Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/068

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 370-379).
LXVIII
À M. DUFRESNE
Dieppe, 28 août 1851.

Mon cher ami,

Pardonnez-moi d’avoir laissé si longtemps sans réponse l’aimable lettre où vous m’annonciez que Dieu vous faisait présent d’un second fils. Elle m’arriva dans un moment où j’étais bien chargé d’occupations chaque jour je me promettais de vous écrire, et toujours remettant je suis arrivé jusqu’à cette époque des vacances où je serais inexcusable si je ne payais mes dettes.Or, quelle dette puis-je acquitter avec plus de plaisir, puisque je dois commencer par des félicitations ? Tout me fait espérer que madame Dufresne et ses enfants continuent de se bien porter, que votre santé s’est raffermie, et que vous goûtez en paix ces joies de la famille qui sont comme la plus douce révélation et comme le sourire de la bonté divine. Pour moi, cher ami, la Providence m’a si bien partagé de ce côté que je serais trop heureux et que je m’attacherais trop à la terre, si de temps à autre les peines de santé ne venaient troubler mon repos. Celle année je vais beaucoup mieux, mais on m’a engage a changer d’air, et un peu entraînés parie flot des sots et des curieux, un peu poussés par les médecins, nous avons passé le détroit, madame Ozanam et moi, et nous avons visité Londres, d’où nous venons prendre les bains de mer à Dieppe.

Vous me dispenserez, cher ami, de vous décrire le Palais de Cristal. Les journaux vous ont entretenu de cette merveilleuse exposition qu’on ne peut assez louer, si l’on y considère la victoire de l’homme sur la nature et l’accomplissement le plus magnifique de la loi qui nous condamne au travail. Car c’est du travail et de la sueur humaine qu’ont jailli ces piliers de fonte, ces voûtes de verre et tous les trésors qu’elles renferment. L’Angleterre y offre une hospitalité à toutes les industries de la terre, sans s’oublier néanmoins, et sans négliger de s’y faire la meilleure part. Elle étonne, elle subjugue les meilleurs esprits par le spectacle de sa puissance matérielle, par la hardiesse de ses machines, par le bon marché de ses tissus. Mais il y a deux choses qu’elle se garde d’exposer, et que ces visiteurs d’un jour n’ont pas vues, quand ils vont publiant que le peuple anglais est le premier du monde ; ces deux choses sont : la misère des pauvres, et la violence des passions protestantes L’Angleterre met sa gloire dans son agriculture, qui lui donne les plus gras troupeaux et par conséquent la meilleure viande du monde ; et dans son industrie, qui lui permet de fournir les meilleurs tissus au plus bas prix. Comment se fait-il donc que Londres, Birmingham, Manchester, Liverpool, Leeds, aient une population considérable qui non seulement ne mange pas de viande, mais qui manque de pain et qui vit de pommes de terre ? Comment la capitale même est-elle sillonnée d’indigents demi nus qui poursuivent l’étranger, qui se jettent jusque sous les roues des voitures, portant sur leur visage l’empreinte d’un désespoir inexorable ? La, taxe des pauvres et les workhouses n’y peuvent rien : les Anglais ne sauraient empêcher la mendicité de pénétrer dans Londres, ils la tolèrent et je les loue de la tolérer. Mais alors pourquoi insulter d’un air si hautain la mendicité des pays catholiques ? Jamais dans les rues de Rome je n’ai rencontré rien de comparable à ces femmes en haillons qui tendent la main le long du Strand ; à ces petites filles qu’on voit la robe déchirée jusqu’aux hanches, les pieds nus dans la boue noire et froide. Ne dites pas que c’est l’étalage d’une détresse qui veut forcer la pitié du passant. Pénétrez, je ne dis pas dans les quartiers pauvres de White Chapel ou de Southwark, mais derrière ces rues fastueuses de Regent-Strcet, d’Oxford-Street, vous trouverez d’étroites ruelles, obscures, fétides, sur lesquelles s’ouvrent des cours plus étroites encore, bordées de hautes maisons. Là s’entassent, les indigents : on les loge à ta semaine : une chambre moyenne coûte ordinairement de trois à quatre schellings par semaine, c’est-à-dire de deux cents à deux cent cinquante francs par an. Beaucoup de familles sont trop pauvres pour supporter seules le poids de ce loyer, elles se réunissent afin d’en partager le fardeau.. Elles ne connaissent plus même cette dernière satisfaction qu’ont chez nous les plus misérables ménages, la satisfaction d’être chez soi. J’ai vu une chambre et un étroit cabinet que venaient d’habiter quatorze personnes. Depuis quelque temps les règlements de police ne permettent plus de loger dans les caves ; mais la misère, plus forte que tous les pouvoirs, oblige beaucoup d’ouvriers à chercher ce dernier refuge. J’ai vu, dans une cave, une seule chambre occupée par deux ménages se composant de neuf personnes. Il n’y avait que trois lits ; et telle est la détresse de ces pauvres gens, que bien peu songent à donner des lits différents aux enfants de différents sexes. Je sais que la charité catholique les visite, que l’aumône et la parole, qui rend l’aumône douce et honorable, descendent dans ces tristes réduits. Je sais qu’il y a un mois l’allégresse régnait dans un de ces quartiers habités par les malheureux Irlandais. A la suite d’une mission qui avait converti bien des cœurs, le cardinal Wiseman était venu prêcher et bénir une assemblée de quatre mille catholiques : trop nombreux pour s’enfermer dans les murs d’une chapelle, ils s’étaient réunis en plein air, le soir, aux flambeaux, autour des bannières du Sauveur et de la sainte Vierge. Ils étaient ravis d’entendre les discours de leur évêque et les chants de leurs enfants, à qui l’on avait appris les hymnes convenables pour la solennité. Mais je sais aussi quelle fut la colère du protestantisme contre ces joies des pauvres et avec quelle violence ses journaux injurièrent l’Évêque des mendiants. C’est la seconde douleur de celui qui visite Londres avec une autre curiosité que celle de la foule, avec quelque souci des intérêts de Dieu et de l’humanité. On ne peut nier les qualités du peuple anglais. Il a le respect de la ici et l’amour de son pays, il est infatigable au travail, il semble même religieux si l’on en juge par le grand nombre des clochers qui dominent Londres et mieux encore par ce repos du dimanche si exactement observé d’un bout à l’autre du pays le plus laborieux de l’univers, Mais je crains que de beaucoup d’entre eux Dieu puisse dire ce qu’il disait des Juifs « Ce peuple m’honore des lèvres.» Je reconnais la bonne foi d’un grand nombre d’ignorants, mais je crains bien de trouver chez ceux qui conduisent la multitude, l’orgueil pharisaïque, les haines de sectes rien de l’humilité, de l’oubli de soi-même, de l’amour enfin, qui constituent le fond même de la religion. Je ne veux pas en donner les preuves qu’a fait, éclater le bill des titres ecclésiastiques. Je ne veux pas parler des questions contemporaines. Je recueille seulement l’impression que m’a laissée le sanctuaire national de Westminster, tel que le protestantisme l’a transformé.

