Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/054

LIV
À M. AMPÈRE.
Quimper-Corentin, 5 octobre 1850.

Mon cher ami,

On m’annonce que vous êtes à Paris, revenu d’un long voyage, qui vous a valu les plus sincères malédictions. Sur la foi des traités, nous nous nous étions acheminés vers la Bretagne. On avait pris les bains de mer à Saint-Gildas, tandis que dans ces lieux sauvages, je me préparais pour une vie contemplative et mortifiée au plaisir de vous entendre. Et voilà qu’arrivés à Kerbertrand, où il y avait société excellente puisqu’elle se composait de vos amis, nous apprenons. votre départ pour Berlin : je ne puis vous dire tout le désappointement de la compagnie, ni à quels dieux infernaux on vous a voué pendant plusieurs jours. Enfin, las d’enrager sans vengeance, on m’a chargé de vous adresser une épître d’invectives que vous trouverez ci-jointe. De mon chef, je ne me fusse jamais permis une pareille inconvenance ; mais chacun en prend sa part, et, lecture faite, l’œuvre a été approuvée, et votre serviteur autorisé à signer pour tous. Veuillez me pardonner cette espièglerie de vacances, ne la lisez que si vous éprouvez l’envie de .vous égayer un moment et croyez à une amitié plus sérieuse que mes vers.

 
ADRESSE.

La respectable compagnie
Pour se réjouir réunie
Sous les arbres de Kerbertrand,
A monsieur Jean-Jacques Ampère,
Voyageur par mer et par terre
Et véritable Juif errant
Salut, et paix à votre course,
Toujours cinq sous-dans votre bourse,
Et prompt retour au pays Franc !
                      I
Tandis qu’enfourchant l’hippogriffe,
Vous courez après l’hiéroglyphe,
Qu’un diable écrivit, de sa griffe
Sur quelque obélisque apocryphe,
Notre amitié s’en ébouriffe
Et demande que l’on vous biffe
Du livre des preux chevaliers.
Car deux jeunes et belles fées,

De leurs chapeaux roses coiffées,

Vous attendaient bien attifées
Au perron de leurs escaliers.
Vous trahissez leur espérance.
Point ne prétextez ignorance
Avez-vous oublié qu’en France
Chevaliers félons sont flétris ?
Et ne saviez-vous pas, poëte,
Qu’ayant trompé dame discrète,
Lancelot sur une charrette
Fut promené par le pays ?
Vous nous avez faussé parole.
Vous méritez, sans hyperbole,
De revenir en carriole
De Kœnigsberg jusqu’à Paris.
Mais nous sommes des gens sans haine,
Et nous voulons, pour toute peine,
Vous raconter tout d’une haleine
Les plaisirs que vous avez fuis.

                      II

C’était sur le penchant d’une verte colline
Que l’Aven caressait de son onde argentine.
La lice allait s’ouvrir, et le lutteur debout
Toisait son adversaire, et mesurait son coup.
On voyait accourir et se former en haies
Bretons aux longs cheveux, Bretons aux larges braies.

Un pourpoint bleu descend sur leur triple gilet,

Leur front brun s’arrondit sous un chapeau coquet,
J’adore ce costume : il occupe son homme
Et ne tolère point qu’un petit-maître chôme
Car s’il ne retient pas sa culotte à la main,
L’utile vêtement l’abandonne en chemin.
Les dames étalaient, en habits, des dimanches,
L’édifice orgueilleux de leurs cornettes blanches,
Et les petits Bretons, à l’envi bretonnants,
Se suspendaient en grappe aux pins environnants.

Quand un cri tout à coup a soulevé la foule
Tel aux rocs de Penn-March le vent pousse la houle.
Le combat s’échauffait, l’Hercule de céans
A saisi son rival entre ses bras géants,
Lorsque, lui se baissant pour recueillir sa force,
La chemise et la braie achèvent leur divorce,
Et promènent soudain à ce peuple moral
Un spectacle nouveau, mais peu municipal.
Mais le maire veillait sur la vertu publique.
Courageux magistrat ! vers le groupe athlétique
Il s’élance, et mettant la pudeur en repos,
La canne officielle intervient à propos.

