un jour, dont la date certaine n’est pas connue, dans un lieu qu’on ne connaît pas davantage, et dont on ne peut même dire si c’était une ville ou un village, en Guyenne, en Languedoc ou en Provence, une fille fut présentée à baptiser sous les noms d’Armande-Gresinde-Claire-Élisabeth. Elle était née dans la famille Béjart. Qui en était la mère ? Vous ne doutez pas que c’est Madeleine, Ce que l’on sait de sa vie passée, de ses galanteries présentes, permet à ce sujet la certitude presque complète, d’autant que Geneviève, sa jeune sœur, qui n’est pas encore mariée, ne fait guère parler d’elle, et que leur mère à toutes deux, dont le huitième et dernier enfant est né quatorze ans auparavant, n’est plus en âge d’en avoir d’autre.
« C’est pourtant sous le nom de cette bonne femme que la nouvelle petite fille est déclarée. On lui donne pour mère celle qui, tout l’atteste, ne peut être vraisemblablement que son aïeule. De pareilles substitutions n’étaient pas difficiles alors. Les registres des paroisses qui servaient pour l’état civil étaient partout fort négligemment tenus, surtout dans ces villages du Midi, dont l’un, comme je crois, dut voir naître Armande. Il fallait toutefois, pour de telles supercheries, un motif grave, et celui des Béjart l’était. Quand tout cela se passe-t-il, en effet ? Dans les premiers mois de 1644 environ.
« Richelieu est mort, Louis XIII l’a suivi, un nouveau règne commence et les persécutés du précèdent seront les puissants de celui-ci. Ils reviennent donc. M. de Modène (l’amant de Madeleine Béjard), qui est à Bruxelles, rompt son ban d’exil en 1643. Parti avec M. de Guise, il revient avec lui.
« La Béjart le laissera-t-elle à Paris, sans y retourner elle-même ? Mais, d’un autre côté, étant sur le point de devenir mère, s’exposera-t-elle aux reproches que lui mériteraient ces nouvelles galanteries, cette infidélité coupable dont sa grossesse est l’indiscrétion, et hasardera-t-elle ainsi ce qui lui reste d’espoir pour épouser le père de sa première fille, et devenir baronne de Modène ? Ce serait insensé. Le retour à Paris est donc retardé jusqu’à ce que la faute commise puisse être dissimulée. Il y a là pour la famille entière, dont cette alliance avec les Modène a dû être le rêve, un intérêt de la plus haute importance. On s’y prête donc d’un commun accord. La mère Béjart, à la naissance de la première fille, voyant quel gage ce pouvait être pour le mariage espéré, n’a pas fait la sévère et la prude, loin de là, en grand’mère complaisante, elle a été la marraine de l’enfant comme s’il eût été légitime[20]. Elle n’aura pas cette fois moins de complaisance, mais ce sera d’une façon différente. En 1638, elle aidait à la publicité, à la consécration d’une naissance utile ; en 1644, elle aidera bien mieux encore à dissimuler une naissance dangereuse. C’est elle qui sera déclarée mère dans l’acte du baptême ; Armande sera sa fille, et Madeleine, à qui il importe tant, lorsqu’elle reverra M. de Modène, de n’avoir à lui présenter qu’une enfant, leur petite Françoise, Madeleine n’aura qu’une sœur de plus. Ce n’est pas encore assez de cette combinaison. L’on peut flairer l’invraisemblance sous cette comédie de comédiens ; la vue de la petite fille peut faire naître des soupçons, et détruire ce qu’on a si bien imaginé. On la tiendra donc à l’écart, de telle sorte qu’on ne sache pas même qu’elle existe, et que la Béjart, malgré les précautions prises, ne soit pas soupçonnée d’être sa mère.
« Quand, tout étant disposé, la troupe, que le retour de M. de Modène rappelait à Paris, put elle-même se mettre en route, la petite fille ne fut pas du voyage. On la laissa prudemment dans le pays où elle était née, en des mains d’ailleurs bien choisies. La Béjart, nous en aurons d’autres preuves, n’était pas mauvaise mère. « Armande, dit l’auteur de la Fameuse comédienne, a passé sa plus tendre jeunesse en Languedoc, chez une dame d’un rang distingué dans la province. »
« À la fin de 1644, la Béjart est à Paris, tâchant de reprendre sur M. de Modène un empire un peu affaibli par l’absence. En attendant, il faut vivre. Que fait-elle ? Nous l’avons dit, elle joint sa troupe à celle de Molière qui déjà, sans doute, l’avait connue et aimée avant qu’elle partit de Paris, vers 1641. »
Ces explications nous paraissent jeter beaucoup de lumière sur la controverse ; et ce qui en résulte, en définitive, c’est que Molière, après avoir été l’amant de la mère, devint le mari de la fille, mais que cette fille n’était pas à lui.
Molière, on l’a vu, au moment de son mariage, avait quarante ans, et sa femme dix-sept. « Cette femme, dit M. Génin, était charmante, remplie de grâce et de talents, chantait à merveille le français et l’italien ; excellente actrice et sachant animer la scène lors même qu’elle ne faisait qu’écouter, mais d’une coquetterie indomptable, qui fit le désespoir et le malheur de Molière, car il en fut, jusqu’à la fin de sa vie, éperdument amoureux. Madame, ou plutôt mademoiselle Molière, comme on disait alors, n’était pas cependant une beauté accomplie : mademoiselle Poisson nous la représente petite, avec une très-grande bouche et de trèspetits yeux. » De plus, elle était très-maigre, mais sa voix avait un charme sans égal.
« Si la Molière, dit un écrivain contemporain, l’auteur des Entretiens galants, retouche quelquefois à ses cheveux, si elle raccommode ses nœuds et ses pierreries, ces petites façons cachent une critique judicieuse et naturelle. Elle entre par là dans le ridicule des femmes qu’elle veut jouer. Mais enfin, avec tous ces avantages, elle ne plairait pas tant si sa voix était moins touchante. Elle en est si persuadée elle-même que l’on voit bien qu’elle prend autant de divers tons qu’elle a de rôles différents. » Molière avait été séduit, comme le public, par l’habile comédienne ; il ne se dissimulait pas ses imperfections physiques, mais à toute chose il trouvait une excuse, et c’était lui-même qu’il faisait parler par la bouche de Cléonte, dans cette scène du Bourgeois gentilhomme[21] :
« — Elle a les yeux petits, dit Covielle.
« — Cela est vrai, répond Cléonte, elle a les yeux petits, mais les a pleins de feu, les plus brillants, les plus perçants du monde, les plus touchants qu’on puisse voir.
« — Elle a la bouche grande, ajoute Covielle.
« — Oui ; mais on y voit des grâces qu’on ne voit point aux autres bouches, et cette bouche, en la voyant, inspire des désirs, est la plus attrayante, la plus amoureuse du monde.
« — Pour la taille, elle n’est pas grande.
« — Non, mais elle est aisée et bien prise…
« — Pour de l’esprit…
« — Elle en a, Covielle, du plus fin, du plus délicat…
« — Elle est toujours sérieuse.
« — Veux-tu de ces enjouements épanouis, de ces joies toujours ouvertes ? et vois-tu rien de plus impertinent que les femmes qui rient à tout propos ?
« — Mais enfin, elle est capricieuse autant que personne du monde.
