Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 01/Quatrième leçon

Lecoffre (Œuvres complètes volume 1, 1862p. 105-145).


LE PAGANISME


(QUATRIÈME LEÇON)




Messieurs,


Il semble d’abord qu’au cinquième siècle le paganisme n’était plus qu’une ruine. On pense même communément que la chute des superstitions avait commencé avant la prédication de l’Évangile, et que les chrétiens se vantaient d’un miracle facile en s’attribuant la destruction d’un vieux culte qui chancelait déjà sous les coups de la philosophie et de la raison populaire. Cependant, quatre-vingts ans après la conversion de Constantin, le paganisme subsistait. Il fallait plus de temps et d’efforts qu’on ne croit pour déposséder l’antique religion de l’Empire, encore maîtresse du sol par ses temples, de la société par ses souvenirs, de plusieurs âmes par le peu de vérités qu’elle conservait, d’un plus grand nombre par l’excès même de ses erreurs.

Lorsqu’en 404 Honorius visita Rome pour y célébrer son sixième consulat, le poëte Claudien, chargé de complimenter publiquement l’héritier de tant d’empereurs chrétiens, l’invitait à considérer les temples qui entouraient le palais impérial comme d’une garde divine : il lui montrait le sanctuaire de Jupiter Tarpéien couronnant le Capitole, de toutes parts les édifices sacrés montant dans les airs et faisant planer tout un peuple de dieux sur la ville et sur le monde[1]. N’accusons pas le poëte d’avoir rehaussé de ses hyperboles l’éclat du polythéisme éteint. Quelques années plus tard une description topographique de Rome, dénombrant les monuments épargnés par le fer et le feu des Goths, compte encore quarante-trois temples, deux cent quatre-vingts édicules. Le colosse du Soleil, haut de cent pieds, s’élevait auprès du Colisée où avait fumé le sang de tant de martyrs. Les images d’Apollon, d’Hercule, de Minerve, décoraient les places et les carrefours. Les fontaines continuaient de couler sous l’invocation des nymphes[2]. Les temps passent, des temps que le christianisme remplit de son esprit, les temps de saint Augustin et de saint Jérôme, et, en 419, sous Valentinien III, Rutilius Numatianus célèbre encore la ville païenne, mère des héros et des dieux. « Ses temples, dit-il, nous portent plus près du ciel. » Il est vrai que les édits impériaux fermaient les temples et proscrivaient les sacrifices. Mais pendant cinquante ans on trouve ces édits toujours renouvelés, par conséquent toujours désobéis. Au milieu du cinquième siècle on nourrissait encore les poulets sacrés du Capitole, et les consuls entrant en charge venaient leur demander les auspices. Le calendrier indiquait les fêtes des faux dieux avec celles du Sauveur et des saints. À Rome et hors de Rome, en Italie, dans les Gaules et par tout l’Occident, on voit des bois sacrés que la cognée n’entame pas, des idoles honorées, des autels debout, et des païens qui, croyant à l’éternité de leur culte comme à celle de l’empire, attendent avec patience et mépris que la folie de la croix ait fatigué les hommes[3].

En effet, jusqu’ici les destinées de Rome semblaient se confondre avec celles de ses dieux ; et les trois grandes époques de son histoire avaient travaillé à construire le système de croyances qui formait le paganisme du cinquième siècle.

L’époque des rois y avait mis ces vieux dogmes sur lesquels reposait toute la théologie romaine. Au sommet des choses, une puissance immuable, inconnue et sans nom. Au-dessous d’elle, des dieux connus, mais périssables, emportés par une révolution fatale qui devait détruire le monde pour le renouveler. Plus bas les âmes émanées des dieux, mais déchues, condamnées à expier, d’abord sur la terre, ensuite aux enfers, jusqu’à ce qu’elles devinssent dignes de retourner à leur premier séjour. De là, entre le monde visible et le monde invisible, un étroit commerce entretenu par les augures, les sacrifices et le culte des mânes. En communication avec le ciel et les enfers, Rome était un temple ; elle en avait la forme carrée, orientée selon les rites antiques. Chaque maison patricienne était un temple, où les images des aïeux, assises à la place d’honneur, veillaient sur la fortune de leurs descendants. Les lois de la cité, consacrées par les auspices, devenaient des oracles ; les magistratures, des sacerdoces ; tous les actes considérables de la vie, des actes religieux. Un peuple ainsi pénétré de la pensée des dieux et des ancêtres, assuré de délibérer et de combattre sous leurs yeux, ne pouvait rien entreprendre que de grand. Ces doctrines obscures mais puissantes avaient discipliné les anciens Romains ; elles soutenaient tout l’édifice du droit public, à peu près comme les égouts de Tarquin, ces voûtes sombres, mais colossales, avaient assaini le sol de Rome et soutenaient le poids de ses monuments[4]

