Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 01/Première et deuxième leçon

Lecoffre (Œuvres complètes volume 1, 1862p. 15-71).


INTRODUCTION


DU PROGRÈS DANS LES SIÈCLES DE DÉCADENCE
(PREMIÈRE ET DEUXIÈME LEÇON)




Messieurs,


En reprenant le cours d’un enseignement trop interrompu, je me propose un dessein dont l’intérêt m’attire, mais dont l’étendue m’effraye. Jusqu’ici, j’ai successivement étudié les origines des littératures allemande, anglaise, italienne. C’est sans doute un spectacle attachant de voir sous un ciel brûlant ou glacé, sur un sol vierge ou sur une terre historique, le génie d’un peuple éclore, subir l’impression des événements contemporains, et donner ses premières fleurs dans ces traditions épiques, dans ces chants familiers qui ont encore tout le parfum d’une nature inculte. Mais au-dessous de cette poésie populaire où les grands peuples de l’Europe occidentale ont montré toute la variété de leurs caractères, on reconnaît bientôt une littérature savante, commune à tous, dépositaire des doctrines théologiques, philosophiques, politiques, qui firent durant huit cents ans l’éducation de la chrétienté. Je voudrais maintenant étudier cette éducation commune des peuples modernes ; je voudrais les considérer, non plus dans cet isolement auquel se condamne l’historien particulier de l’Angleterre ou de l’Italie, mais dans ce rapprochement fécond que la Providence avait préparé. Enfin je voudrais faire l’histoire des lettres au moyen âge, en remontant au moment obscur où on les voit échapper au naufrage de l’antiquité, en les suivant dans les écoles des temps barbares, jusqu’à ce que, les nations étant constituées, les lettres sortent de l’école pour prendre possession des langues nouvelles.

Cette longue période s’étend du cinquième au treizième siècle. Au milieu des orages du temps et devant la brièveté de la vie, un attrait puissant m’attache à ces études. Dans l’histoire.des lettres, je cherche surtout la civilisation, et dans l’histoire de la civilisation, je vois surtout le progrès par le christianisme. Sans doute, en un temps où les meilleurs esprits n’aperçoivent que la décadence, on est mal venu à professer la doctrine du progrès. Comment renouveler une thèse vieillie et discréditée qui avait naguère l’inconvénient du lieu commun, et qui a maintenant tout le danger d’un paradoxe ? Cette croyance généreuse, ou, si l’on veut, cette illusion de notre jeunesse, ne semble plus qu’une orgueilleuse opinion réprouvée par la conscience et démentie par l’histoire. Le dogme de la perfectibilité humaine ne saurait trouver que peu de faveur dans une société découragée ; mais ce découragement a ses périls. Souvent il est bon d’humilier les hommes, jamais de les désespérer. Il ne faut pas que les âmes perdent leurs ailes, comme dit Platon, et que, renonçant à la hauteur d’une perfection qu’on leur déclare impossibles, elles se rejettent tout entières vers de faciles plaisirs. Il faut se souvenir enfin qu’il y a deux doctrines du progrès. La première, nourrie dans les écoles sensualistes, réhabilite les passions : elle promet aux peuples le paradis terrestre au bout d’un chemin de fleurs, et ne leur prépare qu’un enfer terrestre au bout d’un chemin de sang. La seconde, née d’une inspiration chrétienne, reconnaît le progrès dans la victoire de l’esprit sur la chair ; elle ne promet rien qu’au prix du combat, et cette croyance qui porte la guerre dans l’homme est la seule qui puisse donner la paix aux nations.

C’est la doctrine du progrès par le christianisme, que j’essaye de ramener comme une consolation en des jours inquiets. Je tenterai de la justifier, en la rattachant à ses principes religieux et philosophiques, en la dégageant des erreurs qui l’ont mise au service des plus détestables causes. Ensuite je l’éprouverai en l’appliquant à des siècles qui semblent choisis pour la démentir, à une époque pire que la nôtre et dont nous ne pouvons pas nous vanter d’avoir égalé les malheurs ; car je ne m’associe pas à ceux qui accusent si hautement le temps présent, ce qui est une autre manière d’accuser la Providence. Je parcourrai d’une vue rapide l’espace compris entre la chute de l’empire romain et la fin des temps barbares. Là où la plupart des historiens n’ont vu que des ruines, j’étudierai le rajeunissement de l’esprit humain, j’essayerai d’ébaucher l’histoire de la lumière dans un âge de ténèbres, et du progrès dans une période de décadence.


La pensée du progrès n’est pas une pensée païenne. Au contraire, l’antiquité païenne se croyait sous une loi de décadence irréparable : le genre humain se souvenait des hauteurs d’où il était descendu, et il ne savait pas encore comment en remonter les pentes. Le livre sacré des Indiens déclare qu’au premier âge « la justice se maintient ferme sur ses quatre pieds : la vérité règne, et les mortels ne doivent à l’iniquité aucun des biens dont ils jouissent. Mais dans les âges suivants la justice perd successivement un pied, et les biens légitimes diminuent en même temps d’un quart. » Hésiode berçait les Grecs au récit des quatre âges, dont le dernier avait vu fuir la pudeur et la justice, « ne laissant aux mortels que les chagrins dévorants et les maux irrémédiables. » Les Romains, les plus sensés des hommes, mettaient l’idéal de toute sagesse dans les ancêtres ; et les sénateurs du siècle de Tibère, assis au pied des images de leurs aïeux, se résignaient à leur déchéance en répétant avec Horace :

Ætas parentum, pejor avis, tulit
___Nos nequiores, mox daturos
___Progeniem vitiosiorem.

Si quelque part, chez Sénèque, par exemple, éclate un merveilleux pressentiment de l’avenir, s’il annonce en termes magnifiques les révélations que la science réserve aux siècles futurs, ces lueurs ne sont que le reflet du christianisme, qui venait de se lever sur le monde, et qui effleurait déjà de ses clartés les intelligences les plus éloignées de lui.

C’est avec l’Évangile qu’on voit commencer la doctrine du progrès. L’Évangile n’enseigne pas seulement la perfectibilité humaine, il en fait une loi : « Soyez parfaits, estote perfecti : » et cette parole condamne l’homme à un progrès sans fin, puisqu’elle en met le terme dans l’infini : « Soyez parfaits comme le Père céleste est parfait. » La loi de l’homme devient aussi celle de la société ; saint Paul, comparant l’Église à un grand corps, veut que ce corps « grandisse jusqu’à sa maturité complète, jusqu’à réaliser dans sa plénitude l’humanité du Christ. » Et, pour m’assurer que j’entends bien le texte sacré, un Père de l’Église, Vincent de Lérins, après avoir établi l’immutabilité du dogme catholique, se demande : « N’y aura-t-il donc point de progrès dans l’Église du Christ ? Il y en aura, répond-il, et même beaucoup. Car qui serait assez envieux du bien des hommes, assez maudit de Dieu, pour empêcher ce progrès ? Mais qu’il soit progrès et non changement… Il faut qu’avec les âges et les siècles il y ait accroissement d’intelligence, de sagesse, de science, pour chacun comme pour tous. » Bossuet continue la tradition des Pères, et ce grand homme, si ennemi des nouveautés, croit au progrès dans la foi. « Pour être constante et perpétuelle, la vérité catholique ne laisse pas d’avoir ses progrès : elle est connue en un lieu plus qu’en un autre, en un temps plus qu’en un autre, plus clairement, plus distinctement, plus universellement. »

Je ne m’étonne pas de cette différence de sentiments entre l’antiquité et les temps chrétiens. Le progrès est un effort par lequel l’homme s’arrache à son imperfection présente pour chercher la perfection, au réel pour s’approcher de l’idéal, à lui-même pour s’élever à ce qui vaut mieux que lui. Il n’y a pas de progrès si l’homme s’aime, s’il est content de son ignorance et de sa corruption. Les anciens connurent sans doute le divin attrait de la perfection, ils en approchèrent sur plusieurs points. Mais elle ne se montrait à eux que dans une image troublée et obscurcie, et les âmes qu’elle avait un moment soulevées, appesanties par l’égoïsme païen, finissaient par retomber sur elles-mêmes. Afin que l’homme sortît de lui-même, qu’il en sortît, non pour un moment, mais pour toujours, il fallait que la perfection pure lui apparût et que Dieu se révélât.

Le Dieu du christianisme se révèle comme vérité, comme bonté, comme beauté.

Comme vérité, il attire l’homme par la foi, comme bonté par l’amour, comme beauté par l’espérance. En effet, l’esprit humain est capable de posséder le vrai, il est libre d’embrasser le bien : il ne peut qu’entrevoir le beau. Nous définissons le vrai ; il y a longtemps que l’école dit : « Le vrai, c’est l’équation de l’idée et de l’objet, æquatio intellectus et rei. » Nous définissons le bien ; il y a plus longtemps encore qu’Aristote a dit : « Le bien, c’est la fin où tendent tous les êtres. » Mais nous ne définissons pas le beau, ou plutôt les philosophes se sont épuisés sans obtenir une définition qui devînt classique. Platon prononce que le beau est la splendeur du vrai. Selon saint Augustin, la beauté c’est l’unité, l’ordre, l’harmonie. Mais précisément le beau absolu est l’harmonie absolue des attributs divins ; et nous percevons si peu cette harmonie, que nous ne savons concilier la liberté de Dieu avec son éternelle nécessité, sa justice avec sa miséricorde. Ces accords mystérieux nous échappent en même temps qu’ils nous attirent, et la beauté parfaite toujours absente est aussi toujours espérée.

L’homme, selon le christianisme, vit de deux vies : la vie de la nature et celle de la grâce qui s’ajoute à la nature. Dans l’ordre surnaturel, le vrai révélé à la foi constitue le dogme, le bien embrassé par l’homme produit la morale, le beau entrevu par l’espérance inspire le culte. Il semble qu’ici tout soit immuable, et cependant Vincent de Lérins veut que la loi du progrès s’y fasse obéir. Le dogme ne change point, mais la foi est une puissance active qui cherche la lumière, fides quaerens intellectum. Elle conserve la vérité révélée, mais elle la médite, elle la commente, et du symbole que retient la mémoire d’un enfant, elle tire la Somme de saint Thomas d’Aquin. La morale ne change point, mais l’amour qui la met en pratique ne connaît pas de repos. Les préceptes restent, mais les œuvres se multiplient. Toutes les inspirations de la charité chrétienne sont déjà dans le Sermon sur la montagne : cependant il fallait des siècles pour en faire sortir les monastères civilisateurs, les écoles, les hôpitaux qui couvrirent toute l’Europe. Enfin, le culte ne change pas, du moins dans son fond, qui est le sacrifice : un peu de pain et de vin, au fond d’un cachot, suffisait à la liturgie des martyrs. Mais une espérance infatigable pousse l’homme à se rapprocher de la beauté divine qui ne se laisse pas contempler ici-bas face à face. Il s’aide de tout ce qui semble monter au ciel, comme les fleurs, le feu, l’encens. Il donne l’essor à la pierre et porte à des hauteurs inouïes les flèches de ses cathédrales. Il ajoute à la prière les deux ailes de la poésie et du chant, qui la mènent plus haut que les cathédrales et les flèches. Et cependant il n’arrive encore qu’à une distance infinie du terme qu’il poursuit. De là cette mélancolie qui respire dans les hymnes de nos grandes fêtes. Au sortir des pompes sacrées, l’homme religieux ressent l’ennui de la terre et dit comme saint Paul : « Je désire la dissolution de mon corps pour être avec le Christ. Cupio dissolvi. » Ce cri est encore celui d’une âme qui veut grandir ; en effet, le christianisme représente les saints allant de clarté en clarté, et le bonheur de la vie future comme un progrès éternel.