« — Oui, elle est capricieuse, j’en demeure d’accord ; mais tout sied bien aux belles, on souffre tout des belles… »
Malgré sa tendresse pour sa femme et malgré son génie, Molière n’échappa point au malheur dont il avait donné de si folâtres peintures. « Don Garcie était moins jaloux que Molière ; George Dandin et Sganarelle étaient moins trompés. À partir de la Princesse d’Élide, où l’infidélité de sa femme commença de lui apparaître, sa vie domestique ne fut plus qu’un long tourment. Averti des succès qu’on attribuait à M. de Lauzun auprès d’elle, il en vint à une explication. Mademoiselle Molière, dans cette situation difficile, lui donna le change sur Lauzun en avouant une inclination pour M. de Guiche, et s’en tira, dit la chronique, par des évanouissements et par des larmes. Tout meurtri de sa disgrâce, notre poëte se remit à aimer mademoiselle de Brie, ou plutôt il venait s’entretenir auprès d’elle des injures de l’autre amour. Alceste est ramené à Éliante par les rebuts de Célimène. Lorsqu’il donna le Misanthrope, Molière, brouillé avec sa femme, ne la voyait plus qu’au théâtre, et il est difficile qu’entre elle qui jouait, en effet, Célimène et lui qui représentait Alceste, quelque allusion à leurs sentiments et à leur situation réelle ne se retrouve pas : ajoutez, pour compliquer les ennuis de Molière, la présence de l’ancienne Béjart, femme impérieuse, peu débonnaire à ce qu’il semble. Le grand homme cheminait entre ces trois femmes, aussi embarrassé parfois, comme le lui disait agréablement Chapelle, que Jupiter au siège d’Ilion entre les trois déesses[22]. » Molière, du reste, ne s’abusait pas sur sa propre faiblesse, et l’on a cité souvent, comme une touchante confession de son cœur, une conversation qu’il eut avec Chapelle en se promenant dans son jardin d’Auteuil. Sceptique en amour comme en toutes choses, Chapelle marquait son étonnement de ce qu’un penseur aussi profond que son ami se fût laissé charmer par une coquette jusqu’à se rendre malheureux par elle. « Pour vous répondre, dit Molière, sur la connaissance parfaite que vous dites que j’ai du cœur de l’homme, par les portraits que j’en expose tous les jours, je demeurerai d’accord que je me suis étudié autant que j’ai pu à connaître leur faible ; mais si ma science m’a appris qu’on pouvait fuir le péril, mon expérience ne m’a que trop fait voir qu’il est impossible de l’éviter ; j’en juge tous les jours par moi-même. Je suis né avec les dernières dispositions à la tendresse ; et, comme j’ai cru que mes efforts pourraient lui inspirer, par l’habitude, des sentiments que le temps ne pourrait détruire, je n’ai rien oublié pour y parvenir. Comme elle était encore fort jeune quand je l’épousai, je ne m’aperçus pas de ses méchantes inclinations, et je me crus un peu moins malheureux que la plupart de ceux qui prennent de pareils engagements : aussi le mariage ne ralentit point mes empressements ; mais je lui trouvai tant d’indifférence, que je commençai à m’apercevoir que toute ma précaution avait été inutile, et que ce qu’elle sentait pour moi était bien éloigné de ce que j’aurais souhaité pour être heureux. Je me fis à moi-même ce reproche sur une délicatesse qui me semblait ridicule dans un mari, et j’attribuai à son humeur ce qui était un effet de son peu de tendresse pour moi ; mais je n’eus que trop de moyens de m’apercevoir de mon erreur, et la folle passion qu’elle eut peu de temps après pour le comte de Guiche fit trop de bruit pour me laisser dans cette tranquillité apparente. Je n’épargnai rien, à la première connaissance que j’en eus, pour me vaincre moi-même, dans l’impossibilité que je trouvai à la changer ; je me servis pour cela de toutes les forces de mon esprit ; j’appelai à mon secours tout ce qui pouvait contribuer à ma consolation. Je la considérai comme une personne de qui tout le mérite est dans l’innocence, et qui, par cette raison, n’en conservait plus depuis son infidélité. Je pris dès lors la résolution de vivre avec elle comme un honnête homme qui a une femme coquette, et qui est bien persuadé, quoi qu’on puisse dire, que sa réputation ne dépend point de la méchante conduite de son épouse ; mais j’eus le chagrin de voir qu’une personne sans beauté, qui doit le peu d’esprit qu’on lui trouve à l’éducation que je lui ai donnée, détruisait en un moment toute ma philosophie. Sa présence me fit oublier mes résolutions, et les premières paroles qu’elle me dit pour sa défense me laissèrent si convaincu que mes soupçons étaient mal fondés, que je lui demandai pardon d’avoir été si crédule. Cependant mes bontés ne l’ont point changée. Je me suis donc déterminé à vivre avec elle comme si elle n’était pas ma femme ; mais si vous saviez ce que je souffre, vous auriez pitié de moi. Ma passion est venue à tel point, qu’elle va jusqu’à entrer avec compassion dans ses intérêts ; et quand je considère combien il m’est impossible de vaincre ce que je sens pour elle, je me dis en même temps qu’elle a peut-être une même difficulté à détruire le penchant qu’elle a d’être coquette, et je me trouve plus dans la disposition de la plaindre que de la blâmer. Vous me direz, sans doute, qu’il faut être fou pour aimer de cette manière ; mais, pour moi, je crois qu’il n’y a qu’une sorte d’amour, et que les gens qui n’ont point senti de semblable délicatesse n’ont jamais aimé véritablement. Toutes les choses du monde ont du rapport avec elle dans mon cœur : mon idée en est si fort occupée que je ne fais rien en son absence qui m’en puisse divertir. Quand je la vois, une émotion et des transports qu’on peut sentir, mais qu’on ne saurait exprimer, m’ôtent l’usage de la réflexion ; je n’ai plus d’yeux pour ses défauts, il m’en reste seulement pour tout ce qu’elle a d’aimable : n’est-ce pas là le dernier point de la folie ? et n’admirez-vous pas que tout ce que j’ai de raison ne sert qu’à me faire connaître ma faiblesse sans en pouvoir triompher ? — Je vous avoue à mon tour, lui dit son ami, que vous êtes plus à plaindre que je ne pensais ; mais il faut tout espérer du temps. Continuez cependant à faire vos efforts, ils feront leur effet lorsque vous y penserez le moins. Pour moi, je vais faire des vœux afin que vous soyez bientôt content. » Là-dessus il se retira, et laissa Molière, qui rêva encore longtemps aux moyens d’amuser sa douleur.
Rien ne pouvait distraire le poëte de cet ennui profond, ni les amitiés illustres, ni les sympathies sincères et vives de Boileau, de la Fontaine, de Chapelle, du physicien Rohault, du peintre Mignard, ni la constante bienveillance du roi, qui lui donnait sans cesse des preuves de son affection, d’abord en lui accordant une pension de mille livres après la représentation de l’École des femmes, comme pour répondre aux détracteurs de ce chef-d’œuvre, ensuite en fixant, au mois d’août 1665, sa troupe à son service, avec une subvention de sept mille livres et le titre de Troupe du Roi.
Dans les fêtes splendides célébrées à Versailles en 1664, Molière, qui avait contribué à l’éclat de ces fêtes, donna pour la première fois, le 12 mai, les trois premiers actes de Tartuffe. La pièce fut bien accueillie de la cour ; mais bientôt il y eut dans le public, auquel du reste elle n’était connue que par ouï-dire, un tel scandale, que le roi, qui lui-même avait applaudi comme les autres, se trouva fort embarrassé ; et, tout en reconnaissant les bonnes intentions de l’auteur, il défendit pour le public la comédie de Tartuffe. Trois mois après, le 30 juillet 1664, Molière, qui se trouvait à Fontainebleau à l’occasion des fêtes offertes au cardinal-légat, fit une lecture de sa pièce devant l’envoyé du saint-siége, et obtint son approbation. Le 25 septembre, Tartuffe fut joué pour la seconde fois à Villers-Cotterets, chez Monsieur, et, pour la troisième fois, chez le prince de Condé, au Raincy[23] ; mais ce fut seulement le 5 août 1667, pendant que le roi était en Flandre, que Molière donna au public la comédie que depuis trois ans il lui était défendu de jouer, en la déguisant faiblement sous le titre de l’Imposteur. Le lendemain, le premier président du parlement donna ordre de cesser la représentation. Molière répondit en vain qu’il était autorisé ; il fallut obéir, mais tout en obéissant, il écrivit un placet que deux de ses compagnons allèrent porter au roi devant Lille. « Il y rappelait avec chaleur et dignité, nous apprend M. Bazin, la permission qu’il disait avoir reçue du roi ; il le sommait respectueusement de faire observer sa parole par ceux qui tenaient de lui leur autorité ; il semblait même vouloir l’inquiéter pour ses divertissements à venir. » « Il est très-assuré, disait-il, qu’il ne faut plus que je songe à faire des comédies, si les Tartuffes ont l’avantage. » Pendant que ce message faisait sa route, une autre autorité venait de se prononcer. L’ancien précepteur du roi, l’archevêque de Paris, publiait (11 août) un mandement qui défendait « à toutes personnes de voir représenter, lire ou entendre réciter la comédie nouvellement nommée l’Imposteur, soit publiquement, soit en particulier, sous peine d’excommunication. » Cette interdiction allait, comme on voit, beaucoup plus loin que celle dont le parlement voulait maintenir l’effet. Elle atteignit tous ceux qui s’étaient mis jusque-là hors du public, le roi compris. Cependant les comédiens députés furent gracieusement reçus au camp devant Lille ; ils en rapportèrent cette réponse : « Qu’après son retour, le roi ferait de nouveau examiner la pièce, et qu’ils la joueraient. » Lille se rendit le 27 août, le roi était de retour à Saint-Germain le 7 septembre ; mais l’on ne vit pas jouer le Tartuffe. M. Bazin ajoute avec raison que ce qui se passa depuis, au sujet de cette comédie célèbre, entre l’auteur et le roi, est à peu près inconnu, et que les suppositions qui ont été faites à ce propos ne reposent sur aucun fait précis. Ce qu’il y a de certain, c’est que Molière ne cessa de solliciter l’autorisation de reprendre la pièce en public ; que cette autorisation lui fut enfin accordée par le roi, et que Tartuffe fut représenté de nouveau le 5 février 1669.