Sans doute la mythologie grecque était venue altérer l’austérité de ces premières croyances. Mais elle était venue aux plus beaux siècles de la république. Alors commençait à se montrer cette hardie politique de Rome, qui allait élargissant toujours l’enceinte de son droit comme celle de son culte, pour y recevoir les nations vaincues avec leurs dieux. Les divinités de la Grèce suivirent au Capitole le char de Paul-Émile et de Scipion. Mais le triomphateur descendait du Capitole quand son heure était passée ; les divinités captives y restèrent ; elles attirèrent autour d’elles tous les arts. Les sculpteurs et les poëtes élevèrent un Olympe de marbre et d’or à la place de l’Olympe d’argile que les vieux Romains avaient adoré. La religion perdait de son empire sur les mœurs, mais elle régna sur les imaginations.

Enfin l’avénement des Césars avait ouvert les portes de Rome aux cultes de l’Orient. À mesure que s’écroulait le respect des traditions primitives, la société, plutôt que de rester sans dieux, en allait chercher de nouveaux jusqu’aux extrémités du monde. C’étaient Isis et Sérapis ; c’était Mithra avec ses mystères, où les cœurs troublés croyaient trouver la paix. On a blâmé Vespasien et ses successeurs d’avoir autorisé ces rites barbares, longtemps repoussés par la défiance du sénat. À vrai dire, les empereurs ne faisaient que reprendre l’ancienne politique romaine. Souverains pontifes d’une cité qui se vantait d’avoir pacifié le monde, il était de leur devoir d’en réconcilier toutes les religions. Ils réalisaient ainsi l’idéal du polythéisme, où il y avait place pour tous les faux dieux, puisque le seul vrai n’y était pas.

Ainsi cette grande religion tenait par ses racines à toute l’histoire, à toutes les institutions, comme à toutes les pierres de la cité. Elle avait encore des attaches plus fortes dans les âmes. Il faut être juste, même envers le paganisme. Il ne faut pas croire que la société païenne eût duré tant de siècles, si elle n’avait contenu quelques-unes de ces vérités dont la conscience humaine ne se passe jamais. La religion des Romains mettait un Dieu suprême au-dessus des causes secondes. Les inscriptions des temples le proclamaient très-bon et très-grand. Les féciaux le prenaient à témoin avant de lancer le javelot qui portait la guerre. Le poëte Plaute montrait les messagers de ce dieu visitant les villes et les peuples, « pour lui rapporter, inscrits sur un livre, les noms de ceux qui soutiennent de méchants procès par de faux témoignages, de ceux qui se parjurent à prix d’argent. Il se charge de juger en appel les causes mal jugées ; et si les coupables pensent le gagner par des présents et des victimes, ils perdent leur dépensé et leur peine[5]. » Ce langage était celui, non d’un philosophe, mais d’un poëte ; il s’adressait à la foule et il en tirait des applaudissements, parce qu’il touchait, comme autant de cordes vives, les croyances qui faisaient le fond de la conscience publique. La religion des Romains se souvenait aussi des morts. Elle avait pour eux des supplications touchantes : « Honorez les tombeaux, apaisez les âmes de vos pères. Les mânes demandent peu, la piété leur tient lieu d’une riche offrande[6]. »

