Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 01/Troisième leçon

Lecoffre (Œuvres complètes volume 1, 1862p. 73-103).


LE CINQUIÈME SIÈCLE


(TROISIÈME LEÇON)




Messieurs,


Avant de pénétrer dans l’étude des temps barbares, il faut savoir quelles étaient les richesses de l’esprit humain au moment de l’invasion, ce qui devait périr dans ce grand désastre, ce qu’il fallait sauver ; quels vains ornements l’antiquité devait emporter dans son tombeau, quel héritage elle laissait aux peuples modernes. Je m’arrête à la mort de Théodose, à la veille du cinquième siècle, et j’oublie l’Orient, dont le génie ne se fera sentir que par de lointaines influences, pour me renfermer dans l’Occident, où vont se décider les destinées prochaines de l’humanité.

À cette époque où il semble que toute civilisation va finir, on trouve deux civilisations en présence, l’une païenne, l’autre chrétienne, chacune avec ses doctrines, ses lois, sa littérature, et l’on peut se demander à laquelle des deux appartiendront les peuples nouveaux qui se pressent aux portes de l’empire.

En effet, le paganisme n’avait pas fui aussi rapidement qu’on le croit, ni devant les lois des empereurs chrétiens, ni devant les progrès de la philosophie. Depuis soixante ans que les édits de Constance, renouvelés par Théodose, poursuivaient les superstitions idolâtriques, on ne voit pas qu’en Occident ils eussent fait fermer les temples, ni éteint le feu des sacrifices. Quand Honorius visita Rome, en 404, pour y célébrer son sixième consulat, les sanctuaires de Jupiter, de la Concorde, de Minerve, couronnaient encore le Capitole, et leurs frontons chargés de statues faisaient planer sur la ville éternelle les images des anciens dieux. Les autels votifs tout couverts d’inscriptions attestent qu’on n’a pas cessé de répandre le sang des béliers et des taureaux ; et jusqu’au milieu du cinquième siècle on nourrit les poulets sacrés dont les présages gouvernaient Rome et l’univers. Les calendriers de ce temps indiquent encore toutes les fêtes païennes et les jeux qui les solennisaient. Nous connaissons trop peu l’antiquité, nous ne savons pas assez comment ce culte de la nature, chanté par les poëtes, justifié par les sages, conduisait à honorer les deux grands mystères de la vie et de la mort par la prostitution religieuse et par le sacrifice humain. Nous ne savons pas assez que le théâtre et l’amphithéâtre, dédiés l’un à Bacchus, l’autre au Soleil, étaient des temples où, en l’honneur des dieux, avec des rites vénérés, tantôt des outrages sans nom violaient les dernières lois de la pudeur, tantôt des milliers de gladiateurs venaient s’égorger aux applaudissements du peuple le plus poli de la terre. C’étaient là les attaches de chair et de sang qui, en dépit des édits impériaux, retenaient la foule aux autels des idoles.

La philosophie ne réussissait pas mieux à ramener les esprits d’élite, les hommes d’État, les derniers héritiers des familles sénatoriales. Il faut admirer l’érudition, la subtilité, la hardiesse des philosophes alexandrins ; mais leurs prodigieux travaux n’avaient abouti qu’à restaurer le paganisme. Ils prêtaient les prestiges d’une interprétation savante à ce culte que l’aristocratie romaine défendait comme une institution politique.

Le paganisme ne devait périr que par le christianisme, par deux armes spirituelles : la controverse et la charité, la prédication et le martyre. Nous assisterons à ces belles discussions où saint Augustin s’épuise de zèle et d’éloquence pour entraîner des âmes choisies, comme Volusien, Longinien, Licentius ; mais surtout nous verrons commencer l’instruction des ignorants, des petits, de tous ceux à qui le paganisme n’avait jamais prêché. Nous pénétrerons dans ces familles chrétiennes qui assiégent pour ainsi dire un vieux père idolâtre, et finissent par le conduire au baptême, vaincu et rayonnant. En même temps nous entendrons les cris du cirque, lorsque le moine Télémaque s’y jettera pour séparer les gladiateurs, y mourra lapidé par les spectateurs, et scellera de son sang l’abolition de ces détestables jeux.

Cependant l’erreur ne se retire que lentement, comme une nuit qui laisse après elle les nuages. Le panthéisme d’Alexandrie doit revivre et porter ses témérités jusque dans les chaires de la philosophie scolastique. C’était au grand jour de l’antiquité classique, dans les écoles de Jamblique, de Maxime d’Éphèse et des derniers philosophes païens qu’avaient fleuri la magie, l’astrologie, toutes les sciences occultes, qu’on croit écloses dans les ténèbres du moyen âge. D’un autre côté, les ignorants, les gens des campagnes (pagani) ne se détachaient qu’à regret d’un culte qui parlait à leurs passions. Au huitième siècle, les pèlerins du Nord s’étonnent de voir des danses païennes profaner encore les places publiques de Rome. Longtemps les conciles des Gaules et d’Espagne poursuivirent de leurs anathèmes l’art sacrilége des devins et les pratiques idolâtriques des calendes de janvier. Les superstitions latines donnaient la main aux superstitions germaniques pour opposer à la conquête chrétienne une dernière résistance. Non-seulement tout ne périt point dans le paganisme, mais tout ne doit pas périr. Jusque dans la fausse religion, il y a la religion, le besoin légitime d’entretenir un commerce avec le ciel, de le fixer à des jours, en des lieux, sous des symboles déterminés. L’Église eut le mérite de comprendre ce besoin et ce droit de la nature humaine, d’épargner aux peuples évangélisés des violences inutiles, et de réconcilier enfin l’art et la nature avec le Christ, en lui consacrant les temples et les fêtes, les fleurs et les parfums prodigués aux faux dieux. L’hérétique Vigilance se scandalisa d’une conduite si sage. Mais saint Jérôme se charge de la justifier, et nous reconnaîtrons dans sa réponse le commencement de cette politique miséricordieuse qui inspirera les instructions de saint Grégoire le Grand aux missionnaires d’Angleterre, et qui leur conseillera de laisser à ces nouveaux chrétiens « leurs fêtes rustiques, leurs banquets innocents et leurs joies temporelles, afin qu’ils goûtent plus volontiers les consolations de l’esprit. » Ainsi toute la lutte de l’Église contre le polythéisme romain n’est que l’apprentissage de l’autre combat qu’elle doit livrer au paganisme des barbares ; et, dans ses derniers efforts pour achever la conversion de l’ancien monde, nous voyons déjà ce qu’elle portera de génie et de patience à l’éducation des peuples nouveaux.