« Personne encore n’ayant pris soin de chercher et de nous dire ce qui avait pu déterminer cette tolérance tardive et subite pour l’œuvre longtemps prohibée, dit M. Bazin, qu’il faut souvent citer pour les détails précis et les explications ingénieuses, il nous a fallu jeter un regard dans les faits de l’histoire, et nous y avons trouvé une explication fort plausible. Le long débat qui avait divisé l’Église de France et mis aux prises une partie du clergé avec l’autorité pontificale venait d’être enfin terminé par un accommodement que l’on voulait croire durable. Le bref préliminaire à cette fin était parti de Rome le 29 septembre 1668 ; l’arrêt du conseil qui en était la suite avait été rendu le 26 octobre ; le docteur Arnault avait fait sa soumission le 4 décembre, et le bref définitif de réconciliation, date du 19 janvier 1669, était arrivé vers la fin du mois. Dans les premiers jours de février, tout était joie, espérance, bonne amitié, concorde, oubli des injures, réparation des torts ; il ne restait plus qu’à réintégrer les religieuses de Port-Royal, ce qui eut lieu le 17. Molière profita du moment où tout le monde s’embrassait pour mettre aussi son Tartuffe en liberté, comme tacitement compris dans la paix de Clément IX. »
De l’année 1664 jusqu’à l’époque à laquelle nous sommes parvenus, 1669, Molière avait donné successivement Don Juan, l’Amour médecin, le Misanthrope, le Médecin malgré lui, Melicerte, la Pastorale comique, Amphitryon, George Dandin, l’Avare. Les prudes, les médecins, les pédants, les marquis, les auteurs jaloux et les auteurs sifflés, les jésuites et les jansénistes, les hypocrites et les hommes sincèrement dévots s’étaient tour à tour ou tous ensemble, à l’occasion de ces diverses pièces, ameutés contre le grand écrivain, et lui, dit M. Sainte-Beuve, « troublé avec tout cela de passions et de tracas domestiques, directeur de troupe et comédien infatigable, bien qu’au régime et au lait, durant quinze ans, il suffit à tous les emplois ; à chaque nécessité survenante, son génie est présent, gardant de plus en plus les heures d’inspiration propre et d’initiative. » Molière, en effet, n’est pas seulement un comique incomparable, c’est aussi un improvisateur sans rival. Les Fâcheux furent composés et joués en quinze jours ; l’Amour médecin, en cinq jours : ce qui n’a pas empêché Grimarest de dire que Molière travaillait difficilement. La Princesse d’Elide n’a que le premier acte en vers, le reste suit en prose, et, comme le dit spirituellement M. Sainte-Beuve, « la comédie n’a eu le temps cette fois que de chausser ses brodequins, mais elle paraît à l’heure sonnante, quoique l’autre brodequin ne soit pas lacé… et ces diversions ne l’empêchaient pas tout aussitôt de songer à Boileau, aux juges difficiles, à lui-même et au genre humain, par le Misanthrope, par le Tartuffe et les Femmes savantes. »
Molière voulut s’acquitter envers le roi, par de nouveaux efforts, de la bienveillance que le monarque lui avait accordée au milieu des nombreux combats qu’il eut à soutenir, tantôt pour des questions d’art et de goût, tantôt pour des questions de morale et de religion. Le 6 octobre, il donnait M. de Pourceaugnac, à Chambord : l’année suivante (1670), il traitait sur les indications mêmes du roi, le sujet des Amants magnifiques ; le 14 octobre de la même année, il jouait à Chambord le Bourgeois gentilhomme, et au carnaval suivant, il inaugurait par une pièce à grand spectacle, Psyché, écrite en collaboration avec Corneille et Quinault, la salle des machines que Louis XIV avait fait construire aux Tuileries[24]. Ce prince étant parti peu de temps après pour visiter les places du Rhin, le poëte, dit M. Bazin, n’eut à servir que le public, et le 24 mai 1671, il donna les Fourberies de Scapin. À la fin de la même année, il écrit encore pour les fêtes de la cour la Comtesse d’Escarbagnas ; enfin, le 11 mars 1672, il livra par les Femmes savantes le suprême et dernier combat de cette guerre qu’il avait, depuis longtemps, déjà déclarée à l’exagération du langage et des sentiments, et qui s’était ouverte par la brillante escarmouche des Précieuses.
Molière en était là de ses triomphes, et l’Académie lui offrait la première place vacante, sous la réserve toutefois qu’il renoncerait à monter sur les planches, lorsqu’il sentit augmenter la toux convulsive qui ne l’avait jamais quitté. « On veut, dit M. Bazin, que dans ces derniers temps une réconciliation avec sa femme ait aggravé ses souffrances, et il est certain qu’il lui naquit, le 15 septembre 1672, un fils qui mourut presque aussitôt. Dans cette condition, il ne vit rien de plus plaisant à peindre que la folie d’un homme en bonne santé qui se croirait malade et soumettrait son corps bien portant à toutes les prescriptions de la médecine, c’est-à-dire la contre-partie exacte de son propre fait… Il s’enivra, on peut le dire, de cette idée, au point d’en faire tout le sujet d’une comédie bouffonne qui devait, le carnaval prochain, délasser le roi de ses nobles travaux ; car on était au retour de la première et glorieuse campagne en Hollande. Personne ne nous apprend pourquoi le Malade imaginaire, avec son prologue et ses intermèdes tout préparés, ne fut pas représenté devant le roi. Peut-être, et ce serait assez notre goût malgré la prodigieuse verve de gaieté qui règne dans tout l’ouvrage, trouva-t-on peu d’agrément à cette chambre de malade, à ces médicaments, à ces coliques, à cette mort feinte, dont Molière avait cru tirer un si joyeux parti. Ce qui est sûr, c’est que le régal destiné à la cour fut servi au public, le 10 février 1673, le vendredi avant le dimanche gras. »
Le jour de la quatrième représentation du Malade imaginaire, Molière se sentait plus mal que de coutume. Ses amis le pressaient de ne point paraître dans cette pièce où il remplissait le rôle d’Argan. « Comment voulez-vous que je fasse ? répondit-il. Il y a cinquante pauvres ouvriers qui n’ont que leur journée pour vivre : que feront-ils, si je ne joue pas Je me reprocherais d’avoir négligé de leur donner du pain un seul jour, le pouvant faire absolument. » Le grand poëte, qui se montrait en cette circonstance, comme toujours, un homme de bien, se rendit au théâtre, et joua avec de grands efforts et de vives douleurs. En prononçant le mot juro[25], dans la cérémonie, il fut saisi d’une crise qu’il eut encore la force de déguiser ; mais il était épuisé : on le reporta chez lui, rue Richelieu, dans la maison qui porte aujourd’hui le no 54, et qui se trouve en face du monument consacré à sa mémoire. Là, il fut pris d’un accès de toux convulsive. Se sentant mortellement frappé, il demanda les secours de la religion, et envoya quérir successivement deux prêtres de la paroisse Saint-Eustache qui refusèrent de se rendre auprès de lui. Un troisième ecclésiastique arriva, mais trop tard. Le malade s’était rompu un vaisseau dans la poitrine, et il était mort, suffoqué par le sang, à dix heures du soir, le 17 février 1673, jour anniversaire de la mort de Madeleine Béjart[26]. Deux sœurs de Charité, qui venaient tous les ans quêter à Paris, et qui recevaient l’hospitalité dans sa maison, reçurent ses derniers soupirs.
Le curé de Saint-Eustache, on le sait, refusa la sépulture au poète. Pour faire cesser cette sévère consigne de l’Église, la veuve adressa à l’archevêque de Paris, Harlay de Chanvalon, une requête datée du 17 février, dans laquelle elle rappelait que son mari avait demandé les sacrements avant de mourir, et qu’aux précédentes fêtes de Pâques. M. Bernard, prêtre habitué de l’église Saint-Germain, lui avait donné la communion. De plus, elle alla se jeter, à Versailles, aux pieds du roi, qui la reçut assez durement, mais qui n’en fit pas moins donner avis au prélat que la sépulture fût accordée. L’archevêque fit faire une enquête par l’official, pour s’assurer que Molière était mort, comme le disait sa veuve, « dans les sentiments d’un bon chrétien. » L’enquête fut favorable, et Harlay de Chanvalon rendit la décision suivante :
« Veu, etc., ayant aucunement esgard aux preuves résultantes de l’enqueste faicte par mon ordonnance, nous avons permis au sieur curé de Sainct-Eustache de donner la sépulture ecclésiastique au corps de défunct Molière dans le cimetière de la paroisse, à condition néanmoins que ce sera sans aucune pompe, et avec deux prestres seulement, et hors des heures du jour, et qu’il ne se fera aucun service solennel pour luy, ny dans la dicte paroisse Sainct-Eustache ny ailleurs, mesmes dans aucune église des réguliers, et que nostre présente permission sera sans préjudice aux règles du rituel de nostre église, que nous voulons estre observées selon leur forme et teneur. Donné à Paris ce vingtiesme feburier mil six cent soixante-treize. Ainsy signé,
La cérémonie funèbre eut lieu conformément aux ordres de l’archevêque. Le jour où l’on porta le poëte à sa dernière demeure, « il s’amassa, dit Grimarest bien renseigné sur ce point, une foule incroyable de peuple devant sa porte. La Molière en fut épouvantée. Elle ne pouvait pénétrer l’intention de cette populace. On lui conseilla de répandre une centaine de pistoles par les fenêtres. Elle n’hésita point ; elle les jeta à ce peuple amassé, en le priant, avec des termes si touchants, de donner des prières à son mari, qu’il n’y eut personne de ces gens-là qui ne priât Dieu de tout son cœur. »
Le convoi se fit le mardi 21 février. Deux prêtres marchaient en tête sans chanter, et tous les amis suivaient dans un grand recueillement, portant chacun un flambeau à la main[28]. L’illustre mort fut inhumé dans le cimetière qui existait alors derrière la chapelle Saint-Joseph, rue Montmartre[29].
La conscience publique s’était révoltée contre l’intolérance de l’archevêque. Malgré l’interdiction, on ordonna, dit un contemporain, quantité de messes pour le défunt, et ses amis firent frapper en son honneur une médaille de bronze représentant d’un côté son buste avec cette légende : J.-B. Po. de Molière, et de l’autre un tombeau sur lequel on lit : Poëte et comédien, M. en 1673. Près du tombeau est une Renommée tenant d’une main une trompette et s’appuyant de l’autre sur un globe terrestre[30].
