Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/098

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 523-527).
XCVIII
À M. FRANCHISTEGUY.
Pise, 3 avril 1853.

Mon cher ami,

La date de cette lettre me servira d’excuse. Pendant que vous me croyez à Rome, et que vous m’accusez de ne point vous dire les merveilles que j’y vois pendant que vous. attendez des récits de la semaine sainte, d’une descente aux catacombes et d’une visite au Saint-Père, la volonté de Dieu me retient à Pise et c’est ici qu’est venue me trouver votre amicale et douloureuse lettre. Cher ami, il est impossible d’écrire avec plus d’affection que vous ne faites tout ce que vous nous dites de vous même et de la part des vôtres nous touche beaucoup, surtout quand nous pensons qu’il y a sept mois vous ne nous connaissiez point, que vous prodiguez ainsi à un nouveau venu le meilleur de votre cœur, et que c’est la charité chrétienne qui fait ces merveilles. D’un autre côté, que votre lettre nous afflige ! que de deuils à la fois elle porte dans ses plis. Assurément en serrant la main à ce pauvre G. je craignais bien de ne plus le revoir ; mais je n’aurais pas cru que la mort eût frappé sitôt. Sa tristesse résignée, l’air de souffrance, mais de souffrance patiente et religieuse répandue sur toute sa personne, m’attachait beaucoup j’admirais, dans un état si fâcheux, son zèle, son activité pour le bien. Il a été appelé à l’improviste, mais ne disons pas qu’il n’était pas préparé. Car quelle meilleure préparation qu’une longue maladie et beaucoup de bonnes œuvres ? Pour moi, quand je vois des chrétiens éprouvés par ces maux lents et cruels, je me figure des âmes qui font leur purgatoire en ce monde, et qui ont droit à la pitié respectueuse que nous devons aux justes de l’Église souffrante. Ah si Dieu veut accepter pour l’expiation de leurs péchés ces peines supportées ici-bas, qu’ils sont heureux de s’être purifiés à ce prix, par des douleurs infiniment au-dessous de celles de l’autre vie, au milieu des consolations de la religion, de l’amitié, de la famille auprès d’une femme qui s’épuise de tendresse et de bons soins, avec de joyeux enfants qui ramèneraient le sourire sur les lèvres les plus désolées ! Souffrir ainsi deux ans, dix ans même, et ensuite entrer de plein pied dans la paix du ciel, ne serait-ce pas la plus heureuse destinée ? Et combien n’est-elle pas enviée peut-être par ces autres chrétiens qui nous ont semblé plus favorisés, qui ont eu dans ce monde la santé, la joie, et qui satisfont maintenant la justice divine par des angoisses inouïes !

Dites bien à M. S. quelle part je prends à sa perte. Je ne suis pas de ceux qui croient qu’on pleure moins une mère, quand on a le bonheur de la garder longtemps. Et vous, pauvre ami, vous ne quitterez donc jamais le deuil ? vous faites bien de le faire porter en blanc par votre petite Marie. Il serait trop triste de voir cette joyeuse enfant garder toujours les livrées de la douleur. Pour nous, cher ami, nous avons bien nos ennuis. Je me suis trouvé tout à coup très-fatigué, dans un extrême accablement. C’est alors qu’il a fallu renoncer au voyage de Rome et s’occuper d’un traitement énergique. Mais pour hâter ma guérison il aurait fallu un séjour sec et chaud, c’était le premier article de l’ordonnance des médecins. Or, pendant deux mois, nous avons été noyés des torrents d’une pluie éternelle. Je ne sais si Bayonne a échappé ; mais toute l’Italie, Nice, Pise, Rome, Naples, se sont vus enveloppés sous le tourbillon humide et les pauvres malades qui venaient chercher la santé dans ces climats privilégiés, n’y ont trouvé qu’un temps capable d’affaiblir et d’énerver les mieux portants. Grâces à Dieu, depuis Pâques le ciel semble reprendre sa sérénité nous avons de beaux jours et j’en profite pour prendre des bains d’air et de soleil. Du reste, vous pouvez être tranquille sur les soins qu’on me prodigue. Vous connaissez celle que Dieu m’a donnée pour ange gardien visible vous l’avez vue à l’œuvre. Mais depuis que le mal est devenu plus sérieux, vous ne sauriez croire tout ce qu’elle a trouvé, de ressources dans son cœur, non-seulement pour me soulager, mais pour me consoler ; quelle tendresse ingénieuse, patiente, infatigable, m’entoure à toute heure et prévient tous mes désirs. Heureusement Dieu lui donne de la force, elle et notre petite Marie sont tout à fait bien portantes dans ce moment. Ma belle-mère a fait aussi sans accident son pèlerinage de Rome ; nous recevons souvent de ses nouvelles : nous en recevons souvent de mes frères et de nos amis, entre lesquels vous n’êtes pas le dernier. Quelques personnes aimables et bienveillantes nous visitent et jettent quelque distraction dans notre solitude. Enfin les beaux et bons livres ne me manquent pas.

Vous voyez que la divine Providence en nous éprouvant ne nous a pas abandonnés. Elle nous traite avec miséricorde ; et si j’ai des jours de découragement, il y a d’autres moments où, entre ma femme et ma petite fille, je goûte une extrême douceur. Je sais que mon mal est grave, mais non désespéré, qu’il faudra beaucoup de temps pour guérir, et que je puis ne pas guérir : mais je m’efforce de m’abandonner avec amour à la volonté de Dieu, et je dis, malheureusement de bouche bien plus que de cœur : Volo quod vis, volo quomodo vis, volo quandiu vis, volo quia vis.

Du reste, mon exil approche de sa fin. D’ici à quinze jours, quand nous serons à peu près sûrs d’un beau temps et d’une traversée calme, nous’ partirons pour Marseille par mer et nous gagnerons ensuite Paris par les chemins de fer et les bateaux à vapeur. C’est un voyage facile et sans trop de secousses. Il me sera bien doux de revoir, après une si longue absence, mes frères et tous ceux qui m’aiment à Paris. Mais ils ne me feront pas oublier ceux qui veulent bien se souvenir de moi à Bayonne : vous d’abord, mon cher ami, et toute votre famille auprès de qui nous avons goûte le charme de l’amitié chrétienne. J’ai bien besoin de vos prières. Je me recommande aussi à toutes celles de la conférence. Il y a là tant d’âmes agréables à Dieu ! J’espère que vos œuvres croissent et prospèrent. Courage, chers confrères ; vos amis, vos confrères d’Italie ont les yeux sur ce qui se fait en France pour y trouver un modèle et un soutien. Et vous, cher docteur, adieu. Conservez-vous : ne vous usez pas avant le temps par un excès de travail, et faites que je vous retrouve bien portant, heureux au milieu de tous les vôtres, si Dieu permet que je revoie cette ville de Bayonne où, grâce à lui et à vous, j’ai passé des jours bénis.

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