L’ordre surnaturel domine l’ordre naturel ; il l’éclaire, le féconde et le règle. Le dogme nourrit la philosophie, les lois religieuses servent de premières assises aux constitutions politiques, le culte suscite les architectes et les poëtes. Toutefois, l’ordre de la nature reste distinct, quoique subordonné : il a sa lumière propre, quoique insuffisante, qui est la raison. Le vrai, le bien et le beau s’y manifestent par la science, par les institutions sociales et par les arts.

La science commence, et elle trouve aussi dans la foi le principe de ses progrès. Car il existe une foi naturelle, qui est le fond même de la raison. Elle marque à la science son point de départ dans un certain nombre de vérités indémontrables. Pour comprendre, il faut croire, et Descartes, voulant reconstruire tout l’édifice des connaissances humaines, lui donna pour première pierre cette première certitude : « Je pense, donc je suis. » En même temps, la foi jette la science dans une carrière sans bornes en lui communiquant l’idée de l’infini. L’esprit humain ne se délivrera jamais de cette idée impitoyable qui le tourmentera, qui lui fera prendre en mépris le connu pour s’enfoncer avec passion dans l’inconnu, et qui ne lui laissera pas de cesse jusqu’à ce que, arrivé au bout de la nature, il y trouve Dieu.

En second lieu, l’amour devient le principe du progrès dans les institutions sociales. L’ordre de la société repose sur deux vertus : justice et charité. Mais la justice suppose déjà beaucoup d’amour ; car il faut beaucoup aimer l’homme pour respecter son droit qui borne notre droit et sa liberté qui gêne notre liberté. Cependant la justice a des limites ; la charité n’en connaît pas. Pressé par ce commandement de faire à autrui le bien qu’il se veut à lui-même, et se voulant un bien infini, celui qui aime les hommes ne trouvera jamais qu’il ait assez fait pour eux jusqu’à ce qu’il ait consumé sa vie dans le sacrifice et qu’il meure en disant : « Je suis un serviteur inutile. »

Enfin, l’espérance est le principe du progrès dans les arts. Nous avons vu la beauté parfaite fuir devant l’imagination humaine qui la poursuit. Mais nul mieux que saint Augustin n’a exprimé la peine de l’âme devant cette fuite éternelle de l’idéal qu’elle désire éternellement. « Pour moi, dit-il, presque toujours mon discours me déplaît ; car je suis avide d’un mieux que je crois posséder dans ma pensée… L’idée illumine mon esprit avec la rapidité de l’éclair ; mais le langage ne lui ressemble point, il est lent, tardif, et, tandis qu’il se déroule, l’idée est rentrée dans son obscurité mystérieuse[1].  » La plainte de saint Augustin, c’est la plainte de tous ceux qui ont rêvé la beauté, qui l’ont cherchée et qui sont assez grands pour se rendre le témoignage qu’ils ne l’ont jamais atteinte ; c’est Virgile mourant et vouant au feu son Énéide ; c’est le Tasse ne pouvant se consoler de sa Jérusalem. Quand ces dégoûts saisissent des artistes immortels, il semble que l’art lui-même aurait dû se décourager. Il n’en est rien, et l’espérance, plus puissante que l’impuissance avouée des grands hommes, ressaisit ceux qui les suivent et les ramène à l’œuvre interrompue. Elle pousse ces générations d’architectes et de peintres qui recommencent à bâtir après le Parthénon, après le Colisée, après Notre-Dame de Paris ; qui recommencent à peindre des Christs, des Madones, des Saintes Familles, avant que le temps ait effacé les couleurs de Giotto et de Raphaël. Les poëtes sont les plus hardis : ils osent venir quand le monde est encore tout retentissant des chants d’Homère et de Virgile. Il est vrai que ces exemples inimitables les troublent d’abord, et que Dante, à l’entrée de l’Enfer, hésite à commencer son pèlerinage poétique et terrible. Mais c’est encore l’espérance qui le pousse pour ainsi dire par les épaules dans le chemin ténébreux. Et si, plus d’une fois durant la route, il sent ses genoux trembler et son cœur défaillir, c’est elle qui le ranime et le force à marcher jusqu’au bout en lui montrant Béatrix, c’est-à-dire l’idéal qui lui sourit au ciel.

Voilà comment la philosophie chrétienne peut établir la loi du progrès. Il faut maintenant se demander si c’est une loi morale ou nécessaire, une loi qui souffre résistance ou qui se fasse invinciblement obéir.

L’histoire semble répondre que la loi du progrès est nécessaire et obéie. Elle l’est moins visiblement dans les temps païens, où le dogme obscurci ne prête qu’une clarté insuffisante à la marche des esprits : avec plus d’éclat, quand le christianisme a replacé la vérité religieuse comme une colonne de feu à la tête de l’humanité.

La suite des siècles n’offre pas de plus grand spectacle que celui de l’homme prenant possession de la nature par la science. M. de Humboldt a tracé ce tableau d’une main septuagénaire et inspirée. Il y faut ajouter deux traits. Pendant que l’homme s’empare de la création, il prend aussi possession de lui-même et de Dieu.

On voit d’abord les Égyptiens resserrés dans la vallée du Nil : à droite et à gauche les déserts leur marquent les limites du monde habitable. Mais ils lèvent les yeux vers les astres dont les révolutions ramènent le débordement du fleuve sacré. Ils admirent le cours réglé des étoiles ; ils les comptent, ils en marquent le lever et le coucher. Ces ignorants qui vivent sur un coin de terre, à qui la mer est interdite, commencent à connaître le ciel. Bientôt les Phéniciens viennent armés de l’astronomie et du calcul. Ils affrontent non plus seulement la mer qui baigne leurs côtes, mais l’Atlantique jusqu’aux rivages de l’Irlande, où leurs vaisseaux vont chercher l’étain : le monde s’ouvre du côté de l’Occident. Cependant la Grèce se tourne vers l’Orient, d’où lui vient le péril avec Darius et Xerxès, où elle trouvera l’empire avec Alexandre. Ce hardi jeune homme, disons mieux, ce grand serviteur de la civilisation, double en quelques années le monde des Grecs. Mais Aristote se fait un empire plus vaste que celui d’Alexandre et surtout plus durable : il met la main sur le visible et l’invisible, il donne des lois à la nature et à la pensée. Pour continuer son œuvre, ce n’est pas trop de plusieurs générations de savants : Ératosthène mesure la terre, Hipparque dresse la carte des cieux. En même temps l’humanité commence à se chercher elle-même : les philosophes l’étudient dans son essence et les historiens dans ses œuvres. Hérodote avait rattaché au récit des guerres médiques l’histoire de l’Égypte et de la Perse. Diodore de Sicile poussa ses recherches jusqu’aux derniers peuples du Nord. Il semble que les Romains ajouteront peu à ces découvertes. Ils n’agrandissent pas le monde connu, mais le traversent dans tous les sens ; ils le percent déroutes, ils le rendent praticable : Pervius orbis. Les nations se rapprochent, encore incapables de s’aimer, déjà forcées de se connaître. Tacite écrit la Germanie : c’était écrire déjà l’histoire de l’avenir.

Cependant la science antique ne connaissait Dieu qu’imparfaitement. Platon, qui avait le plus approché du Père des choses, ne le concevait ni seul, ni libre, ni créateur, puisqu’il lui opposait une matière éternelle. Le paganisme jetait à la fois ses ombres sur la nature et sur l’humanité. D’une part, le grand nombre des esprits hésitait à forcer les secrets du monde physique qu’il croyait tout peuplé de divinités jalouses. D’un autre côté, comment les historiens auraient-ils traité avec le même respect des races issues de dieux différents, destinées, les unes à commander, les autres à obéir ? Le progrès s’arrêtait là, si le christianisme ne fût venu pour chasser les terreurs superstitieuses qui enveloppaient encore la nature, et pour rendre le genre humain à lui-même, en lui rendant l’unité de race et de destinées.

Le christianisme paraît, et il a ses conquérants qui laisseront derrière eux les aigles romaines. Dès le septième siècle, des moines byzantins s’enfoncent dans les steppes de l’Asie centrale et franchissent la grande muraille de la Chine. Six cents ans plus tard, d’autres religieux porteront les messages des papes au khan des Tartares, et enseigneront la route de Péking aux marchands de Gênes et de Venise. Sur leurs traces, Marco Polo traversera le Céleste Empire et visitera les îles de la Sonde deux siècles avant les navigateurs portugais. D’un autre côté, les moines irlandais, poussés par cette passion de l’apostolat qui agitait leurs monastères, s’aventurent sur les mers de l’ouest, touchent, en 795, aux bords glacés de l’Islande, et, poursuivant leur pèlerinage vers l’inconnu, se font jeter par le vent sur la côte d’Amérique. Lorsque, au onzième siècle, les Scandinaves abordèrent au Groënland, ils apprirent des Esquimaux qu’au sud de leur pays, au delà de la baie de Chesapeack, « on voyait des hommes blancs vêtus de longs habits blancs, qui marchaient en chantant et en portant devant eux des bannières. » Ces cloîtres, d’où sortaient les explorateurs du monde terrestre, étaient cependant voués à l’étude des choses divines. La théologie scolastique y naquit ; de l’idée de Dieu, elle fit jaillir sur l’homme et sur la société des lumières que l’antiquité n’avait pas connues. Ses disputes mêmes, dont on a trop accusé la subtilité, tinrent les esprits en haleine pendant cinq cents ans et disciplinèrent la raison moderne.

Le moyen âge avait mieux servi les sciences morales que les sciences physiques. Cependant une parole de Roger Bacon, et les calculs inexacts de Marco Polo, poussèrent Christophe Colomb sur la route du nouveau monde. La foi de ce grand homme fit la moitié de son génie ; l’opiniâtreté de sa croyance répara l’erreur de ses conjectures, et c’est pourquoi Dieu lui donna, comme il dit, « les clefs de l’Océan, et le pouvoir de rompre les chaînes de la mer, qui étaient si fortement serrées. » Avec une nouvelle terre se dévoile toute une création nouvelle ; les tributs des plantes et des animaux se multiplient. Quelques années encore, et les vaisseaux de Magellan ayant achevé le tour du globe, l’homme se trouve maître de sa demeure. La science aborde aux ports de la Chine et de l’Inde ; elle force ces sociétés impénétrables à livrer leurs écritures sacrées, leurs épopées, leurs annales. Le moment approche où elle rendra la voix aux hiéroglyphes de Thèbes et aux inscriptions de Persépolis.

