Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/055

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 307-313).
LV
À M . EUGÈNE RENDU.
Lesneven, 7 octobre 1850.

Mon cher ami,

Comment vous remercier dignement, et comment m’excuser de . vous remercier si tard ? Sachez donc que vous me fîtes un honneur infini, le soir où revenant d’une charmante promenade en bateau sur ta rivière de Quimperlé, je trouvai au débarcadère le secrétaire de la sous-préfecture, chargé de me remettre le pli scellé de vos armes, pendant que les bourgeois attroupés se demandaient quel grand personnage traversait leurs murs. Puis, la lettre décachetée, j’eus le plaisir de vous y trouver tel que je vous souhaitais, joyeux et dispos. Vous m’y contiez cent choses agréables, et surtout la fin prochaine de vos grandeurs. J’espère bien l’affaire terminée ; mais, si je ne vous complimente pas de votre nomination, pardonnez à un homme qui depuis neuf jours n’a pas ouvert une gazette et ne s’en porte pas plus mal. Enfin, troisième surprise, venait cet article trop flatteur dont j’ai juré de vous gronder ! Y pensez-vous, cher ami, de procéder si rondement à mon apothéose et de me mettre au rang des dieux ? Croyez-vous que je n’aperçoive pas quelle distance me sépare des maîtres de la science historique, de ceux qui ont commencé, qui ont osé, sans qui nous ne serions rien ? Une certaine pudeur vous avait pris en route, vous me promettiez un bout de critique je la cherche et ne la trouve point. Il fallait donc me passer la plume, et je me serais parfaitement chargé d’écrire une colonne sur les torts de l’auteur et-les travers de l’ouvrage. Après cela, je ne saurais vous en vouloir trop. Si la raison m’oblige à me plaindre, je démêle au fond de mon cœur une certaine faiblesse paternelle qui vous excuse d’avoir pris mes petits hiboux pour des aiglons et, pour tout dire, si je vous censure, madame Ozanam vous absout.

Je compte que le chantre de Laure va profiter de vos loisirs, et qu’après vous être assuré des progrès du b-a ba, vous aurez le temps de restaurer le moyen âge italien. Nous en deviserons plus d’une fois cet hiver. Car je tiens toujours par le fond du cœur à ma pauvre Italie, dites-le bien à Montanelli, et toutes les merveilles de la Bretagne ne me font pas oublier celles

Del paese ove’l si suona. À vrai dire, si l’on ne cherche que les grands spectacles de la nature et de l’art, après le Vésuve et le Vatican, on fait bien de poser son bâton de voyageur, et de vivre sur ses souvenirs.

Ce n’est pas que je dédaigne la belle Bretagne qui est aussi de vos amies, des premières, et par conséquent des meilleures. J’ai vu le sévère rivage de Saint-Gildas, la baie enchantée de Douarnenez, et je suis allé m’asseoir courageusement au dernier rocher de la pointe du Raz, d’où je contemplais avec une émotion infinie cet Océan qui fut pendant tant de siècles la limite du monde. J’ai aimé les fraîches vallées du Finistère, et sur la rivière de Quimper nous avons visité des jardins qui défient ceux de Trianon. Mais à vrai dire, ce qui m’attache a ce pays-ci, c’est bien moins la nature que les peuples. Ce sont leurs monuments primitifs, les men-hir de Locmariaker et de Carnac, les cromlech de. Crozon, et toutes les traditions perdues qu’ils représentent. C’est la légende de leurs premiers apôtres, et toutes les tracés encore vives des combats héroïques livrés par le christianisme aux anciens dieux. C’est le moyen âge et la renaissance si intéressants dans le pays de du Guesclin et d’Anne de Bretagne. Ce sont enfin les mœurs de ces braves gens si peu entamés par la trivialité et la corruption de nos mœurs. Voilà, à mon sens, la nouveauté qu’il faut-venir chercher ici. L’Italie a des deux plus beaux ses populations n’ont pas tant de caractère : -il faudrait aller en Grèce pour trouver des costumes aussi pittoresques ; et faire le tour du monde avant de rencontrer une foi plus ferme, des hommes plus honnêtes et des femmes plus pudiques. Charles vous aura conté que notre curiosité sous ce rapport a été singulièrement favorisée. Nous avons eu des pardons, des luttes, des noces, et pour clore la liste de nos bonnes fortunes, vendredi dernier, en traversant le petit village de Ploneveh, nous sommes tombés au milieu d’une nombreuse compagnie qui sortait d’un service funèbre. Ils étaient superbes, trente ou quarante hommes uniformément vêtus du pourpoint bleu et de la braie noire, les cheveux longs et passaient de l’église à l’auberge voisine pour y commémorer dignement les vertus du défunt.