M. de Maistre espérait que le dix-neuvième siècle verrait célébrer la messe à Saint-Paul de Londres’: je l’espère aussi, mais le catholicisme lui-même aurait bien de la peine à réchauffer ce glacial édifice. La véritable basilique de Londres, le Saint Denis de la monarchie anglaise est Westminster. La, s’élève une nef rivale de nos belles nefs d’Amiens et de Saint-Ouen. Portée sur des piliers hardis et légers, la travée qui la coupe est d’une proportion admirable, terminée par des rosaces flamboyantes. Les architectes chrétiens qui construisirent cette église la firent longue et large pour contenir les flots d’un peuple fidèle, haute et aérienne pour porter l’hommage de la terre plus près de Dieu. Seulement, derrière le chœur et le grand autel, une cloison renfermait un étroit espace où reposait la châsse de saint Edouard. Un tombeau de pierre orné de mosaïques avait reçu les dépouilles du saint roi, du roi populaire qui représentait les souvenirs historiques de la nationalité anglosaxonne. Les princes normands n’avaient jamais songé à troubler la paix de ce sanctuaire ; toute leur ambition était d’y dormir auprès de saint Edouard. Et, en effet, tout autour de la chasse étaient les sépultures d’Henri III, d’Edouard III, de Richard II. Et derrière, Henri VII avait bâti une chapelle merveilleuse qui est la perle de l’Angleterre. Or, le protestantisme ayant chassé Dieu de cette église et ne pouvant plus la remplir d’un peuple vivant, a imaginé de l’encombrer de ses morts. Ne vous figurez pas comme à Saint-Pierre de Rome, comme à Sainte-Croix de Florence, un certain nombre de sépultures illstres décorant les murailles, et mêlant à la sainteté du lieu la grandeur des souvenirs. Il y a bien, comme on dit, le coin des hommes d’État, et le coin des poëtes ; mais le doyen et le chapitre de Westminster, en vertu d’un pouvoir arbitraire, ont concédé ou vendu à ceux qui n’étaient que riches, le droit de figurer parmi les grands. De là, cette prodigieuse quantité de mausolées sans intérêt historique, sans mérite monumental : car, si vous exceptez quelques statues de Flaxman et de Chantrey, tout le reste est misérable. Cependant ils ne se sont pas contentés de garnir les murs, ils ont fermé des arcades entières pour y entasser les monuments de leur vanité et de leur mauvais goût. Les morts de la Réforme trônent sur des montagnes de marbre entourés de génies et de personnages allégoriques, avec tout le paganisme de la Renaissance, moins l’élégance de la beauté. Mais les morts du moyen âge ne devaient pas dormir tranquilles : la chasse de saint Édouard, qu’avaient respectée les Normands, ne pouvait pas échapper aux iconoclastes. Ils l’ont mutilée, et le saint portant malheur aux rois qui reposaient à son ombre, les sépultures des PIantagenets sont là, profanées, délabrées si bien que le.voyageur français qui les visite ne peut voir sans pitié ces vieux et illustres ennemis de son pays réduits à cet état d’abandon et d’ignominie[1].