Molière avait eu trois enfants : Louis, filleul du roi, né en 1664 ; Esprit-Marie-Madeleine, née le 4 août 1665, et Jean-Baptiste Armand, né en septembre 1672. Ses deux fils moururent en bas âge ; sa fille épousa M. de Montalant, mais n’eut point de postérité. Sa veuve, Armande Béjart, se remaria avec Guérin d’Estriché ; elle resta au théâtre jusqu’en 1694, et mourut à Paris, le 25 novembre 1700, dans la rue de Touraine.
Quant aux héritiers du nom patronymique des Poquelin, aux derniers descendants de cette famille, ils s’éteignirent en 1772, dans la personne de M. Poquelin, conseiller rapporteur en la chancellerie du Palais
Trois semaines environ après la mort de Molière, deux notaires et un huissier priseur procédaient à l’inventaire dans la maison de la rue Richelieu et dans l’appartement que le poëte occupait à Auteuil[31]. Le mobilier était élégant et riche. Il représentait, d’après l’estimation de M. Soulié[32], en meubles, linge, habits, deniers comptants, une somme d’environ 18,000 livres, dans laquelle l’argenterie, pesant 240 marcs, entrait pour 6.240 livres ; il était dû à la succession 25,000 livres. Les dettes s’élevaient à 3.000 livres. L’actif était donc de 40,000 livres, ce qui équivaut à un peu plus de 200,000 francs d’aujourd’hui : c’était là au dix-septième siècle une belle fortune, et comme Molière dans sa première jeunesse avait fort amoindri son patrimoine, elle était presque tout entière le fruit de son travail. Voici l’indication des sommes qu’il retira de quelques-uns de ses ouvrages, à titre de droits d’auteur :
M. Ed. Fournier a fait le compte de tous les bénéfices de Molière, en y comprenant ce qu’il touchait sur la pension faite par le roi à sa troupe, et ce qu’il touchait encore comme acteur ; le chiffre total pour treize années s’élève à 160,021 livres 19 sous[33].
La bibliothèque de Molière fut dispersée à sa mort, et de tous les livres qui ont été en sa possession on n’en connaît aujourd’hui que deux, dont l’un de Imperio Magni Mongolis, porte sa signature au bas du titre.
Nous sommes plus heureux pour son portrait. Il en existe deux : l’un de Coypel, qui nous fait connaître Molière à l’âge de trente ans environ, c’est celui dont la gravure se trouve en tête de notre édition ; l’autre qui a été peint par Mignard quelques années plus tard. Il y a de ce dernier plusieurs reproductions, mais l’original est assurément la toile que la Comédie Française a acquise en 1868 des héritiers Vidal[34]. Le peintre qui a si bien rendu la beauté du regard, le feu des yeux et l’accent de physionomie du Contemplateur, devait assurément être l’ami intime de Molière, comme l’était Mignard. On retrouve aussi dans ce portrait la couleur éclatante et un peu crue de cet artiste et le mouvement de sa touche. Ces deux portraits, celui de Coypel et celui de Mignard, reproduisent les mêmes traits de Molière, avec les différences d’âge, accusent la même physionomie, la même expression, et prouvent ainsi, l’un par l’autre, leur parfaite ressemblance au modèle. Par cela même, ils enlèvent toute valeur aux autres portraits de Molière, qu’on a placés légèrement en tête des nombreuses éditions de ses œuvres.
III
Une femme de beaucoup d’esprit, une actrice de la troupe de Molière, mademoiselle Poisson, nous a laissé sont pas des plus souples avec vous, sentiront mieux votre supériorité. — Ah ! monsieur, répondit Molière que me dites-vous là ? Il y a un honneur pour moi à ne point quitter. »
À part quelques pamphlets obscurs, inspirés par l’envie et justement flétris par le mépris public, tout ce qui se rapporte au caractère du poëte l’honore et le fait aimer. « Il possédait, dit Perrault, les qualités qui font l’honnête homme ; il était généreux et bon ami, civil et honorable en toutes ses actions, modeste à recevoir les éloges qu’on lui donnait, savant sans le vouloir paraître, et d’une conversation si douce et si aisée, que les premiers de la cour et de la ville étaient ravis de l’entretenir. » Grimarest vante, comme Perrault, l’inviolable droiture de son cœur, sa fidélité en amitié, son obligeance inépuisable. « Plus les temps s’éloigneront, dit-il après les plus pompeux éloges, plus on travaillera, plus aussi on reconnaîtra que j’ai atteint la vérité, et qu’il ne m’a manqué que de l’habileté pour la rendre. » Ceci était écrit en 1705, et tout ce que nous avons appris depuis cent cinquante ans a confirmé ce témoignage.
Deux acteurs de la troupe de Molière, la Thorilliére et Lagrange, ont tenu registre des faits qui pouvaient intéresser leur association. Ces registres sont arrivés jusqu’à nous, et l’on y trouve à tout instant le témoignage de l’inépuisable bienfaisance et de la charité vraiment chrétienne du grand homme auquel un prélat, déshonoré par le scandale de ses mœurs, accordait à regret un coin de terre dans le champ de repos des suicidés. Quelques lignes de ces gens de théâtre en disent plus pour l’honneur de sa mémoire que les phrases splendides de Bossuet pour l’honneur des morts officiels qu’il célébrait devant le roi. Le Contemplateur ouvre son cœur et sa bourse à toutes les misères qu’il rencontre sur son chemin, et sa générosité s’exerce tout à la fois sur sa famille, ses camarades et ceux qui lui sont le plus étrangers. En 1668, son père n’était pas riche. « Ses affaires, longtemps florissantes, dit M. Édouard Fournier, avaient cessé de l’être. Il s’était retiré chez son gendre, André Boudet, dans sa maison des Petits-Piliers, en face du pilori, et il y combattait de son mieux la mauvaise fortune.
« Molière, pour lui venir en aide, lui avait donné la pratique du théâtre et lui payait grassement ses mémoires. Ce n’était pas assez, il vit bien sans qu’on le lui dît que l’argent manquait dans la maison des Petits-Piliers. En offrira-t-il à son père ? ce serait pour être refusé, car M. Poquelin a jadis trop maudit le théâtre pour vouloir d’un argent dont ce serait la source. Molière fait mieux. Il envoie chez son père un de ses meilleurs amis, Rohault, le savant, que M. Poquelin et Boudet son gendre connaissaient sans doute. Rohault, à qui il a fait la leçon, demande si l’on ne pourrait pas lui enseigner quelque bonne hypothèque pour une somme de dix mille livres qu’il voudrait placer. Le père Poquelin offre sa maison encore franche d’hypothèque, Rohault accepte et le service est rendu. »
Deux ans après, il prête 4,000 livres à Lulli ; il prête avec la certitude de n’être point payé 800 fr. à la Calprenède, qui mourait de faim ; il donne 100 livres au curé de sa paroisse pour les pauvres, il donne aux petits employés du théâtre en même temps qu’aux capucins. Le bruit de ses largesses s’était répandu parmi les ordres mendiants, et les cordeliers, qui ne le traitaient pas comme leur archevêque en excommunié, lui adressèrent ainsi qu’à ses acteurs l’humble supplique que voici :
« Chers frères, les pères cordeliers vous supplient très-humblement d’avoir la bonté de les mettre au nombre des pauvres religieux à qui vous faites la charité. Il n’y a point de communauté à Paris qui en ait un plus grand besoin, eu égard à leur nombre et à l’extrême pauvreté de leur maison. L’honneur qu’ils ont d’être voisins leur fait espérer que vous leur accorderez effet de leurs prières, qu’ils redoubleront pour la prospérité de votre chère compagnie. »
On ne sait, dit M. Ed. Fournier, quel fut le résultat de cette requête ; mais ce qui est certain, c’est que les capucins continuèrent de prélever leur dîme sur les recettes, et que peu à peu l’aumône bénévole finit par devenir obligatoire. Il n’y manqua plus qu’une ordonnance du roi. Elle fut rendue le 25 février 1699, et le droit des pauvres, né d’une charitable pensée de Molière, fut ainsi définitivement créé.
Molière, dans l’intérieur de sa maison, maintenait l’ordre le plus sévère : il aimait le faste, la représentation, mais sans prodigalité. Autant dans ses rôles il était d’une gaieté saisissante et communicative, autant dans ses habitudes ordinaires il était grave et pensif. Boileau l’avait surnominé le Contemplateur ; en effet, il méditait et observait sans cesse, s’instruisant aux secrets les plus profonds de l’art par l’étude constante de la réalité, et s’adressant, pour s’éclairer dans ses travaux, moins au goût des gens de lettres qu’au bon sens et aux impressions naïves de sa vieille bonne Laforest[35]. Adoré de ses camarades, parce qu’il était entièrement dévoué à leurs intérêts, et qu’il se regardait comme leur père, Molière n’était pas moins aimé des grands, qui respectaient en lui l’honnête homme, en même temps qu’ils admiraient l’homme de génie. Le maréchal de Vivonne, si connu par son esprit, dit Voltaire, allait souvent le visiter, et vivait avec lui comme Lelius avec Térence. Louis XIV, qui le premier parmi les rois de sa race, créa, au-dessus de toutes les classes qui partageaient la nation, l’aristocratie la plus haute et la plus populaire à la fois, celle de l’intelligence, du courage et du talent, reçut Molière dans son intimité.
