Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/066

LXVI
A M. LE VICOMTE DE LA VILLEMARQUÉ.
Sceaux, près Paris, 3 août 1851.

Mon cher ami, Voici le plus grand des coupables, mais le plus repentant, qui depuis deux mois se dit chaque jour j'écrirai demain à Kerbertrand , et qui le lendemain professe, examine, étudie, enrage, mais n’écrit pas. Je m’étais figuré trouver à Sceaux la paix, le loisir, et la santé pour tout le monde ; point les candidats au baccalauréat m’y relancent, leurs mamans éplorées y forcent ma porte, et la coqueluche établie chez moi ne m’y laisse de repos ni le jour ni la nuit. Ce printemps dont nous nous promettions tant de bien n’a été qu’une saison de douleur, et maintenant toute ma préoccupation est de rétablir ma femme et ma fille avant les premières fraîcheurs de l’automne. Je vais donc les plonger dans les eaux bienfaisantes de l’Océan seulement, comme elles se piquent toutes deux de nager, je ne m’ étonnerai pas si une fois à la mer elles se laissaient emporter à la dérive jusqu’à la pointe du Raz, tant votre Bretagne les ensorcelle et les attire. Tout de bon, cher ami, les plaisirs de Dieppe ne valent pas les souvenirs du Finistère, et si je me laisse entraîner jusqu’à Londres, ce sera par devoir de conscience seulement pour connaître un pays qu’il ne m’est pas permis d’ignorer. Du reste, vos Bardes ont encore attise les vieux ressentiments que je nourrissais déjà contre le perfide Saxon, et je ne vais qu’avec déplaisir dans un pays où je verrai tant d’Anglais. Que bien plus volontiers je retournerais aux bords hospitaliers de l’Isole et de l’Ellé. Surtout quand je songe que la fin de septembre ramènera les luttes de Pont-Aven, et que je vois les petits-maîtres du lieu, dans cette posture que vous savez ; la main sur la ceinture du vêtement nécessaire ! Croyez-vous que toute l’exhibition vaille pour moi le pèlerinage de madame sainte Barbe, ou le jubé de saint Fiacre ? Enfin, on prétend que le professeur de littérature étrangère manquerait à ses obligations s’il ne saisissait pas l’occasion d’aller saluer à si peu de frais la patrie de Shakespeare. J’obéis donc et me laisse entraîner par Ampère il est vrai que, s’il voulait me lire une autre Hilda[1], je le suivrais ; je crois, au bout du monde. Du moins, s’il est décidé que nous ne nous verrons pas avant l’hiver, donnez-nous de vos nouvelles. Ne nous punissez-pas de notre silence. Dites-nous à quelle hauteur montent les tours de Keransker. Avez-vous les ennuis de la grandeur ? Avez-vous au moins toutes les consolations de la santé ? Posez-vous quelquefois la pioche et-la truelle pour reprendre le luth de Taliesin, y rajuster quelques cordes ou pour nous donner les Triades galloises dont je ne vous tiens pas quitte ? Nous espérons que madame de la Villemarqué va bien et que vos deux jolies petites châtelaines ne vous donnent plus d’inquiétudes. Quant à messire Geoffroy, ce doit être avànt peu un parfait chevalier, et bientôt nous apprendrons de lui quelque belle apertise d’armes. En attendant qu’il puisse montrer les dents aux Anglais, dites-nous s’il a fait les siennes, s’il croît, et se fortifie pour redemander un jour les clauses du contrat de la bonne duchesse Anne. Vous voyez que je n’ai rien oublié de votre Bretagne.

Veuillez en assurer les amis que nous vîmes ensemble l’année dernière, et que plus heureux vous revoyez cette année.

Que me reste-t-il, cher ami, sinon de vous embrasser avec toute la cordialité d’une vieille affection ?

