Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 05/7/07

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VII
Comment saint François enseignait à frère Léon la manière de répondre, et comment celui-ci ne put jamais dire que le contraire de ce que voulait saint François.


Saint François était une fois, au commencement de son Ordre, avec frère Léon, dans un couvent où ils n’avaient pas de livres pour dire l’office divin. Quand vint l’heure des matines, saint François dit à frère Léon : « Mon bien-aimé, nous n’avons pas de bréviaire avec lequel nous puissions dire matines mais, afin d’employer le temps à louer Dieu, je parlerai et tu me répondras comme je t’enseignerai ; et garde-toi de dire les paroles autrement que je ne te les aurai apprises. Or voici ce que je dirai : « Ô frère François, tu as fait tant de mal et tant de péchés dans le siècle, que tu es digne de l’enfer ; » et toi, frère Léon, tu répondras : « C’est une chose vraie, que tu mérites le plus profond de l’enfer. » Et frère Léon, avec une simplicité de colombe, répondit : « Volontiers, Père commence donc, au nom de Dieu. »

Alors saint François se prit à dire : « Ô frère François, tu fis tant de mal et tant de péchés dans le siècle, que tu es digne de l’enfer. » Et frère Léon de répondre : « Dieu fera par toi tant de bien, que tu t’en iras en paradis. » Saint François dit : « Ne parle pas ainsi, frère Léon. Mais, quand je dirai : « Frère François, tu as commis contre Dieu tant d’iniquités, que tu es digne d’être maudit de Dieu, » tu répondras de la sorte : « Oui, vraiment, tu es digne d’être mis au nombre des maudits. » Et frère Léon répondit : « Volontiers, mon Père. » Alors saint François, avec beaucoup de larmes et de soupirs, et se frappant la poitrine, dit à haute voix : « mon Seigneur ! maître du ciel et de la terre, j’ai commis contre vous tant d’iniquités et tant de péchés, que je suis tout à fait digne d’être maudit de vous. » Et frère Léon de répondre : « Ô frère François, Dieu te rendra tel, qu’entre les bénis tu seras singulièrement béni. » Et saint François, s’étonnant que frère Léon répondît le contraire de ce qu’il lui avait imposé, le reprit en disant : « Pourquoi ne réponds-tu pas comme je t’enseigne ? Je te commande, par la sainte obéissance, de répondre comme je t’enseignerai. Je dirai ainsi : « Ô méchant frère François ! penses-tu que Dieu ait merci de toi, lorsque tu as tant péché contre le Père de la miséricorde et le Dieu de toute consolation que tu n’es pas digne de trouver miséricorde. » Et toi, frère Léon, ma petite brebis, tu répondras : « En aucune manière tu n’es digne de trouver miséricorde. » Mais ensuite, quand saint François se mit à dire : « Ô mauvais frère François. » et le reste, frère Léon répondit : « Dieu le Père, dont la miséricorde est infinie, plus que tes péchés, te fera grande miséricorde, et de plus il t’accordera beaucoup de grâces. Et à cette réponse saint François, doucement irrité et troublé sans impatience, dit à frère Léon : « Et pourquoi as-tu la présomption de parler contre l’obéissance ? Pourquoi, déjà tant de fois, as-tu répondu le contraire de ce je t’avais prescrit ? » Frère Léon répondit, avec beaucoup d’humilité et de respect : « Dieu sait, mon Père, que chaque fois j’avais résolu dans mon cœur de répondre comme tu m’as commandé ; mais Dieu me fait parler comme il lui plaît, et non selon qu’il me plaît. »

De quoi saint François s’étonna, et dit à frère Léon : « Je te prie très-tendrement cette fois de me répondre comme je t’ai dit. » Frère Léon répondit « Parle au nom de Dieu car, pour certain, je te répondrai, cette fois, comme tu veux. » Et saint François, pleurant, dit : « Ô méchant frère François, penses-tu que Dieu ait merci de toi ? » Et frère Léon de répondre : « Bien plus, tu recevras de grandes grâces de Dieu, et il t’exaltera et te glorifiera dans l’éternité, parce que celui qui s’humilie sera exalté ; et je ne puis dire autrement, car Dieu parle par ma bouche. » Ainsi, dans cette humble contestation, avec beaucoup de larmes et beaucoup de consolations spirituelles, ils veillèrent jusqu’au jour.