Pour répondre aux calomniateurs du poëte qui l’accusaient d’avoir épousé sa propre fille, le roi, nous l’avons vu, tenait sur les fonts de baptême son premier enfant. Pour répondre aux dédains de la noblesse qui prenait parti dans la querelle des marquis, le roi lui donnait les petites entrées, le faisait asseoir à sa table, et disait aux courtisans devenus jaloux de l’homme qu’ils venaient de mépriser : « Vous me voyez occupé de faire manger Molière, que mes officiers ne trouvent pas d’assez bonne compagnie pour eux. » « Aujourd’hui, dit avec raison M. Nisard[36], nous trouvons cela tout naturel, tant le génie de Molière nous paraît au-dessus de cet honneur. Mais à cette époque, la faveur en était si extraordinaire et si inouïe, que pour faire asseoir à ses côtés son valet de chambre, un comédien, et faire cette violence à l’opinion, non des sots, mais des personnes judicieuses de la cour, il fallait que Louis XIV eût de Molière l’idée que nous en avons, et qu’il eût deviné par instinct une grandeur dont on ne lui avait point parlé dans un temps où l’on ne reconnaissait que celle de Dieu et celle du roi. » On a dit, il est vrai, que Louis XIV n’aimait Molière que par égoïsme et pour le plaisir d’en être flatté. « Mais, répond justement M. Génin, si la vanité du monarque eût seule inspiré son affection, on l’eût vu en montrer une pareille à Lulli, à Racine, à tant d’autres, plus empressés courtisans que Molière ; et il est certain que de tous les grands hommes de ce règne, aucun ne posséda au même degré que Molière l’amitié de Louis XIV. Ne cherchons pas à rabaisser, par une interprétation malveillante, le prix d’un noble sentiment : Louis XIV aimait Molière en vertu de cette sympathie qui rapproche invinciblement les grandes ânes. Le roi s’est honoré en protégeant le poëte ; aujourd’hui qu’ils sont entrés l’un et l’autre dans la postérité, les rôles sont intervertis, et c’est la mémoire du grand poëte qui protège à son tour la mémoire du grand roi. »
Après avoir reproché au prince de s’être montré bienveillant par calcul, on reproche à l’écrivain de s’être montré courtisan à l’excès ; mais n’oublions pas que si Tartuffe a vu le jour, nous le devons uniquement à Louis XIV ; que ce prince a soutenu Molière contre la faculté, les cabales des ruelles, la colère des marquis, les anathèmes des jansénistes et des jésuites, car le poëte, en ouvrant sa main pleine de vérités, avait ameuté contre lui la susceptibilité de quelques consciences sévères, l’hypocrisie de toutes les consciences tarées, la sottise de tous les pédants, la rancune de toutes les prudes ; et certes, si l’on veut faire un crime au grand comique d’avoir payé de quelques compliments, d’ailleurs mérités, la constante protection du maître et sa bienveillance inaltérable, autant vaut lui reprocher de s’être montré reconnaissant envers son soutien le plus fidèle, on pourrait même dire le plus dévoué, et déclarer sans détours que l’ingratitude envers les princes doit être comptée au nombre des vertus civiques.
IV
Comme Shakespeare et Cervantes, Molière appartient à cette race de penseurs et de poëtes qui créent dans le domaine de la fantaisie un monde réel, qui font des types vivants avec les personnages qu’ils inventent, des types qui ne meurent jamais, et qui sont connus de tous les peuples, qu’ils s’appellent Falstaff, don Quichotte, Sancho, Tartuffe, Alceste, ou Harpagon. Comme ces sorciers du moyen âge qui faisaient apparaître dans un miroir magique l’image de la création, Molière a évoqué l’homme du dix-septième siècle et les hommes de tous les siècles, les faiblesses et les vices qui survivent à toutes les transformations sociales, et les ridicules qui changent comme les modes. La vérité, dans ses œuvres, est si profonde, si humaine, qu’elle s’est, comme sa gloire elle-même, rajeunie en vieillissant. Lorsqu’il disait : « Je prends mon bien partout où je le trouve, » il avait droit de parler ainsi, parce qu’il cherchait dans les livres, non des traits d’esprit ou des mots heureux, pour se les approprier, nais l’expérience et l’observation du passé, pour la rectifier et l’agrandir par l’expérience du présent et l’observation de la vie. Il empruntait du cuivre pour en faire de l’or. Comédies sérieuses ou farces, ses pièces offrent toutes une étude psychologique rigoureuse et complète ; et quand on analyse l’un après l’autre tous ses personnages, on trouve, en additionnant les différents caractères, la somme totale de nos passions, de nos vices, de nos sentiments, et le type des diverses classes de la société. Harpagon, c’est l’avarice sordide ; son fils Cléante, le désordre et la prodigalité ; Tartuffe, l’hypocrisie dans la scélératesse ; don Juan, l’effronterie dans le vice ; Argan, l’égoïsme et la pusillanimité ; M. Jourdain, la vanité dans la sottise et l’ignorance ; Vadius et Trissotin, la sottise et la vanité dans le savoir ; Célimène, l’esprit avec la sécheresse du cœur ; Agnès, la rouerie dans l’ingénuité ; Alceste, la susceptibilité douloureuse de la tendresse et de l’honneur ; doña Elvire, c’est la résignation de l’amour indignement trompé ; Mathurine, la coquetterie primitive et sauvage ; George Dandin, la faiblesse et l’irrésolution ; Angélique, l’impudence de la femme sans cœur ; Sganarelle, la jalousie sotte et grossière ; Ariste et Philinte, le bon sens calme et l’amabilité ; Aglaure, la jalousie féminine ; enfin, M. Dimanche, c’est le marchand qui veut faire fortune ; M. Jourdain, le marchand qui l’a faite ; Dorante, l’escroc, le grec du beau monde ; M. de Sotenville, le hobereau de campagne. Les caractères de femmes surtout offrent, depuis les nuances les plus tranchées jusqu’aux nuances les plus délicates, l’image vivante de la réalité. En traçant des portraits pour ses contemporains, le grand poëte écrivait en même temps des signalements pour l’avenir. Nous connaissons tous M. Jourdain. Dorante nous a trichés à l’écarté, et nous avons rencontré Vadius faisant des visites pour se faire nommer de l’Institut. Armande et Bélise, au dix-huitième siècle, ont été courtisées par des athées. En 1793, elles se sont appelées les tricoteuses, plus tard, les bas bleus, les femmes libres, les femmes incomprises ; en 1868, elles pérorent dans les réunions publiques et font des conférences ; mais sous leurs noms nouveaux et leurs toilettes nouvelles, nous les avons toujours reconnues.
Cœur droit, esprit ferme et sain, franc comme son style, trop grand par la pensée pour n’être point supérieur aux misères de la vanité littéraire, Molière défendit surtout la cause du bon sens et de la vérité. Il fut tout à la fois un grand peintre, un grand satirique, un grand moraliste. Il poursuivit, par Tartuffe, l’hypocrisie de la piété ; par les Précieuses, l’hypocrisie du langage ; par les Femmes savantes, l’hypocrisie des sentiments ; par Pancrace et Marphurius, l’hypocrisie du savoir. Comme Colbert, il combattit pour les grandes réformes : il lutta à côté de Descartes contre la barbarie scolastique ; à côté de Bacon, contre la science qui se payait de mots, et en raillant la faculté, il lui indiquait qu’elle devait à son tour, comme la philosophie, chercher le Novum Organum. Chaque fois qu’il aborde la défense de ses propres ouvrages, Molière se montre le plus grand des critiques. Il n’excelle pas seulement dans la peinture des vices et des ridicules, il excelle aussi à tracer les règles de la vie, et, si personne n’a mieux connu toute l’immensité de la sottise humaine, personne non plus n’a parlé avec la même hauteur et la même simplicité le langage de la raison. Philinte est le maître absolu de la morale sociale, et Chrysale le maître souverain de la morale domestique.
Dans Pourceaugnac, Molière a donné la plus ébouriffante des farces ; dans le Misanthrope, la plus profonde des comédies ; dans Don Juan, le plus beau de nos drames romantiques. Il a de la sorte parcouru tous les degrés de l’art, et il est resté partout sans rival.
Louis XIV demandait un jour à Boileau quel était le plus grand des écrivains qui honoraient son règne. Boileau répondit : « Sire, c’est Molière[37] » et ces simples mots étaient l’arrêt de la postérité. Bussy-Rabutin, comme Boileau, devinait l’avenir, lorsqu’il écrivait peu de jours après la perte du grand poëte : « Voilà Molière mort en un moment ; j’en suis fâché : de nos jours nous ne verrons personne prendre sa place, et peut-être le siècle suivant n’en verra-t-il pas un de sa façon. » Deux siècles sont passés, dit avec raison M. Bazin, et nous attendons encore.
