Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/096

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 511-515).

XCVI
À M.L.
Pise, lundi de Pâques 1853.

Mon cher ami,

Nous ne pouvons pas laisser passer ces bonnes fêtes sans nous réconcilier. Nous réconcilier, dis-je, car ne sommes-nous pas brouillés, ou autrement, comment deux vieux amis seraient-ils restés quatre mois sans se donner signe de vie ? Et pourtant, n’avions-nous pas besoin de nous retrouver et de nous communiquer nos épreuves et nos peines ? Je vous ai laissé, cher ami, sur un grand chagrin, et vous ne m’avez pas fait savoir comment madame L. le supportait et si sa santé n’était pas altérée par une si juste tristesse. De notre côté, nous n’avons pas été sans afflictions. A l’époque où je vous envoyais une feuille de l’arbre de saint Vincent de Paul, je me croyais guéri, et j’étais allé à ce pèlerinage, moins en supplication qu’en action de grâces ; cependant, sans vouloir rien mêler de surnaturel à ce qui me touche, j’avoue qu’une circonstance m’avait beaucoup frappé. Je m’étais confessé à un saint prêtre qui dessert la chapelle de Notre-Dame de Buglosse, et dont la simplicité, l’extrême charité me rappelait tout à fait notre bon patron. Cet excellent homme ne m’avait parlé que de souffrances à recevoir patiemment, de résignation, de soumission à la volonté de Dieu, quelque sévère qu’elle fût. Un tel langage m’étonnait un peu quand je me sentais si bien portant. Toutefois au retour même de Buglosse j’éprouvai quelque indisposition. Les derniers jours que je restai à Bayonne, les adieux, les visites me fatiguèrent beaucoup ; on avait décidé que je passerais l’hiver en Italie, le voyage dans ce midi de la France que je ne connaissais pas, m’intéressait vivement, mais j’en ressentis un peu de lassitude. Enfin à Marseille, de longues courses, du monde à voir, si bien que la veille de mon départ pour l’Italie une enflure aux jambes se déclara. Je ne voulus point trop m’en inquiéter nous partîmes. Malheureusement le bien que je me promettais du climat, de l’air et du soleil a tout a fait manqué. A partir de Gênes nous avons été enveloppés d’une pluie qui, après avoir cédé quelquefois à un rayon de soleil, a fini par rester maîtresse du ciel. Depuis près de deux mois nous vivons au milieu du déluge, et ce temps détestable, en même temps qu’il me pénètre d’humidité, m’empêche de faire l’exercice dont j’avais besoin. L’enflure augmentait après beaucoup de longueurs on a reconnu, mais un peu tard, qu’il s’agissait d’une assez grave albuminurie. Depuis lors on m’a mis en traitement, et le progrès du mal paraît s’être arrêté. Mais il a fallu s’enfermer à Pise, renoncer à accompagner ma belle-mère à Rome, renoncer aux cérémonies de la semaine sainte, à la consolation de baiser encore les pieds de Pie IX, et de visiter une fois de plus le tombeau des Saints Apôtres. Le séjour de Pise n’est pourtant pas sans douceur. D’abord le froid n’y descend jamais aussi bas qu’à Florence, et si nous y avons vécu dans un bain, c’était dans un bain tiède. Ensuite, dès que le ciel suspend ses cataractes, nous avons pour y rêver tout à notre aise un des plus beaux lieux de l’univers : la place de Pise avec ses quatre monuments : la cathédrale, la tour, le baptistère et le Campo Santo, les plus héroïques souvenirs des croisades italiennes, les premiers et quelques-uns des plus heureux efforts de l’art chrétien, trois siècles de foi, de poésie et de gloire se réveillent là au premier rayon du soleil tous ces grands hommes revivent, il semble qu’on entre avec eux dans la cathédrale qu’ils ont bâtie ; ils l’ont bâtie en 1063, en un temps où nous n’étions encore que des barbares, cent cinquante ans avant nos belles églises gothiques, et ils ont donné à cet édifice une grâce et une majesté incomparables. Les cérémonies de. la semaine sainte étaient admirables dans cette basilique cependant elles ne m’ont pas empêché de regretter la retraite de Notre-Dame, la vénération des reliques insignes et la communion générale du jour de Pâques. Ajoutez que Pise possède une bibliothèque richement composée, avec un bibliothécaire très-obligeant, une université qui compte d’excellents professeurs, et quelques personnes enfin qui nous ont entourés d’affection et de prévenances. Je dois compter parmi ces nouveaux amis les membres de la conférence de Saint-Vincent de Paul. Voyez les desseins de Dieu. En 1847, je traversai la Toscane, je connus des hommes influents et zélés je leur donnai le règlement, le manuel, et je les laissai disposés à faire quelque tentative. Mais personne n’en voyait l’utilité dans un pays si bon, si chrétien, au milieu de tant d’œuvres anciennes. Cependant les révolutions sont venues, elles ont labouré ces terres molles, leur soc a heurté et déraciné bien des institutions qui ne tenaient plus que par des racines desséchées. Et voilà qu’aujourd’hui un prosélytisme tout nouveau multiplie nos conférences : l’autorité ecclésiastique leur prête sa protection, les religieux la recommandent, les laïques fervents s’y enrôlent. Elles fleurissent à Livourne et à Pise, elles commencent à prospérer à Florence, à Pontadera elles s’établissent à Prato, et bientôt à Volterra et Porto Ferraïo : voilà sept familles de Saint-Vincent de Paul dans ce pays toscan où la vie catholique languissait comme étouffée sous les chaînes dorées du joséphisme. Mais ce qui importe le plus, et ce qui me touche beaucoup, c’est que le premier esprit de notre Société s’est merveilleusement communiqué ces nouveaux frères. J’ai trouvé chez eux la simplicité, la cordialité de nos commencements. N’allez pas vous représenter de graves et froides assemblées de vieux paroissiens en bonnet de soie noire. Non qu’on proscrive les vieux ; mais je vois avec plaisir beaucoup de jeunes gens, étudiants, employés de commerce, fils de grandes familles, coudoyant quelque, professeur de l’Université ou le marchand drapier du coin : tout cela conduit par des présidents excédents. Je ne saurais vous dire l’attachement qu’on montre pour le centre de la Société, et les égards dont on a comblé le vice-président du conseil général.

Vous voyez, mon cher ami, que si Notre-Seigneur me fait part de sa croix, il m’en donne, comme à Rome, une parcelle bien légère, et encadrée dans un beau reliquaire, je veux dire dans des consolations et des adoucissements infinis. J’ai ma bonne et tendre Amélie qui sait mêler à ses soins tant de grâce et d’agrément ; j’ai ma petite Marie, toujours joyeuse et qui commence à nous réjouir de son babil italien. J’ai trouvé pour ma conscience un prêtre plein de charité et de lumières. Dieu m’a donné des amis nouveaux, et j’espère que les anciens ne m’oublient pas. C’est pourquoi, cher ami, je vous demande vos prières. Je vous demande aussi vos lettres ; et assurez-moi que vous aimez toujours votre vieux camarade.