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L’exposition de Londres fut pour Ozanam l’occasion d’un voyage en Angleterre ; non qu’il fût curieux des merveilles de l’industrie, mais il y fut entraîné par son ami Ampère. Ils avaient passé une partie de l’été ensemble à Sceaux, où Ozanam avait loué une maison de campagne. J.-J. Ampère venait du lundi au jeudi, retournait à Paris pour l’Académie et ses affaires, et allait finir la semaine à Montreuil, près de Versailles, chez son ami M. de Tocqueville.

Il a rappelé le souvenir de ce temps dans une page charmante et trop vraie pour ne pas la citer « Ce fut durant l’été de 1851, sur un banc que je vois encore dans son petit jardin de Sceaux, ou il était allé, dejà bien fatigué, chercher quelque repos entre sa femme et son enfant, qu’Ozanam me lut son tableau du Paganisme, derniers jours sereins de notre amitié, les derniers où l’inquiétude qu’il fallait lui cacher ne vint pas en empoisonner la douceur. Qu’on me permette de leur donner un regret et de ne pas essuyer cette larme qui tombe sur le papier tandis que j’écris....

« Je fis avec lui et madame Ozanam un petit voyage en Angleterre, pour voir la grande exposition ; je m’enthousiasmais plus qu’il ne le faisait lui-même en présence de ces merveilles de l’industrie. J’allais partir pour les États-Unis ; mon esprit, trop curieux peut-être, s’ouvrait à des admirations nouvelles, qu’Ozanam ne partageait pas autant qu’autrefois, quand nous nous entendions si bien sur les Niebelungen et sur Dante. Il trouvait que j’admirais trop l’Angleterre, que j’oubliais trop les Irlandais. Lui, meilleur que moi, me laissait retourner seul au Palais de cristal, pour avoir le temps de visiter les caves habitées par les pauvres catholiques d’Irlande ; il en revenait tout ému, et je crois un peu plus pauvre qu’en y descendant. »

A Sceaux, les deux amis travaillaient beaucoup, on faisait de longues conversations et de longues promenades, et le soir, J.-J. Ampère charmait ses hôtes par quelques lectures. C’est alors qu’il leur fit connaître Hilda, roman historique, qui avait été applaudi, à l’Abbaye-aux-Bois, par madame Récamier, M. Ballanche et M. de Chateaubriand. Il leur lut aussi beaucoup de vers et un récit suédois, où il avait caché, sous le voile du roman, les principales phases de sa vie.

Bien des questions furent soulevées dans ces mois d’une douce intimité où on laisse sans défiance un ami pénétrer dans tes dernières profondeurs de son âme ; il en était une devant laquelle Ozanam ne restait jamais indifférent, et, par des raisons différentes, il en était de même pour J.-J. Ampère. Dès sa jeunesse, son âme avait été atteinte par le doute, mais elle était droite et élevée et ne s’arrangeait pas de l’incrédulité. Son illustre père était un grand chrétien il tenait, par lui et par sa mère, à ces anciennes familles lyonnaises où les grandes traditions et la charité catholiques sont conservées bien plus que d’autres ne conservent les titres de noblesse. Aussi, malgré l’activité prodigieuse et la fantaisie de son imagination, malgré les empressements du monde et tes curiosités toujours nouvelles de son rare esprit, cette foi, qu’il ne possédait pas, lui manquait, et sa poursuite ne lui laissa jamais de repos. Pressé par les aspirations de son grand cœur ; par de profondes douleurs et par les sollicitations de tendres amis, dont nous ne voulons donner d’autres témoignages que la lettre suivante d’Ozanam, il cherchait avec sincérité ; il progressa lentement, mais chaque jour, vers la vérité, et quinze ans plus tard, en 1865, il écrivait à une personne amie « je persévérerai à chercher «  de bonne foi la vérité ; personne ne la désire plus sincerement que moi, et, chaque soir, j’adresse à Dieu cette « prière : Éclairez-moi. Il y touchait enfin quand la mort le mit subitement face à face avec la souveraine vérité et la miséricorde divine.

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  1. Hilda ou le Christianisme au cinquième siècle , publiée l’année suivante dans le Revue des Deux Mondes, 1° juillet et 1° août 1852.