APPENDICE
LA TROUPE DE MOLIÈRE
Béjar l’aîné. Cet acteur, qui était bègue et qui fit partie de l’Illustre Théâtre, mourut le 21 mai 1659. — Béjar cadet, frère du précédent remplissait, dans le comique, les pères et les seconds valets. Il se retira en 1670, avec une pension de mille livres que la troupe lui fit, et mourut en 1678 ; c’était un homme très-serviable, qui rendit de grands services à ses amis, il fut blessé en voulant séparer deux amis qui se battaient à l’épée sur la place du Palais-Royal, et il resta toute sa vie boiteux des suites de cette blessure. — Guillaume Marcoureau, sieur de Brécourt, excellent acteur comique et tragique, mais auteur médiocre, mourut en février 1685 du mal qu’il se donna en jouant le principal rôle de sa comédie de Timon. — F. Boiron, dit Baron, débuta en 1670, par le rôle d’Antiochus, dans la Bérénice, de Corneille. Ce fut l’élève de Molière. Voltaire dit que, par la supériorité de ses talents et les dons singuliers qu’il avait reçus de la nature, il mérite d’être connu de la postérité. Baron, que ses aventures galantes, autant que son talent, avaient rendu célèbre, et dont il est parlé dans une foule d’ouvrages, mourut le 22 décembre 1729. — Jean Pitel, sieur de Beauval, mort le 29 décembre 1709. C’était, disent les frères Parfait, un fort honnête homme, d’un petit génie, mais bon mari, bon père et vivant avec ses camarades dans une grande union. Il jouait les rôles de niais, et se distingua dans le rôle de Diafoirus, et dans celui de Bobinet, de la Comtesse d’Escarbagnas. — Edme Wilquin, dit de Brie, s’engagea avec sa femme dans la troupe de Molière et le suivit à Paris. Il mourut en 1676. — Du Parc, dit Gros-René, fut l’un des fils de famille qui formèrent en 1645 l’Illustre Théâtre ; il suivit Molière dans la province, et resta dans sa troupe jusqu’à l’année 1665, époque de sa mort. Sa femme, mademoiselle du Parc, passa à l’hôtel de Bourgogne en 1667, et mourut l’année suivante. — Du Croisy (Philibert Gassaud, sieur), gentilhomme de la Beauce, était à la tête d’une troupe ambulante, lorsqu’il rencontra Molière, auquel il s’attacha et qu’il suivit à Paris. Du Croisy, qui s’acquitta avec succès de quelques grands rôles, tels que celui de Tartuffe, quitta le théâtre en 1689, et mourut en 1695, à l’âge de soixante-six ans environ. Il passa tranquillement les dernières années de sa vie à Conflans-Sainte-Honorine, près Paris, estimé de tous les habitants, et surtout du curé, qui le regardait comme un de ses meilleurs paroissiens. Ce brave curé fut si touché de sa perte, que, n’ayant pas le courage de l’enterrer, il pria un de ses amis de lui rendre les derniers devoirs — Geoffrin, dit l’Espy, fit partie de la troupe de Molière de 1659 à 1663. On ne sait rien de sa vie. — Lagrange (Charles Varlet, sieur de), né à Amiens, courut la province et débuta ensuite à Paris avec Molière, en 1658. C’était un fort honnête homme, très-estimé de tous ceux qui le connaissaient, et qui mourut, en 1692, du chagrin d’avoir marié sa fille unique à un homme qui la rendait malheureuse. C’est à Lagrange et à Vinot, ami de Molière, qu’on doit la première édition des œuvres de ce poëte. Paris, Thierry, 1682. — Hubert. On sait peu de chose de la vie de cet acteur, qui mourut en 1700 — Lenoir, sieur de la Thorillière, quitta l’armée, où il commandait une compagnie de cavalerie pour se consacrer au théâtre. C’était un homme de bonne mine, qui remplit avec distinction plusieurs rôles importants. — Madeleine Béjart, sœur des deux Béjart dont nous avons parlé plus haut, née vers 1620, courut la province de 1637 à 1645, et s’engagea à cette époque dans la société de l’Illustre Théâtre. Elle mourut en 1672, un an avant Molière, et se signala dans les rôles de soubrette. — Geneviève Hervé-Béjart, sœur de la précédente, femme en premières noces du sieur de Villaubrun, et en secondes noces, d’Aubry, auteur de Démétrius, morte en 1675. Le rôle de Bélise, des Femmes savantes, fut à peu près le seul dans lequel cette actrice se distingua. — Armande-Grésinde Béjart, excellente actrice, femme de Molière, doit surtout sa réputation au nom qu’elle porta et aux chagrins que ses désordres causèrent à l’homme illustre qui l’avait malheureusement choisie pour épouse. Mariée en secondes noces, comme nous le disons dans la Notice, à Guérin d’Estriché, elle obtint les plus grands succès au théâtre, quitta la scène en 1694, avec une pension de mille livres et mourut à Paris, en 1700, après avoir expié par une conduite sévère les torts de sa jeunesse. On a publié sur elle un pamphlet fort connu sous ce titre : la Fameuse comédienne, ou l’Histoire de la Guérin, auparavant femme de Molière. — Mademoiselle Beauval, (Jeanne-Olivier Bourguignon) naquit en Hollande ; abandonnée et exposée par ses parents, elle fut recueillie par une blanchisseuse, qui la donna à une troupe d’acteurs ambulants, lesquels la conduisirent en France, où ils lui firent jouer quelques petits rôles. Elle s’en acquitta fort bien. Monsinge, qui la vit à Lyon, l’engagea dans sa troupe et l’adopta pour sa fille. Ce fut là qu’elle épousa Beauval, qui remplissait au théâtre l’emploi de moucheur de chandelles. La réputation de mademoiselle Beauval étant arrivée jusqu’à Paris, Molière obtint un ordre du roi pour la faire passer dans sa troupe. Elle débuta avec un grand succès dans la capitale, en 1670, remplit avec éclat les grands rôles comiques, et mourut en 1720, âgée de soixante-treize ans environ, après avoir eu vingt-quatre enfants. — Mademoiselle Marotte Beaupré était, si l’on s’en rapporte à Robinet, extrêmement jolie et sage au par-dessus. Elle entra en 1669 dans la troupe de Molière, et se retira en 1672. Mademoiselle Beaupré, ayant eu une querelle avec une autre actrice, nommée Catherine Désurils, les deux femmes mirent l’épée à la main, et se battirent en duel. Sauval, qui vit le combat, en parle dans ses Antiquités de Paris. — Mademoiselle du Croisy, femme de l’acteur de ce nom, resta peu de temps dans la troupe de Molière, où elle n’obtint aucun succès, et s’en retira avant 1673. — Mademoiselle du Croisy, fille de la précédente, remplit le rôle d’une des Grâces dans Psyché ; mais il parait qu’elle ne fut reçue dans la troupe qu’après la mort de Molière. — Mademoiselle Du Parc, femme de Du Parc dit Gros-René, s’engagea avec son mari dans la troupe de Molière, dès le début de l’Illustre Théâtre. Elle était à la fois tragédienne, comédienne et danseuse. On lit dans le Mercure de France, de 1740, qu’elle faisait certaines cabrioles remarquables pour le temps ; qu’on voyait ses jambes au moyen d’une jupe qui était ouverte des deux côtés, avec des bas de soie, attachés au haut d’une petite culotte, ce qui était alors une nouveauté. Mademoiselle Du Parc joua avec succès dans quelques-unes des tragédies de Racine. — Mademoiselle Lagrange (Marie Ragueneau), femme du comédien Lagrange, mourut en 1727. — Catherine Leclerc, femme d’Edme Wilquin, connue sous le nom de mademoiselle de Brie, l’une des meilleures actrices de son temps, était une très-belle personne. Elle inspira un attachement très-vif à Molière, et le traita toujours très-favorablement.
Nous devons ajouter que cette troupe formée par Molière éleva pour la première fois le jeu de la scène à la hauteur d’un art véritable, et qu’elle se montra digne de ce nom de Comédie Française qu’elle prit plus tard.
INVENTAIRE DE MOLIÈRE
Ce fait, l’assignation continuée à demain huit heures du matin, et ont signé.
A. Boudet.
Du mercredi avant midi, quinzième jour dudit mois de mars et an mil six cent soixante-treize, à la requête et présence que dessus, a été inventorié ce qui ensuit :
Les livres, ne formant point dans l’inventaire un article spécial, ils y viennent au hasard de la rencontre en suivant les appartements où ils se trouvent. On en compte huit cents à Paris et une quarantaine à Auteuil ; tous ne sont pas relevés biobibliographiquement, et il est probable qu’un certain nombre de volumes, considérés comme de peu de valeur, ont été omis ; en voici le catalogue d’après M. Soulie :
La sainte Bible. — Plutarque. — Hérodote. — Diodore de Sicile. — Dioscoride. — Lucien. — Héliodore — Térence. — César. — Virgile. — Horace. — Sénèque. — Tive Live. — Ovide. — Juvénal. — Valère le Grand. — Cassiodore. — Montaigne. — Balzac. Les Œuvres. — La Mothe le Vatyer. — Georges de Scudéry. Alaric ou Rome vaincue. — Pierre Corneille. — Rohault Traité de physique. — Comédies françaises, italiennes cl espagnoles. Deux cent quarante volumes. — Poésies. Quelques vol. — Dictionnaire et traités de philosophie. Environ vingt volumes. — Histoires d’Espagne, de France et d’Angleterre. Quelques volumes. — Valdor. Les Triomphes de Louis XIII. — Voyage du Levant. Un vol. in-4e, à Auteuil. — Voyages. Environ huit vol. in-4o, à Paris. — Calepin. Dictionnaire des langues latine, italienne, etc. Deux volumes in-folio, à Paris. — Claude Paradin. Alliances généalogiques. Un volume in-folio, à Paris. — Antiquités romaines. Un volume in-folio, à Paris. — Un livre italien in-folio, à Paris.
- ↑ Bazin, Notes historiques sur la vie de Molière, deuxième édition, Paris, 1851. Avant-propos, p. 3.
- ↑ Il faut excepter l’édition Lagrange, de 1682, qui donne quelques détails biographiques.
- ↑ Il n’est pas besoin de rappeler qu’avant le numérotage, les maisons étaient désignées chacune par un nom particulier, provenant d’une enseigne, d’un rébus ou d’une image sacrée ou profane figurée sur leurs façades.
