Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/069

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 380-387).

LXIX
À M. CHARLES OZANAM.
Dieppe, 5 septembre 1851.

Mon cher frère,

Mille remercîments des soins que tu as pris. Mon livre et mes notes me sont arrivés hier sans accident. Je n’en travaille pas beaucoup plus pour cela ; mais je me dis que je puis travailler, ce qui est déjà une assurance contre l’ennui. Ensuite je parcours mes notes, j’ouvre mon livre, je donne carrière à mon imagination, je fais des plans, jusqu’à ce qu’Amélie m’emmène à la jetée où le vent du Nord emporte mes plans, et je me mets à regarder pour la vingtième fois jusqu’à quelle hauteur s’élèvera la mer, ou combien l’on compte de voiles à l’horizon. Tu vois que l’étude ne me tue point. Lundi nous passâmes une des plus charmantes journées. Le ciel était d’une sérénité parfaite ; la mer argentée, étincelante, venait se jouer sur le sable ; à droite et à gauche les blanches falaises se courbaient pour former un bassin immense. Au milieu, Dieppe et la belle vallée qui s’étend derrière la ville ; sur une hauteur, le château avec ses vieilles tourelles et ses meurtrières, puis la grande tour de l’église Saint-Jacques, un fort bel édifice gothique. Après les bains nous passâmes presque tout le jour à nous promener, en nous reposant de temps à autre sous de beaux arbres, au bord de la petite rivière qui court dans la vallée. Cependant nous avons poussé nos explorations savantes dans les environs. Jeudi nous visitions le chateau d’Arques nous étions quatre, l’un portant l’autre, c’est-à-dire avec un âne pour Amélie et Nini. L’excellente créature (je parle de l’âne) pariussait comprendre l’honneur qu’on lui faisait, car jamais bête n’avait mieux marché. Petite Marie était enchantée, tour à tour elle occupait la selle, ou bien, armée d’un petit bâton, elle courait après l’âne qui avait d’elle une peur extrême, et qu’elle faisait trotter à toutes jambes. Nous qui avons des plaisirs moins folâtres, la vue d’Arques et du château nous a ravis. La beauté si vantée des campagnes d’Angleterre n’a rien qui dépasse la verdure de cette vallée ou paissent de belles vaches de Normandie ; avec cela d’imposantes ruines, une grande forêt sur les mamelons voisins, et dans le lointain la mer.

Ta visite au Cirque de Gavarnie a bien achevé ton voyage des Pyrénées, et ce que tu nous en racontes n’est pas propre à diminuer cette curiosité qui fait des Ozanam une véritable famille de juifs errants.

Et nous aussi nous aurions beaucoup à te raconter. Je ne sais si Alphonse t’a laissé une lettre dans laquelle je lui exprimais mon sentiment de Londres et de l’exposition. Pour ne pas trop me répéter, je dirai seulement que Londres est la ville la plus imposante du monde au premier aspect, lorsqu’à travers la brume qui l’enveloppe et l’agrandit encore, on la voit s’arrondir en demi-cercle au bord de la Tamise avec cette multitude de clochers, de colonnes, de portiques, au-dessus desquels plane le dôme de Saint-Paul. Mais de près, et si on les étudie l’un après l’autre, ces monuments noircis et disproportionnés ne témoignent plus que l’impuissance ; l’impuissance de la richesse à se procurer ce que l’or ne paye pas, à transplanter sur une terre ingrate le goût et l’inspiration de la France et de l’Italie. Au milieu de ces imitations malheureuses, il faut faire deux grandes exceptions pour la vieille Abbaye de Westminster, et pour le nouveau palais du Parlement. Ici l’architecte a eu la sagesse de retourner au style national, au gothique fleuri du quatorzième siècle, et il en a tiré d’admirables effets. Pour l’exhibition, mes dernières visites n’ont rien ajouté à la première impression que j’en ai ressentie. Rien n’est plus beau que l’ordre avec lequel on-a a rassemblé dans un seul édifice la variété infinie des richesses humaines. Les savants sont ravis de tous les prodiges que la mécanique fait voir et de tous ceux qu’elle promet. Mais si l’on met à part l’exposition Indienne et chinoise, je suis -désenchanté par cette uniformité sous laquelle la civilisation matérielle menace d’envelopper le monde. Il y, a là des chapiteaux de carton-pierre pour les colonnes d’une nouvelle banque qu’on bâtit à Adelaïde-Town, en Nouvelle-Hollande. Il y a des pianos fabriqués au Canada et des tables venues de la terre de Van-Diémen. Cette exhibition n’est guère que celle des objets de luxe, des produits que demande et paye la classe des riches. Les besoins factices de cette classe se ressemblent d’un bout à l’autre du monde ; une parure destinée a la reine d’Espagne est précisément la jumelle de celle qui doit orner le front d’une impératrice de Russie. Dieu avait fait la terre d’une variété infinie qui la rendrait agréable à ses yeux ; l’industrie menace d’y mettre une monotonie qui entraînera à sa suite la lassitude et l’ennui. Pour moi, après avoir vu cet abrégé de la puissance humaine au bout de soixante siècles tout à l’heure, je me disais « Quoi l’homme ne peut rien de plus ? Le dernier effort de son génie sera de croiser l’or sur la soie, de mêler des feuilles d’émeraudes à des fleurs de diamants ! »au sortir je me réjouissais de voir ces gazons verts du parc, les groupes de grands arbres, les moutons qui paissaient au-dessous, et tout ce que l’industrie n’avait pas fait. Mais à la vérité, l’exhibition n’est qu’un vain spectacle donné aux désœuvrés du siècle ; si l’on ne voit pas ailleurs les grands moyens qui ont permis à l’Angleterre de réunir ainsi sous sa tente les trésors des deux mondes. Ce n’est pas dans cet édifice fragile et éphémère qu’il faut chercher le secret de la grandeur anglaise.

