Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/094

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 499-504).

XCIV
À M. BENOIT.
Pise, 28 février 1853.

Mon cher ami,

Quand j’étais aux Pyrénées, on me contait que les paysans du Béarn plaidaient beaucoup. Mais plaidoirie ne nuit point à courtoisie et bonne amitié on part dans la même carriole, et l’on cause fort convenablement, tout en se rendant chez M. le juge de paix qui vous accordera. Je vois bien qu’il nous en faut faire autant, et tout opiniâtres que nous sommes dans nos prétentions, vivre en bons confrères, jusqu’à ce que M. le Doyen ait jugé ces deux entêtés. En attendant que vous les acceptiez, vos écus sont en pension chez moi où mon frère les conserve en santé, sans compter que ma vieille bonne veille sur eux comme le dragon des Hespérides. Vous m’avez écrit, cher collègue, une lettre fort aimable, et vos souhaits du premier de l’an sont venus avec d’autres me prouver que les absents n’ont pas toujours tort. J’espère en effet que Dieu écoutera mes amis chrétiens et me rendra la joie de les voir. Pour le moment mon rétablissement est un peu retardé par les fatigues du voyage et par les pluies éternelles dont nous jouissons sous le beau ciel de la Toscane. Mais ni les averses qui grossissent le cours de l’Arno et menacent ses ponts de marbre, ni les neiges qui blanchissent à deux pas de nous les montagnes de Lucques, ni même le souffle glacé qui règne sous les portiques du Campo Santo, rien n’a réveillé les susceptibilités de mes anciens maux. Je le tiens donc pour guéris, et tout en attendant un plus complet retour de mes forces, je continue tranquillement les petits travaux de ma mission littéraire.

La bonne ville de Pise a, grâce à Dieu, des monuments qu’on peut visiter à l’abri de la pluie, et consulter au coin d’un bon feu. Je veux parler de son excellente bibliothèque. Soixante mille volumes m’y donnent à peu près tout ce que je puis désirer en fait d’histoire, d’antiquités ecclésiastiques et municipales. Un savant conservateur, M. F errucci, latiniste. très-habile, et pénétré de vénération ’pour M. le Clerc et pour M. Naudet, me fait les honneurs du lieu, et m’installe à la table où travaillait l’année dernière M. Ravaisson. En me laissant sa place dans le cabinet, professoral, auprès de la petite cheminée privilégiée, M. Ravaisson aurait bien dû me léguer aussi un peu de son grand savoir, de son beau style et de sa merveilleuse facilité. Mais enfin, je trouve ici son souvenir, je trouve tous les bons esprits de Pise familiarisés avec nos meilleures productions, tout disposes à admirer nos maîtres et nos amis. L’Université subi de cruelles réformes la faculté de philosophie et de philologie n’a plus que cinq chaires mais au moins sont-elles occupées par des hommes distingués. Leurs collègues de la faculté des sciences, beaucoup plus nombreux, voient dans leurs rangs des professeurs d’une réputation européenne. Enfin, nous avons ici une petite Athènes  ; et je puis d’autant mieux l’appeler ainsi que l’on compte bien une centaine d’étudiants grecs. Mais je dois avouer que ces fils d’Aristide et de Philopœmen sont moins assidus à l’école qu’au théâtre, et passent pour mal payer leurs dettes. Voilà une pierre jetée dans votre jardin, cher ami, pendant que vous cultivez le mien avec tant de zèle et de talent. Là où je n’avais semé que la graine barbare des Nibelungen,de Wolfram d’Eschenbach et de Walther von der Vogelweide, vous cueillez les brillantes fleurs de Schiller, de Wieland et de Goethe. Je ne m’étonne pas de l’intérêt qui s’attache à vos leçons et des six cents étudiants inscrits au cours de littérature étrangère, si vous y portez cette lumière, cette érudition élégante, ce langage animé qui charmaient vos juges, il y a quelques années, et qui depuis ont si souvent captivé vos auditeurs. Je crois bien que je ne saurais mieux faire que de vous le laisser poursuivre jusqu’au bout. Je connais bien des gens et parmi mes plus proches, qui vont jeter les hauts cris si je veux remonter en chaire au mois de mai. Attendons cependant et ne devançons pas la Providence. Écrivez-moi, cher ami donnez-moi aussi des nouvelles de la faculté ; notre union si intime autrefois n’est-elle pas un peu relâchée ? Allons-nous au baccalauréat ès sciences, et quelle figure y fait notre latin ?