Mais politiquons un peu, et permettez-moi de vous communiquer deux ou trois observations qu’il ne faudrait pas faire ici trop haut. Ce sont paroles qui me pourrissent dans le ventre, comme dit Sancho, et que je veux enfin laisser sortir. J’ai trouvé sous le toit des manoirs bretons la plus patriarcale hospitalité, des vertus de famille.et des traditions d’honneur, malheureusement peu communes. Mais j’y rencontre aussi des opinions politiques bien étranges, les passions légitimistes excitées par les récits de Wiesbaden, et le programme de M. de Barthélemy accueilli avec transport chez des gens qui veulent la royauté absolue. Et cependant hors des châteaux, je vois peu de signes faits pour confirmer ces espérances. Les paysans se battraient, encore pour les autels ils ne donneraient pas une goutte de sang aux partis qui disputent le pouvoir. Au fond ils inclinent à la royauté, mais avec une grande indifférence, et une parfaite disposition à laisser faire tout gouvernement qui ne fermera pas leurs églises. J’ai vu dans le Morbihan, dans la terre classique de la chouannerie, le drapeau de la république marcher devant la statue de la sainte Vierge, et à des noces les villageois se parer de rubans tricolores pendant que les messieurs en portaient de verts et blancs. J’ai vu danser de grandes rondes au’ bruit d’une chanson dont le refrain était Vive Napoléon et j’ai entendu de grandes dames se plaindre de la mollesse de ces manants, qui en effet ont le mauvais esprit de ne pas s’aller faire tuer pour leur rendre des tabourets à la cour. M. de Carné, que j’ai trouvé à Quimper, m’assure que le clergé de ce pays-là penche vers la démocratie. Cependant il faut avouer que l’Univers y exerce une grande autorité, et qu’en général on y a mal reçu le mandement de Monseigneur. À ce propos je vous remercie de votre bon avertissement. La vérité est. que l’Univers m’avait trop maltraité pour que j’eusse le droit d’applaudir à sa condamnation, et votre délicatesse comprendra le sentiment qui m’avait empêché d’abord d’écrire à M. l’archevêque. Cependant, d’après votre avis, j’ai cru qu’il serait impoli de me taire plus longtemps. J’ai écrit, mais je n’ai pas osé dire que l’extrême véhémence des paroles par lesquelles finit cet acte de vigueur pontificale a peut-être nui a son effet, et que, moins sévèrement menacés, ces journalistes auraient trouvé moins de défenseurs. Mais plus vif est le zèle des amis de l’Univers, plus il était temps qu’un coup de vigueur vînt empêcher l’assujettissement de l’Église de France, et replacer le pouvoir religieux aux mains où Jésus-Christ l’a mis, c’est-à-dire des évêques.

Au surplus, croyez que je suis heureux de passer des jours entiers sans entendre agiter ces questions, et de trouver des lieux où elles ne pénètrent pas. Tel est mon gîte de ce soir, Lesneven sur la route de Brest à Saint-Pol de Léon, à côté du célèbre pèlerinage de Notre-Dame de Fol-Goat. Nous venons donc de Brest, nous avons parcouru cette admirable rade, visité plusieurs vaisseaux et une partie du port, et nous revenons bien frappés de la grandeur navale de la France. Maintenant nous achevons le tour du Finistère pour revenir probablement par Carhaix à Lorient, Vannes et Nantes.

Je regrette, dans un si long itinéraire, de n’avoir point rencontré les personnes que vous me recommandez mais nous n’avons pas besoin de ce motif pour songer à vous. Toutes les fontaines druidiques nous parlent de vous.

................ipsœ te, Tityre, pinus,
Ipsi te fontes, ipsa haec te arbusta vocabant.