Le reste se passa comme au siècle d’Homère
Le plus adroit des deux mit son. homme par terre,
Et triomphant, reçut pour prix de son savoir
Un, gras mouton, qu’il fit rôtir le même soir.
C’est alors que le cidre et le vin circulèrent
De buveurs trébuchants les gazons s’émaillèrent,

Et plus d’un Bas-Breton, dans l’ornière berce,
Goûta jusqu’au matin l'oubli du mal passé.
                      III
Laissons dormir l’héroïque trompette
De Théocrite empruntons le pipeau,
Je veux conter la fraîche historiette
D’une promenade en bateau.

Je sais un lieu sans rival en ce monde,
Où sous les murs joyeux de Quimperlé,
L’Isole va, du tribut de son onde,
Enrichir les flots de l’Ellé.

Je sais aussi deux aimables ménages,
Qui, renforcés d’un gentil jouvenceau,
Firent un jour, plus curieux que sages,
Glisser leur barque au fil de l’eau.

Nous descendons la paisible rivière,
Comme on descend le vieux Mississipi,
Entre des bois dont l’ombre hospitalière
Offre aux chevreuils un éternel abri.
 
À notre aspect fuit la biche effrayée,
Le bœuf pensif, étonné de nous voir,
Laissant tomber l’herbe qu’il a broyée,
Lève pesamment son front noir.

C’est, là qu’au pied des chênes druidiques,
Au temps jadis, les Bretons mal pensants
Baignaient de sang les pierres fatidiques,
Et dévoraient leurs grands-parents

La, si j’en crois la légende fidèle,
Habite encor la peuplade des. nains.
L’un dans le sable a poussé la nacelle,
L’autre versait la pluie à pleines mains.
 
Sur nous le ciel pleura toutes ses larmes.
À les sécher rien ne réussissait.
Le calembour avait perdu ses charmes,
Et la charade languissait.
 
Ait ! c’est, alors, conteur incomparable,
Que vous manquiez à vos amis transis.
Un jour entier, dans la pluie et le sable,
Eût paru court, charmé par vos récits !

Entre deux eaux, une heure nous restâmes,
Plus d’un poisson nous prit pour ses cousins.
Sans le respect que nous devions aux dames,
Mieux eût valu rester entre deux vins.
                      IV
Je ne finirais pas, si je contais encore
Les plaisirs que pour nous chaque jour fait, éclore

Comment, bons pèlerins, nous armant du bourdon,
Nous allons visiter-quelque lointain pardon,
Et fréquentant les lieux que la piété consacre,
Saluer sainte Barbe et vénérer saint Fiacre.
Puis, comment au retour, affamés et dispos,
Nous ornons le dîner de nos malins propos.
Sur le perdreau fumant, sur le beefteak classique,
Les Grâces et l’Amour sèment le sel attique.
Enfin le soir, tandis que, sous de jolis doigts,
Chante complaisamment l’ivoire aux mille voix,
Mon hôte bienveillant, qui n’est plus sur ses gardes,
Finit par me trahir le secret de ses Bardes,
Et me fait admirer, après mûr examen,
Les rhythmes d’Aneurin, les chants d’Elywarrh’en.
Un seul trait vous peindra ces joyeuses merveilles,
Vous jugerez d’un mot nos gais déportements,
Puisque nous comptons là deux femmes sans pareilles,
Sans nous vanter, et trois hommes charmants.
                       V
Ces biens vous attendaient. Vous avez cru sans doute
Mieux faire de manger la tudesque choucroute ;
Et chez les beaux esprits de Vienne et de Berlin,
Vous fêtez savamment la bière et le brandwin.
Allez o ne, et parmi le peuple des momies,
Cherchez-vous des amis, faites-vous des amies,
Puisque les Pharaons, leurs sphinx et leurs matous

A votre jugement ont plus d’attraits que nous.
Nous pardonnerons tout, si la neige prochaine
Heureux et bien portant à Paris vous ramène,
Et si la belle Hilda, ce livre tant promis,
Vient mouiller doucement les yeux de vos amis.

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