Les sacrifices expiatoires pour les ancêtres se transmettaient de père en fils, comme une charge de l’héritage ; le pouvoir de ces cérémonies devait se faire sentir aux enfers, presser la délivrance des âmes qui s’y purifiaient de leurs souillures, et hâter le jour où elles viendraient, divinités protectrices, résider au foyer domestique[7]. Toute la liturgie funèbre témoignait donc d’une foi antique à la vie future, à la réversibilité des mérites, à la solidarité qui constitue les familles. La pensée de Dieu et le souvenir des morts étaient comme deux rayons que la philosophie n’avait point allumés, venus de plus haut, et capables, après tant de siècles, de guider encore un petit nombre d’âmes droites au milieu des ténèbres païennes. On s’explique ainsi l’opiniâtreté de quelques esprits honnêtes et timides qu’on voit résister au christianisme, et qui répondent comme Longinien aux sollicitations de saint Augustin : « Qu’ils espèrent arriver à Dieu par le chemin des anciennes observances et des anciennes vertus[8]. »

Mais ce petit nombre de gens de bien jugeaient mal le culte dont ils défendaient les derniers autels. S’il y avait des traditions bienfaisantes dans le paganisme, elles y étaient comme les éléments dans le chaos. À côté des doctrines destinées à soutenir la vie des intelligences et des sociétés, on y aperçoit le travail d’un principe qui pousse la personne humaine et la civilisation à leur ruine.

Le principe malfaisant du paganisme travaillait d’un côté à éteindre dans l’homme la raison, en la séparant de la vérité souveraine dont elle emprunte ses clartés. Tandis que tout l’effort de la religion devait être d’arracher l’esprit humain aux distractions des sens, de lui donner l’essor et de lever devant lui tous les voiles qui lui dérobent le monde intelligible, le paganisme, au contraire, le détourna de la région des idées, en promettant de lui faire trouver Dieu dans la région des sens. D’abord il le lui montra dans la matière même dont il divinisait les forces cachées : les Romains adorèrent les eaux des fontaines, ils honoraient des pierres, des serpents et tous les fétiches accoutumés des barbares. Jusqu’ici, du moins, l’homme adorait une puissance inconnue et qu’il croyait plus grande que lui. Sa seconde et plus coupable erreur fut de s’adorer lui-même, et, quand il se connaissait faible et mauvais, d’avoir divinisé l’humanité. Les prêtres du paganisme, ses sculpteurs et ses poëtes, prêtèrent à la nature divine les traits de l’homme et par conséquent ses faiblesses. De là ces fables qui mettaient dans le ciel les passions de la terre ; de là l’idolâtrie, dont on ne connaît pas assez tous les délires. Ce n’est pas, comme on l’a dit souvent, l’assertion calomnieuse des apologistes chrétiens, c’est l’aveu des sages du polythéisme, que les idoles furent considérées comme des corps où les puissances supérieures descendaient quand elles y étaient invitées selon les rites requis. On croyait les y retenir par la fumée des victimes ; elles se nourrissaient de la graisse dont on arrosait les statues. Quelquefois le prêtre désaltérait leur soif en leur jetant à pleine coupe le sang d’un gladiateur. Des hommes raisonnables passaient leur journée au Capitole, rendant à Jupiter les services que les clients devaient à leur patron : l’un le parfumant, un autre lui annonçant les visiteurs, un troisième lui déclamant des comédies[9]. Mais Rome voulait un dieu plus vivant que le Jupiter Capitolin. Elle l’eut, non-seulement visible, mais formidable, en la personne de l’empereur. Il n’y avait rien de plus divin sur la terre puisqu’il n’y avait pas de majesté plus éclatante et mieux obéie. Le paganisme ne fit que pousser ses conséquences jusqu’au bout quand il divinisa les Césars. Mais en même temps la raison arrivait à son dernier abaissement : l’Égyptien agenouillé devant les bêtes du Nil outragea moins l’humanité que le siècle des Antonins, avec ses philosophes et ses jurisconsultes rendant les honneurs divins à l’empereur Commode[10].