Pendant que l’homme finit de conquérir la terre, de peur qu’il ne trouve un moment de repos, Copernic lui ouvre l’immensité en brisant les cieux factices de Ptolémée. Les étoiles fuient bien loin des faibles distances calculées par l’astronomie ancienne. Mais le télescope les poursuit, le calcul les replace sous des lois plus savantes et en même temps plus simples. La terre semble s’anéantir en présence de ces amas d’astres semés comme des îles dans l’océan lumineux. Mais l’homme grandit, puisqu’il mesure son néant. Malheur à ceux que ce spectacle éloigne de Dieu, comme si leur attente avait été trompée, comme si, en pénétrant dans les espaces du ciel, ils avaient espérer trouvé Dieu quelque part assis sur un trône matériel, comme se le figuraient les anciens ! Au contraire, tout ce qui plonge l’homme loin du visible et du fini le rapproche de ce Dieu que le christianisme publie infini et invisible. Les étoiles, du temps de David, racontaient la gloire du Créateur ; elles n’ont pas tenu un autre langage à Kepler et à Newton.

Si la loi du progrès entraîne ainsi les intelligences, comment laisserait-elle les sociétés immobiles ? Dans les grands empires de l’Orient, une autorité toute-puissante écrase les volontés : là, point de progrès, parce qu’il n’y a point de lutte. Au contraire, la liberté agite les peuples de la Grèce ionienne ; elle fait et défait des pouvoirs aussi mobiles que les dieux de l’Olympe ; là, le progrès se soutient mal, parce qu’il n’y a plus de règle. Il faut que ces deux puissances nécessaires, l’autorité et la liberté, se trouvent en présence à Rome, fortes, l’une de la majesté du patriciat, l’autre de la persévérance plébéienne : il faut qu’elles entrent en lutte, mais dans une lutte contenue par la règle, et de ce combat naît le droit romain, le plus grand effort qu’ait fait l’antiquité pour réaliser sur la terre l’idée de la justice. Mais cette justice, admirable quand elle réglait les contrats, se troublait tout à coup en disposant des personnes. Elle consacrait l’esclavage ; elle établissait une espèce d’hommes qui n’avaient ni Dieu, ni famille, ni droit, ni devoir, ni conscience. Je ne parle pas de la femme et de l’enfant, esclaves domestiques que le père de famille pouvait tuer ou vendre : voilà pour la justice. En ce qui touche la charité, il est vrai que Cicéron en a prononcé le nom. Il a écrit le mot (caritas), mais qu’il est loin de la réalité ! Ce grand moraliste n’ose point condamner les combats des gladiateurs. Pline le Jeune les loue, et Trajan, le meilleur des princes, donna cent vingt-trois jours de fêtes, où dix mille combattants s’entr’égorgèrent pour le plaisir du peuple le plus policé du monde. On ne connaît pas assez toute l’horreur de ces sociétés païennes, qui mêlaient aux plus délicates jouissances de l’esprit les derniers assouvissements du sang et de la chair.

Ce fut le travail des temps chrétiens de faire vivre dans les âmes et pénétrer dans les institutions deux sentiments, sans lesquels il n’y a ni charité ni justice : je veux dire le respect de la liberté et le respect de la vie humaine. Le christianisme reconquiert la liberté de l’homme, non d’un seul coup, mais pied à pied. Il rend premièrement à l’esclave la conscience qui fait de lui non plus une chose, mais une personne, qui lui donne des devoirs, et par conséquent des droits. C’était détruire le fondement même de l’esclavage : les siècles suivants en poursuivirent la ruine. Ils l’achevèrent par la faveur attachée aux affranchissements, par la transformation de la servitude personnelle en servage de la terre, jusqu’à ce qu’une constitution du pape Alexandre III déclarât qu’il n’y avait plus d’esclaves dans la société chrétienne. Il ne fallait ni moins de siècles, ni moins de génie et de courage pour rétablir le respect de la vie humaine. Le christianisme avait pu croire son œuvre presque achevée quand les lois des empereurs chrétiens eurent puni le meurtre des enfants nouveau-nés et supprimé les spectacles de gladiateurs. C’est alors que paraissent les barbares, apportant de leurs forêts deux soifs égales : celle de l’or et celle du sang. Ce ne sont plus seulement les peuples qui s’arment contre les peuples, mais les villes contre les villes et les châteaux contre les châteaux. L’Église a beau se jeter éperdue au milieu de ces querelles en protestant qu’elle abhorre le sang : « Ecclesia abhorret a sanguine, » les instincts de la barbarie éclatent au milieu des croisades ; ils se déchaînent aux Vêpres siciliennes. Voilà les résistances que l’Église avait à vaincre pour empêcher les hommes de s’entre-tuer. Qu’était-ce pour les faire vivre, pour conserver l’enfant exposé, l’infirme, le vieillard inutile, toutes ces charges que rejette une société sans foi, et qui honorent une société chrétienne ?

Il semble moins facile de soutenir la cause du progrès dans les arts. Après les anciens, que reste-t-il à faire, et comment pousser plus loin qu’eux la simplicité et la grandeur ? Mais, premièrement, ces beautés incomparables sont aussi des beautés inspiratrices ; elles ne se laissent pas contempler sans laisser dans l’âme le désir, le besoin, la passion de les imiter. Quand donc l’esprit humain ne dépasserait jamais les œuvres de l’antiquité, il pourrait encore ajouter les monuments aux monuments, et augmenter l’ornement de sa demeure terrestre. Au-dessous de la Rome des Césars, toute de marbre et d’or, et devenue, comme l’appelle Virgile, la plus belle des choses, se creusait la Rome souterraine des chrétiens : jamais le progrès ne fut plus obscur. Et cependant les chapelles pratiquées dans ces souterrains devaient un jour percer la terre, monter plus haut que tous les temples et tous les théâtres antiques. Saint-Pierre, Sainte-Marie-Majeure ajoutent leur majesté vivante aux ruines du Forum et du Colisée.

En second lieu, si l’art des anciens a pour lui la pureté des formes, le calme des attitudes, la vérité des mouvements, enfin une merveilleuse faculté de rendre le fini et le visible, il n’a pas le don de traduire l’invisible et l’infini. Voyez les bas-reliefs dont Phidias décora les frises du Parthénon. Qui n’admirerait la naïveté des poses, la vigueur et la grâce des contours ? Et toutefois, quand le sculpteur représente la querelle des Lapithes et des Centaures, on s’étonne de voir la même sérénité sur les traits des combattants, les uns tuant sans colère, les autres mourant sans désespoir. Serait-ce que l’artiste aurait tenté d’exprimer un idéal héroïque, inaccessible aux passions humaines ? Un témoignage contemporain nous détrompe et trahit l’impuissance de cet art grec qui donnait la vie à la pierre, mais qui ne lui donnait pas la pensée. Xénophon rapporte que Socrate aimait à visiter les artistes et les aidait de ses conseils. « Il alla voir un jour le peintre Parrhasius : La peinture, lui dit-il, n’est-elle pas la représentation de ce que l’on voit ? Vous imitez avec des couleurs les enfoncements et les saillies, le clair et l’obscur, la mollesse et la dureté, le poli, la rudesse, la fraîcheur et la décrépitude. Mais quoi ! ce qu’il y a de plus aimable, ce qui gagne la confiance et ce qui touche le désir, l’imitez-vous, ou bien le faut-il croire inimitable ? — Parrhasius. Et comment le représenter, puisqu’il n’a ni proportion ni couleur, et qu’enfin il n’est pas visible ? — Socrate. Mais ne voit-on pas dans les regards tantôt l’amitié, tantôt la haine ? — Parrhasius. Je le crois aussi. — Socrate. Donc il faut imiter ces passions par l’expression des yeux… La fierté, la modestie, la prudence, la vivacité, la bassesse, tous ces sentiments se montrent dans le visage et le geste, dans la pose et le mouvement. » Le pressentiment chrétien, qui dévoilait à Socrate la vanité des faux dieux, la perversité de la morale païenne, lui faisait reconnaître aussi l’insuffisance de l’art grec. En effet, le christianisme vient ; il donne aux derniers de ses croyants le sens des choses qui ne se voient pas et ne se mesurent pas : les ouvriers des catacombes décorent de peintures les tombeaux des martyrs ; ils travaillent à la lueur de la lampe et sous la menace des persécutions. Ils représentent le Christ, la Vierge, les apôtres, des chrétiens en prières. Ces figures trahissent quelquefois une grande inexpérience ; souvent les proportions leur manquent ; mais tout le ciel est dans leurs yeux. Le sentiment de l’infini remplit ces fresques. Il passe dans les mosaïques qui ornent les églises de Rome et de Ravenne aux temps barbares, et tout le progrès de la peinture italienne du treizième au quinzième siècle sera de faire resplendir sous la beauté antique des formes la beauté chrétienne de l’expression.

Troisièmement, l’art classique porte le caractère de l’unité. L’antiquité ne connaissait qu’une seule civilisation gréco-latine, région lumineuse hors de laquelle il n’y avait que des barbares. La société civilisée regorgeait elle-même de barbares, c’est-à-dire d’esclaves, incapables de participer à la vie des esprits. L’art n’était donc que le plaisir orgueilleux du petit nombre. L’opulent Romain que les devoirs de sa charge retenaient à York ou à Séleucie pouvait, sous les portiques d’un palais qui lui rappelait la patrie, se faire lire Properce ou Virgile. Mais le breton d’York et le Parthe de Séleucie ignoraient éternellement les poëtes favoris de leurs maîtres. Au contraire, l’inspiration chrétienne a débordé chez tous les peuples qui ont cru. Elle a ravivé les vieux idiomes de l’Orient en leur donnant ces belles liturgies grecque, syrienne, copte, arménienne. Elle a jailli surtout dans les langues de l’Occident ; elle a formé, comme cinq grands fleuves, les littératures de l’Italie, de la France et de l’Espagne, de l’Allemagne et de l’Angleterre. De là deux avantages des temps modernes. D’un côté, le beau, toujours unique dans son type, trouve une variété infinie de manifestations nouvelles dans le génie, les passions, les langues de tant de peuples différents. D’un autre côté, les joies de l’esprit se communiquent à un plus grand nombre d’intelligences, et l’art se rapproche de son but, qui est d’achever l’éducation, non de quelques-uns, mais de la multitude ; de charmer non les heureux, mais ceux qui travaillent et qui souffrent, et de faire descendre l’idéal comme un rayon divin au milieu de l’inexorable ennui de la vie.

