Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/053

LIII
À M.CHARLES OZANAM.
Kerbertrand, près Quimperlé, le 18 septembre 1850.

Mon cher frère,

Avant-hier nous sommes arrivés sains et saufs à Quimperlé, après une course de trois jours, qui nous a montré la Bretagne sous ses aspects les plus curieux et les plus charmants. Samedi matin nous quittions Truscat, comblés des politesses de madame de Francheville, qui nous pressait de la revenir voir au retour : son canot nous conduisit à bord d’une chaloupe frétée pour nous conduire à la petite ville d’Auray. Nous avons encore une fois traversé ce bassin du Morbihan, par un soleil magnifique qui argentait tous les flots et dorait toutes îles ; puis, nous nous sommes engagés dans un bras de mer, long de trois lieues, à peu près large comme la Saône dont il rappelle un peu les bords, tant ses collines boisées se dessinent avec grâce c’est ce qu’on nomme la rivière d’Auray, à cause de la ville qu’on trouve au bout, et qui a toute l’originalité d’un village de Suisse, avec les Alpes de moins dans le fond du tableau. Débarqués là de bonne heure, nous avions le temps de pousser le soir même jusqu’à Sainte-Anne, une grosse lieue plus loin. Nous avons donc vu ce pèlerinage national des Bretons sa petite église bien humble, mais bien ornée ; par derrière un beau cloître du dix-septième siècle ; au-devant, une vaste cour avec une Scala Sancta de chaque côté de la porte principale, surmontée d’un grand balcon, où l’on dit la messe le jour de sainte Anne aux pèlerins agenouillés en plein air. Il était tard, et jour de semaine ; et cependant, en moins d’une heure, nous avons vu. plusieurs bandes de pèlerins venir se laver les mains à une fontaine dont les eaux passent pour sacrées, puis, les uns faire à genoux le tour de la chapelle, les autres le chemin de la croix dans le cloître voisin tous enfin prier avec ferveur devant l’image miraculeuse de sainte Anne, trouvée il ’y a deux cents ans en ce même lieu par le laboureur Nicolazic. C’est l’origine de cette dévotion, et il ne lui a pas fallu plus de deux siècles pour s’acclimater chez un peuple croyant. Nous étions heureux de nous mettre à genoux au milieu de ces bons paysans si pleins de foi et si recueillis. Nous y avons prié avec plus de ferveur qu’à l’ordinaire, soutenus et. comme soulevés par tant de prières meilleures que les nôtres nous n’y avons pas oublié nos chers absents, et j’ai mis ton nom avec celui d’Alphonse au premier rang de ceux que je recommandais. Enfin ce lieu m’a tout à fait rappelé Einsiedeln et Lorette, et j’ai peu vu de pèlerinages qui aient un caractère aussi touchant. Le lendemain dimanche, après la messe ouïe, nous avons pris le chemin de Carnac, où nous voulions voir ces pierres qui, font le désespoir des savants. Figure-toi, dans une plaine de six lieues, plusieurs légions de pierres rangées en bataille ; les plus hautes n’ont guère que trente pieds, mais ce qui étonne, c’est leur nombre, c’est d’en compter mille, douze cents, sur onze rangs également espacés.

