Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/067

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 365-369).

LXVII
À M. AMPÈRE
Dieppe, 24 août 1851.

Mon cher ami,

Vous apprendrez volontiers que nous avons fait bon voyage. Ce soleil, qui semble résolu à ne pas luire pour Londres, a déchiré tous ses voiles dès que nous avons eu quitté l’Angleterre: la mer, légèrement agitée sur cette côte ennemie s’est parfaitement calmée, quand elle a vu que nous retournions en France, et elle s’est fait douée comme un lac pour nous porter chez nous. Après un peu de mal de coeur, les passagers, et même les passagères, se sont assez remis pour jouir des belles falaises qui montraient leur blancheur et leurs ombres, entrecoupées de petits vallons verts d’où s’élevait la fumée des villages. Enfin, après sept heures et quart de traversée, nous avons fait notre entrée au port de Dieppe ; devant la foule qui couvrait la jetée pour nous recevoir. Malgré notre bravoure, je.ne puis nier que nous n’ayons eu un vrai plaisir à sentir sous nos pieds le sol immobile, et de ne plus entendre parler de Nelson et de Wellington, de Waterloo et de Trafalgar.

Ce qui ne veut pas dire que nous regrettions notre voyage, et que nous soyons fâchés d’avoir vu l’Angleterre. Bien que, tout compte fait, nous revenions gueux comme pèlerins, le pèlerinage est instructif. C’est assurément trop peu pour juger un grand pays mais c’est un spectacle que nous n’oublierons jamais. Après Rome et Paris, il fallait voir cette troisième capitale de la civilisation moderne. Il fallait voir moins ses édifices que son mouvement, moins son exhibition que ses docks et ses vaisseaux. Mais c’était pour nous un bonheur incomparable de faire cette visite en votre compagnie. Nous vous causions bien des assujettissements, bien des gênes votre délicatesse avait beau les dissimuler, nous comprenions tous les sacrifices de temps que vous nous faisiez, quand le temps vous était si précieux. Enfin, vous l’avez voulu, nous avons joui de vos lumières, mais -encore plus de votre amitié, dans ces heures d’intimité qu’on ne trouve qu’en voyage, et que rendait plus chère la pensée de votre prochaine absence. Ainsi, nous vous devons le plaisir de cette belle excursion. Nous ajoutons une obligation de plus à toutes celles que nous vous avons déjà. Car c’est en vain, cher ami, que yous cherchez à en effacer le souvenir, nous nous rappellerons toujours que vous avez fait ma carrière, que nous tenons de vous cette condition de vie qui ne fait pas le bonheur, mais sans laquelle le bonheur est bien troublé qu’enfin et par-dessus tout vous avez pris un si tendre intérêt à tous nos intérêts de cœur, et que vous avez voulu être pour nous un frère, ne nous permettant la déférence et le respect que dans la mesure que permet un frère aîné.

Et maintenant, comment vous étonneriez-vous de ma tristesse en vous voyant partir ? Pardonnez-moi d’avoir contrarié peut-être par ma mélancolie trop peu réprimée, le plaisir que vous vous promettez dans ce grand voyage.

Mais je ne pouvais vous dire de vive voix ce qui faisait le fond de ma tristesse. Je ne pouvais le dire parce que je ne voulais pas que vous fussiez obligé de me répondre, et si je vous l’écris maintenant, c’est qu’il est trop tard pour que vous me répondiez. Si mon épanchement est indiscret, les vagues qui vous poussent vers l’Amérique en emporteront la mémoire, les impressions qui vont se succéder pour vous effaceront cette impression, quand nous nous reverrons dans six mois, vous aurez eu le temps d’oublier ma lettre, ce qui vous y aura déplu ne pourra mêler d’aucune froideur la joie du retour.

Cher ami, vous vous engagez dans de longues fatigues, qui ne sont pas sans péril pour une santé si cruellement éprouvée. Souffrez donc mes inquiétudes. Vous cherchez à vous créer, disiez-vous, de nouveaux intérêts, et avec ce rare esprit que Dieu vous a donné, vous remuez toutes les études et maintenant vous faites la moitié du tour du monde pour trouver des nouveautés qui vous attachent. Et cependant il y a un intérêt souverain, un bien capable d’attacher et de satisfaire votre excellent cœur ; et je crains, cher ami, je crains peut-être à tort, que vous n’y songiez pas assez. Vous êtes chrétien par les entrailles, par le sang de votre incomparable père, vous remplissez tous les devoirs du christianisme envers les hommes mais ne faut-il pas les remplir envers Dieu ? ne faut-il pas le servir ? vivre dans un étroit commerce avec lui ? Ne trouveriez-vous pas dans ce service des consolations infinies ? n’y trouveriez-vous pas la sécurité de l’éternité ?

Vous m’avez plus d’une fois laissé pressentir que ces pensées n’étaient pas éloignées de votre cœur. L’étude vous a fait connaître tant de grands chrétiens vous avez vu autour de vous tant d’hommes éminents finir chrétiennement leur vie. Ces exemples vous sollicitent, mais les difficultés de la foi vous arrêtent. Cependant cher et excellent ami, je n’ai jamais causé de ces difficultés avec vous, parce que vous avez infiniment plus de savoir et d’esprit que moi. Mais laissez-moi vous le dire. Il n’y a que la philosophie et la religion. La philosophie a des clartés ; elle a connu Dieu, mais elle ne l’aime pas ; mais elle n’a jamais fait couler une de ces larmes d’amour qu’un catholique trouve dans la communion, et dont l’incomparable douceur vaudrait à elle seule le sacrifice de toute la vie. Si moi, faible et mauvais, je connais cette douceur, que serait-ce de vous dont le caractère est si élevé et le cœur si bon Vous trouveriez là l’évidence intérieure devant laquelle s’évanouissent tous les doutes. La foi est un acte de vertu, par conséquent un acte de volonté. Il faut vouloir un jour, il faut donner son âme et alors Dieu donne la plénitude de la lumière. Ah ! si quelque jour dans une ville d’Amérique vous étiez malade, sans un ami à votre chevet, souvenez vous qu’il n’est plus un lieu de quelque importance aux États-Unis, où l’amour de Jésus-Christ n’ait conduit un prêtre, pour y consoler le voyageur catholique.

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