D’un autre côté, le paganisme pervertissait la volonté humaine en la détournant du souverain bien par deux passions : la terreur et la volupté. L’homme a besoin de Dieu, et cependant il a peur de Dieu ; il en a peur comme des morts, comme de l’autre vie et de toutes les choses invisibles. Il y est invinciblement attiré, et cependant il les fuit, il en évite même la pensée ; et cette peur qui l’éloigne de sa fin dernière est l’origine de tous ses égarements. Au premier aspect, le paganisme ne semble qu’une religion de terreur : en défigurant l’idée de Dieu, il n’avait réussi qu’à la rendre plus obscure, plus menaçante, plus accablante pour l’imagination des hommes. La nature, qu’il proposait à leurs adorations, leur apparaissait comme une force aveugle, sans autre loi que ses redoutables caprices qui faisaient éclater la foudre ou trembler la terre, et qui se révélaient dans les phénomènes volcaniques de la campagne romaine. On croirait qu’au milieu des trente mille dieux dont il avait peuplé le monde, le Romain aurait dû se trouver rassuré et confiant ; on le voit, au contraire, plein d’inquiétude. Ovide représente les paysans rassemblés devant la statue de Palès, et voici la prière qu’il leur prête : « Ô déesse ! apaise pour nous les fontaines et les divinités des fontaines ; apaise les dieux dispersés dans les profondeurs de la forêt. Puissions-nous ne rencontrer jamais ni les dryades, ni Diane surprise au bain, ni Faune, lorsque, vers l’heure de midi, il foule l’herbe de nos champs[11] ! » Si les paysans latins, les moins timides des hommes, craignaient de rencontrer les nymphes des bois, je ne m’étonne plus qu’ils aient adoré la Fièvre et la Peur. Ce sentiment d’épouvante pénétrait tout le culte païen : de là tant de rites sinistres, et tout cet appareil en présence duquel le poëte Lucrèce put dire que la crainte seule avait fait les dieux. De là encore les délires de la magie, qui n’était qu’un effort désespéré de l’homme pour résister à des divinités violentes et pour les vaincre, non par le mérite moral de la prière et de la vertu, mais par la force physique de certaines opérations et de certaines formules. On ne peut rien voir de plus étrange et de plus instructif que ce système de conjurations, d’incantations, d’observations insensées, à l’aide desquelles le peuple le plus sage de la terre croyait enchaîner la nature[12]. Cependant tôt ou tard cette puissance terrible rompait ses nœuds et se vengeait de l’homme par la mort. La mort restait donc la dernière dominatrice du monde païen ; et voilà pourquoi le sacrifice humain fut le dernier effort de la liturgie païenne. C’étaient principalement les dieux infernaux, c’étaient les âmes des ancêtres, pâles, exténuées, errantes autour de leur sépulture, qui demandaient du sang. Sous Tarquin l’Ancien, on sacrifiait des enfants à Mania, mère des Lares. Aux plus beaux siècles de la république et de l’empire, on enterrait tout vivants un Gaulois et une Gauloise, un Grec et une Grecque, pour détourner l’oracle qui promettait le sol de Rome aux barbares. La conjuration prononcée sur la tête des victimes les livrait aux dieux de l’enfer ; et Pline, contemporain de ces cruautés, n’est frappé que de la majesté du cérémonial et de l’énergie des formules. Constantin régnait déjà, et le christianisme avec lui ; les prêtres païens continuaient cependant d’offrir chaque année une patère de sang humain à Jupiter Latial. Vainement les Romains avaient interdit aux nations vaincues les égorgements, dont ils donnaient l’exemple. Au troisième siècle, on trouve encore des immolations humaines en Afrique et en Arcadie. Toutes les lois de la civilisation ne purent étouffer ces instincts de bête sauvage que le paganisme démuselait au fond de l’homme déchu[13].