Ainsi l’humanité semble attirée irrésistiblement vers une perfection que jamais elle n’atteindra, mais dont chaque âge la rapproche. Toutefois c’est précisément cette nécessité irrésistible qui effraye plusieurs esprits sages, et qui soulève contre la doctrine du progrès deux difficultés. On la repousse comme une doctrine d’orgueil ; car elle suppose les hommes de chaque génération meilleurs que leurs pères ; elle inspire le mépris du passé, le dédain des traditions. On la dénonce comme une doctrine de fatalisme, car il suffit qu’un siècle soit le dernier pour être le plus grand ; et, comme il y a des siècles où s’obscurcissent la vertu et le génie, le progrès se réduit au seul travail qui ne s’interrompt point, c’est-à-dire à l’accroissement des biens matériels.

Ces difficultés se dissipent, si l’on distingue entre l’homme et l’humanité. Dieu n’a pas créé l’humanité sans dessein, et ce dessein éternel, soutenu d’une puissance infinie, ne peut pas rester sans effet. La volonté qui meut les astres règle aussi le cours des civilisations. Ainsi l’humanité accomplit une destinée nécessaire, et cependant elle se compose de personnes libres. Il reste donc à faire la part de la liberté dans les destinées humaines, par conséquent la part de l’erreur et du crime. Il y a des jours de maladies, des années d’égarement, des siècles qui n’avancent pas, des siècles qui reculent. Personne ne dira que les détestables sculptures qui déshonorent l’arc de triomphe de Constantin l’emportent sur les métopes du Parthénon, ni que la France de Charles VI fut plus puissante que celle de Philippe Auguste et de saint Louis. Pour moi, j’ose plus, et, à mes yeux, le quatorzième siècle avec la guerre de Cent Ans, le seizième avec l’anarchie dans les consciences et l’absolutisme sur les trônes, le dix-huitième avec le libertinage des esprits et des mœurs, sont autant d’égarements de la société moderne, comme je vois les signes de son retour dans l’admirable élan de 1789, qui fut détourné de sa voie, mais qui ramenait les peuples aux traditions du droit public chrétien. Dans ces périodes de désordre. Dieu laisse les personnes maîtresses de leurs actes, mais il a la main sur les sociétés ; il ne souffre pas qu’elles s’écartent au delà d’un point marqué, et c’est là qu’il les attend pour les reconduire par un détour pénible et ténébreux plus près de cette perfection qu’elles oublièrent un moment. C’est pourquoi il ne permet pas non plus que l’humanité s’égare jamais tout entière et en toute chose. Toujours une lumière reste quelque part ; elle marche et finit par rallier à sa suite les générations fourvoyées. Quand l’Évangile pâlit en Orient, il éclaira les peuples du Nord. Au moment où les écoles d’Italie se fermaient devant l’invasion des Lombards, la passion des lettres se ralluma au fond des monastères irlandais. Quelquefois le progrès, interrompu dans les institutions, retrouve son essor dans les arts ; et, quand l’art fatigué s’arrête, la science prend la conduite des esprits. Si les libertés publiques se taisent sous Louis XIV, d’autres voix se font entendre, les voix immortelles des orateurs et des poëtes qui attestent que la pensée humaine ne sommeille pas. Si l’éloquence et la poésie semblent aujourd’hui descendues de cette élévation où le dix-septième siècle les porta, le génie scientifique de notre siècle n’est pas monté moins haut, et qui accusera d’immobilité le temps d’Ampère, de Cuvier et de Humboldt ?

Mais, tandis que l’humanité accomplit une destinée inévitable, l’homme reste libre. Il peut résister à la loi du progrès, toujours obligatoire, mais non plus nécessaire pour lui. Il peut se refuser à l’attrait intérieur qui le sollicite, à l’entraînement de la société qui le pousse vers le mieux. D’ailleurs deux choses sont personnelles et ne se ressentent pas du cours des temps : je veux dire l’inspiration et la vertu. La Divine Comédie surpasse l’Iliade de toute la supériorité du christianisme ; mais Dante n’est pas plus inspiré qu’Homère. Leibnitz sut infiniment plus qu’Aristote, mais pensa-t-il davantage ? De même l’héroïsme des premiers chrétiens ne fut pas surpassé par les grands missionnaires des temps barbares, et ceux-ci ont trouvé leurs égaux dans ces prêtres intrépides qui vont de nos jours chercher le martyre sur les places publiques du Tonquin et de la Corée. Les belles âmes du moyen âge, saint Louis, saint François, saint Thomas d’Aquin, aimèrent Dieu et les hommes avec autant de passion, servirent la justice et la vérité avec autant de persévérance que les plus nobles caractères du dix-septième siècle. Le temps, en multipliant les lumières, en tempérant la violence des mœurs, ne fait que rendre la science accessible, la vertu plus facile, ajoutant ainsi à la dette de reconnaissance que nous recueillons avec l’héritage de nos pères. Ainsi cette doctrine, qu’on accuse de mépriser le passé, fait au contraire sortir tout l’avenir des flancs du passé, elle ne connaît pas de progrès pour les âges nouveaux sans la tradition qui garde l’ouvrage des siècles précédents. Ainsi cette doctrine d’orgueil et de fatalisme détruit à la fois le fatalisme et l’orgueil ; car pour elle l’histoire du progrès n’est pas l’histoire de l’homme seulement, mais de Dieu, respectant la liberté des hommes, et faisant invinciblement son œuvre par leurs mains libres, presque toujours à leur insu, et souvent malgré eux.

Une telle croyance ne favorise certainement pas le matérialisme, et il ne faut point s’étonner qu’elle ait rallié à elle de grands spiritualistes et de grands chrétiens : Chateaubriand, Ballanche, pour ne parler que des morts, et jusqu’à M. de Bonald, qui finit par reconnaître que « les révolutions elles-mêmes, ces scandales du monde social, deviennent entre les mains de l’Ordonnateur suprême des moyens de perfectionner la constitution de la société[2]. » On pourrait, au contraire, nous reprocher de pousser le respect de l’esprit jusqu’à l’oubli de la matière ; car au-dessous de ces trois choses divines : le vrai, le bien et le beau, nous avons oublié une chose humaine, l’utile ; et, après la science, les institutions sociales et les arts, nous avons négligé ce que nos contemporains ne négligent pas, l’industrie. Non qu’il faille mépriser l’industrie quand elle se subordonne à ce qui vaut mieux qu’elle, quand elle s’éclaire de l’étude de la nature, qu’elle s’inspire du bien public, qu’elle s’attache aux règles du goût, qui corrige la grossièreté de la matière par la pureté des formes. Si la science, l’art, le bien public frappent ainsi l’industrie d’un triple rayon, elle s’anime, elle vit d’une vie morale, elle peut servir le progrès des esprits. C’est ce qu’on voit au moyen âge chez ces républiques italiennes, aussi résolues à s’immortaliser qu’à s’enrichir, aussi hardies dans leurs monuments que dans leurs navigations. Mais, si le développement de l’industrie, au lieu de suivre le progrès des esprits, le déborde et l’arrête, les sociétés avilies reprennent pour un temps le chemin de la décadence.

Jusqu’ici nous avons traité du progrès pour ainsi dire tout à notre aise, en embrassant ces grands espaces historiques où il est facile de choisir et de grouper à son gré les événements. Il faut maintenant nous réduire à un terrain plus étroit, descendre à une époque dont toutes les apparences semblent tournées contre nous. Je veux parler des temps écoulés depuis la chute de l’empire d’Occident jusqu’à la fin du treizième siècle, jusqu’au moment qu’on a coutume de saluer comme le réveil de l’esprit humain.

S’il n’y avait dans l’homme qu’un bon principe, le progrès n’en serait que le développement calme et régulier. Mais il y a dans l’homme deux principes, l’un de perfection, l’autre de corruption ; dans la société deux puissances, la civilisation et la barbarie. Le progrès est donc une lutte ; cette lutte a des alternatives de défaite et de victoire. Toute grande période dans l’histoire part d’une ruine et finit par une conquête.

La première période où nous entrons commence à la plus formidable ruine qui fut jamais, celle de l’empire romain. On ne se représente pas assez la majesté de cet empire, quand il faisait la paix du monde par ses lois, l’éducation des peuples par ses écoles, l’ornement des provinces par ce nombre infini de routes, d’aqueducs, de villes et de monuments dont il les avait couvertes. Sans doute l’avarice et la cruauté romaines vendaient cher ces bienfaits. Cependant l’opinion que les peuples avaient de Rome était si haute, que le bruit de sa chute alla effrayer, non-seulement les consulaires, les clarissimes retirés dans la paix de leurs villas, non-seulement les lettrés et les philosophes épris d’une civilisation où l’esprit humain avait porté toutes ses clartés, mais les chrétiens, les anachorètes au désert. Comment n’auraient-ils pas cru aux approches du dernier jour en voyant crouler l’empire qui, selon Tertullien, suspendait seul la fin des temps ? Au récit de cette effroyable nuit où Alaric entra dans Rome avec le fer et le feu, saint Jérôme frémit au fond de sa solitude de Bethléem ; il s’écrie : « Une rumeur terrible nous vient d’Occident ; on raconte Rome assiégée, rachetée à prix d’or, assiégée de nouveau, afin qu’après les biens périssent aussi les vies. Ma voix s’arrête et les sanglots étouffent les paroles que je dicte. Elle est captive la cité qui mit en captivité le monde :

Quis cladem illius noctis, quis funera fando
Explicet, aut possit lacrymis æquare dolorem  ?

Cependant cette catastrophe, qui épouvantait toute la terre, n’étonna pas saint Augustin. Soit que ce beau génie fût moins retenu par les attaches du patriotisme antique, ou plutôt que l’amour l’élevât à des hauteurs plus sereines, il mesura d’un regard plus sûr la grandeur menaçante des événements. Au milieu des colères païennes qui reprochaient au christianisme la chute de l’empire, Augustin écrit son livre de la Cité de Dieu, et, remontant à l’origine des temps pour expliquer à la fois les destinées de Rome et du monde, il marque d’un trait lumineux cette loi chrétienne du progrès dont j’ai faiblement indiqué la trace. Au commencement des choses, deux amours ont bâti deux villes. L’amour de soi-même, poussé jusqu’au mépris de Dieu, a construit la cité de la terre ; l’amour de Dieu, poussé jusqu’au mépris de soi-même, a construit la cité du ciel. La cité de la terre est visible : elle est Babylone, elle est Rome ; elle peut périr. La cité du ciel est invisible, elle se confond pour un temps avec la cité de la terre ; mais elle ne périt pas sous les ruines de Babylone et de Rome. Elle grandit sans cesse depuis la famille patriarcale jusqu’au peuple d’Israël et jusqu’à l’Église chrétienne. L’Église s’accroît par les persécutions, s’éclaire par les hérésies, se fortifie par les tourmentes. Elle poursuit sur la terre le cours d’une semaine laborieuse dont elle célébrera le sabbat au ciel, non dans la stérilité d’un repos inactif, mais dans l’activité éternelle de l’intelligence et de l’amour.

