Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/100

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 537-540).

C
À M. LE MARQUIS DE SALVO.
San Jacopo, 5 mai 1853.

Monsieur le marquis,

Vos aimables reproches me touchent, beaucoup,mais assurément je ne les aurais pas mérités, si j’avais la plume aussi prompte que le cœur, si mes pensées qui prennent si souvent le chemin de la rue d’Angoulême savaient se transformer en route et vous arriver sur les ailes blanches d’une lettre. Mais, hélas ! ces pauvres pensées ont perdu leurs ailes, si elles en eurent jamais, et l’inaction appesantit mon esprit et ma main. Le peu de verve qui me restait, je l’ai épuisé avec Ampère, ayant intérêt en sa qualité d’académicien de lui faire croire que je n’étais pas tout à fait descendu au rang des brutes. En même temps j’ai épuisé avec lui tous mes sujets ; je lui ai conté Burgos, je lui ai dit mes impressions de Florence et de Pise ; mes voyages s’étant arrêtés là, je ne puis pas faire sortir de terre une ville nouvelle pour la décrire à mes amis. Il faut donc qu’ils me compatissent et qu’ils me permettent un silence utile à mon amour-propre autant qu’à ma santé, ou plutôt, votre jalousie me fait beaucoup d’honneur. Mais je vous respecte trop pour me permettre de vous écrire les fantaisies qu’une vieille familiarité me permet avec notre aventurier des deux mondes. Cependant si tout de bon vous voulez un récit, vous allez l’avoir non pas de Rome ou de Milan, mais de Saint-Jacques. Malheureusement ce n’est pas Saint-Jacques de Compostelle.

Madame Ozanam a la singulière idée d’écrire sous une vignette du Campo Santo. Je crains que vous ne preniez cela pour une lettre de faire-part, et je me hâte de protester. Assurément à Pise, j’ai eu des jours assez mauvais pour rêver un prochain repos sous les dalles de marbre de ce beau lieu, et peut-être aurais-je trouvé assez de protecteurs pour obtenir une petite place en échange de l’amour que je porte à l’Italie et à son poète souverain.

Vogliami’l lungo studio, e’l grande amore
Che m’han fatto cevear lo suo volume.

Mais jusqu’ici je n’ai pas eu lieu de briguer cet excès d’honneur. J’ai erré au Campo Santo devant ces fresques qui vivent toujours, j’ai pris quelques-uns des rhumes qui habitent ses humides portiques, mais je n’ai point disputé la terre à ses illustres morts. Au contraire, dès que la première aube de mai a pu nous faire croire au retour du printemps, l’avis des médecins nous a chassés de Pise, et nous sommes venus nous abattre comme une troupe de goëlands sur les rochers de San Jacopo, à un quart d’heure de Livourne. Je dis un quart d’heure si vous regardez à la montre, -mais. à cent lieues si vous regardez au paysage, à la tranquillité du séjour, la pureté de l’air. Saint-Jacques a le bon esprit de tourner le dos à la ville marchande, prosaïque, et d’ouvrir ses joyeuses fenêtres sur la mer du côté du midi. Devant nous la Méditerranée avec tout le prestige de ses eaux qui changent à toute heure, tour à tour étincelantes sous les feux du soleil, chatoyantes et moirées sous un ciel nuageux. C’est l’immensité, mais ce n’est pas la solitude ; des paquebots à vapeur, de grands navires de commerce, de petites barques de pécheur l’animent, et dans le lointain on découvre la Gorgone, Capraïa, l’île d’Elbe, la Corse. Ce beau tableau s’encadre entre les montagnes de la Spezia, que nous voyons couronnées de neige à notre droite, et à gauche le Montenero avec sa Madone, où pendant tout le mois de mai chaque village voisin ira en pèlerinage.

Ma femme adore ce pays, mais elle aime surtout les pêcheurs et leurs jolies barques à voiles latines ; elle a fait vœu que, si je guérissais, nous vendrions nos livres pour acheter un bateau et nous en aller en chantant comme les Italiens pêcher le corail sur les côtes de Sicile et de Sardaigne. Heureusement je n’ai pas fait la même promesse ; je tiens pour la patrie et je crois bien que la première voile qui m’emportera me mènera vers la France. J’ai hâte de revoir tant de personnes dont le souvenir a consolé notre exil. Si Dieu a voulu déchaîner sur nous un orage, il nous a entourés de beaucoup d’abris. A cette distance de ceux que nous aimons, nous ne nous sentons point seuls. Nous savons que nos amis ne sont point de ceux à qui les absents passent du cœur. Je ne saurais vous dire combien il nous est doux de savoir qu’on pense à nous dans votre hospitalière maison ; que vous y recevez avec bonté mon frère, excellent jeune homme il est vrai. Vous accueillez aussi d’une manière bien charitable et bien encourageante M. Jerusalemy, cet israélite devenu chrétien au prix de tant de sacrifices. Il nous a beaucoup intéressés, ma femme et moi, et nous avons droit de vous remercier de tout ce que vous faites pour lui.

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