De distance en distance, s’élèvent des dolmens, des tumulus, surmontés d’un menhir, c’est-à-dire d’une pierre levée. Cette procession de monuments s’interrompt quelquefois, puis recommence bientôt pour aboutir à Locmariaker, dont nous avions déjà visité les sanctuaires druidiques. Tout ceci était donc un territoire sacré, peut-être une sorte de cimetière, où, à la suite de quelque grande bataille, les Celtes voulurent élever une pierre à chacun de leurs morts. Dans le voisinage on reconnaît des tertres de cendres et de charbon, marquant peut-être les bûchers qui dévorèrent les guerriers. Cet Élysée barbare était mis sous la protection des dieux, de Belenus, le vainqueur du Dragon, et de Hu-Gadarn, le dompteur de taureaux. Aujourd’hui Belenus est remplacé par saint Michel, dont la chapelle couronne le principal tumulus et domine toute la plaine ; Hu-Gadarn a pour successeur saint Corneille, protecteur des bestiaux, qu’on voit sur le portail de l’église de Carnac, debout entre deux bœufs. Longtemps les paysans des environs vinrent chaque année, avec leurs bêtes toutes ornées d’épis et de rubans, pour les faire arroser des eaux d’une fontaine qu’ils vénèrent. Mais cet usage, regardé comme idolâtrique. tomba en désuétude, et nous n’avons rien vu de pareil, à notre grand regret cette procession de bêtes nous touchait, et rien ne nous convenait mieux au sortir de notre oisiveté de Saint- Gildas. Je ne finirais pas si je voulais tout décrire comment le soir nous partîmes d’Auray, le paysage de la vieille petite ville d’Hennebon, et de son clocher au clair de lune ; enfin notre passage a Lorient, d’où le lundi matin nous sommes venus à Quimperlé. On ne pouvait arriver plus à propos c’était la fête, ou, comme on dit, le Pardon d’un village voisin, et l’on nous attendait pour nous mener voir la Lutte, l’un des plaisirs favoris des Bretons. Ici la scène était toute changée, et rien ne rappelait plus le Morbihan, la gravité de ses habitants, la nudité de ses rivages. Dans un joli pays, le plus vert, le plus frais qu’on puisse imaginer, sur le penchant d’un coteau au pied duquel le petit village en fête s’agitait, s’étendait une pelouse un peu moins inclinée : tout autour, la foule en habits nationaux au milieu, la lice où l’on voyait les lutteurs, l’autorité qui présidait aux.jeux, et trois moutons destinés à en être le prix. Avant le combat, une sorte de héraut faisait le tour, portant un des moutons sur l’épaule, comme pour exciter le courage par la vue de la récompense, puis un lutteur en chemise blanche tournait aussi autour de la lice, un bras levé, pour demander un adversaire. Aussitôt qu’il s’eu présentait, les deux champions se frottaient de terre les deux mains, faisaient le signe de la croix, et commençaient à s’étreindre. Pour vaincre, il fallait avoir renversé son ennemi sur le dos le vainqueur était élevé dans les bras de ses amis et montré à la foule qui le couvrait d’acclamations.

Nous étions en plein costume du Finistère, les cheveux longs, couverts d’un petit chapeau qui donne aux jeunes gens beaucoup de grâce, une longue veste bleue et deux ou trois gilets (pour ceux bien entendu qui ne luttent pas) ; enfin les . braies blanches, nouées au genou au-dessus d’une guêtre de cuir. Mais la question est de bien porter les braies et les élégants du pays se piquent de les porter en dehors, comme ils disent, de façon à en laisser sortir à moitié la portion la plus rebondissante de leur personne. Il s’en suit qu’ils sont toujours au moment de faire voir tout autre chose que leurs mollets. Quant aux dames du lieu, -c’était lundi, elles réservent leurs atours pour le ;toutefois nous avons vu deux ou trois merveilleuses danser au bal qui a suivi la lutte, le tout avec la tolérance de M. le curé ; ces bonnes gens ne s’amusent point sans être allés lui demander permission. Enfin, rien ne m’a plus. diverti que cette fête les habitants du Finistère m’y ont paru gais comme leur pays ; et si l’on m’avait transporté endormi de Vannes à Quimperlé, jamais je n’aurais pu croire que je me réveillais dans la même province. Monsieur et madame de la Villemarqué nous ont fait le plus aimable accueil. Je pense rester quelque temps ici, et je rédigerai la suite de mon plan de voyage selon la disposition de ma santé. Je ne m’en plains pas maintenant.

Adieu, sois assuré que nous te regrettons beaucoup. Amélie et petite Marie te disent les choses les plus aimables, et moi je t’aime toujours tendrement.

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