Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 05/6


CHAPITRE IV


SAINTE-CROIX DE FLORENCE.


Il semble qu’au moment où nous sommes arrivés, c’est-à-dire aux premières années du quatorzième siècle, les arts de la parole et ceux du dessin, que nous avons vus grandir ensemble, étaient en âge de se séparer. Cependant l’inspiration jaillissait encore avec trop d’abondance chez les hommes de ce temps, pour qu’ils ne cherchassent pas à l’exprimer par tous les moyens à la fois, et à compléter l’une par l’autre l’illusion du pinceau et la puissance des vers. Dante ne s’était pas contenté de concevoir l’architecture de ses trois mondes, d’y tailler comme dans le roc vif, d’y peindre les figures qui nous saisissent de terreur et de pitié. Ce poëte incomparable dessinait avec grâce ; on lui attribue la première idée des peintures que Giotto exécuta à Sainte-Claire de Naples. D’un autre côté, les peintres n’avaient pas encore honte d’expliquer par des inscriptions le sujet de leurs tableaux, moins jaloux d’étonner les ignorants que de les instruire. C’était la coutume de Cimabuë : Buffalmacco l’imita. Chargé de peindre la Création au Campo Santo de Pise, il avait représenté Dieu le Père tenant dans ses mains le ciel tout peuplé d’anges, des sphères, des planètes, et la terre au milieu. Aux deux côtés il avait placé saint Augustin et saint Thomas d’Aquin, c’est-à-dire les deux plus grands interprètes de l’Œuvre divine ; et, comme s’il n’eût pas réussi à faire passer, toute sa pensée dans cette forte composition, il avait écrit au bas un sonnet pour convier les spectacteurs à louer l’Auteur de l’univers.

« Lodate lui che l’ha si ben creato  »

Les Pisans trouvèrent tant de plaisir à ces vers, que plus tard Orcagna ne dédaigna pas un moyen si facile d’animer son Triomphe de la mort. Lui-même avait composé les paroles rimées qu’il prête à ses groupes d’anges, de solitaires, de mendiants. Au-dessous du tableau, d’autres figures déroulaient de longues devises italiennes et latines, alors admirées, maintenant effacées par le temps et par le vent de la mer[1].

Ainsi la poésie ne pouvait se détacher des murailles saintes à l’ombre desquelles elle vécut tant de siècles. L’inspiration qui dictait les chants de Jacopone éleva Sainte-Croix de Florence.

C’était en 1294. Depuis dix ans, Florence avait élargi l’enceinte de ses remparts et bâti le Palais-Vieux. Un décret enjoignait à l’architecte Arnolfo de reconstruire la cathédrale « sur un dessin tel, que l’art et la puissance des hommes ne pussent rien imaginer de plus grand ni de plus beau. » Il semble que c’était assez pour honorer un peuple d’ouvriers et de marchands. Cependant, la république florentine ayant décidé qu’elle recevrait les deux ordres de Saint-Dominique et de Saint-François à cause de leur zèle et de leurs bons services, elle avait voulu leur donner une magnifique hospitalité. Tandis que deux dominicains, Frà Historo et Frà Sisto, bâtissaient l’église de Sainte-Marie-Nouvelle, Arnolfo eut ordre d’ériger pour les Franciscains, aux frais de la cité, l’église de Sainte-Croix. Cet artiste, accoutumé à ne rien concevoir que de grand, se souvint toutefois qu’il travaillait pour des pauvres et puisque son édifice devait porter le nom de la sainte Croix, il voulut lui en donner, non-seulement la forme, mais la sévérité. Il en éleva les trois nefs sur quatorze piliers et quatorze ogives dignes des plus fières cathédrales, mais il renonça à les charger d’une voûte, et les couvrit d’une charpente qui rappela dans sa nudité l’étable de Bethléem. Le chœur n’eut point la splendeur de nos sanctuaires gothiques mais à droite, et à gauche, sur les bras de la croix, s’ouvrirent de nombreuses chapelles où vint s’abattre un essaim de peintres. Ce fut d’abord l’infatigable Giotto, puis ses disciples Stefano et Taddeo Gaddi puis Giottino, fils de Stefano, et Angelo, fils de Taddeo ; car en ces temps héroïques le pinceau devenait héréditaire comme l’épée. Ils représentèrent dans une longue série de fresques la Croix révélée à sainte Hélène, et portée en triomphe par l’empereur Héraclius ; l’histoire de la Vierge, en y rattachant les gracieux récits de l’Évangile de la Sainte Enfance ; la légende de sainte Madeleine, pour la consolation des pauvres pécheurs ; le martyre des Apôtres, pour l’encouragement de ceux qui allaient prêcher aux Sarrasins et aux Tartares ; enfin la vie et les miracles de saint François. Orcagna, le peintre des justices éternelles, était venu clore ces tableaux par la Vision du Jugement dernier. Toutefois, ne pensons point que les artistes de Sainte-Croix aient cru leur œuvre terminée : c’était leur gloire de ne terminer jamais. Après l’église, ils décoraient la sacristie, le réfectoire ; Giotto exécuta pour une armoire vingt-six petites compositions d’un prix inestimable. Peu à peu les ouvrages d’art, ne trouvant plus de place dans le saint lieu, vinrent s’entasser dans les galeries et les salles adjacentes ; on y a recueilli des terres cuites de Luca della Robbia, de vieux Christs byzantins, des peintures d’anciens maîtres, depuis Cimabuë jusqu’au bienheureux Angelico de Fiesole. Sainte-Croix est devenue un musée où le Mendiant d’Assise a réuni plus de chefs-d’œuvre que bien de rois dans leur palais. Il est vrai que les fresques ont cruellement souffert du temps et de la négligence des hommes. Mais s’il ne reste rien des quatre chapelles décorées par Giotto, on conserve de lui un Couronnement de Notre-Dame, peint sur bois pour l’autel de la chapelle de Baroncelli, où il repose depuis six cents ans, sans que rien en ait altéré la fraîcheur et l’éclat. C’est encore une peinture du ciel, comme les anciens mosaïstes avaient coutume d’en exécuter pour enrichir l’abside des basiliques. Mais ici on peut mesurer toute la différence des temps. Pendant que les anciens mosaïstes, interprètes d’une tradition immobile et d’un monde vieilli, donnaient ordinairement à leurs personnages l’immobilité de l’extase et l’impassibilité de la vieillesse, tout vit dans le paradis du maître florentin. L’action du Christ attendri qui couronne sa Mère, entraîne l’assemblée des élus, et lui prête non plus l’unité du même repos, mais l’harmonie du même mouvement. Toutes les figures, même celles des vieillards, sont jeunes, comme l’art qui les conçut, comme le peuple italien du moyen âge, dans la première fleur de sa prospérité et de son génie[2].