Les temps qui suivent vont justifier saint Augustin. Au moment où l’empire est conquis, la civilisation chrétienne devient conquérante. Cette conquête dépasse toutes celles de l’antiquité, par la profondeur, la difficulté et l’étendue de ses desseins.

Et d’abord, le christianisme se proposait la conquête des consciences. Rome n’y avait jamais songé. Elle mettait la main de ses légions sur les terres conquises, la main de ses proconsuls sur les populations ; elle ne s’occupait pas des âmes, ni de leurs destinées immortelles. Sans doute elle disciplinait les barbares, c’était beaucoup ; elle les instruisait, c’était davantage : jamais elle n’eut la pensée de les convertir. Et comment l’eût-elle fait, si convertir c’est donner à la conscience purifiée le gouvernement des passions, et si le paganisme romain enchaînait la conscience au pied des passions divinisées ? Au contraire, le christianisme ne comptait pour rien la possession du sol et la soumission forcée des peuples. Il réclamait l’empire des intelligences et des volontés. À des esprits grossiers, qui ne connaissaient que des dieux homicides et voluptueux, il fallait annoncer un dogme spirituel. À des hommes violents il fallait donner une loi de mansuétude et de pardon. À des immolateurs de victimes humaines il fallait proposer un culte contenu dans la prédication, la prière et le sacrifice non sanglant. Et ne dites pas que la nouveauté même d’une telle doctrine touchait nécessairement les cœurs, et que la parole savante du prêtre triomphait sans peine de ces ignorants. Rathbod, duc de Frise, pressé par saint Wulfram, s’étant fait décrire le paradis nouveau qu’on lui proposait au lieu de la Valhalla de ses ancêtres, finit par déclarer qu’il aimait mieux rejoindre ses ancêtres que d’aller avec une troupe de mendiants habiter le ciel des chrétiens.

Mais cette conquête des esprits devait être faite par l’esprit, et les armes, loin de la servir, ne pouvaient guère que la compromettre, comme il arriva plusieurs fois. Il lui fallait donc des instruments qui ne laissassent voir que la puissance de l’esprit, des instruments faibles et dédaignés, des femmes, des esclaves, des malades ; et c’est, en effet, par ces mains infirmes que s’accomplit la conversion des barbares. C’est Clotilde chez les Francs, Théodelinde chez les Lombards, Patrice que nous retrouvons en Irlande ; ce sont, enfin, deux absents, deux hommes qui restèrent en Italie, qui ne mirent pas le pied sur le territoire ennemi, et qui du fond de leur retraite conduisirent la conquête du Nord. L’un, saint Benoît, dans son désert du mont Cassin, forma les milices monastiques, les arma de l’obéissance et du travail. L’esprit dont il les anima, charitable et sensé, intrépide et persévérant, devait les pousser jusqu’au fond de la Germanie, au cœur de la Suède et de la Norvége, abattant les forêts et les superstitions qui en faisaient à la fois le prestige et l’horreur. L’autre, saint Grégoire le Grand, durant douze ans de pontificat, put à peine quitter le lit trois heures par jour, et de ce lit de douleur il dirigeait la guerre de la civilisation contre la barbarie, réformait l’Église des Francs, réconciliait les Lombards et les Visigoths ariens. Un jour, il se rappela que, passant sur le Forum, il y avait vu en vente des esclaves d’une grande beauté ; au dire des marchands, ces esclaves étaient des Angles. Par ses ordres, quarante missionnaires descendirent sur la terre des Angles : un siècle après, l’Angleterre était chrétienne.

Enfin, Rome, avec une sagesse admirable, s’était contentée d’un empire borné ; et le christianisme, avec une confiance plus admirable encore, voulait un empire sans bornes. Assurément du haut des promontoires de la Grande Bretagne, les généraux romains avaient pu découvrir la côte d’Irlande et la convoiter. Sans doute Probus, après avoir dévasté la Germanie jusqu’à l’Elbe, songeait à la réduire en province. La prudence du sénat arrêta ses agrandissements. Mais le christianisme ne pouvait céder aux mêmes conseils. Un jeune Gaulois, nommé Patrice, enlevé par des pirates irlandais et vendu dans leur île, où il garda des troupeaux, réussit à s’enfuir, regagna la Gaule et s’enferma au monastère de Lérins. Quelques années après, il reparaissait en Irlande comme envoyé de la papauté ; à son tour il enchaînait les peuples, mais avec la chaîne dorée de la parole et sous le joug léger de l’Évangile. Au bout de trente-trois ans, l’Irlande convertie mettait au service du christianisme une race neuve, capable de tous les travaux et de tous les dévouements. La conversion de la Germanie voulut plus de temps et plus d’efforts. Il fallut trois cents ans de prédication et de martyres pour reprendre d’abord les anciens postes romains sur le Rhin et sur le Danube, pour enlever ensuite pied à pied la Thuringe, la Franconie et la Frise. À chaque siècle, les colonies chrétiennes se multiplient ; elles s’enfoncent dans des solitudes sans nom : à chaque siècle elles périssent sous un flot de païens, aussi épris de leurs faux dieux que de leur indépendance. La lutte se prolonge jusqu’à ce que saint Boniface constitue enfin la province ecclésiastique de Germanie. Il meurt en Frise de la main des barbares, mais en pardonnant à ses meurtriers : les Romains avaient su mourir, et ce grand art les avait conduits à moitié chemin de la conquête du monde : les chrétiens seuls surent mourir sans vengeance, et cet art plus grand leur livra le monde entier.

Tel fut le progrès de la conquête chrétienne aux temps mérovingiens : il en faut voir les résultats. Ce qui m’étonne d’abord, c’est que l’Église, qui aima les barbares jusqu’à mourir pour eux et par leurs mains, ne se détacha pourtant pas de la civilisation antique, c’est qu’elle en garda, en ranima les ruines. Cette fois encore, l’ordre surnaturel soutint l’ordre naturel et lui communiqua la vie.

Premièrement, le dogme sauva la science. En effet, le mythe païen aimait les ténèbres, il se plaisait dans l’ombre des initiations, il ne se discutait pas : le dogme chrétien aime la lumière, il se prêche sur les toits, il provoque la controverse. Saint Augustin avait dit : « Quand l’intelligence a trouvé Dieu, elle le cherche encore, » et il ajoutait cette belle parole : « Intellectum valde ama », « aimez à comprendre. » La vérité révélée voulut donc être comprise, et la philosophie recommença. La théologie fut longtemps maîtresse de brûler les écrits des philosophes païens. Que dis-je ? elle n’avait qu’à les laisser brûler par les barbares. Au contraire, elle les conserva ; elle fit une œuvre sainte aux moines de copier les livres de Sénèque et de Cicéron. Saint Augustin, sous son manteau d’évêque, avait introduit Platon dans l’école. Boëce y fit entrer Aristote en traduisant l’Introduction de Porphyre, qui devint le texte principal de l’enseignement philosophique. Les Francs, les Irlandais, les Anglo-Saxons, les fils des pirates et des brûleurs de villes, pâlirent sur cette question : « Si les genres et les espèces existent par eux-mêmes ou seulement dans l’intelligence ? » Cette question portait comme en germe toute la querelle des Réalistes et des Nominaux, toute la scolastique du moyen âge, et, pour mieux dire, la philosophie de tous les temps.

Secondement, la loi religieuse sauva les institutions sociales. Les chrétiens professaient que Dieu avait laissé briller un reflet de sa justice dans la législation romaine ; ils croyaient apercevoir un merveilleux accord entre le droit de Rome et les institutions de Moïse, et c’est l’origine d’une compilation publiée vers la fin du cinquième siècle : Collatio legum Mosaicarum et Romanarum. L’Église conserva donc le droit romain : elle en recueillit les plus sages dispositions dans le corps des lois ecclésiastiques ; elle le revendiqua comme le droit commun du clergé et des sujets romains sous la domination des barbares ; elle le fit pénétrer chez les barbares mêmes, comme on le voit dans les lois des Bavarois, des Lombards, et principalement des Visigoths. Mais de toutes les œuvres politiques où le clergé de ce temps mit la main, la plus grande fut la consécration de la royauté. La royauté sortait des forêts de la Germanie avec des traditions toutes païennes et des instincts sanguinaires. Le christianisme lui jeta d’abord sur les épaules le manteau du magistrat romain et lui apprit à régner, non par la force, mais par la justice. Plus tard, et pour achever de la purifier, il lui donna le sacre des rois d’Israël. De ces chefs de guerre il voulut faire des pasteurs de peuples, doux et pacifiques, et qui tempéreraient le règne même de la justice par la charité.

Troisièmement, le culte sauva les arts. Quand le culte chrétien sortit des catacombes et qu’il bâtit des églises, il les modela d’abord sur la forme des basiliques, c’est-à-dire des lieux où siégeaient les magistrats : l’antiquité n’avait rien de plus auguste. Il couvrit ensuite ces édifices de mosaïques, dont les traits ne rappellent plus l’harmonie et la juste proportion, mais souvent la grandeur et la simplicité de l’art grec. On voit les évêques, les moines civilisateurs de France et d’Angleterre, attirer autour d’eux les plus excellents artistes d’Italie pour construire des basiliques à la manière des anciens, pour les animer de peintures et de vitraux. À ces églises déjà toutes vivantes il fallait donner la parole. Il fallait que leur chant s’élevât comme une seule voix, et que le concert des lèvres exprimât le concert des âmes. C’est pourquoi s’ouvrirent les écoles de chant ecclésiastique, qui eurent leur modèle et leur règle dans l’école de Saint-Jean de Latran. Mais la musique, le septième des arts libéraux, selon l’enseignement de l’antiquité, suppose la connaissance de tous les autres. On n’y parvient qu’après avoir suivi jusqu’aux bout les voies poudreuses du trivum et du quadrivium. Surtout, comment séparer le chant de la poésie ? et comment fermer la porte de l’école ecclésiastique aux poëtes, quand ils y seraient rentrés, cités à chaque page par saint Basile, saint Augustin, saint Jérôme ? Quelques esprits sévères essayèrent bien d’arrêter Virgile au seuil ; mais d’autres, plus complaisants, montrèrent que le doux chantre de Mantoue avait annoncé la venue du Messie. Sa quatrième églogue à la main, Virgile passa et fit passer avec lui tous les poëtes classiques.

