Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/095

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 505-510).

XCV
À M. L’ABBÉ MARET.
Pise, 4 mars 1853.

Monsieur et très-cher ami,

Voici trois mois passés sans vous écrire, et voici une lettre bien courte pour réparer ce long silence. Je suis sûr toutefois que vous n’accuserez point monamitié. Mais vous aurez appris mon odyssée, mes voyages et navigations ; et comme quoi je ne suis vraiment venu prendre mes quartiers d’hiver à Pise que depuis six semaines. Là, j’avais à commencer la mission littéraire dont le ministre m’a chargé ; des montagnes de lettres à écrire, et à mes côtés un ange gardien fort aimable, mais fort sévère qui, ordonnance de médecin en main, m’arrache impitoyablement la plume quand je lui semble en avoir trop usé. Là-dessus, cher ami, vous vous figurez sans doute votre voyageur menant une vie de délices sous un ciel sans nuage, tantôt mollement bercé sur les eaux de l’Arno qui le mène visiter quelque villa de marbre entourée d’orangers, tantôt emporté par un rapide attelage vers les belles montagnes de Sah-Giulano, ou au moins rêvant au clair de la lune sur la merveilleuse place de Pise, errant dans le Campo Santo, évoquant les mânes des vieux Pisâns sous ces portiques peints par Giotto et Benozzo Gozzoli ; ah ! que vous êtes loin de la vérité ! De toutes les histoires saintes que Benozzo a représentées au Campo Santo, je n’en vois qu’une, et toujours la même, c’est celle du déluge. Depuis tantôt quarante jours nous vivons enveloppés d’un voile de pluie, qui s’épaissit quelquefois en neige, et que soulèvent des vents furieux. On se lève donc à neuf heures en qualité de malade, et toujours pour obéir au susdit ange gardien, on déjeune en se serrant auprès d’un bon feu. Vers onze heures, si la bourrasque souffle avec moins de force, on s’enfuit à l’église voisine pour y entendre la messe, puis à la Bibliothèque qui est à deux pas là on trouve une armée de soixante mille volumes sous le commandèment du plus complaisant bibliothécaire. C’est là qu’on s’oublierait sans la crainte salutaire qu’inspire le même ange gardien que ci-dessus. On revient donc au logis écrire une lettre, donner une leçon à mademoiselle Marie, on dîne de plus en plus enfoncé dans la cheminée, car le froid vient avec le soir. Quelque lecture achève la journée, pendant laquelle on a tout le loisir de regretter les amis qui animaient le coin du feu de la rue de Fleurus. Faites-moi le plaisir de me dire si je ne viens pas de vous peindre un hiver de Berlin ou de Munich ? Cependant aux bons jours il nous arrive de prendre une voiture bien close et de nous faire conduire à la cathédrale. Là tous les souvenirs du déluge s’évanouissent et nous sommes vraiment pour une heure en paradis. Ah ces vieux maîtres avaient bien compris que l’église doit être une Jérusalem céleste, et ils construisirent celle-ci avec tant de légèreté, qu’on ne saurait dire si elle s’est élevée de la terre, ou si elle y pose seulement, descendue du ciel. Les quatre-vingt-quatre colonnes qui portent ses cinq nefs sont élancées comme les palmiers des jardins éternels. Des anges qu’on croit peints par Guirlandaio, mais qui vivent, assurément, montent et descendent en groupes charmants le long du grand arc qui ouvre le sanctuaire. Et au fond de l’abside, le Christ est assis impassible dans sa gloire, écrasant sous les pieds de son trône le lion et le dragon. A, ses côtés la Vierge et saint Jean représentent l’humanité glorifiée. Ah c’est en présence de cette nouvelle transfiguration qu’on s’écrie de grand cœur « Seigneur, il fait bon ici, dressons-y trois tentes ;» et il semble qu’on passerait les jours et les nuits dans cette basilique toute peuplée de souvenirs des croisades, de marbres antiques, de tombeaux fouillés par les plus fins ciseaux de la Renaissance, sans parler des admirables peintures d’André del Sarto et de Pierin del Vago, le plus fidèle disciple de Raphaël. Si au sortir de la basilique, la pluie un moment suspendue permet de faire le tour de la place, de considérer la façade avec ses quatre étages de sveltes colonnades, le baptistère avec, sa coupole byzantine et derrière les anciennes murailles qui ont vu tant d’assauts, alors on revient l’âme assez nourrie de poésie pour essuyer encore sans murmure de longs jours de captivité, comme les saints après leurs extases et leurs visions supportent plus patiemment les ennuis de la vie.