Mais l’homme ne pouvait fuir le bien véritable sans poursuivre les faux biens : la peur, qui l’éloignait de Dieu, le précipita dans la concupiscence, et le culte de la terreur devint aussi la religion de la volupté. Il faut ici dévoiler les derniers excès de l’erreur, ne fût-ce que pour désabuser un grand nombre d’esprits, qui, gênés par la sévérité de l’Évangile, se tournent avec regret vers l’antiquité, et demandent en quoi la civilisation romaine était inférieure à la chrétienne. Si la nature offre partout le spectacle de la mort, elle ne prodigue pas moins celui de la vie. L’homme y voit la même puissance qui est en lui pour la perpétuité de sa race, et dont il peut abuser pour sa perte ; il sent s’exhaler de tout ce qui l’environne je ne sais quel charme dangereux et capable de lui faire oublier ses destinées spirituelles. Au lieu de le défendre contre cette ivresse des sens, le paganisme l’y plongea : il lui fit adorer dans la nature la puissance qui propage la vie. Ce culte brillant, qui avait eu à ses ordres Phidias et Praxitèle, choisit un signe obscène pour résumer tous ses mystères. Voilà ce qu’on promenait dans les villes et les campagnes du Latium aux fêtes de Bacchus, avec des cérémonies où les plus illustres matrones avaient leur rôle. Les chants et les pantomimes qui accompagnaient la pompe sacrée ne permettaient pas à ces femmes d’ignorer ce qu’elles faisaient[14]. Je sais qu’on a couvert du nom de symbolisme ces infamies ; mais où les prêtres mettaient des symboles, les peuples trouvaient des excitations et des exemples. On honora les dieux en les imitant : leurs adultères servirent à rassurer les consciences timides. Enfin, après avoir adoré l’amour, qui fait circuler la vie dans la nature, on divinisa les voluptés sans nom qui révoltent toute la nature. On ne pouvait célébrer plus dignement l’apothéose de la chair qu’en lui sacrifiant la beauté et la pudeur. La prostitution devint un culte ; elle ouvrit à Chypre, à Samos, à Corinthe, au mont Éryx des temples desservis par des milliers de courtisanes[15]. Ainsi la luxure avait aussi ses immolations humaines. Ainsi la terreur et la volupté, ces deux mauvais génies du paganisme, poussaient l’homme au même abîme. Dans son éloignement du souverain bien, il en était devenu jusqu’à diviniser le mal, jusqu’à l’adorer sous ses deux formes, la destruction et la corruption, jusqu’à le servir en se corrompant, en se détruisant lui-même. En présence d’un tel égarement, d’un culte qui outrageait l’intelligence, qui sanctifiait l’homicide, qui stipendiait l’impureté, saint Augustin l’atteste, les chrétiens honorèrent trop la nature humaine pour croire que d’elle-même elle fût descendue si bas : ils trouvèrent plus pieux de penser que l’Esprit du mal avait seul conçu tant d’horreurs, et trouvé le moyen de déshonorer l’homme pour l’asservir[16].

En effet, ces horreurs qui auraient dû soulever contre le paganisme toutes les âmes, servaient, au contraire, à les lui subjuguer en les dégradant, et c’est par là qu’il retint pendant plus d’un siècle l’empire que les lois lui retiraient. Les édits impériaux avaient proscrit les superstitions, dispersé les prêtres de Cybèle et les prêtresses de Vénus : tout le culte païen, avec ses attraits charnels et homicides, subsistait encore dans les spectacles. Saint Cyprien avait appelé l’idolâtrie « la mère des jeux. » Et comment une religion qui aboutissait à diviniser le plaisir ne se fût-elle pas emparée des plaisirs publics ? Rome avait emprunté de l’Étrurie ses combats des gladiateurs pour apaiser les morts, et les danses d’histrions pour conjurer la colère du ciel. Quand donc le peuple romain donnait des fêtes, il les donnait à ses dieux et à ses ancêtres ; il s’efforçait de reproduire dans des représentations symboliques les spectacles dont jouissent les immortels. Les courses du cirque représentaient les évolutions des astres, les danses du théâtre figuraient l’entraînement voluptueux qui emporte tous les êtres vivants, les combats de l’amphithéâtre faisaient voir en raccourci les luttes de l’humanité[17]. Les lieux destinés à ces jeux étaient sacrés. On n’y épargnait ni le marbre, ni l’or, ni la sueur des hommes ; et les Romains, ce peuple économe qui faisait ses temples petits, n’ont rien laissé de plus grand que les monuments de leurs plaisirs. Nous verrons qu’ils n’ont rien laissé de plus païen, de plus souillé et de plus sanglant.