C’était peu d’avoir conservé l’antiquité : le christianisme devait travailler pour l’avenir en recueillant ce qu’il y avait d’éléments féconds dans le chaos de la barbarie ; car il n’existe pas d’ignorance si épaisse qui ne soit sillonnée de quelque lumière, ni de violence si indisciplinée qui ne reconnaisse quelque loi, ni de mœurs si triviales où ne se glisse quelque rayon d’inspiration poétique. Le christianisme développa chez les Germains cette droiture d’intelligence qu’une fausse philosophie n’avait point gâtée. Il développa dans leurs mœurs, il consacra dans leurs lois ces deux beaux sentiments : le respect pour la dignité de l’homme et pour la faiblesse de la femme. Enfin, dans les chants guerriers où ces hommes sans lettres célébraient les actions de leurs ancêtres, on sentait assurément je ne sais quoi de plus inspiré que toutes les déclamations de la décadence latine. L’Église se garda bien de briser la harpe des bardes gallois et des scaldes germaniques ; elle la purifia ; elle y mit une corde de plus pour chanter Dieu, les saints, et les joies de la famille au foyer que le Christ a béni.

Le dernier effort de ce travail qui fait pénétrer la civilisation dans le monde barbare, qui rajeunit par la barbarie le monde civilisé, le terme glorieux où aboutit la première période du progrès chrétien, c’est Charlemagne.

Une seconde période s’ouvre ici ; elle s’ouvre par une ruine et par la ruine d’une puissance chrétienne. Au premier abord, jamais chute ne parut plus désastreuse ; car jamais empire ne parut plus nécessaire que celui de Charlemagne, ni mieux fondé. D’un côté, ce grand homme n’avait pas reçu vainement le titre d’avocat de l’Église, qu’il couvrait de son glaive au dehors, et dont il faisait respecter les canons au dedans. D’un autre côté, il renouvelait la monarchie universelle des Césars et cette politique bienfaisante qui devait unir en un seul corps les nations pacifiées. Enfin l’École était dans le Palais, et les lettrés se pressaient autour de ce conquérant qui avait mis la force au service de l’esprit. Cependant un si bel ordre ne devait pas être de longue durée, et Charlemagne avant de mourir en pleura la fin. Il meurt en effet ; trente ans après, son empire croule au traité de Verdun, et ce grand édifice se partage en trois débris. Cependant les flottes des Normands viennent se jeter aux embouchures du Weser, du Rhin, de la Seine et de la Loire ; leurs bandes remontent ces fleuves, saccagent les monastères, jetant au même feu les riches copies de la Bible et les manuscrits d’Aristote et de Virgile. En même temps, les Hongrois, traînant avec eux l’arrière-ban des populations slaves, envahissent l’Allemagne, la Bourgogne et l’Italie. Ces frères des Huns passaient comme une tempête ; l’herbe foulée par leurs chevaux ne repoussait plus. À la vue de tant de maux, le monde se crut perdu, et pour la seconde fois pensa toucher à la fin des siècles. Le diacre Florus, de Lyon, chanta les terreurs de ses contemporains. « Montagnes et collines, forêts et fleuves, et vous aussi, rochers, et vous, vallées profondes, pleurez la race des Francs… Un puissant empire florissait sous un brillant diadème : il y avait un seul roi, un seul peuple. Les citoyens vivaient en paix et les ennemis dans l’épouvante. Le zèle des évêques rivalisait à donner aux peuples de saintes règles dans des conciles fréquents. Les jeunes gens apprenaient à connaître les livres divins ; les cœurs des enfants s’abreuvaient à la source des lettres… Ô fortuné, s’il eût connu son bonheur, l’empire qui avait pour citadelle Rome et pour fondateur le porte-clef du ciel ! Mais aujourd’hui cette majesté tombée d’une si grande hauteur est foulée sous les pieds de tous… Ah ! qui ne reconnaît cet oracle évangélique et n’en redoute l’accomplissement : Quand le Fils de l’homme viendra, pensez-vous qu’il trouve un reste de foi sur la terre ? »

Au moment où tout semble perdu, tout va être sauvé. La Providence aime ces surprises, elle y montre la puissance de son gouvernement et la faiblesse des nôtres. D’abord les peuples qui semblaient déchaînés pour la destruction de l’Église vont la recruter et la défendre. Les invasions germaniques n’avaient pas assez renouvelé l’Europe romaine. Le nord-ouest de la France et le midi de l’Italie étaient trop peu pénétrés de ce limon qui pouvait seul rajeunir un sol épuisé. Les Normands vinrent donc s’y jeter comme un flot, mais comme un flot régénérateur. Pendant que les monastères brûlaient, on voyait sortir de leurs ruines quelques religieux échappés au massacre, qui prêchaient les pirates, et qui souvent finissaient par les convertir. Les Normands entrèrent dans la civilisation chrétienne. Ils y apportèrent le génie des entreprises maritimes, le génie du gouvernement qu’ils montrèrent dans leurs conquêtes d’Angleterre et d’Italie, le génie de l’architecture, comme ils le firent voir en Sicile par les basiliques dorées de Palerme et de Montréal, en Normandie par ces tours abbatiales et ces flèches qui bordaient la Seine, depuis son embouchure jusqu’à Paris, et qui en faisaient l’avenue monumentale d’un peuple roi. Un peu plus tard, les Hongrois et les Slaves tombaient encore tout couverts de sang aux pieds de saint Adalbert. Ces fléaux de Dieu en devinrent les serviteurs intelligents et libres. Ils apportèrent à la chrétienté le secours d’une épée invincible. Ils la couvrirent du côté de l’Orient contre la corruption byzantine et contre l’invasion musulmane. Alors seulement fut assurée l’indépendance de l’Occident.

En même temps ce démembrement de l’empire, qui arrachait les cris du diacre Florus, préparait de loin l’émancipation des nations modernes. La France, l’Allemagne et l’Italie commençaient. Il est vrai que la division de la monarchie, poussée jusqu’à l’infini, aboutit au morcellement féodal. Les vices de la féodalité sont assez connus. Elle eut du moins l’utilité d’attacher à la terre l’homme épris de la vie errante, amoureux des hasards. Elle l’y attacha par le double lien de la propriété et de la souveraineté. La seule propriété du sol n’aurait pas retenu ce fils de barbare, qui lui préférait de beaucoup les richesses mobiles, l’or, les belles armures, les troupeaux. Mais, quand le seigneur devint à la fois propriétaire et souverain, maître du fief et de ceux qui l’habitaient, son orgueil fut touché ; il apprit à aimer sa terre et ses hommes, à les défendre, à combattre pour eux. L’habitude de tirer ainsi l’épée pour autrui élevait les caractères. L’Église s’en aperçut ; elle vit dans le dévouement féodal le remède aux maux de la féodalité. À cette société guerrière elle proposa un idéal héroïque, la chevalerie, qui fut le service armé de Dieu et des faibles. La féodalité divisait les hommes par le déchirement du territoire et par l’inégalité des droits. La chevalerie les unit par la fraternité des armes et par l’égalité des devoirs.

Ainsi la chrétienté grandissait et se donnait lentement une organisation qui lui permît de soutenir sa grandeur. Mais où trouver les loisirs de la pensée dans un âge de fer ? Qui se souciera de sauver les titres de l’esprit humain, quand les moines n’ont que le temps de charger sur leurs épaules les reliques des saints et de s’enfuir ? Plusieurs chroniques s’interrompent à l’invasion des Normands, et beaucoup d’églises rapportent à cette époque la perte de leurs diplômes et de leurs légendes.

Toutefois, deux îles de l’Occident avaient échappé à la souveraineté de Charlemagne. On s’étonne d’abord que la Grande-Bretagne et l’Irlande, si affaiblies par leurs guerres intestines, se soient soustraites à la domination d’un empire qui allait des bouches du Rhin à celles du Tibre, et de l’Èbre à la Theiss. Mais, en effet, dans cette décadence de l’empire carlovingien, il fallait qu’une société moins découragée offrît un refuge aux sciences et aux lettres. Pendant le onzième siècle les monastères irlandais continuent de nourrir tout un peuple de théologiens, de savants, de disputeurs. De temps à autre, ils jettent leur trop-plein sur la côte de France, où l’on voit arriver, selon l’expression d’un contemporain, des troupeaux de philosophes. Au milieu de ces philosophes sans nom paraît Jean Scot Érigène, célèbre jusqu’au scandale, hardi jusqu’à la témérité, érudit jusqu’à renouveler les doctrines d’Alexandrie, mais s’arrêtant au bord du panthéisme assez tôt pour conserver une incontestable influence sur les mystiques du moyen âge. D’autre côté, l’Angleterre, tandis qu’elle assistait de loin au déclin de la dynastie carlovingienne, inaugurait chez elle le règne d’Alfred le Grand. Ce jeune homme héroïque reconquiert le royaume de ses pères, et, de cette main victorieuse qui vient de chasser les Danois, il rouvre les écoles. Lui-même, à trente-six ans, il se donne un maître ; il apprend la langue latine, il traduit le Pastoral de saint Grégoire, pour l’édification du clergé, la Consolation de Boëce et les Histoires de Paul Orose et de Bède, pour l’instruction de tous. Il s’efforce de hâter ainsi l’éducation de son peuple, tremblant, comme il dit, à la pensée des châtiments que les puissants et les lettrés encourront dans ce monde et dans l’autre, s’ils n’ont su ni goûter la sagesse ni la faire goûter aux hommes. »

Pendant que le Nord s’éclairait de ces flambeaux, l’Allemagne entretenait aussi le feu sacré aux trois foyers monastiques de la Nouvelle-Corbie, de Fulde et de Saint-Gall. Ces puissantes abbayes, défendues contre les barbares par de fortes murailles, contre les mauvais princes par le respect public, enveloppaient dans leur enceinte des écoles, des bibliothèques, des ateliers de copistes, de peintres et de sculpteurs. Je m’arrête à Saint-Gall, où je sens déjà comme un premier souffle de la Renaissance. Là, on ne se borne pas à transcrire par obéissance les livres des païens : on n’accueille pas les muses latines avec une curiosité inquiète et mêlée de remords. C’est peu d’honorer les anciens, on les aime avec cette passion intelligente qui rend la vie au passé. Les moines engagent de savantes disputes ; ils livrent à tout venant des combats de grammaire, des assauts de poésie ; il en est qui opinent au chapitre en vers de l’Énéide. Déjà les lettres latines ne suffisent plus à l’ardeur de ces hommes séparés du monde : il faut qu’ils pénètrent dans l’antiquité grecque, et une femme leur sert de guide. La chronique de Saint-Gall a conservé ce gracieux récit, qui n’ôte rien à la gravité des mœurs monastiques. On raconte que la princesse Hedwige, fiancée dans sa jeunesse à l’empereur d’Orient, avait appris la langue grecque. Mais, cet engagement rompu, Hedwige avait donné sa main au landgrave de Souabe, qui la laissa bientôt veuve et libre de vivre dans la prière et dans l’étude. Elle prit donc sa demeure non loin de l’abbaye, et là elle se faisait instruire par un moine ancien et nourri de toutes les sciences de ce temps. Il arriva qu’un jour le vieillard se laissa accompagner par un jeune novice, et, la landgravine ayant demandé quel caprice amenait cet enfant, celui-ci répondit en vers « qu’à peine latin, il « voulait devenir grec : »

Esse velim græcus, cum vix sim, domna, latinus.