Si les siècles ont maltraité Sainte-Croix, il semble qu’ils aient voulu réparer leurs ravages en lui donnant des habitants dignes d’elle. Les Florentins. choisirent cette basilique austère et belle pour en faire la sépulture de leurs grands citoyens. Là reposent Machiavel, Michel-Ange, Galilée : je ne nomme pas les autres moins illustres ou plus récents. Dante, que je puis bien citer encore une fois dans un sujet qui le touche de si près, poursuivi par les tempêtes publiques, et plus encore par l’orage éternel de son cœur, traversait un jour le diocèse de Luni ; et, après avoir cheminé longtemps à travers des lieux désolés, il arriva au monastère de Corvo. Or, comme il se tenait silencieux sous une des arcades du cloître, un moine, frappé de la dignité de son attitude et de la tristesse de son visage, lui demanda ce qu’il cherchait. « La paix, » répondit le poëte. Ainsi tant d’hommes que Florence avait aimés et tourmentés, honorés et flétris, ne trouvèrent la paix que sous le toit de saint François.

Plusieurs peuples chrétiens ont eu l’inspiration de réunir leurs grands hommes dans un même lieu de repos. Pise se glorifiait de son Campo Santo. Venise avait ses églises des saints Jean et Paul et de sainte Marie la Glorieuse. La France portait ses rois à Saint-Denis ; l’Angleterre a rassemblé à Westminster ses hommes d’État et ses poëtes. Mais Sainte-Croix me paraît bien supérieure au Panthéon trop vanté de l’Angleterre. Sans doute, à Sainte-Croix ; comme partout, la sculpture moderne a souvent déshonoré les tombes chrétiennes par le paganisme de ses allégories. Cependant ces mauvais ouvrages disparaissent au pied des piliers superbes qui les dominent, au fond des chapelles qui les cachent. Dieu reste maitre du lieu saint une pensée antique de foi, d’humilité, de pénitence, remplit tout l’édifice, et couvre comme d’un manteau la décadence des générations nouvelles. Westminster eut aussi ses jours de splendeur, quand cette basilique nationale s’éleva sur le tombeau de saint Édouard, et qu’autour du saint roi vinrent reposer les plus belliqueux de ses successeurs. Mais après que le protestantisme eut chassé Jésus-Christ de ce temple, il le remplit de morts sans gloire, il vendit aux riches le droit de figurer parmi les grands : il encombra les nefs ; il ferma des arcades entières, pour entasser l’un sur l’autre les monuments de sa vanité et de son mauvais goût. Cependant la châsse de saint Édouard est restée mutilée comme aux premiers jours de la réforme, quand les iconoclastes y passèrent, le marteau à la main. Et les tombeaux profanés des Plantagenets, auxquels le voisinage du saint a porté malheur, touchent de pitié le voyageur français, qui ne peut s’empêcher de plaindre ces héroïques ennemis de sa patrie.



  1. Vasari, Vita di Buffalmacco, vita d’Orcagna.
  2. Vasari, Vite de Pittori, Vita di Giotto, di Giottino, di Taddeo e d’ Angelo Gaddi, d’Orcagna, etc. Le Jugement dernier d’Orcagna est du nombre des peintures qui ont péri. à Sainte-Croix, est du nombre des peintures qui ont péri.