Cette préparation de l’avenir au milieu des ruines du passé, ce partage de l’élément périssable et du principe immortel, ce contraste qu’on trouve dans la religion devient bien plus manifeste dans le droit, quand, au cinquième siècle, les empereurs entreprennent d’y mettre ordre, d’une part, en donnant force de loi aux écrits des anciens jurisconsultes ; de l’autre, en réunissant dans un seul code les décisions des princes chrétiens. Les jurisconsultes des temps classiques n’avaient jamais abjuré le droit des Douze Tables, et tous les efforts de l’école n’avaient pas effacé l’empreinte païenne qui marquait la constitution de l’État et la famille. C’était la doctrine du paganisme de diviniser la cité, de faire l’apothéose du pouvoir public, de le rendre souverain des consciences, en sorte qu’il n’y eût contre lui ni justice ni recours. L’empereur avait hérité de ce droit divin sur les biens, sur les personnes, sur les âmes. Il était au-dessus des lois, puisque sa volonté faisait loi. Comme dépositaire de la puissance militaire (imperium), il était maître de toutes les vies ; comme substitué aux droits du peuple romain, il était rigoureusement le seul propriétaire du sol des provinces, dont les habitants ne conservaient que la possession précaire. Quoi d’étonnant si on les épuisait, si on les torturait pour en tirer l’impôt ? Ainsi les persécutions n’avaient pas eu de fureurs, le fisc n’avait pas d’exactions qui ne trouvassent des principes pour les autoriser, des légistes pour les servir. L’iniquité établie dans le droit public était descendue dans le droit civil. Le père, représentant de Jupiter, entouré de ses dieux lares, des images de ses ancêtres qui lui prêtaient leur majesté, exerçait le droit de vie et de mort, jugeait sa femme, exposait ses enfants, crucifiait ses esclaves. Les sages eux-mêmes admiraient cette constitution de la famille romaine, ce pouvoir sacerdotal et militaire installé auprès de chaque foyer, cet empire domestique à l’exemple duquel s’était formé l’empire du monde.

Cependant les violences de l’autorité avaient provoqué le réveil de la liberté. La conscience humaine, forcée dans ses derniers refuges, avait commencé une résistance mémorable, opposant au droit civil le droit des gens, aux lois des Douze Tables l’édit du préteur, les réponses des jurisconsultes, les constitutions des princes ; introduisant enfin dans le conseil impérial les plus fermes esprits et les plus ingénieux, Gaius, Ulpien, Papinien, afin de tempérer les rigueurs de l’ancienne législation. Mais le débat durait depuis huit siècles, et la victoire de l’équité ne pouvait se déclarer que par le triomphe du christianisme. Il ne fallait pas moins qu’une foi nouvelle pour porter les derniers coups au culte des vieilles lois, pour enhardir Constantin à décréter l’émancipation civile des femmes, la peine de mort contre le père meurtrier de son fils, contre le maître meurtrier de son esclave, pour arracher enfin à Valentinien III et à Théodose II cette belle déclaration : « que le prince est lié par les lois. » Cette courte parole marque cependant la plus grande révolution politique qui fut jamais : elle fait descendre le pouvoir temporel à une place moins haute, mais moins périlleuse ; elle inaugure le principe constitutionnel des sociétés modernes. Et c’est en effet le droit romain, réformé par les empereurs chrétiens, qui survivra à la ruine de l’empire, pénétrera chez les barbares pour les subjuguer peu à peu, et méritera cet éloge de Bossuet, « que le bon sens, qui est le maître de la vie humaine, y règne partout, et qu’on ne vit jamais une plus belle application de l’équité naturelle. »

Mais la couronne de la société païenne, l’incomparable éclat dont elle rayonnait, c’était l’éclat des lettres. Sans doute Rome ne connaissait plus l’inspiration des beaux siècles ; cependant le règne de Constantin et de ses successeurs, si souvent accusés d’avoir précipité la décadence, semble rendre un moment aux aigles leur vol, au génie latin son essor. Ammien Marcellin écrivit l’histoire avec la verve et la rude sincérité d’un soldat. Végèce, dans son Traité de l’art militaire, recueillit les préceptes de l’art de vaincre, avant que cet art eût passé aux Goths et aux Francs. Les contemporains de Symmaque le mettaient à côté de Pline pour l’exquise urbanité de ses lettres et l’élégance de ses panégyriques. Mais je m’arrête aux poëtes, et j’en distingue trois qui soutiennent la vieillesse de la muse païenne.

Claudien est le premier. Né en Égypte, abreuvé de bonne heure à ces sources savantes d’Alexandrie où les plus grands poëtes du siècle d’Auguste avaient puisé, il avait retrouvé une corde de la lyre latine rompue depuis le jour où Lucain se fit ouvrir les veines. Depuis la Pharsale, Rome n’avait rien entendu de comparable aux chants qui célébrèrent la disgrâce d’Eutrope ou les victoires de Stilicon. Seulement Claudien est si obsédé des souvenirs mythologiques, qu’il ne marche pour ainsi dire qu’entouré d’un nuage de fables, sans rien voir du siècle chrétien où il vit, sans rien entendre de ces grandes voix d’Ambroise et d’Augustin qui tonnent à Milan ou à Hippone, sans songer même à défendre les autels menacés de ses dieux. Il chante l’enlèvement de Proserpine, quand le culte de la Vierge Marie va prendre possession du temple de Cérès à Catane. Il convie les Grâces, les Nymphes et les Heures à parer de leurs guirlandes la belle épouse de Stilicon, Serena, qui, en haine des idoles, arracha le collier de la statue de Cybèle pour en orner son cou. Il ne craint pas d’introduire les princes chrétiens dans l’Olympe et de mettre en scène, s’entretenant familièrement avec Jupiter, Théodose, le plus grand ennemi de Jupiter.