Ah pauvre Sorbonne que de fois je retourne en esprit vers ses murs noirs, dans sa cour froide, mais studieuse, dans ses salles enfumées, mais que j’ai vues remplies d’une si généreuse jeunesse ! Cher ami, après les consolations infinies qu’un catholique trouve au pied des autels, après les joies de la famille, je ne connais pas de bonheur plus grand que de parler à des jeunes gens qui ont de l’intelligence et du cœur. Voilà pourquoi mes souvenirs me ramènent souvent a Paris, pendant que les vôtres viennent me chercher’au Campo Santo mais vous m’y trouverez peu. Le temps impitoyable qui règne depuis quarante jours ne me permet presque jamais d’errer sous ces portiques saints, devant ces peintures naïves et charmantes, qui faisaient pour moi d’avance tout le prestige du séjour de Pise. Heureusement je puis me réfugier dans la cathédrale, prier sous les voûtes héroïques élevées en 1065 par des croisés qui devançaient Godefroy de Bouillon, et qui du butin fait sur les infidèles érigeaient cette incomparable église. Quelle majesté impassible, éternelle dans les mosaïques de l’abside et comment soutenir le regard immobile du Christ assis dans sa gloire ! quelle grâce dans les colonnades qui divisent les cinq nefs. ! que de merveilles peintes et sculptées, entassées par trois siècles de foi et de génie autour du tombeau de saint Reynier ! Ah que dans ces églises radieuses on s’écrie volontiers : Quam dilecta tabernacula, Domine virtutum! concupiscit et deficit anima mea in atria Domini! Le peuple qui fréquente ces basiliques est bien dégénéré. Mais du moins il a conservé la foi, il ne laisse point dans la solitude les cathédrales de ses pères. Je dis le peuple, c’est-à-dire les gens surtout qui en France ne vont pas à l’église, qui hantent les cabarets et les guinguettes. Souvent la semaine, étant de loisir, j’entends la messe de onze heures, vous ne sauriez croire en quelle compagnie de cochers, de petits artisans, de marchandes de pommes, de malotrus, de gueux, hélas ! mon cher ami de tout ce qui répugne à notre délicatesse mais enfin de ces pauvres que le Sauveur aimait. Ce n’est pas à dire qu’il n’y ait pas de religion dans les hautes classes. Parmi nos collègues de l’Université de Pise il y a des chrétiens, même des convertis. armi les jeunes gens il y une conférence de Saint-Vincent de Paul active et intelligente. Mais tout ce mouvement ne fait que commencer dans la molle Toscane. J’espère néanmoins qu’il se soutiendra, et que l’énergie bienfaisante de quelques hommes éminents, comme Capponi, exilée de la politique, reprendra son ascendant sur le terrain de la religion. Ici comme presque partout beaucoup de beaux esprits sont incrédules, mais les plus grands esprits s’honorent d’être croyants.

Adieu, cher collègue. J’oublie que j’écris à un professeur qui certainement n’a pas le temps de me lire, car ses poëtes allemands le réclament. Si vous avez l’heureuse pensée de me répondre, demandez mon adresse à mon frère ; il se peut que j’aille finir le carême à Rome. En attendant présentez avec le discernement que vous mettez en toutes choses mes respects, mes compliments, mes amitiés à messieurs de la Faculté, particulièrement à M. le Doyen, M. Patin, M. Guigniaut, Wallon, Géruzez, Egger, et les autres que je n’oublie pas. Et recevez pour vous, cher ami, l’assurance de mon inaltérable attachement.