Mais vous connaissez toutes ces émerveilles, et vous aimeriez probablement mieux que je vous dise où en est le peuple. chez qui je vis. Vous savez s’il est facile de juger un peuple en deux mois, et surtout s’il faut généraliser ses jugements dans un pays comme l’Italie où chaque villes ses mœurs, où l’on ne dit pas : Je suis Toscan, mais je suis Pisan, Siennois, Florentin. Je vous conterai donc qu’à Gênes, la cité démocratique entre toutes, j’ai retrouvé à peu près la physionomie de Paris à la fin de 1848 : les magasins des libraires étalant les brochures les plus hardies, le protestantisme, le fouriérisme et toutes les sortes de socialisme affichant leur propagande, la garde nationale partout, et de plus une espèce de garde nationale mobile qui m’a paru aussi égrillarde et moins, disciplinée que la nôtre. D’un autre côté, un grand réveil du catholicisme dans ce pays trop longtemps endormi un effort sérieux pour résister à la propagande ennemie ;cinq conférences de Saint-Vincent de Paul en comptant celles des faubourgs et à leur tête des hommes pleins de capacité et d’activité. Ici à Pise la révolution semblé avoir passé sur la tête du peuple, et n’avoir remué que les classes supérieures. Le peuple a beaucoup de foi, du moins si j’en juge par les églises, encombrées d’hommes, même aux jours d’œuvre. Dans la bourgeoisie et parmi es étudiants ; Le voltairianisme fleurit, mais il n’en est pas de même des hommes les plus distingués, des lettrés et des savants. Plusieurs de ceux-ci sont encore des Italiens du dernier siècle, ~ ne s’occupant que. de leur affaire, médisant volontiers des prêtres, mais remplissant leurs devoirs de chrétiens. D’autres sont des convertis, des esprits élevés, ouverts à tout ce qu’il y a de généreux dans les idées nouvelles, mais réduits au silence par les baïonnettes autrichiennes. Je ne connais du clergé que le vicaire général administrateur du diocèse sede vacante.C’est un prêtre excellent, très-éclairé, et qui fait tous ses efforts pour que ses confrères lui ressemblent mais je ne sais pas s’il y réussit ; je rencontre cependant à la Bibliothèque et à l’Université des ecclésiastiques qui paraissent fort savants. La semence de saint-Vincent de Paul a aussi. germé dans cette terre, de Toscane. A votre tour, cher ami, donnez-moi de vos nouvelles. Ah!qu’il m’en a coûté de ne pas vous aller revoir au mois de novembre comme j’en caressais l’espérance! Du moins dans ces grandes fêtes je vous ai retrouvé au saint autel. Oui, je crois fermement quand je communie être en communication étroite avec mes amis chrétiens unis au même Sauveur. Pourquoi faut-il que bientôt après je me détache de cette sainte compagnie pour retomber dans mes découragements ? Quand verrons-nous le lieu où il n’y aura plus de divisions entre les chrétiens, ni d’injustices publiques, ni d’avilissement pour les grandes nations ! Adieu, cher ami, c’est souvent une consolation pour moi de penser que, si je venais à mourir, vous seriez l’ami de ma petite famille comme vous avez été le mien. Aussi toute cette famille vous aime-t-elle tendrement, mais personne plus que votre dévoué.