Il y a moins d’illusions, un sentiment plus juste de la différence des temps, chez un autre païen, Rutilius Numatianus, mais qui n’est plus poëte de profession, qui est homme d’État, préfet de Rome, et qui, la quittant vers l’an 418 pour aller revoir la Gaule sa patrie, dévastée par les barbares, écrit son itinéraire en vers harmonieux, où l’oreille trompée croit retrouver un écho d’Ovide. Ce qui le sauve de l’oubli et le met bien au-dessus de la foule des lettrés, c’est l’ardeur de son patriotisme, c’est le culte passionné de Rome, la dernière et la plus grande divinité du monde ancien. « Écoute-moi, dit-il, écoute-moi, reine toujours belle du monde qui t’appartient toujours, Rome admise parmi les divinités de l’Olympe. Écoute, mère des hommes et mère des dieux : quand nous prions dans tes temples, nous ne sommes pas loin du ciel. Le soleil ne tourne que pour toi, et, levé sur tes domaines, dans les mers de tes domaines il plonge son char… De tant de nations diverses tu as fait une seule patrie ; de ce qui était un monde tu as fait une cité :

Urbem fecisti quod prius orbis erat[1].

« Celui qui compterait tes trophées pourrait dénombrer les étoiles. Tes temples étincelants éblouissent les yeux… Dirai-je les fleuves que t’apportent des voûtes aériennes… et les lacs entiers versés dans tes bains ? Dirai-je les forêts emprisonnées sous des lambris et peuplées d’oiseaux mélodieux ? Ton année n’est qu’un printemps éternel, et l’hiver vaincu respecte tes plaisirs. Relève les lauriers de ton front, et que le feuillage sacré reverdisse autour de ta tête blanchie ! C’est la tradition de tes fils d’espérer dans le péril, comme les astres qui ne se couchent que pour remonter. Étends, étends tes lois ; elles vivront sur des siècles devenus romains malgré eux ; et, seule des choses terrestres, ne redoute point le fuseau des Parques. »

Porrige victuras romana in saecula leges,
Solaque fatales non vereare colos.[2].

Messieurs, ceci est très-beau, et, ce qui vaut mieux, très-vrai. L’ancien magistrat romain, avec la pénétration d’un jurisconsulte, a vu que Rome, trahie par les armes, continuerait de régner par les lois ; et, toute païenne qu’elle est encore, sa foi dans sa patrie ne l’a pas trompé.

Sidoine Apollinaire n’a plus du paganisme ni la croyance ni le nom ; mais il en a l’éducation et les habitudes d’esprit. Chrétien comme Ausone, mais élevé comme lui à l’école des grammairiens et des rhéteurs de la Gaule, il ne peut construire un hexamètre, enchaîner des dactyles et des spondées, sans remuer en même temps toutes les réminiscences de la Fable : soit qu’il compose en vers le panégyrique de l’empereur Avitus, ou celui de Majorien après la déposition d’Avilus, ou celui d’Anthémius après la déposition de Majorien, il dispose toujours des mêmes dieux, qui ne se lassent point de servir au triomphe du vainqueur. Heureusement le panégyriste se lasse avant eux : Sidoine Apollinaire se convertit, il devient évêque, il deviendra saint. Il sera maître de ses passions ; il ne le sera pas de ses souvenirs. Il faut voir, dans un excellent chapitre de mon ami M. Ampère[3], les combats de cet esprit partagé, la foi déjà victorieuse en lui, et cependant la mythologie le possédant si bien, que, s’il écrit à saint Patient, évêque de Lyon, pour le féliciter d’avoir distribué du blé aux pauvres, il ne trouve pas de louange plus digne du charitable prélat que de l’appeler un autre Triptolème.