Et le Parlement, qui trouve des millions pour se bâtir un palais superbe, n’a pas de subsides pour restaurer les tombeaux de ses anciens rois ; le fanatisme protestant ne le permettrait pas. Il veille sur ces ruines qu’il a faites, on dirait que c’est hier qu’il a passé là le marteau à la main. Ah ne louez plus cette nation de son respect pour le passé, aucune n’a poussé plus loin la haine et le mépris du passé chrétien elle ne s’est attachée avec tant d’opiniâtreté à la tradition dans les affaires politiques, dans celles qui changent, qu’en abandonnant la tradition dans les choses éternelles. Nous avions cru pendant vingt ans à leur tolérance et à leurs lumières ; mais le vieux préjugé protestant n’était que muselé, les hommes d’État se réservaient de le lâcher quand il en serait temps, et vous voyez ses fureurs.

Il faut avouer que les emportements du protestantisme s’expliquent, s’ils ne se justifient pas, par les progrès de la vérité catholique. Chaque jour compte des conversions nouvelles, et l’exemple de ces deux grandes âmes, Newman et Manning, continue d’ébranler les cœurs les plus religieux du clergé anglican. Rien n’est plus touchant que de voir cette Église de Londres menacée présentement, mais pleine d’espérance, cette belle cathédrale de Saint-Georges, glorieux témoignage du progrès des catholiques trop nombreux pour se contenir dans les chapelles obscures où la persécution les avait relégués ; aux offices divins, le recueillement, la ferveur des fidèles, le grand nombre des communions enfin, le cardinal Wiseman, cet évêque éloquent qui fait entendre aux Anglais le langage depuis longtemps oublié de saint Anselme et de saint Thomas de Cantorbéry ; et autour de lui un groupe de prêtres et de laïques zélés, qui me rappelaient votre Eglise de Genève, moins considérable, mais non moins florissante. Toutes deux prouvent, d’une manière admirable, que le catholicisme n’a pas besoin du bras séculier pour faire la conquête des consciences. Et là-dessus, cher ami, quand il importe si fort aux Églises opprimées d’Angleterre, de Suisse, d’Allemagne, de Pologne, de revendiquer le principe de la liberté civile, je vous conjure d’éviter que votre excellent journal se rende l’allié, politique de ceux qui combattent ce principe en France et en Italie. Il faut choisir entre la liberté pour nos contradicteurs ou des chaînes pour nos frères. Je m’aperçois que le plaisir de raconter m’a entraîné au delà de toutes les bornes ; il me reste à peine la place de vous demander où en est votre œuvre, pour laquelle, ma femme a encore glané quelques écus. Avez-vous de l’argent  ? les fondations commencent-elles à sortir de terre ? Donnez m'en l’assurance ; rappelez-moi au souvenir de vos deux familles et ne m’oubliez pas auprès de M. le curé de Genève et de M. l’abbé Mermillod, que nous nous rejouissons de revoir l’hiver prochain. Recevez pour vous-même, cher ami, l’assurance de ma fraternelle affection.

  1. Le P. Lacordaire, dans sa notice sur Ozanam, raconte le trait suivant « Un jour, dit-il, qu’il visitait l’église de Westminster. mêle a une foule d’étrangers et d’inconnus, il arriva derrière le chœur, en face du tombeau de saint Edouard. La vue de ce monument mutilé par le protestantisme le saisit de douleur, et, tombant à genoux devant les reliques telles quelles du saint Louis de l’Angleterre, il pria seul en expiation de tout ce peuple qui ne connait plus ses saints, et au mépris de l’assistance qui te prit sans doute pour un idolâtre, sinon pour un fou. »