Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/099b

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 532-536).

PRIÈRE
Pise, 23 avril 1853.

« J’ai dit : Au milieu de mes jours, j’irai aux
« portes de la mort.
« J’ai cherché le reste de mes années. J’ai dit :
« Je ne verrai plus le Seigneur mon Dieu sur la
« terre des vivants.
« Ma vie est emportée loin de moi ; comme on
«replie la tente des pasteurs.
« Le fil que j’ourdissais encore est coupé comme
« sous les ciseaux du tisserand : entre le matin et le
« soir, vous m’avez conduit à ma fin.
« Mes yeux se sont fatigués à force de s’élever
«au ciel.
« Seigneur, je souffre violence : répondez-moi.
« Mais que dirai-je et que me répondra celui qui
« a fait mes douleurs.
« Je repasserai devant vous toutes mes années
« dans l’amertume de mon cœur.  »
C’est le commencement du cantique d’Ézéchias :
je ne sais si Dieu permettra que je puisse m’en appliquer
la fin. Je sais que j’accomplis aujourd’hui

ma quarantième année, plus que la moitié du chemin de la vie. Je sais que j’ai une femme jeune et bien-aimée, une charmante enfant, d’excellents frères, une seconde mère, beaucoup d’amis, une carrière honorable, des travaux conduits précisément au point où ils pourraient servir de fondements à un ouvrage longtemps rêvé. Voilà à cependant que je suis pris d’un mal grave, opiniâtre, et d’autant plus dangereux qu’il cache probablement un épuisement complet. Faut-il donc quitter tous ces biens que vous-même, mon Dieu, vous m’aviez donnés ? Ne voulez-vous pas, Seigneur, vous contenter d’une partie du sacrifice ? Laquelle faut-il que je vous immole de mes affections déréglées ? N’accepterez-vous point l’holocauste de mon amour-propre littéraire, de mes ambitions académiques, de mes projets même d’étude où se mêlait peut-être plus d’orgueil que de zèle pour la vérité ? Si je vendais la moitié de mes livres pour en donner le prix aux pauvres, et, me bornant à remplir les devoirs de mon emploi, je consacrais le reste de ma vie à visiter les indigents, à instruire les apprentis et les soldats, Seigneur, seriez-vous satisfait, et me laisseriez-vous la douceur de vieillir auprès de ma femme et d’achever l’éducation de mon enfant ? Peut-être, mon Dieu, ne le voulez-vous point ? Vous n’acceptez pas ces offrandes intéressées vous rejetez mes holocaustes et mes sacrifices. C’est moi que vous demandez. Il est écrit, au commencement du livre, que je dois faire votre volonté. Et j’ai dit : « Je viens, Seigneur. »

Je viens si vous m’appelez, et je n’ai pas le droit de me plaindre. Vous m’avez donné quarante ans de vie. Que les miens ne se scandalisent point, si vous ne voulez pas faire aujourd’hui un miracle pour me guérir ! A l’entrée de ma carrière, quand j’étais arrête tout à coup par une maladie de la gorge, ne m’avez-vous pas guéri, ne m’avez-vous , pas donné la joie de pouvoir publier ce que je croyais la vérité ? Enfin, il y a cinq ans, ne m’avezvous pas ramené de bien loin, et ne m’avez-vous pas accordé ce délai pour faire pénitence de mes péchés et pour devenir meilleur ? Ah ! toutes les prières qu’alors on vous adressa pour moi furent écoutées. Pourquoi celles qu’on vous fait aujourd’hui et en bien plus grand nombre seraient-elles perdues ? Mais peut-être, Seigneur, vous les exaucerez d’une autre manière. Vous me donnerez le courage, la résignation, la paix de l’âme et ces consolations inexprimables qui accompagnent votre présence réelle. Vous me ferez trouver dans la maladie une source de mérites et de bénédictions, et ces bénédictions, vous les ferez retomber sur ma femme, mon enfant, sur tous les miens, à qui mes travaux auraient peut-être moins servi que mes souffrances. Si je repasse devant vous mes années avec amertume, c’est à cause des péchés dont je les ai souillées mais quand je considère les grâces dont vous les avez enrichies, je repasse mes années devant vous, Seigneur, avec reconnaissance. Quand vous m’enchaîneriez sur un lit pour les jours qui me restent à vivre, ils ne suffiraient pas à vous remercier des jours que j’ai vécus. Ah ! si ces pages sont. les dernières que j’écris, qu’elles soient un hymne à votre bonté!

Vous m’avez fait avant ma naissance le plus grand de vos dons en formant vous-même le cœur de ma mère. Il vous a plu de façonner vous-même cette sainte femme afin qu’elle me portât dans ses flancs : j’ai appris sur ses genoux votre crainte et dans ses regards votre amour. Vous avez aussi conservé à travers des temps bien mauvais l’âme chrétienne de mon père. En passant, par les révolutions, par les camps, par les adversités, il avait gardé la foi, un noble caractère, un grand sentiment de justice, une infatigable charité pour les pauvres. Je dois ici à mon pauvre père un témoignage. Quand j’eus le malheur de revoir ses comptes pour le règlement de sa succession, je trouvai que le tiers de ses visites étaient faites sans espérance de payement pour des indigents reconnus comme tels. Ajoutez qu’il aimait les sciences, les arts, le travail, qu’il nous inspirait le goût du grand et du beau. En quittant les hussards, il avait lu d’un bout à l’autre la Bible de Dom Calmet, et il savait le latin comme nous autres professeurs nous ne le savons plus.

Voilà, mon Dieu, le premier de vos bienfaits, c’est de m’avoir donné de tels parents. Vous avez fait plus encore, en leur donnant le secret de bien élever leurs fils. Au milieu de ses fatigues, put-on jamais accuser mon père de négliger nos études ? Notre mère manqua-t-elle de patience, de douceur, et cependant de fermeté ? Elle tenait toujours le -frein, et pourtant nous ne sentions jamais sa main peser sur nous. Elle nous gouvernait par la confiance, par l’honneur, par le sentiment du devoir. Aurais-je osé lire la page qu’elle me défendait dans un livre, tout en me le laissant sur ma parole ? Pendant mon séjour de Paris, elle ne me perdit pas de vue, elle sut par de bons renseignements tout ce que je faisais mais je ne m’en doutai jamais je me croyais libre, et je ne m’en trouvais que plus lié. Si un jour ma fille élève des fils, je lui recommande cette conduite c’est ainsi qu’on inspire des sentiments généreux, qu’on donne des ailes à l’âme, et qu’on l’habitue à se porter au bien par un essor dont elle est fière, au lieu de l’y enchaîner par les liens d’une surveillance, : d’une servitude humiliante qu’elle a hâte de secouer. Vous qui après moi prierez pour moi, continuez aussi de prier pour mon père et ma mère. Vous leur devez les bonnes traditions de la maison. La bénédiction du Seigneur est sur les familles où l’on se souvient des aïeux.