C’est la fin de la poésie ancienne, bien que Sidoine Apollinaire trouve encore un disciple, au sixième siècle, en la personne de Fortunat, et que les écrits de Claudien aient des copistes et des imitateurs en grand nombre dans les monastères du moyen âge. Mais l’antiquité devait offrir aux temps qui la suivirent des leçons plus sévères. Rome, en perdant le génie, avait du moins gardé la tradition ; elle avait fait de l’enseignement une magistrature ; et, dans les écoles impériales du Capitole, trente et un maîtres professaient la jurisprudence, la philosophie, la rhétorique et la grammaire. La jeunesse s’y pressait ardente, et si nombreuse, qu’il avait fallu une constitution de Valentinien pour régler la police des études. Gratien avait voulu que les provinces jouissent du même bienfait, et que toutes les grandes cités eussent leurs chaires publiques, soutenues par de riches dotations. La faveur des lois multipliait ces laborieux grammairiens, qui faisaient profession d’expliquer, de commenter, par conséquent de conserver religieusement les textes classiques. Le savant Donatus, dont saint Jérôme écouta les leçons, fixait les principes de la grammaire latine. Macrobe, dans son commentaire sur le Songe de Scipion et dans les sept livres des Saturnales, mettait en œuvre tous les souvenirs de la philosophie alexandrine et de la poésie grecque pour éclairer la pensée de Cicéron et de Virgile. Enfin Martianus Capella, sous les voiles d’une, allégorie qui n’est pas sans éclat ni sans grâce, enveloppait les sept arts libéraux, où était venu se résumer tout le savoir des anciens. Ne nous étonnons pas, messieurs, que la science antique puisse se renfermer sous cette enveloppe étroite des sept arts. C’est à cette condition, et sous cette forme que l’héritage de l’esprit humain traversera les temps barbares. Ces traités, ces commentaires, dont nous méprisons la sécheresse, sauveront les lettres latines. Le livre de Martianus Capella deviendra le texte classique de tout l’enseignement profane au sixième, au septième siècle : il se multipliera sous la plume des moines ; les langues modernes le traduiront déjà qu’elles en seront encore à leurs premiers bégayements. Donatus devient si populaire, que son nom est le nom même de la grammaire dans les écoles du moyen âge, qu’il n’y a pas d’étudiant si pauvre qui ne possède son Donat, et que nous trouvons une grammaire provençale sous le titre de Donatus Provincialis. Le moyen âge ne s’attachait pas sans raison à ces maîtres qui lui avaient donné l’exemple du travail, plus nécessaire que le génie. Le génie n’est que d’un moment, et Dieu, qui ne le prodigue pas, veut apparemment que le monde sache s’en passer. Mais Dieu n’a jamais laissé manquer le travail. Il le distribue d’une main libérale, comme un châtiment et comme un bienfait qui efface les différences entre les siècles et entre les hommes. Le génie ravit une intelligence pour quelques heures, il l’élève bien au-dessus de la condition commune ; mais le travail vient la rappeler de ces hauteurs où elle s’oublierait, et la faire redescendre au niveau des mortels. Lorsque Dante, porté par l’inspiration, arrive aux dernières sphères de son Paradis, quand l’essor de sa pensée pénètre jusqu’au seuil de l’infini, on hésite, on ne croit plus à l’égale destinée des âmes. Mais quand on voit ce grand homme, dans l’intervalle de ses chants, se consumer d’études, suer sur les bancs, pâlir sur les livres, comme le dernier des écoliers de son siècle, on se rassure, messieurs, on trouve que l’égalité est rétablie et que les petits sont vengés.

Nous savons maintenant que l’antiquité ne devait pas s’ensevelir tout entière sous les ruines de l’empire romain. Il reste à connaître le principe nouveau qui la sauva. Il faut voir comment le christianisme, qu’on a cru l’ennemi de la civilisation antique, porta sur elle une main sévère, mais bienfaisante, et la prit comme un malade qu’on traite durement, mais qu’on n’affaiblit que pour le conserver.

La fin du quatrième siècle est encore toute retentissante des voix pathétiques des Pères. M. Villemain a rendu justice à ces maîtres de l’éloquence chrétienne, dans un livre qu’on ne recommencera pas. Je n’ai garde de toucher à un sujet dont il a fait, selon l’expression d’un ancien, sa possession immortelle. J’ai promis d’oublier l’Orient ; en Occident, saint Ambroise est mort en 397 ; saint Jérôme, retiré en Palestine, n’agit plus que par l’autorité de son infatigable correspondance. Mais saint Augustin reste, il remplit de sa présence les premières années du cinquième siècle, et de sa pensée les siècles qui suivront. Nous n’avons pas à refaire ici l’histoire de saint Augustin, à peindre une fois de plus ce cœur tendre et impétueux, cette âme tourmentée et désireuse de lumière et de paix. Et qui ne connaît sa naissance sous le ciel africain, ses études à Madaure et à Carthage, ses longs égarements, et cette conduite de la Providence qui le mène comme par la main à Milan, aux pieds de saint Ambroise, et les derniers combats de sa volonté frémissante sous les coups de la grâce, et la voix qui lui crie : Tolle et lege ? Dans les écrits de ce grand homme, nous étudierons ce qui est plus grand que lui : la métaphysique chrétienne qui se constitue, le christianisme se défendant et redoublant de vigueur et de sagesse pour rester ce que Dieu l’a fait, c’est-à-dire une religion, quand les sectes voudraient en faire une philosophie ou une mythologie.

Ce qui tourmentait l’âme d’Augustin, la maladie qui ne lui laissait de repos ni le jour ni la nuit, c’était la soif de Dieu. C’était le besoin de connaître Dieu qui l’avait jeté dans les assemblées des manichéens où l’on promettait de lui expliquer l’origine du mal, qui le poussait à l’école des néoplatoniciens pour y apprendre la route du souverain bien, qui le ramenait enfin au christianisme, quand il tomba à genoux sous le figuier de son jardin, mouillant de ses pleurs le livre des épîtres de saint Paul. À partir de ce jour, sa vie n’est plus qu’un long effort pour atteindre à cette beauté « toujours ancienne et toujours nouvelle » qu’il se reprochait d’avoir aimée trop tard. Peu de temps après sa conversion, et sous les beaux ombrages de Cassiciacum, où il s’était retiré pour calmer l’orage de ses pensées, il écrivit les Soliloques, et là, se divisant pour ainsi dire en deux personnes, il suppose que sa raison l’interroge et lui demande ce qu’il veut connaître. « Deux choses, répond Augustin, c’est-à-dire Dieu et l’âme. » Mais à quelle notion de Dieu aspire-t-il ? lui suffit-il de connaître Dieu comme il connaît Alypius, son ami ? — Non, car saisir par les sens, voir, toucher, sentir, ce n’est pas connaître. — Mais du moins la théologie de Platon, celle de Plotin, ne satisferaient-elles pas sa curiosité ? — Fussent-elles vraies, Augustin veut aller au delà. — Mais les vérités mathématiques sont d’une clarté parfaite, et ne voudrait-il pas connaître les attributs de Dieu comme les propriétés du cercle ou du triangle ? — « Je conviens, réplique-t-il, que les vérités mathématiques sont très claires. Mais de la connaissance de Dieu j’attends bien une autre joie et un autre bonheur. »