Pendant qu’au-dessus des ponts se déploie la ville du luxe, la grande capitale, où se pressent les étrangers ravis ; c’est au-dessous des ponts, en descendant la Tamise, que s’étend une seconde ville de Londres qui fait la vie de la première. Celle-là n’a de monuments que ses vaisseaux, dont les mâts plus pressés et plus sveltes que toutes les colonnades, vont porter sous toutes les latitudes le drapeau britannique. Celle-là a le Tunnel, où l’on marche sous un fleuve immense sans entendre même le bruit de ses eaux. Celle-là a des docks, ces bassins où s’abritent vingt-cinq mille bâtiments. Tout autour s’élèvent des magasins innombrables : nous y avons cheminé durant des heures, dans des rues entières composées de boîtes de thé, ou de balles de sucre, ou de laines d’Australie. Au-dessous, la lampe à la main, nous avons parcouru des caves gigantesques, où viennent s’ensevelir les vendanges de l’Espagne et du Portugal. Ce sont de véritables catacombes, mais les catacombes de Mammon, bordées non de sépultures, mais de tonneaux qui valent de l’or. Voilà l’ exposition véritable, et une matinée passée dans ces lieux sombres et opulents m’a peut-être plus frappé, plus instruit que les élégantes galeries du Palais de Cristal.

Cependant je ne sais encore prendre mon parti d’un côté on ne peut refuser une juste admiration à tant d’activité, de travail et d’intelligence. Évidemment le progrès de l’industrie est légitime, il entre dans la vocation de l’humanité, et toutefois je ne saurais m’empêcher d’y sentir quelque chose de dangereux, de tentateur et de satanique. Assurément ces merveilles éblouissantes ne s’étalent pas sans péril devant des yeux déjà trop épris des biens de la terre. Il me semblait toujours voir au seuil de l’exposition le démon qui transporta le Sauveur sur la montagne, et qui disait encore « Je vous donnerai tout cela si, vous prosternant, vous m’adorez. »Puis, ce qui semble un signe de réprobation, c’est que ces richesses ne servent pas ; au bout du compte, à rendre meilleur le sort de l’humanité, le sort du grand nombre. C’est que ,la ville la plus riche de l’univers est. aussi celle qui traite le plus rudement ses pauvres. Pendant que l’étranger erre avec enchantement dans la fastueuse rue de Regent-Street, derrière cette rue même il y a des quartiers affreux où croupit une misère dont nous n’avons pas d’exemple. J’ai visité, avec un membre de la Société de Saint-Vincent de Paul, quelques-uns de ces réduits, et j’ai su qu’il fallait aux Anglais beaucoup de vertu et de courage pour secourir personnellement ces affreuses misères, non qu’ils soient avares de leur argent, mais dans ce pays aristocratique le contact de l’indigent souille et compromet. On ne recevrait pas la monnaie d’un cocher, s’il ne la pliait dans du papier. Comment se résoudre à presser la main d’un mendiant irlandais ? Cependant nos confrères de Saint-Vincent de Paul ont su vaincre les préjugés de leur naissance, ils font beaucoup de bien, et c’est avec joie que j’ai passé une soirée au milieu d’eux. Nous avons trouvé un autre asile contre le bruit, le faste et les misères de Londres en allant passer un jour à Oxford. Là une paix profonde, une ville du quinzième et du seizième siècle, toute debout, avec ses grands collèges qui ont conservé l’architecture gothique ou celle de la Renaissance. On peut errer dans leurs cloîtres, dans leurs beaux jardins, sans que rien vienne rappeler la différence des temps. Les deux collèges surtout de Christ-Church et de Sainte-Madeleine nous ont charmés, et peu s’en est fallu que nous y prissions notre demeure, car si le célibat est la règle commune de ces communautés, il y a exception pour les Chanoines de Christ-Church. J’ai vu aussi avec un plaisir bien grand la bibliothèque Bodleienne. Dis bien à Daremberg que son ami, M. Coxe, nous a fait le plus gracieux accueil. Il nous a montré les célèbres marbres d’Arundel, les salles de l’ Université, et il nous a beaucoup plu par un mélange de science, d’urbanité et de naïveté qui en fait le digne habitant de ces vieilles demeures. Adieu, cher frère, nous t’aimons tous, mais personne plus que moi.



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