Le vers était mauvais, mais l’enfant était beau et docile. Hedwige le fit asseoir à ses pieds, et ce premier jour elle lui apprit une antienne de la liturgie byzantine. Elle lui continua ses soins jusqu’à ce qu’il entendît la langue de saint Jean Chrysostome et qu’il pût l’enseigner aux autres. Voilà par quelle noble main les lettres grecques furent ramenées à Saint-Gall. Hedwige, satisfaite des leçons qu’elle avait reçues et données, combla de largesses la savante abbaye. On remarquait parmi ses présents une aube d’un travail merveilleux, où étaient brodées les Noces de Mercure et de la Philologie.

Les lettres ne périssaient donc pas. Elles languissaient dans les pays latins, en Italie, en Espagne, en France. Cependant l’enseignement s’y perpétue ; et j’en trouve l’héritier glorieux dans un homme qui appartient à ces trois pays par sa naissance, son éducation et sa fortune : je veux parler de Gerbert, ce moine d’Aurillac, instruit, non chez les Arabes de Cordoue, comme on l’a cru, mais à l’école épiscopale de Vich, en Catalogne, et porté par l’admiration de ses contemporains jusque sur la chaire de saint Pierre. Cet homme illustre suffit pour défendre l’Europe méridionale du reproche de barbarie, et nous dispense de nommer les ouvriers moins connus qui travaillaient dans l’ombre, mais avec persévérance, à entretenir la chaîne de la tradition.

Il fallait assurément conserver la tradition, sans laquelle il n’y a pas de progrès, mais il fallait y ajouter. L’antiquité n’avait plus de formes assez variées, assez vivantes, pour suffire au génie des temps nouveaux : les langues modernes devaient naître. Alfred, qui apprenait le latin à trente-six ans, savait à douze ans les chants héroïques des Anglo-Saxons. Il acheva de fixer cet idiome tout poétique, et par conséquent mobile, en l’écrivant en prose, en le forçant de traduire la pensée ferme et précise des anciens. En même temps les moines de Saint-Gall s’attachent à faire passer non-seulement les chants de l’Église, mais les Catégories d’Aristote, mais l’encyclopédie de Martianus Capella, dans cette langue teutonique dont l’empereur Julien comparait les rudes accents aux cris des vautours. La croissance des langues néolatines devait être plus lente. Toutefois, dès le neuvième siècle, les traces de leur existence se multiplient. Le concile de Tours prescrivait de prêcher en langue vulgaire. Il fut obéi : nous en avons la preuve dans une homélie récemment découverte et qu’on ne peut placer au-dessous de l’an 1000. On y trouve un mélange de mots français et latins confondus dans une syntaxe barbare. De ce chaos où se débat le vieux prédicateur sortira cependant la langue de Bossuet.

La civilisation doit donc vaincre, mais après avoir couru les derniers périls. Le plus grand de ces périls était dans l’Église, déshonorée à Rome par la profanation du saint-siége, envahie de tous côtés par les mœurs féodales, qui changeaient les prélatures en fiefs et les évêques en vassaux. Il fallait donc que le salut vînt de l’Église et de la partie de l’Église où la vie spirituelle s’était surtout réfugiée ; ce fut une réforme monastique, celle de Cluny, qui décida de la destinée du monde. Un moine français appelé Odon, qui avait étudié à Paris, alla cacher son savoir et sa vertu dans un monastère, à quatre lieues de Mâcon, au fond d’une vallée silencieuse à peine troublée de temps en temps par les cris des chasseurs et les aboiements des chiens. Il y introduisit une observance austère, qui n’excluait ni la passion des lettres, ni le culte des arts, et dont l’ascendant finit par ranger sous le gouvernement de Cluny un nombre considérable de monastères en France, en Italie, en Angleterre. L’unité d’hiérarchie, d’administration, de discipline, s’établissait dans les institutions monastiques pour se rétablir dans le reste de la société chrétienne quand le jour serait venu. Le jour vint. C’était la fête de Noël de l’année 1048. L’évêque Brunon, désigné par l’empereur Henri III pour remplir la chaire de saint Pierre, se rendait en Italie, et visitait en passant l’abbaye de Cluny. Un religieux italien nommé Hildebrand, le fils d’un charpentier, mais fixé à Cluny depuis quelques années par le zèle des réformes, osa se présenter au nouveau pontife et lui remontrer que la nomination de l’empereur ne pouvait conférer aucun droit dans le royaume spirituel du Christ. Il lui conseillait donc de poursuivre son voyage jusqu’à Rome, et là, dépouillant un titre sans force, de restituer au clergé et au peuple la liberté des élections. Ce que j’admire surtout, c’est que Brunon le crut, voulut l’emmener avec lui, et, arrivé à Rome, se remit à la discrétion du clergé et du peuple. Brunon fut élu pape, et Hildebrand, prenant place à côté du trône pontifical, montra déjà ce qu’il serait plus tard sous le nom de Grégoire VII.

Grégoire VII marque l’entrée d’une troisième période, qui commence encore par une défaite. On avait vu d’abord ce pontife, par la seule puissance de la parole, réduire l’empereur Henri IV, un homme charnel et sanguinaire, et tout chargé des malédictions de ses sujets, à venir au château de Canossa demander pénitence et pardon. Alors on avait pu croire la barbarie vaincue et le monde prêt à subir les lois d’une théocratie qui risquait d’absorber le pouvoir temporel, mais qui devait ranimer la vie spirituelle dans tout l’Occident. Cependant, quelques années après, l’empereur Henri IV prenait Rome, intronisait un antipape à Saint-Jean de Latran : la force avait le gouvernement des consciences. En même temps Grégoire VII mourait à Salerne, et voici ses dernières paroles : « J’ai aimé la justice et détesté l’iniquité ; c’est pourquoi je meurs dans l’exil. » La chute semble plus effrayante que jamais ; car on voit périr, non pas un empire, mais la pensée même qui pouvait régénérer les empires. Pourtant cette fois les chrétiens ne croient plus à la fin prochaine du monde. Un des évêques qui assistaient le pape mourant lui répondit : « Seigneur, vous ne pouvez pas mourir en exil, puisque Dieu vous a donné la terre pour juridiction et les nations en héritage. »

En effet, du tombeau de Grégoire VII devait sortir le progrès chrétien du moyen âge, progrès trop connu, trop incontesté, trop éclairé par la science moderne, pour qu’il ne me suffise pas d’en marquer les principaux traits. La querelle du sacerdoce et de l’empire continue, toujours plus formidable à mesure que les deux puissances trouvent des représentants plus illustres : d’un côté, Frédéric Ier, Frédéric II, aussi grands hommes de guerre qu’hommes d’État ; d’un autre côté, Alexandre III, Innocent III, Innocent IV, politiques consommés et prêtres héroïques. Après deux siècles de lutte, l’empire vaincu renonce à mettre la main sur le spirituel. En voulant rendre l’Église puissante, les papes l’ont rendue libre ; les deux pouvoirs se divisent, et, la force rentrant dans son domaine, la conscience est sauvée.

En même temps la papauté accomplit un second dessein de Grégoire VII. Elle arrache les peuples de l’Occident, où ils s’agitaient livrés à des combats éternels, sans justice et sans fruits. Elle les pousse en Orient, où, puisqu’il leur faut la guerre, elle leur donne la guerre sainte, justifiée par une cause toute divine, couronnée par la conquête du droit et de la liberté. En effet, les peuples, transportés loin de ce puissant empire d’Allemagne qui prétendait souveraineté sur eux, s’affranchissent de la vassalité et prennent possession de leur indépendance. Foucher de Chartres représente les croisés, Allemands et Français, Anglais et Italiens, vivant dans une fraternelle égalité. Les nations modernes gagnent leurs éperons en Palestine, et à l’unité visible de l’Empire succède l’unité morale de la République chrétienne.

Secondement la féodalité s’ébranle du même coup. Sous la bannière de la croix les roturiers combattent au même titre que les nobles, à titre de soldats du Christ ; ils gagnent les mêmes indulgences, et, s’ils meurent, ils remportent les mêmes palmes du martyre. Les marchands de Gênes et de Venise plantent l’échelle aux murs des villes sarrasines : ils mènent l’assaut d’une main aussi ferme, d’un visage aussi fier que les barons de France. La féodalité eut beau se créer en Terre-Sainte des principautés et des marquisats, elle en revint meurtrie. Elle revint pour trouver en Europe trois luttes à soutenir : contre l’Église, qui réprouvait les guerres privées ; contre la royauté, qui étendait chaque jour sa juridiction au préjudice des justices seigneuriales ; enfin contre les communes, qui faisaient leur avénement.

Les communes italiennes alliées de la papauté, associées à ses périls, avaient dû partager sa fortune. J’en trouve le premier exemple dans la commune de Milan, dont on ne sait pas assez la glorieuse histoire. En 1046, un noble appelé Gui avait obtenu à prix d’or l’archevêché de Milan, il y était soutenu par un clergé corrompu et par une aristocratie oppressive. Deux maîtres d’école, le prêtre Landulf et le diacre Ariald, entreprirent de relever le siége profané de saint Ambroise. Ils réunirent premièrement leurs disciples, et, peu à peu, tout le peuple, et leur firent jurer une ligue contre les simoniaques et les concubinaires. Au bruit de ces querelles, Rome s’émut. Pierre Damien, chargé comme légat du pape de réformer l’Église de Milan, fit droit aux plaintes du peuple et réduisit l’archevêque et son clergé à signer une condamnation publique du concubinage et de la simonie. Quelque temps après, ces engagements étaient foulés aux pieds, et le diacre Ariald mourait de la main de ses ennemis. Mais il laissait un héritier de ses desseins, un homme de guerre, Harlembald, aimé de la multitude, aussi puissant par la parole que par l’épée, et qui, s’étant déclaré le champion de l’Église, avait reçu du pape le gonfalon de saint Pierre. Harlembald rallia son parti découragé, en resserra les rangs par un nouveau serment communal, soutint contre les nobles une guerre opiniâtre, les jeta hors de la ville, et mourut enfin dans son triomphe, un jour qu’à la tête des siens, tenant à la main le gonfalon de saint Pierre, il repoussait un dernier assaut. Mais alors Grégoire VII était pape ; il acheva l’œuvre du diacre et du chevalier. La simonie et le concubinage furent vaincus, la noblesse réduite au partage des fonctions ; et la commune de Milan garda cette forte organisation plébéienne qui, pendant deux cents ans, fit l’appui des papes et l’inquiétude des empereurs.

Tandis que les villes de Lombardie et de Toscane se constituent en républiques et traitent d’égal à égal avec les rois, l’esprit communal passe les Alpes, le Rhin et les Pyrénées. Après les admirables travaux de M. Augustin Thierry, qu’est-il besoin de montrer comment un esprit libérateur ravivait, ici les souvenirs de la municipalité romaine, là les traditions de la ghilde germanique ? S’il ne réussissait pas à rendre les villes souveraines, il les faisait entrer en partage de la souveraineté. Leurs députés prenaient place aux États généraux. Le dogme de l’égalité naturelle semé par le christianisme produisait l’égalité politique.