Il commence donc à marcher hardiment, mais sûrement dans le chemin de la science divine. Il va quitter l’Italie, cette terre de séductions, et, tandis qu’il attend à Ostie le vent favorable, un soir, appuyé avec sa mère à la fenêtre de la maison et contemplant le ciel, il engage l’admirable entretien dont il a conservé la mémoire au neuvième livre des Confessions. « Nous conversions donc seuls, avec une infinie douceur ; oubliant le passé, allant au-devant de l’avenir, nous cherchions ensemble quelle sera pour les saints la vie éternelle… Élevés vers Dieu par l’ardente aspiration de nos âmes, nous traversions toutes les régions des choses corporelles, et le ciel même d’où le soleil, la lune et les étoiles répandent leur lumière. Et, tout en admirant vos œuvres, Seigneur, nous montions plus haut, et nous arrivions à la région de l’âme, et nous la dépassions pour nous reposer dans cette sagesse par qui tout a été fait, mais qui n’a pas été faite, mais qui est ce qu’elle a toujours été, ce qu’elle sera toujours ; ou plutôt il n’y a en elle ni passé, ni futur, mais l’être absolu : car elle est éternelle ! Et, en parlant ainsi et avec cette soif de la sagesse divine, nous y touchâmes un moment, d’un effort du cœur ; et nous soupirâmes en y laissant comme attachées les prémices de nos âmes, et nous redescendîmes dans le bruit de la voix, là où la parole commence et finit !… » J’abrége à regret cette page incomparable. Heureux, messieurs, ceux qui un jour ont eu avec leur mère un pareil entretien, qui ont cherché, qui ont trouvé Dieu avec elle, et qui depuis ne l’ont point perdu !

Toute la métaphysique de saint Augustin est en germe dans ce peu de paroles. Il y introduit ce qui fait la nouveauté de sa doctrine, comparée à celles d’Aristote et de Platon, je veux dire la notion de la toute-puissance divine, que l’antiquité n’avait pas assez connue, qu’elle avait contredite, en supposant une matière éternelle, en n’accordant pas à l’ouvrier souverain le pouvoir de produire l’argile qu’elle lui permettait de pétrir. Toute l’antiquité avait vécu sur un axiome équivoque : Ex nihilo nihil. Pour établir contre une telle autorité le dogme de la création, saint Augustin ne trouve pas que ce soit trop de remuer toute la nature, et de remonter à Dieu par l’idée du beau dans son livre de Musica, 1, par l’idée du bien dans son traité de Libero Arbitrio, par l’idée du vrai dans le traité de Vera Religione. Mon savant ami, M. l’abbé Maret[4], a mis en lumière ce prodigieux travail poursuivi à travers les controverses théologiques, au milieu d’un peuple qu’il fallait instruire et gouverner en présence des donatistes et à l’approche des Vandales. Ainsi s’achève la Théodicée de saint Augustin, que saint Anselme reprendra pour la pousser au dernier degré de précision, et que saint Thomas d’Aquin n’aura plus qu’à mettre en forme, en y rattachant toute la richesse de ses corollaires. L’évêque d’Hippone restera le maître de ces générations philosophiques dont les disputes remplissent le moyen âge. La tradition populaire le représentait ainsi : on lit dans la Légende Dorée qu’un moine ravi en esprit, ayant contemplé le ciel et l’assemblée des élus, s’étonna de n’y pas voir saint Augustin. Et comme il s’enquérait du saint docteur : «  Il est plus haut, lui répondit-on, il est devant la Trinité sainte, dont il dispute pendant toute l’éternité. »

En effet, les mystères ne découragent pas le génie de saint Augustin, Il a dit cette grande parole : « Aimez à comprendre, Intellectum valde ama. » Et, dès lors, il devient le guide des théologiens qui voudront, comme saint Anselme, mettre la foi en quête de l’intelligence, Fides quaerens intellectum. Ce n’est donc pas seulement l’idée de Dieu, c’est toute l’économie des dogmes chrétiens qu’il embrasse dans ses méditations, et il ne reste ni si profondes obscurités qu’il n’éclaire, ni controverses si périlleuses qu’il évite. Deux sortes d’hérésies faisaient le danger du siècle, les unes sorties du paganisme, les autres des écoles philosophiques. D’un côté, les manichéens ramenaient les doctrines de la Perse ou de l’Inde, la lutte des deux principes, l’émanation des âmes, la métempsycose. Ces erreurs avaient assez de prestige pour captiver de nobles intelligences, et pendant plusieurs années celle même d’Augustin ; pour séduire la foule et former dans Rome une secte puissante dont les orgies effrayèrent saint Léon le Grand. Ainsi quatre cents ans de prédication et de martyre menaçaient d’aboutir à la réhabilitation des fables païennes, et, Manès l’emportant, le christianisme n’était plus qu’une mythologie. D’un autre côté, les ariens, en niant la divinité du Christ, les pélagiens en supprimant la grâce, rompaient tous les liens mystérieux qui rattachent Dieu à l’homme et l’homme à Dieu. Le surnaturel disparaissait donc ; le démiurge des platoniciens remplaçait le Verbe consubstantiel, et le christianisme devenait une philosophie.

Saint Augustin ne le permit pas, et, comme la première partie de sa vie s’était consumée à se dégager des filets du manichéisme, il employa la seconde à combattre Arius et Pélage. Il combattit, ainsi que tous les grands serviteurs de la Providence, moins encore pour le temps présent que pour la postérité. Car le moment vient où nous verrons l’arianisme entrer en vainqueur et par toutes les brèches de l’empire avec les Goths, les Vandales, les Lombards. Et, dans ses jours de terreur, comment les évêques auraient-ils eu le loisir d’étudier, à la lueur des incendies, les questions débattues à Nicée, si Augustin n’avait pas veillé sur eux ? Ses quinze livres de la Trinité résumaient toutes les difficultés des sectaires, tous les arguments des orthodoxes, et c’était lui qui décidait la victoire dans ces conférences de Vienne et de Tolède, où les Bourguignons et les Visigoths abjurèrent l’hérésie. Plus tard, quand le manichéisme, perpétué par les Pauliciens en Orient, regagne l’Occident ; quand, sous le nom des Cathares et des Albigeois, il se trouva maître de la moitié de l’Allemagne, de l’Italie et de la France méridionale, et fit courir à la société chrétienne les derniers périls, croyez-vous, messieurs, que l’épée de Simon de Montfort en triompha ? Non, non, je ne crois pas que le feu ait jamais eu le pouvoir de vaincre une pensée, si fausse et si détestable qu’elle soit ; j’aime à supposer qu’à la vue des violences qui déshonorent la croisade et qu’Innocent III réprouva, beaucoup de cœurs nobles balancèrent. Ce qui les fixa, ce qui rattacha le monde chrétien à l’orthodoxie, ce fut l’éclatante supériorité de la saine doctrine exprimée par saint Augustin, le plus ferme et le plus charitable des hommes. Et dans cette lutte, dont il faut détester, mais non pas exagérer les excès, le champ de bataille resta, non pas à la force, mais à la vérité.