Le Cirque était consacré au Soleil : c’est ce que marquait l’obélisque dressé au milieu de l’enceinte. Sur la ligne qui le partageait s’élevaient trois autels en l’honneur des Cabires. Chaque colonne, chaque ornement, la borne même autour de laquelle tournaient les chars, avait ses dieux. Avant l’ouverture des courses, un cortége de prêtres promenait autour du cirque les idoles déposées sur de riches litières. Des sacrifices sans nombre précédaient, interrompaient, suivaient les jeux. Quand la nappe tombée des mains du magistrat avait donné le signal, et que paraissaient enfin ces cochers qui faisaient les délices de Rome, quand la foule enivrée, haletante, poursuivait de longs cris les chars qui emportaient sa faveur ou sa disgrâce, qu’elle se divisait en factions furieuses et finissait par en venir aux mains, alors les dieux étaient contents, et Romulus reconnaissait son peuple. Ce peuple, cependant, avait perdu l’empire du monde, il s’était racheté à prix d’or ; mais il oubliait tout au cirque ; il y trouvait, selon l’expression d’un ancien, son temple, son forum, sa patrie et le terme de toutes ses espérances. Le calendrier de 448 compte encore cinquante-huit jours de jeux publics, cinquante-huit jours dans ces années menaçantes où Genséric et Attila tout armés n’attendaient plus que l’heure de Dieu[18].

Le théâtre appartenait à Vénus. Lorsque Pompée remplaça par des gradins de marbre les tréteaux de bois où s’étaient assis les vieux Romains, il dédia son édifice à la déesse dont l’attrait puissant remuait toute la nature. Le théâtre donc était encore un temple : au milieu s’élevait l’autel couronné de guirlandes ; c’est là qu’on jouait en l’honneur des dieux ces fables où les dieux eux-mêmes paraissaient pour donner l’exemple des derniers désordres. C’est là que les mimes, c’est-à-dire des adolescents flétris dès l’enfance, figuraient, sans le secours de la parole, par la seule illusion du costume, de l’attitude et du geste, les amours de Jupiter ou les fureurs de Pasiphaé. Mais le sens prosaïque des Romains se prêtait mal au plaisir de l’illusion dramatique ; ce peuple n’aimait pas à s’émouvoir en vain. Il fallut pour le désennuyer que l’idéal fît place à la réalité ; il fallut déshonorer les femmes sur la scène, et, si le drame était tragique, mutiler au dernier acte le condamné qui remplissait le rôle d’Atys, ou brûler celui qui jouait Hercule. Martial vante une fête impériale où l’on vit Orphée charmant de sa lyre les montagnes de la Thrace, entraînant sur ses pas les arbres et les rochers attendris, et, pour finir, mis en pièces par un ours. Les cris de l’acteur, qui ranimait ainsi les langueurs de l’ancienne tragédie, étaient accompagnés de chants et de danses. Trois mille danseuses, comme autant de prêtresses, desservaient les théâtres de Rome ; on les retenait dans la ville en temps de disette, quand on chassait les grammairiens. Le peuple-roi ne pouvait se passer de ses belles captives ; il les couvrait d’applaudissements et de fleurs : seulement aux fêtes de Flore, il exigeait qu’elles dépouillassent leurs vêtements. Et les sénateurs assis aux premières places ne s’indignaient pas, et le rhéteur Libanius écrivait une apologie des danseurs et des mimes ; il trouvait leur justification dans les exemples des dieux, il les louait de continuer l’éducation qu’autrefois les poëtes donnaient aux peuples. Et le parti païen était assez puissant pour obtenir qu’il fût défendu aux acteurs de recevoir le baptême, si ce n’est en danger de mort, de peur que, devenus chrétiens, ils n’échappassent aux plaisirs publics dont ils étaient les esclaves[19]