Au milieu de ces luttes et de ces déchirements, il semble qu’il n’y avait point de place pour les lettres ; jamais elles n’en eurent une plus grande et ne l’occupèrent avec plus d’éclat. Il n’est pas vrai que les lettres aiment toujours la paix. Les lettres aiment la guerre quand elle est civilisatrice, quand elle engage l’épée au service de l’intelligence ; quand elle met en présence, non-seulement des intérêts, mais des doctrines contraires ; quand, partagés entre ces doctrines, les esprits sont obligés de choisir, par conséquent dépenser. Les siècles de Périclès et d’Auguste sortirent de Salamine et de Pharsale ; la querelle des investitures réveilla la scolastique. Grégoire VII, voulant un clergé chaste, l’avait voulu savant. Au concile romain de 1078, il renouvela les canons qui instituaient auprès de toutes les Églises épiscopales des chaires pour l’enseignement des arts libéraux.

On vit alors qu’il n’est pas facile d’asservir un peuple, comme quelques-uns le croient, en le mettant sous la garde des prêtres. Là où l’on a mis un prêtre, à la génération suivante on trouve un théologien, à la troisième le théologien engendre le philosophe, à la quatrième le philosophe engendre le publiciste, et le publiciste engendre la liberté. Ceux qui connaissent mal le moyen âge n’y aperçoivent qu’une longue nuit, où les prêtres veillent sur des troupeaux d’esclaves. Mais un de ces prêtres calomniés s’appelait Anselme, et une pensée le tourmentait, celle de trouver la plus courte preuve de l’existence de Dieu. Il suffit de cette pensée pour faire de lui un grand métaphysicien, pour lui susciter des disciples et des contradicteurs, pour commencer les controverses qui mettront aux prises Abélard et saint Bernard, et qui pousseront les esprits aux dernières témérités. Au milieu de ces orages et au-dessus paraissent les deux anges de l’école, saint Thomas d’Aquin et saint Bonaventure : ils semblent chargés, si la mort ne les arrêtait, de poser la dernière pierre, l’un du dogmatisme, l’autre du mysticisme chrétien. Ces deux saints ne craignent pas d’énerver la théologie en reconnaissant la philosophie comme une science distincte ; ils n’ont pas pour la raison ces superbes dédains qu’on a trop affectés depuis. Du haut des vérités éternelles ils ne méprisent pas les besoins du temps, ils les embrassent d’une vue désintéressée, et saint Thomas écrit sur l’origine des lois, sur la part légitime de la démocratie dans les constitutions politiques, sur la tyrannie et l’insurrection, des pages dont la hardiesse a étonné les modernes. Jamais la pensée ne fut plus libre que dans ce temps qu’on a représenté comme l’esclavage de la pensée. C’était peu de la liberté, elle eut la puissance, elle eut ses universités dotées par les papes et les empereurs, elle eut ses lois, ses magistratures, son peuple studieux et turbulent. Un historien de cette époque donne à la chrétienté trois capitales : « Rome, siége du sacerdoce ; Aix-la-Chapelle, siége de l’empire, et Paris, siége de l’école. »

Ainsi la vie coule pour ainsi dire à pleins bords dans la littérature savante ; mais elle ne ruisselle pas avec moins de fécondité, elle fleurit avec plus de grâce et de fraîcheur dans les langues vulgaires. Elle leur fait produire deux poésies : la première, commune à toutes les nations de l’Occident, bien qu’elle mûrisse d’abord en France comme dans sa terre natale ; elle célèbre les héros qui sont le type de la vie chevaleresque, et le culte des femmes qui en fait le charme. La seconde est une poésie nationale, propre à chaque peuple dont elle conserve le génie et les traditions. L’Allemagne a les Aventures des Nibelungen encore toutes pénétrées d’instincts barbares et de souvenirs païens. On y voit de longues chevauchées à travers la forêt sans nom, des festins ensanglantés, les fils de la lumière aux prises avec ceux des ténèbres, et le héros vainqueur du dragon périssant à cause d’un trésor maudit et d’une femme déchue. Les brumes du Nord prêtent leur faveur à ces sombres fictions. Au contraire, le soleil du Midi échauffe et colore le poëme du Cid : toute l’Espagne vit dans ce personnage, terrible aux infidèles et récalcitrant à son roi, si religieux et si fier dans sa religion, que Dieu même le traite avec ménagement, et ne le retire de ce monde qu’après l’avoir averti par l’apôtre saint Pierre. Mais c’est l’Italie qui choisit alors la meilleure part : elle a trouvé l’inspiration dans la sainteté. Cette terre, remuée par Grégoire VII, produit des mêmes sillons une double moisson de saints et d’artistes ; d’un côté, saint Anselme, saint François, saint Thomas, saint Bonaventure, et autour de ces grandes âmes un nombre infini d’âmes tendres et ardentes ; d’un autre côté, toute une génération d’architectes et de peintres formés au tombeau de saint François, à leur tête Giotto. Le lien qui unit la foi et le génie ne fut jamais plus visible, et je ne m’étonne pas si l’épopée nationale de l’Italie doit être une épopée sacrée. Dante la conçut ainsi, et de ses méditations sortit ce poëme patriotique et théologique, écrit pour un pays dont il remue toutes les passions, et pour la chrétienté dont il glorifie les croyances ; pour le moyen âge dont il représente les crimes, les vertus et le savoir ; pour les temps modernes qu’il devance par la grandeur de ses pressentiments ; un poëme, enfin, tout retentissant des frémissements de la terre et des chants du ciel.

 . . . . . Poema sacro

A cui ha posto man cielo e terra
.

Et maintenant, s’il ne faut pas oublier les travaux plus humbles qui sont la condition du grand nombre, s’il faut parler de l’industrie et des biens terrestres, je reconnais que le moyen âge avait sur plusieurs points conservé, retrouvé, agrandi la richesse matérielle du monde ancien. On sait déjà comment les croisades rendirent aux Latins toutes les grandes voies commerciales que l’antiquité s’était ouvertes du côté du Levant, comment l’apostolat religieux les poussa plus loin et jusqu’aux extrémités de l’Asie. On a vu les moines recueillir les traditions de l’agriculture romaine, reconquérir pied à pied par le travail volontaire les terres abandonnées par l’oisiveté des esclaves, et porter les préceptes des Géorgiques sur les bords du Weser et de l’Elbe. Il resterait à montrer les vieilles villes sauvées de la fureur des barbares ou renaissant de leurs cendres, grâce au courage de leurs évêques, au respect, aux immunités qui entouraient la châsse de leurs saints ; d’un autre côté, les villes nouvelles se multipliant autour des abbayes ; car, de même que toutes les puissances civilisatrices, l’Église aime à bâtir. Mais l’Église ne bâtit plus comme les Romains. Le christianisme a pour ainsi dire retourné l’aspect des villes en même temps que les mœurs des hommes. Tout l’homme de l’antiquité était tourné vers le dehors ; il vivait sur la place publique ou dans l’atrium richement décoré où il recevait ses clients. Il négligeait le reste de sa maison. Les chambres étroites qui s’ouvraient sur le péristyle étaient bonnes pour les femmes, les enfants, les esclaves. Mais le christianisme tourne le cœur de l’homme vers les joies intérieures ; il lui fait trouver le bonheur à son foyer et embellir le lieu où il passe sa vie avec sa femme et ses enfants. De là ce luxe de boiseries, de tapisseries, de meubles richement sculptés qui faisait l’orgueil de nos ancêtres. Cependant, au premier abord, les villes modernes semblent le céder de beaucoup aux cités antiques. Les anciens faisaient leurs temples petits, mais les amphithéâtres étaient immenses, les bains magnifiques, les portiques et les colonnades innombrables. Au contraire, la ville chrétienne se groupe humblement autour de sa cathédrale où elle a mis tout son effort. Si elle y ajoute quelque autre monument, c’est le palais communal, l’école, l’hôpital. Les anciens bâtissaient pour le plaisir, et c’est en quoi il faut désespérer de les égaler jamais. Nos villes sont construites pour le travail, la douleur et la prière ; et c’est à savoir souffrir, travailler et prier que consiste l’éternelle supériorité des temps chrétiens.

Je m’arrête ici et je finis à Dante, digne de venir après Charlemagne, après Grégoire VII, de venir comme vainqueur, couronnant une époque de progrès, et, comme vaincu, ouvrant une nouvelle époque de ruines. En effet, Dante, ce grand vainqueur qui mène le triomphe de la pensée au moyen âge, est aussi un grand vaincu, exilé par sa patrie qui lui refuse un tombeau, suivi par ce quatorzième siècle qui verra la chute des républiques italiennes, la France en feu, et l’école en déclin. Mais ni le quatorzième siècle, ni aucun autre, ne prévaudra jamais contre le dessein de Dieu et contre la vocation de l’humanité.

Nous avons parcouru un espace de huit cents ans, c’est-à-dire une partie considérable des destinées humaines ; les trois périodes que nous y avons reconnues commencent par autant de décadences. Mais chacune de ces décadences cache un progrès que le christianisme assure, qui s’accomplit obscurément, sourdement, et, pour ainsi dire, par des voies souterraines, jusqu’à ce qu’il se fasse jour et éclate enfin dans une plus juste économie de la société, dans une plus vive lumière des esprits. Arrivés au sommet du moyen âge, gardons-nous de croire que l’humanité n’a plus qu’à descendre, si ce n’est une courte pente, pour remonter des cimes plus hautes qui ne seront pas encore les dernières. Nous avons assez loué le moyen âge pour avouer maintenant ce qui manquait à ces temps héroïques, mais pleins de souvenirs païens et de passions barbares. De là les périls de la foi, qui n’eut jamais à livrer de combats plus terribles ; de là le désordre des mœurs, les emportements de la chair, le goût du sang, et tout ce qui fit le désespoir des saints, des prédicateurs, des moralistes contemporains. Ces juges sévères ont vu surtout les vices de leur époque, et plusieurs ont ignoré le bien même dont ils étaient les ouvriers. Les scandales qui trompèrent de si grands esprits nous montrent que le moyen âge n’a pas achevé l’œuvre de la civilisation chrétienne, et de si grands esprits trompés nous apprennent, au milieu de notre décadence qui se voit trop, à ne pas nier le progrès que nous ne voyons pas. Venus en des jours mauvais, souvenons-nous que le christianisme qui nous porte en a traversé de pires, et, comme Énée à ses compagnons découragés, disons que nous avons passé par trop d’épreuves pour n’attendre pas de Dieu la fin de celle-ci :

O passi graviora, dabit Deus his quoque finem.

  1. Saint Augustin, de Erudiendis Rudibus.
  2. Je dois l’indication de ce passage à une remarquable thèse sur l’Idée du Progrès, présentée à la Faculté des lettres par M. Javary, professeur de philosophie.