Comme toutes les grandes doctrines, le christianisme est l’âme d’une société qu’il façonne à son image, et, au cinquième siècle, ce grand ouvrage semblait déjà près de son achèvement. La papauté, dont on voit l’autorité universellement reconnue dès le temps de saint Irénée et de Tertullien, qui préside à Nicée, à qui le concile de Sardique défère le jugement des évêques, trouve en la personne de saint Léon le Grand un esprit aussi capable de défendre ses droits que de comprendre ses devoirs. Pendant que les Grecs se partagent entre Nestorius et Eutychès, Léon intervient avec la force et la modération d’un pouvoir légitime, et, par ses soins, le concile de Chalcédoine sauve la foi en Orient. Lui-même se chargea de sauver la civilisation en Occident quand il apaisait Genséric aux portes de Rome, Attila au passage du Mincio. En même temps commencent à se former ces légions monastiques, où la papauté trouvera les auxiliaires de ses desseins. Les institutions du désert et les vies de ses anachorètes, popularisées par les récits de saint Athanase, de saint Jérôme et de Cassien, poussent dans la solitude les âmes fatiguées des vices et des malheurs publics. Ces villes opulentes et menacées, Rome, Milan, Trèves, ont encore des amphithéâtres pour les plaisirs de la foule. Elles ont aussi des monastères où se forme un peuple meilleur et plus capable de faire face aux périls de l’avenir. Le païen Rutilius s’indigne de trouver dans les îles qui bordent la côte d’Italie ces hommes austères, ces ennemis de la lumière, comme il les nomme, quand bientôt les lumières n’auront plus d’autres gardiens. Déjà s’ouvrent les grandes abbayes de Lérins, de l’île Barbe, de Marmoutiers, un siècle avant que saint Benoît paraisse, non pour introduire en Occident la vie religieuse, mais pour la perpétuer en la tempérant.

Toutefois le peuple chrétien n’avait pas émigré tout entier dans le cloître : il resterait à considérer comment la foi nouvelle prenait lentement possession du monde laïque, corrigeait les lois et les mœurs, formait une société plus douce que celle d’Auguste et aussi polie. Il faudrait voir jusqu’où l’Église poussait l’éducation des femmes dans ces belles lettres de saint Jérôme à d’illustres Romaines, aux héritières des Gracques et des Paul-Émile, qui apprennent l’hébreu, qui s’attachent à pénétrer les obscurités d’Isaïe, qui ne veulent rien ignorer des controverses théologiques de leur temps. Il était honorable d’avoir tout espéré d’un sexe que la sagesse ancienne condamnait à filer la laine dans une éternelle ignorance des choses divines et des affaires publiques. Mais jamais saint Jérôme ne me paraît plus grand qu’au moment où il se fait petit, pour ainsi dire, enseignant à Læta comment elle doit instruire sa jeune enfant, lui mettre sous les yeux des lettres de buis ou d’ivoire, récompenser d’un baiser ou d’une fleur ses premiers efforts. Un ancien avait dit : « Maxima debetur puero reverentia. » Le saint docteur va plus loin : il fait de la fille de Læta l’ange de la maison : c’est elle qui, tout enfant, commencera la conversion du vieil aïeul, du prêtre des faux dieux, et qui, assise sur ses genoux, lui chantera l’alleluia malgré lui. Ainsi le christianisme n’avait pas attendu les temps barbares pour se constituer, pour fonder, comme on le dit, à la faveur des ténèbres, la puissance de ses papes et de ses moines. Il avait posé les bases de toutes ses institutions au grand jour, sous l’œil jaloux des païens. Les invasions qui approchaient lui promettaient moins de secours que de danger. Le droit canonique, dont nous voyons déjà la naissance, allait trouver une résistance opiniâtre dans les passions de la barbarie. L’Évangile devait mettre plus de douze cents ans à dompter la violence des vainqueurs, à réformer les mauvais instincts de leur race, et à ramener ces clartés de l’esprit, cette douceur du commerce de la vie, cette tolérance envers les égarés, ces vertus enfin qui prêtent à la société du cinquième siècle le prestige des mœurs modernes.

Mais la conquête religieuse n’était pas finie, tant que les lettres résistaient, et dans ce siècle qui vit tomber tant d’autels, celui des Muses restait environné d’adorateurs. Cependant le christianisme se gardait bien de condamner le culte du beau, il honorait les arts qui faisaient l’honneur de l’esprit humain ; et, de toutes les persécutions, la plus détestée fut celle de Julien, quand cet apostat interdit aux fidèles l’étude des lettres classiques. L’histoire littéraire n’a pas de moment plus instructif que celui où l’école, pour ainsi dire, entra dans l’Église avec ses traditions et ses textes profanes. Ces Pères, dont nous admirons l’austérité chrétienne, sont passionnés pour l’antiquité, ils la couvrent eux-mêmes de leur manteau, ils la protègent et lui assurent le respect des siècles suivants. C’est par leur faveur que Virgile traversera des âges de fer sans perdre une page de ses poëmes, et viendra avec sa quatrième églogue prendre rang parmi les prophètes et les sibylles. Saint Augustin aurait trouvé les païens moins coupables, si, au lieu d’un temple à Cybèle, ils eussent élevé un sanctuaire à Platon pour y lire publiquement ses œuvres.