- ↑ Eud. Soulié, Recherches sur Molière et sa famille, Paris, 1863, in-8o, p. 12. — Beffara, Dissertation sur Molière, p. 6. — On a dit longtemps que Molière était né en 1620 ou 1621 sous les piliers des Halles. Ce qui a donné lieu à cette tradition, c’est que son père avait acheté une maison dans ce quartier le 30 septembre 1633, et qu’en effet Molière y a demeuré dans son enfance ; la maison où il est né est aujourd’hui connue ; mais elle a été entièrement reconstruite, et maintenant elle porte le no 96 de la rue Saint-Honoré. Voir les Recherches de M. Soulié, page 14 et suivantes. — Il est parlé, dans le Musée des monuments français, t. III, p. 27, d’une maison située au coin des rues Saint-Honoré et des Vieilles-Étuves, bâties en l’an 1200 et démolie en 1802. C’est probablement celle de la naissance de Molière.
- ↑ Le parrain Jean Pouguelin était aïeul paternel de Molière. Le véritable nom de cette famille était Poquelin ; mais les registres de l’état civil, fort mal tenus alors, portent tantôt Pouguelin, et tantôt Pocguelin, Poguelin, Poquelin, Pocquelin, et même Poclin, Poclain et Pauquelin. (Taschereau.)
- ↑ M. Soulié remarque que dans l’acte de mariage du père de notre poëte, la particule de figure devant le nom de la mère, mais qu’elle signe Marie Cressé, tandis que leur grand-père signe Louis de Cressé, et garde la particule dans tous les documents où il figure.
- ↑ Recherches, 16, 17.
- ↑ Cet inventaire existe à Paris dans l’étude de Me Thomas. Il est reproduit par M. Soulié, p. 130 et suiv.
- ↑ Elomyre Hypocondre ou les Médecins vengés, 1670, in-12, p. 75.
- ↑ Dans notre première édition, nous avons cité un passage dans lequel M. Bazin dit que l’on s’est étrangement mépris sur le sens et la portée de ce fait. « On a voulu y voir, dit l’écrivain que nous venons de citer, une sorte de contrainte paternelle, qui condamnait d’avance ce fils à un vil emploi, qui le vouait par anticipation au service domestique, et lui traçait son humble destinée. Il y a tout autre chose, et bien mieux que cela, dans la précaution du père et dans la libéralité du roi. Faire pourvoir son fils en survivance de la charge dont il était devenu titulaire, c’était lui transmettre dès lors la propriété, le faire maître d’un patrimoine, empêcher qu’après la mort du père cette charge ne fût un bien perdu pour sa succession, l’héritier préféré s’en trouvant déjà saisi. C’était donc avantager celui-ci d’une chose certaine et solide ; car, la mort du titulaire arrivant, le survivancier pouvait, à son choix, exercer la charge ou la vendre, en user ou en profiter.
M. Taschereau, n’est point de cet avis.
« Il est impossible, dit-il, d’admettre, avec MM. Bazin et Louandre, que le père de Molière l’ait fait recevoir en 1637 survivancier de la charge de tapissier du roi sans le destiner absolument à ce métier. S’il s’était agi d’une charge de valet de chambre simplement, le dire de M. Bazin pourrait être admissible, car un colonel, un capitaine de vaisseau, un fonctionnaire quelconque pouvait, outre sa fonction, remplir à son tour la charge fort peu spéciale de valet de chambre du roi. Il n’y avait pas là un long apprentissage à faire, un métier à apprendre. Mais les valets de chambre tapissiers, c’est l’État de la France qui nous l’apprend, devaient savoir raccommoder les meubles du roi et étaient appelés à en faire de neufs. Par conséquent, en même temps que le père de Molière faisait recevoir son fils survivancier, force lui était donc de lui faire faire ou compléter son apprentissage de tapissier. Reste-t-il jour là à des vues ultérieures ? »
Nous avons cru devoir placer ces remarques sous les yeux de nos lecteurs, car l’autorité de M. Taschereau est d’un trop grand poids pour que nous ne la prenions point en considération.
- ↑ Histoire des pérégrinations de Molière dans le Languedoc, 1858, in-12.
- ↑ Recherches, p. 24 et 25.
- ↑ La lettre et la quittance sont analysées dans l’inventaire après décès de Jean Pocquelin. Elles se trouvaient dans une liasse cotée : Mémoire de ce que j’ai déboursé et payé pour mon fils aîné. Voy. Soulié, Recherches, p. 227.
- ↑ Ce mot correspond à ceux de revendeuse à la toilette et marchande à tempérament, de notre moderne vocabulaire.
- ↑ Voy. sur le séjour de Molière dans ces différentes villes, Taschereau, Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, 1844, p. 18 et suiv. — On trouve dans les Mémoires d’un archevêque d’Aix, Daniel de Cosnac, de curieux détails longtemps inconnus, sur cette époque de la vie de Molière. Voici ces détails : « Aussitôt qu’elle (madame de Calvimont, maîtresse du prince de Conti) fut logée dans la Grange (château et terre du prince de Conti près de Pézénas), elle proposa d’envoyer chercher des comédiens. Comme j’avais l’argent des menus plaisirs de ce prince, il me donna ce soin. J’appris que la troupe de Molière et de la Béjart était en Languedoc ; je leur mandai qu’ils vinssent à la Grange. Pendant que cette troupe se disposait à venir sur mes ordres, il en arriva une autre à Pézénas, qui était celle de Cormier (directeur d’une troupe comique). L’impatience naturelle de M. le prince de Conti et les présents que fit cette dernière troupe à madame de Calvimont engagèrent à la retenir. Lorsque je voulus représenter à M. le prince de Conti que je m’étais engagé à Molière sur ses ordres, il me répondit qu’il s’était lui-même engagé à la troupe de Cormier, et qu’il était plus juste que je manquasse à ma parole que lui à la sienne. Cependant Molière arriva et, ayant demandé qu’on lui payât au moins les frais qu’il avait fait faire pour venir, je ne pus jamais l’obtenir, quoiqu’il y eût beaucoup de justice ; mais M. le prince de Conti avait trouvé bon de s’opiniâtrer à cette bagatelle. Ce mauvais procédé me touchant de dépit, je résolus de la faire monter sur le théâtre de Pézénas, et de leur donner deux mille écus de mon argent, plutôt que de leur manquer de parole. Comme ils étaient près de jouer à la ville, M. le prince de Conti, un peu piqué d’honneur par ma manière d’agir et pressé par Sarrasin (favori du prince de Conti et son secrétaire des commandements) que j’avais intéressé à me servir, accorda qu’ils tiendraient jouer une fois sur le théâtre de la Grange. Cette troupe ne réussit pas dans sa première représentation au gré de madame de Calvimont, ni par conséquent au gré de M. le prince de Conti, quoique, au jugement de tout le reste des auditeurs, elle surpassât infiniment la troupe de Cormier, soit par la bonté des acteurs, soit par la magnificence des habits. Peu de jours après, ils représentèrent encore, et Sarrasin, à force de prôner leurs louanges, fit avouer à M. le prince de Conti qu’il fallait retenir la troupe de Molière à l’exclusion de celle de Cormier. Il les avait suivis et soutenus dans le commencement à cause de moi : mais alors, étant devenu amoureux de la du Parc, il songea à se servir lui-même. Il gagna madame de Calvimont, et non-seulement il fit congédier la troupe de Cormier, mais il fit donner pension à celle de Molière. On ne songeait alors qu’à ce divertissement, auquel moi seul je prenais peu de part. »
- ↑ Madeleine Béjart mourut en février 1672, un an avant Molière.
- ↑ Voy. plus loin à l’appendice la note intitulée : la Troupe de Molière.
- ↑ Mazarin a toujours été favorable à l’art dramatique. La plupart des historiens modernes se sont montrés fort satisfaits de ce protectorat, mais ils auraient dû se souvenir que le cardinal, en encourageant le théâtre, avait surtout en vue de distraire les Parisiens des lourds impôts qu’il leur faisait payer.
- ↑ Signé : J.-B. Poquelin (c’est Molière) ; J. Poquelin (c’est son père) ; Boudet (son beau-frère) ; Marie Hervé ; Armande-Grésinde Béjart ; Louis Béjart, et Béjart (Madeleine), sœur de la mariée.
- ↑ Voy. l’acte de naissance de Françoise, fille de Madeleine Béjart et du baron de Modène, dans les Lettres de M. de Fortia, sur la femme de Molière. 1825 ; in-8o, p. 85
- ↑ Acte III, sc. ix.
- ↑ Sainte-Beuve, Portraits littéraires, — Molière. — Paris, 1844, t. I, p. 40. — Aux trois déesse qui se sont partagé les tendresses de Molière, il faut ajouter mademoiselle Menou, qui faisait partie de la troupe en 1658. Voir le Roman de Molière, p. 64, 65.
- ↑ Voy. la notice en tête de Tartuffe.
- ↑ Voy. Castil-Blaze, Molière musicien. Paris, 1852, in-8o.
- ↑ Le fauteuil qui sert, encore aujourd’hui à la Comédie-Française pour les représentations du Malade imaginaire, et auquel on a donné le nom de fauteuil de Molière, est, selon une tradition conservée dans la famille qui, depuis ce grand homme jusqu’à nos jours, a fourni sans interruption des concierges au théâtre, celui-là même dans lequel il s’est assis le jour de sa mort, en remplissant le rôle d’Argan.
