Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/093

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 492-498).

XCIII
M.FOISSET.
Pise, 4 février 1853.

Monsieur et très-cher ami,

Quand on est à trois cents lieues des siens, sur une terre étrangère, qu’on y est souvent malade et un peu découragé, on trouve bien aimable la voix d’un ami. Mais si cette voix vous félicite et vous loue, faut-il avouer qu’on la trouve plus douce encore ? Demandez-le à madame Ozanam, et qu’elle vous dise le plaisir que nous a fait leCorrespondant du 10 janvier, combien votre souvenir nous touchait dans cette solitude de Pise, et comme notre amour-propre s’épanouissait au souffle caressant de vos éloges ! Cependant, cher ami, laissez moi vous le dire : c’était trop. Que le livre ne vous eût pas déplu, et que vous en fissiez la confidence au public, je devais vous en remercier tendrement ; Mais ne dois-je pas vous gronder, comme chrétien, de tout ce que vous dites de l’homme, de cet homme que je connais mieux que vous, et que je vois tous les jours, si peu simple, si occupé de lui, si peu digne des belles choses qu’il étudie et des belles âmes qui l’aiment ? Ceux qui croiraient me connaître sur votre parole seraient bien étonnés, en venant frapper à ma porte, de trouver un convalescent de la plus mauvaise espèce, souvent abattu, souvent irritable, toujours inégal, mal résigné aux volontés de Dieu, et mécontent surtout de ne pouvoir reprendre des travaux où sa vanité avait son compte. Je ne vaux guère en santé, mais la maladie qui sanctifie tant de gens ne me rend pas meilleur, et c’est pourquoi j’ai prié et j’ai mis tous mes amis en prières afin qu’il plût au ciel de m’en délivrer. Tant de vœux ne pouvaient pas rester inexaucés ; mais il parait aussi que mes péchés ne pouvaient demeurer impunis. Le danger a bientôt disparu, un moment même la santé a semblé revenir depuis lors la fatigue d’un long voyage a ébranlé mes forces, et je suis ici souffreteux, chancelant, mais ne tombant point, à peu près comme la tour penchée devant laquelle je passe chaque jour. Voilà un exemple qui devrait me rassurer et m’instruire. Car, toute penchante, elle dure depuis tantôt sept cents ans, et elle ne cesse pas de servir Dieu à sa manière, en le célébrant par la voix de ses cloches.

En même temps que ces beaux monuments me font la morale, ils me donnent aussi des leçons de goût et de saine littérature. Ah que je me sens loin des qualités que vous m’attribuez depuis que je revois, que je fréquente les œuvres vraiment naïves de l’art chrétien ! Je ne veux rien ôter la gloire de notre architecture gothique ou pour mieux dire française: c’est bien du Rhin à la Seine que siègent comme des reines les plus imposantes cathédrales de la chrétienté. Mais il faut venir en Toscane pour voir se développer ensemble, et dans leur parfaite harmonie, les trois arts du dessin. Ce coin de terre est vraiment pour nous ce que fut la Grèce pour l’antiquité. Je viens de passer huit jours à . Florence, j’ai revu Lucques ; le Dôme de Pise et le Campo Santo sont sous mes yeux; Sienne, Orvieto reviennent sans cesse dans mes comparaisons et dans mes souvenirs. Je ne crois pas que le reste du monde ait rien d’égal. Ailleurs il y a des édifices, on y pose des statues et des tableaux. Mais ici seulement et sur quelques autres points de l’Italie que le génie toscan a visités, il y a des monuments, c’est-à-dire des œuvres sorties de terre d’un seul jet, bâties, sculptées, peintes, animées d’une même pensée, d’une même poésie, auxquelles on ne peut pas plus enlever leurs fresques et leurs bas-reliefs, que leurs fondations et leurs tours. En revoyant les vieux palais de Florence, et ces murs menaçants qui recèlent tant de chefs-d’œuvre de grâce et de délicatesse, je me rappelais l’histoire de Samson, les abeilles faisant leur miel dans la gueule du lion étranglé, et l’énigme que le héros d’Israël proposait aux Philistins : « La force a produit la douceur. » Quoi de plus doux que le miel et de plus fort que le lion ? Ne puis-je pas dire aussi : Quoi de plus fort qu’Arnolfo di Lapo, Orcagna et Dante ? et quoi de plus doux que le bienheureux de Fiesole ?