On connaît le songe de saint Jérôme, et la flagellation que les anges lui infligèrent pour avoir trop aimé Cicéron. Il ne paraît pas cependant que son repentir fût de longue durée, puisqu’il faisait passer les nuits aux moines de la montagne des Oliviers pour lui copier des dialogues de Cicéron, et que lui-même ne craignait pas d’expliquer les poëtes lyriques et comiques aux enfants de Bethléem.

Pendant que l’éloquence païenne, chassée du Forum, n’a plus d’asile que dans les auditoires des rhéteurs et dans les mensongères solennités où se prononcent les panégyriques des Césars, une éloquence nouvelle a trouvé sa première chaire aux Catacombes, et ses inspirations au fond des consciences. Saint Ambroise la règle déjà, et les préceptes de la prédication remplissent un chapitre de son livre de Officiis, Saint Augustin les développe ; dans son traité de Doctrina christiana, il ne craint pas d’emprunter à la rhétorique des anciens tout ce qui convient à la gravité de la parole évangélique. Nous entendrons ces orateurs tout à la fois savants et populaires, Pierre Chrysologue, Caudentius de Brescia, Maxime de Turin. Mais tout leur éclat sera effacé par un autre prédicateur, qui ne s’adresse plus à quelques milliers d’hommes, mais à l’Occident tout entier. Au milieu des désordres de l’invasion, Salvien s’est chargé de justifier le gouvernement de Dieu. L’éloquence n’aura jamais de cris plus formidables que sur les lèvres de ce prêtre, quand il célèbre les funérailles du monde romain, quand il le montre expirant dans le rire et se débattant sous la main de la Providence qui le traite par le fer, qui le traite par le feu, et qui ne réussit pas à le guérir : « Secamur, urimur, non sanamur. »

Les anciens, en écrivant l’histoire, avaient surtout cherché la beauté littéraire, et de là les ornements et les harangues dont ils chargeaient leurs récits. Les chrétiens cherchèrent premièrement la vérité. Ils la voulurent dans les faits ; ils mirent leur application à rétablir l’ordre des temps, et de là ces chroniques arides, mais scrupuleuses de saint Jérôme, de Prosper d’Aquitaine et de l’Espagnol Idace. Ils voulurent la vérité dans l’explication des causes, et faire planer, pour ainsi dire, l’esprit de Dieu sur le chaos des événements humains. Cette philosophie de l’histoire, dont saint Augustin fixe dans sa Cité de Dieu l’immortelle ébauche, se développe sous la plume de Paul Orose. C’est lui qui, le premier, résuma les annales du monde dans cette parole : « L’homme s’agite et Dieu le mène. » Divina providentia agitur mundus et homo. L’ouvrage de Paul Orose devient le type de toutes les chroniques universelles qui se multiplieront au moyen âge. Grégoire de Tours ne sait pas raconter les temps mérovingiens sans remonter à l’origine des choses : et plus tard Otton de Freysingen, avec son beau livre de Mutatione rerum, continue cette chaîne historique dont Bossuet ne tiendra que le dernier et le plus admirable anneau.

Enfin, il fallait bien que la poésie se rendît, et que cette langue des faux dieux se pliât aux louanges du Christ. Au temps où l’impératrice Justine menaçait de livrer aux ariens la basilique de Milan, saint Ambroise, avec tout le peuple catholique, passait les jours et les nuits dans le saint lieu ; pour charmer les ennuis des longues veilles, l’évêque introduisit le chant des hymnes déjà reçu dans les églises d’Orient. Bientôt la douceur du chant sacré gagna tout l’Occident, et le christianisme eut une poésie lyrique. En même temps il voyait commencer une poésie épique dans les vers de Juvencus, de Sedulius, de Dracontius. Déjà l’on peut dire avec un ancien : Nescio quid majus nascitur Iliade. Non que le génie moderne doive jamais égaler l’incomparable perfection des formes homériques ; mais parce que l’humanité a retrouvé l’épopée universelle et véritable dont toutes les autres n’étaient que des ombres, l’épopée de la chute, de la rédemption, du jugement, qui traversera les siècles pour arriver à Dante, à Milton, à Klopstock.

Mais, dès le cinquième siècle, deux poëtes chrétiens se détachent de la foule. C’est d’abord saint Paulin, dépouillant les honneurs de sa naissance et l’éclat de sa fortune, pour aller vivre au tombeau de saint Félix de Nole, et célébrer la paix de cet asile dans des vers dont la grâce est déjà tout italienne. Et qui ne croirait assister de nos jours aux pèlerinages des paysans napolitains, quand Paulin représente la basilique du saint resplendissante du feu des cierges, les draperies blanches suspendues aux portiques, le parvis jonché de fleurs, tandis que les pieux visiteurs arrivent par troupes, et que les montagnards descendent de l’Abruzze, portant leurs malades sur des brancards et poussant devant eux leurs troupeaux qu’ils feront bénir ? — C’est encore l’Espagnol Prudence, qui, tout chargé d’honneurs et de longs services, consacre à Dieu les restes d’une voix harmonieuse et d’une verve inspirée. Sous un langage antique et que les auteurs des bons siècles ne désavoueraient pas, déjà l’on surprend une pensée moderne, soit que le poëte trouve l’accent de nos plus charmants noëls pour convier la terre à orner de ses fleurs le berceau du Christ ; soit que, dans l’hymne de saint Laurent, il dévoile avec une hardiesse digne de Dante les destinées chrétiennes de Rome ; soit qu’enfin, répondant à Symmaque, il termine ses invectives contre le paganisme par cette supplique à l’empereur Honorius pour l’abolition des combats de gladiateurs :

Nullus in urbe cadat, cujus sit pœna voluptas !…
Jam solis contenta feris, infamis arena
Nulla cruentatis homicidia ludat in armis[5] !