Mais le paganisme ne donnait pas à ses dieux de passe-temps plus doux que de contempler, du fond de leur repos, les périls des hommes. Aussi l’amphithéâtre avait-il plus de divinités protectrices que le Capitole, et Tertullien peut dire qu’il s’y asseyait autant de démons que de spectateurs. Diane y présidait aux chasses et Mars aux combats. Quand l’édit du magistrat promettait une chasse, les hommes qu’on livrait aux bêtes paraissaient avec les habits consacrés à Saturne, les femmes avec les bandelettes de Cérès, afin de témoigner qu’il s’agissait d’un sacrifice humain[20]. Si le peuple était invité à des combats, après que les gladiateurs avaient jonché le sol de leurs cadavres, une des portes de l’arène s’ouvrait et laissait voir deux personnages divers. Le premier portait les attributs de Mercure, et, de l’extrémité de son caducée rougi au feu, il tâtait les corps pour s’assurer qu’ils ne respiraient plus. Le second, armé du maillet de Pluton, achevait ceux qui vivaient encore. Cette apparition rappelait aux spectateurs qu’ils assistaient à des jeux funèbres, et que le sang versé allait réjouir sous terre les mânes des vieux Romains. Si quatre-vingt mille hommes frémissent de joie sur les bancs du Colisée, si les magistrats, les prêtres et les vestales du haut du Podium se penchent pour applaudir, c’est le paganisme qui

persuade à ce grand peuple d’honorer ainsi ses ancêtres. Les sages ne résistent pas à l’endurcissement de la foule. Cicéron, un moment troublé par quelque scrupule d’humanité, n’ose pas condamner absolument des jeux si instructifs pour une nation guerrière. Pline le Jeune, un homme bienfaisant et sage, félicite Trajan d’avoir donné « non plus des spectacles énervants, mais des plaisirs virils, faits pour ranimer dans les âmes le mépris de la mort et l’orgueil d’une blessure bien placée. » Mais, pour l’humiliation de cette cruelle sagesse, il arriva que la valeur militaire des Romains diminua dans la même mesure que les jeux sanglants se multiplièrent. Les temps de la République n’avaient jamais vu plus de cinquante paires de gladiateurs en un jour : l’empereur Gordien en donna cinq cents. Les Goths étaient aux portes quand les préfets de Rome s’occupaient encore d’approvisionner l’arène et de se faire livrer un nombre suffisant de prisonniers pour l’amusement de la ville éternelle[21].

Le paganisme tout entier s’était donc réfugié dans les spectacles : il y fit une défense désespérée. Il y défiait l’éloquence des Pères, il leur disputait les âmes, il continuait à sa manière l’éducation de la société ; et c’est là surtout qu’on peut le juger par ses œuvres. Les païens eux-mêmes ont avoué que la passion du cirque précipita la décadence romaine, et qu’on ne pouvait plus rien attendre de grand d’un peuple qui passait ses jours suspendu à l’intérêt d’une course de chars. Qu’était-ce du théâtre, et quels yeux auraient impunément supporté les nudités, les attitudes, les scènes où les Romains trouvaient leur délassement ? Les prêtres chrétiens en savaient quelque chose, et l’un d’eux déclare qu’il pourrait montrer au doigt les hommes que ces spectacles avaient arrachés à la couche nuptiale pour les jeter dans les bras des prostituées. Cependant les pères de famille y conduisaient leurs femmes et leurs filles ; après tout, elles n’y apprenaient rien que leurs mères n’eussent vu dans les temples. Mais la plus grande école qu’on eût jamais ouverte pour démoraliser l’homme, c’était l’amphithéâtre. Rien ne résistait à l’attrait de ses combats. Alype, l’ami de saint Augustin, un lettré, un philosophe, et déjà presque un chrétien, se laisse entraîner un jour, par respect humain, à ces spectacles qu’il déteste. D’abord il se jure de n’en rien voir, et il ferme les yeux. Mais tout à coup, au cri d’un mourant, ses yeux s’ouvrent, ils se tournent vers l’arène, ils ne s’en détachent plus. « À peine a-t-il vu le sang, qu’il boit la cruauté ; il se désaltère à la a coupe des Furies, il s’enivre des parfums du carnage. Ce n’était plus ce même homme qui venait d’arriver, c’était un des habitués de cette foule barbare. Il vit, il s’écria, il s’enflamma ; il emporta de ces lieux la fureur d’y revenir, non plus avec ceux qui l’y avaient amené, mais avant eux, mais avec d’autres qu’il y entraînait à son tour. » C’est à ce degré d’incapacité, de luxure et de barbarie, que le paganisme, se gâtant toujours et gâtant l’homme avec lui, avait conduit le peuple le plus civilisé de la terre[22].

