Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/099

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 528-531).
XCIX
À M. AMPERE.
Pise, 15 avril 1853.

Mon cher ami,

Je viens vous dire une pensée qui n’a pas osé se glisser dans ma dernière lettre. Mais j’ai peur que vous me grondiez d’avoir manqué de confiance, et je vois bien qu’il faut. avouer tout. Sachez donc, cher ami, que j’ai été fort malade et que je me le suis cru plus encore que je ne l’étais. Durant les trois dernières semaines du carême, je pensais sérieusement à me préparer aux derniers sacrifices. Il en coûtait beaucoup à la nature ; cependant il me semblait que, Dieu aidant, je commençais à me détacher de tout, hormis de ceux qui m’aiment et que je puis aimer ailleurs qu’ici-bas. Mais ma pauvre femme a tant prié et tant fait prier que, depuis Pâques, je commence à revivre, et sans être guéri je puis espérer ma guérison. Le mal est que je me rattache en même temps à la vie et à toutes les vanités de la vie. A mesure que je pense sérieusement à revoir Paris, je pense à mes travaux, à mes projets, et, faut-il le dire ? au jugement des savants et du public. Là-dessus je vais au cabinet de lecture — autre vanité — je lis la Revue des Deux Mondes, et, voyant les grands services que vous rendez à Buloz en ornant sa revue de vos beaux récits, je ne puis croire qu’il vous refusât une page pour dire un mot des Poëtes franciscains. Mais auriez-vous le temps de vous occuper de ces mendiants ? Ils ont pourtant bien mérité de vous, car vous savez ce que doivent à saint François vos deux amis Dante et Giotto. Si donc un soir la préparation de votre cours et les empressements du beau monde vous laissent quelques moments, permettez que mes pauvres Poëtes se recommandent à vous. Ici ils trouvent plus d’accueil que je n’espérais. Le cardinal Maï, qui a beaucoup goûté la Vie de Giacopone, m’a fait faire les plus aimables compliments. Mais à voir l’autorité dont vous jouissez ici, on peut se figurer celle que vous avez ailleurs, et le bien que six lignes de vous feront aux Franciscains en général et à leur historien en particulier.

Pardonnez-moi, cher ami ; mais aussi pourquoi avez-vous hâté de vos vœux le retour de ma santé ? Voilà ce qu’on gagne à une demi-convalescence. Demain peut-être une rechute mettra bon ordre à mes velléités littéraires ; mais aujourd’hui, avec le rayon de soleil qui réveille les fleurs, se réveillent aussi mes espérances et mes ambitions. Si le mieux obtenu se soutient, si l’on juge que l’air de Florence, de Sienne ou de Livourne puisse m’être bienfaisant, il est possible que je prolonge encore un peu mon séjour. Je n’ai point oublié vos conseils ; vous ne voulez pas qu’on revienne à Paris avant la fin de mai. Mais à cette époque je vous trouverai encore, ne fût-ce que pour un mois. Alors quel bonheur de vous revoir, et de vous conter nos peines ! Dieu le permettra-t-il ? Remercions-le de ce qu’il a déjà fait pour moi espérons qu’il achèvera l’œuvre. Pourtant je veux être soumis à sa volonté : et où devrais-je mieux apprendre cette soumission que dans ce pays de Toscane encore moins fécond en artistes qu’en saints ?

Adieu, cher ami, ceci ne compte pas pour une lettre. À vrai dire même, ceci ne compte pour rien et je vous supplie de le jeter au feu, si ma demande vient dans un mauvais moment. Vous êtes déjà le parrain d’un si grand nombre de mes enfants qu’il y a conscience à vous donner encore ce filleul. J’ai assez de raisons pour être toujours le plus reconnaissant comme le plus tendrement attaché de vos amis.

La dame du logis vous fait tous ses compliments. La pauvrette a vu de bien mauvais jours. Mais la voilà qui s’épanouit aux premiers sourires d’avril, et certes si je me tire d’affaire, elle aura une grande part du mérite.




Cependant Ozanam subissait toutes les angoisses d’une maladie lente des reins, sur laquelle l’influence des meilleurs climats et des plus puissants remèdes n’avait pas de pouvoir. Il supportait le vain espoir de guérisons qui étaient suivies de rechutes chaque fois plus graves. Il savait vivre ainsi, incertain entre la vie et la mort, tour à tour reconnaissant ou résigné.

L’Écriture sainte fut pour lui une nourriture journalière, et, malgré les plus incessantes occupations, il lisait chaque matin un passage de l’Écriture dans une Bible grecque ; il y avait trouvé l’appui de sa jeunesse, et quand les jours mauvais furent venus, son âme se fortifia et grandit par les pensées mêmes dont il l’avait nourrie.

C’est ainsi qu’au milieu de ses défaillances, il passa les longues heures de ce triste hiver de Pise à relire d’un bout à l’autre l’Écriture sainte qu’il avait lue toute sa vie ; et, sa pensée se reportant alors vers tous ceux qui languissaient comme lui, il annota les passages qui pourraient les consoler[1]. Il épanchait aussi son immense tristesse devant Dieu dans des prières trop fortifiantes pour ne pas les faire connaître. Il se voyait frappé de mort, jeune, aimant la vie, tout comblé de ce qui attache à la terre, et, malgré le déchirement de son âme, malgré l’épuisement de ses forces, le murmure ne touchait pas ses lèvres : elles n’eurent de parole que pour bénir !



  1. On a rassemblé ces pages éparses elles ont formé le Livre des malades, lectures tirées de l’Écriture sainte, par A. F. Ozanam.