- ↑ Voici la version de Grimarest : « Quand la pièce fut finie, il prit sa robe de chambre et fut dans la loge de Baron, et lui demanda ce qu’on disait de sa pièce. M. Baron lui répondit que ses ouvrages avaient toujours une heureuse réussite à les examiner de près, et que plus on les représentait, plus on les goûtait. « Mais, ajouta-t-il, vous me paraissez plus mal que tantôt. — Cela est vrai, lui répondit Molière ; j’ai un froid qui me tue. » Baron, après lui avoir touché les mains, qu’il trouva glacées, les lui mit dans un manchon pour les réchauffer ; il envoya chercher ses porteurs pour le porter promptement chez lui, et il ne quitta point sa chaise, de peur qu’il ne lui arrivât quelque accident du Palais-Royal dans la rue Richelieu où il logeait. Quand il fut dans sa chambre, Baron voulut lui faire prendre du bouillon dont la Molière avait toujours provision pour elle ; car on ne pouvait avoir plus de soin de sa personne qu’elle en avait. « Eh, non ! dit-il, les bouillons de ma femme sont de vraie eau-forte pour moi : vous savez tous les ingrédients qu’elle y fait mettre ; donnez-moi plutôt un petit morceau de fromage de Parmesan. » Laforest lui en apporta ; il en mangea avec un peu de pain, et il se fit mettre au lit. Il n’y eut pas été un moment qu’il envoya demander à sa femme un oreiller rempli d’une drogue qu’elle lui avait promise pour dormir. « Tout ce qui n’entre point dans le corps, dit-il, je l’éprouve volontiers ; mais les remèdes qu’il faut prendre me font peur ; il ne faut rien pour me faire perdre ce qui me reste de vie. » Un instant après, il lui prit une toux extrêmement forte, et après avoir craché, il demanda de la lumière : « Voilà, dit-il, du changement. » Baron, ayant vu le sang qu’il venait de rendre, s’écria avec frayeur. « Ne vous épouvantez pas, lui dit Molière ; vous m’en avez vu rendre bien davantage. Cependant, ajouta-t-il, allez dire à ma femme qu’elle monte. » Il resta assisté de deux sœurs religieuses, de celles qui viennent ordinairement à Paris quêter pendant le carême, et auxquelles il donnait l’hospitalité. Elles lui prodiguèrent, à ce dernier moment de sa vie, tout le secours édifiant que l’on pouvait attendre de leur charité, et il leur fit paraître tous les sentiments d’un bon chrétien et toute la résignation qu’il devait à la volonté du Seigneur. Enfin il rendit l’esprit entre les bras de ces deux bonnes sœurs ; le sang qui sortait en abondance par sa bouche l’étouffa. Ainsi, quand sa femme et Baton montèrent, ils le trouvèrent mort. »
- ↑ Nous plaçons ici, en regard de la décision de l’archevêque, la requête de la veuve.
À monseigneur l’illustrissime et révérendissime archevêque de Paris.Du 17 febvrier 1673.
Supplie humblement Élisabeth-Claire-Grésinde Béjart, veufve de feu Jean-Baptiste Poquelin de Molière, vivant valet de chambre et tapissier du Roy, et l’un des comédiens de sa trouppe, et en son absence Jean Aubry, son beau-frère, disant que vendredy dernier, dix-septième du présent mois de febvrier, mil six cent soixante-treize, sur les neuf heures du soir, ledict feu sieur de Molière s’estant trouvé mal de la maladie dont il décéda environ une heure après, il voulut dans le moment tesmoigner des marques de ses fautes, et mourir en bon chrestien, à l’effect de quoy avec instances il demanda un prestre pour recevoir les sacrements, et envoya par plusieurs fois son valet et servante a Saint-Eustache, sa paroisse, lesquels s’adressèrent à messires Lenfant et Lechat, deux prestres habituez en ladicte paroisse qui refusèrent plusieurs fois de venir ; ce qui obligea le sieur Jean Aubry d’y aller lui mesme pour en faire venir, et de faict fist lever le nommé Paysant, aussi prestre habitué audict lieu ; et comme toutes ces allées et venues tardèrent plus d’une heure et demye, pendant lequel temps ledict feu Molière décéda, et ledict sieur Paysant arriva comme il venoit d’expirer ; et comme ledict feu Molière est décédé sans avoir receu le sacrement de confession dans un temps où il venoit de représenter la comédie, monsieur le curé de Saint-Eustache lui refusa la sépulture, ce qui oblige la suppliante à vous présenter requeste, pour luy estre sur ce pourvu.
Ce considéré, Monseigneur, et attendu ce que dessus, et que ledict défunct a demandé auparavant que de moourir un prestre, pour estre confessé, qu’il est mort dans le sentinnent d’un bon chrestien, ainsi qu’il l’a tesmoigné en présence des deux dames religieuses, demeurant en la même maison, d’un gentilhomme nommé M. Couton, entre les bras de qui il est mort, et de plusieurs autres personnes, et que M. Bernard, prestre habitué en l’église de Sainct-Germain, lui a administré les sacrements à Pasque dernier, il vous plaise de grâce spécialle, accorder à ladicle suppliante que sondict feu mary soit inhumé et enterré dans ladicte église de Sainct Eustache, sa paroisse, dans les voyes ordinaires et accoutumées, et ladicte suppliante continuera les prières à Dieu pour vostres prospérité et santé, et ont signé. Ainsy signé,Le Vasseur et Aubry. - ↑ On lit ce qui suit dans une relation contemporaine faite par M. Boyvin, prêtre, docteur en théologie à Saint-Joseph :
« Quatre jours après la mort de Molière, le mardi 21 février 1673, l’on fit sur les neuf heures du soir « le convoi de Jean-Baptiste Poquelin Molière, tapissier valet de chambre, illustre comédien, sans autre pompe, sinon de trois ecclésiastiques : quatre prêtres ont porté le corps dans une bière de bois, couverte du poêle des tapissiers, six enfants bleus portant six cierges dans six chandeliers d’argent, plusieurs laquais portant des flambeaux de cire blanche allumés. Le corps pris rue de Richelieu devant l’hôtel de Crussol, a été porté au cimetière de Saint-Joseph, et enterré au pied de la croix. Il y avoit grande foule de peuple et l’on a fait distribution de mille à douze cents livres aux pauvres qui s’y sont trouvés, à chacun cinq sols. » - ↑ Le cimetière de Saint Joseph, dit aussi du Petit Saint-Eustache, était consacré à la sépulture des suicidés et des enfants morts sans baptême. La Fontaine y fut aussi enterré. Il devint le siége d’une des sections de la Commune de Paris. la section de Molière. Les administrateurs décidèrent que ces hommes illustres seraient exhumés et que leurs restes seraient déposés dans des monuments dignes de leur renommée.
« Le 6 juillet, dit M. Taschereau, on procéda aux fouilles ; mais il est à peu près certain que ce ne furent pas les ossements de la Fontaine qu’on retira ; il est douteux qu’on ait été plus heureux pour Molière. Quoi qu’il en soit, les dépouilles funèbres qu’on recueillit comme étant celles des deux illustres amis ne reçurent pas les honneurs pour lesquels on avait troublé leur repos. Pendant sept ans, ces mânes précieux furent transportés successivement dans plusieurs lieux, où ils demeurèrent dans un profond abandon. Enfin, M. Alexandre Lenoir, conservateur des monuments français, rougissant pour notre patrie de sa coupable indifférence, obtint, par ses instantes démarches, la translation des deux cercueils aux Petits-Augustins ; elle eut lieu sans aucune pompe, le 7 mai 1799.
« Le Musée des monuments français ayant été supprimé le 6 mars 1817, les restes présumés de Molière et de la Fontaine, après avoir été présentés et reçus à l’église paroissiale de Saint-Germain des Prés, furent transportés au cimetière du Père-la-Chaise. » - ↑ Sur cette médaille, Moniteur de 1844, p. 1,013, l,538, et le Roman de Molière, p. 171.
- ↑ Voy. plus loin à l’Appendice un extrait de cet inventaire.
- ↑ Recherches, p. 97.
- ↑ Le Roman de Molière, p. 121.
- ↑ Violoniste distingué, arrière-petit-fils par sa mère du peintre Rigaud.
- ↑ Cette estimable servante n’était pas seulement utile à son maître par les soins qu’elle lui prodiguait, elle lui rendait encore plus d’un service par ses avis sur les productions qui étaient de la compétence de son bon sens naturel. « Molière, dit Boileau, lui lisait quelquefois ses comédies ; et il m’assurait que lorsque des endroits de plaisanterie ne l’avaient point frappée, il les corrigeait, parce qu’il avait plusieurs fois éprouvé, sur son théâtre, que ces endroits n’y réussissaient point. »
- ↑ Histoire de la littérature française, t. II, p. 429.
- ↑ Le grand satirique ne se contentait pas de louer Molière devant le roi ; il s’honorait aussi en le louant devant le public. En 1664, il lui adressait l’une de ses plus ingénieuses satires, la deuxième :
Rare et fameux esprit, dont la facile veine
Ignore, en écrivant, le travail et la peine,
Pour qui tient Apollon tous ses trésors ouverts,
Et qui sait à quel coin se marquent les lons vers,
Dans les combats d’esprit savant maître d’escrime,
Enseigne-moi, Molière, où tu trouves la rime.
On dirait, quand tu veux, qu’elle te vient chercher ;
Jamais au bout du vers on ne te voit broncher ;
Et, sans qu’un long détour t’arrête ou t’embarrasse
À peine as-tu parlé, qu’elle-même s’y place.L’opinion de Boileau fut, sauf de très-rares et insigniflantes exceptions, celle de ses contemporains.