On ne sait pas assez, et nous apprendrons peut-être comment la vocation poétique du moyen âge fut soutenue par ces écrivains qui remplirent les bibliothèques, qui partagèrent avec Virgile les honneurs de l’École, et qui formèrent les imaginations les plus polies, jusqu’à ce qu’on se lassât des beautés chastes et d’une poésie où la pudeur ne trouvait pas de pages à déchirer.

L’œuvre ne serait pas complète, si parmi ces origines de tout ce qui doit grandir, nous avions oublié l’art chrétien, sorti des Catacombes, se produisant au grand jour dans les basiliques de Constantin et de Théodose, dans les bas-reliefs tumulaires de Rome, de Ravenne, d’Arles ; dans les mosaïques dont le pape Sixte III, en 455, enrichissait le sanctuaire de Sainte-Marie-Majeure. Déjà la coupole s’arrondit au tombeau de Sainte-Constance, pendant que la croix latine étend ses bras à Saint-Pierre et à Saint-Paul. L’empire est encore debout, et tous les types sont déjà trouvés de cette architecture romane et byzantine qui couvrira de ses monuments les bords de la Loire, de la Seine et du Rhin, et qui n’aura qu’à briser l’arc de ses voûtes pour faire éclore avec l’ogive toutes les merveilles du style gothique.

Ainsi voyons-nous commencer la foi moderne, la société moderne, l’art moderne : ces trois choses naissent avant les barbares ; elles croîtront par eux, quelquefois malgré eux. Mais ce ne sont pas eux qui sont venus mettre dans le monde, ni le besoin de l’infini, ni le respect des femmes, ni l’inspiration mélancolique des poëtes. Ils sont venus briser de leurs haches et de leurs leviers l’édifice de la société païenne, où le principe chrétien ne trouvait plus assez d’espace et de liberté. Je dis plus, ils ne frapperont pas si fort, qu’ils ne laissent debout bien des restes de ces vieux remparts où le paganisme se défendit. Nous trouverons que la moitié des vices dont on accuse la barbarie sont ceux de la décadence romaine ; qu’il faut rapporter à l’antiquité une partie des désordres imputés aux temps chrétiens : les superstitions populaires, les sciences occultes, les lois de sang rendues contre la magie et qui ne font que répéter les anciens décrets des Césars ; la fiscalité des rois mérovingiens, toute empruntée à l’administration impériale ; enfin la corruption du goût et la décomposition de la langue, qui laisse déjà prévoir la diversité des idiomes nouveaux. En effet, au-dessous de cette civilisation commune destinée à réunir en une seule famille tous les peuples d’Occident, on voit percer pour ainsi dire le caractère national de chacun d’eux. Dans chacune de ces provinces où la conquête l’a porté, le latin trouve des dialectes opiniâtres, et le génie de Rome des mœurs qui lui résistent. Déjà se reconnaissent les caractères distinctifs des trois grandes nations néolatines. L’Italie a les hommes d’État : Symmaque, Léon le Grand comme elle aura plus tard Grégoire le Grand, Grégoire VII, Innocent III. L’Espagne revendique le plus grand nombre des poëtes, elle leur donne cette verve dont le flot ne tarit pas, depuis Lucain jusqu’à Lope de Vega ; la Psychomachie de Prudence prélude aux drames allégoriques, aux autos sacramentales de Calderon. Enfin la Gaule est la patrie des beaux esprits, des hommes exercés dans l’art de bien dire : nous connaissons l’éloquence de Salvien, les jeux de parole où se complaisait Sidoine Apollinaire ; mais nous verrons ce lettré de la décadence retrouver tout l’héroïsme des anciens jours, quand il faudra défendre sa ville épiscopale de Clermont assiégée par les Visigoths : ce sont bien là les deux traits dont Caton marqua le caractère des Gaulois, et qui ne s’effaceront point chez leurs descendants. : Rem militarem et argute loqui.

Voilà donc, messieurs, le dessein que je me propose. Il ne s’agit point de suivre jusque dans ses derniers détails l’histoire littéraire du cinquième siècle : je n’y cherche que des lumières pour l’obscurité des siècles suivants. Les voyageurs connaissent des fleuves qui s’enfoncent dans les rochers, et qui reparaissent à quelque distance de leur perte. Je remonte au-dessus du point où le fleuve des traditions semble se perdre, et je tâcherai de descendre avec lui dans le gouffre, pour m’assurer qu’à la sortie je revois bien les mêmes eaux. Les historiens ont ouvert en quelque sorte un abîme entre l’antiquité et la barbarie : j’entreprends de rétablir les communications que la Providence n’a jamais laissé manquer dans le temps pas plus que dans l’espace. Je ne connais pas d’étude plus attachante que celle de ces rapports qui lient les âges, qui donnent des disciples aux morts illustres cent ans, cinq cents ans après eux, qui montrent partout la pensée victorieuse de la destruction.

Je n’affronterais pas l’obscurité d’une telle étude, messieurs, si je n’étais soutenu, poussé par vous. J’atteste ces murailles que si jamais, à de rares intervalles, j’ai rencontré l’inspiration, c’est au milieu d’elles, soit qu’elles me renvoyassent quelques-uns des glorieux échos dont elles ont retenti, soit que je me sentisse emporté par vos ardentes sympathies. Il se peut que mon dessein soit téméraire, mais vous en partagerez la responsabilité, vous suppléerez à l’insuffisance de mes forces. J’y vieillirai, si Dieu le permet, j’y blanchirai ; mais le froid de l’âge ne me gagnera pas tant que je pourrai revenir, comme aujourd’hui, renouveler la jeunesse de mon cœur au feu de vos jeunes années.


  1. Rutil. Numat. Itiner., l. I, v. 66.
  2. Rutil. Numat. Itiner., l. I, v. 133.
  3. Histoire littéraire de la France, t. II.
  4. Théodicée chrétienne, p. 155.
  5. Prud. contr. Symmach., l. II, v. 1126 et seq.