Ce bienheureux de Fiesole est maintenant dans toute sa gloire et jamais je n’ai vu de réhabilitation plus rapide ni plus complète. Quand je vins en Italie pour la première fois, tout jeune homme avec mon père, il y avait au musée de l’Académie delle Belle Arti quelques vieux tableaux de Fiesole relégués dans un grenier avec d’autres peintures anciennes vouées aux vers et à la poussière. Maintenant dans la même galerie ces tableaux occupent les places d’honneur, et une chambre tout entière, comme une sorte de sanctuaire de prédilection, est réservée aux œuvres du Bienheureux. Les plus fins crayons, les burins les plus exquis, s’exercent à reproduire ses moindres compositions et jusqu’aux miniatures dont il décora les reliquaires de Sainte-Marie Nouvelle. Voilà pourtant le fruit de deux livres, celui de M. Rio et celui de M. de Montalembert, qui ont inspiré à leur tour la belle Histoire des artistes dominicains, par le Père Marchese. Il est vraiment consolant de trouver une fois que de bons livres aient fait faire de bonnes actions, que des paroles écrites en France aient secoué la poudre et gratté le badigeon qui cachaient les merveilles de l’Italie, et que ce miracle soit l’ouvrage de nos amis ?

Je voudrais que la foi du peintre de Fiesole se ranimât en Italie comme sa réputation, et que cette terre catholique retrouvât la ferveur qui lui fit produire tant de chefs-d’œuvre. Mais autant qu’on en peut juger après un mois de séjour, les conditions religieuses de ce pays semblent très compliquées. En général les plus grands esprits sont des chrétiens, même des convertis, mais en même temps ce sont des libéraux et par conséquent des mécontents. Dans la bourgeoisie je crois reconnaître tous les mauvais sentiments de notre bourgeoisie de la Restauration. La masse du peuple, ici du moins et à Florence, remplit les églises. A la différence de notre France, on voit même aux jours d’œuvre, les autels entourés, non de gens comme il faut, mais d’artisans, de cochers, de paysans et de femmes de la halle, avec lesquels il faut se coudoyer si l’on veut s’asseoir sur les bancs qui remplacent nos chaises. J’ai presque tous les jours la messe de onze heures ; Saint-Simon l’appellerait la messe de la canaille . Je trouve les communions plus nombreuses que je n’aurais cru. Cependant le protestantisme fait de grands efforts et trouve des sympathies dans ce pays où il en excita déjà au seizième siècle. Il y a une grande liberté de publier et de vendre : j’ai trouvé chez les petits étalagistes de Florence la traduction de nos plus mauvais livres. Le clergé s’effraye, mais cette frayeur a ceci de bon qu’elle le réveille. L’Eglise voit qu’elle doit recommencer une vie de combats,et les approches de la lutte rendent possibles des œuvres qu’il y a six ans on déclarait inopportunes. Ainsi, nous avons à Gênes de très-belles conférences de Saint-Vincent de Paul, animées du plus pur esprit de notre société. D’autres se sont fondées à Livourne, à Pise, à Florence. Dans cette capitale du joséphisme, un jeune et pieux chanoine [1] , dont la mère est dame d’honneur de la grande-duchesse, met tout son zèle à propager notre association. J’ai eu la consolation d’assister à une de leurs séances, comme j’avais visité en d’autres temps nos confrères de Londres et de Burgos. Les larmes de joie me viennent aux yeux quand je retrouve à ces distances notre petite famille, toujours petite par l’obscurité de ses œuvres, mais grande par la bénédiction de Dieu. Les langues diffèrent, mais c’est toujours le même serrement de main, la même cordialité fraternelle, et nous pouvons nous reconnaître au même signe que les premiers chrétiens : « Voyez-vous comme ils s’aiment » !

Il est sûr que vous m’aimez, et si bien que vous m’en voudriez de vous laisser sans nouvelles des personnes qui me sont chères. Je commence par ma belle-mère, et je vous remercie pour elle de l’aimable accueil qu’elle a trouvé auprès de vous à Dijon. La santé de ma femme s’est à peu près soutenue, bien qu’elle soit maintenant un peu brisée de tant de voyages et des soins comme des sollicitudes que je lui coûte. C’est encore une personne qui fait profession d’un grand attachement pour vous, et vos bons procédés dans la dernière occasion n’ont pas refroidi ses sentiments. Quant à ma petite Marie, elle s’acquitte de sa vocation comme les petits oiseaux des bois, et elle égaye notre exil par le plus joli babil italien.

Que j’aurais de raisons d’être heureux au milieu de mes petites peines Car vous voyez comment Dieu m’a entouré de près, et vous savez quels amis il me donne. Tous me visitent par leurs lettres et personne n’eut jamais moins à se plaindre d’être oublié. Ajoutez donc à vos bontés publiques la faveur de m’écrire quelques lignes. Donnez-moi des nouvelles de vous et des vôtres. La seconde Église de Genève s’élève-t-elle ? Que devient votre illustre et trop silencieux voisin de Flavigny ? J’ai trouvé la basilique de Saint-Sernin à Toulouse encore toute frémissante de son panégyrique de saint Thomas d’Aquin. Si vous le voyez ; saluez-le tendrement de ma part.

  1. Guido Palagi, chanoine du Dôme, mort le 7 septembre 1871. La population de Florence, qu’il avait édifiée par les plus sublimes vertus, s’est portée presque tout entière à, ses funérailles.