Mais derrière les croyances populaires restait la philosophie, qui, après les avoir combattues, tenta de les corriger, et finit par les réhabiliter tout entières avec assez d’art pour leur rallier les esprits les plus éclairés de la société romaine.

La philosophie s’était annoncée d’abord comme une révolte de la raison contre le paganisme. Comment ne respecterait-on pas ces premiers sages, qu’on voit s’arracher aux fables, remonter aux sources de la tradition, explorer toute la nature, malgré les terreurs superstitieuses qui en fermaient l’accès ; et, ce qui voulait plus de courage, s’enfoncer dans les solitudes de la conscience, si désolées, tant que la lumière chrétienne n’y avait pas lui ? Ils cherchaient ainsi la cause première. Socrate y atteignit, et ce grand homme enseigna de Dieu tout ce que la création en publie. Mais le vrai Dieu entrevu faisait trembler tous les faux. Au moment donc où les philosophes mettaient à nu les bases de la société païenne, ils s’effrayèrent de les avoir ébranlées. Ils n’aimèrent pas assez la vérité, ils méprisèrent trop les hommes, et tournèrent tout leur génie à raffermir des erreurs, nécessaires, disaient-ils, au repos du monde. Cicéron décriait publiquement les augures ; mais, dans son Traité des Lois, traçant le plan d’une république idéale, il y institue des augures dont les décisions obligeront sous peine de mort. Sénèque avait livré à la dérision le service des idoles ; il n’en conclut pas moins que le sage les adorera et qu’il pratiquera les cérémonies, en y honorant la coutume et non la vérité. Ainsi les stoïciens justifiaient le culte public par la raison d’État ; en même temps ils sauvaient la mythologie par leurs interprétations allégoriques[23]. Ils divinisaient la nature comme un principe actif circulant sous des formes diverses et qu’on pouvait adorer sous autant de noms : ils permettaient qu’on l’appelât Jupiter en tant qu’il donne la vie, Junon dans l’air, Neptune dans l’eau, Vulcain dans le feu. Mais ces explications n’étaient que les préludes du travail prodigieux par lequel l’école d’Alexandrie entreprit de réconcilier la raison avec la religion de l’empire.

L’histoire n’a rien de plus connu que l’école d’Alexandrie. On sait comment le néoplatonisme passa d’Orient en Occident, s’établit à Rome, et y concourut à cette restauration politique du paganisme commencée par Auguste, soutenue durant trois cents ans par les Césars, prolongée jusqu’au cinquième siècle par l’opiniâtreté d’une aristocratie qui défendait ses intérêts en même temps que ses dieux.

Les doctrines néoplatoniciennes parurent à Rome sous les Antonins avec Apulée, cet Africain savant, crédule et aventureux, qui, après avoir visité les écoles et les sanctuaires de la Grèce, revint, s’arrêtant de ville en ville, haranguant dans les amphithéâtres, se vantant de réunir la sagesse des philosophes et la piété des initiés. La ville impériale admira son éloquence, les provinces en firent leurs délices ; ses opinions se répandirent principalement en Afrique, où saint Augustin, après deux siècles, les trouvait toutes vivantes, et ne jugeait pas que ce fût trop pour les combattre de vingt-cinq chapitres de la Cité de Dieu. Toutefois les déclamations d’Apulée avaient surtout préparé les esprits à un enseignement plus grave et plus étendu. Le plus grand des philosophes alexandrins, Plotin, vint à Rome en 244 ; il y passa vingt-six ans, il y compta parmi ses auditeurs des sénateurs, des magistrats, de nobles femmes. Cet Égyptien au visage inspiré, s’exprimant avec obscurité, mais avec éloquence, dans un grec à demi barbare, leur semblait un messager des dieux. On vit un préteur déposer les faisceaux, congédier ses esclaves, abandonner ses biens pour s’attacher à la sagesse. Le nombre des disciples s’accrut de telle sorte, que Plotin osa demander à l’empereur Gallien un territoire en Campanie pour y fonder une ville de philosophes qui vivraient sous les lois de Platon. Si ce dessein échoua, si Plotin ne bâtit pas sa ville philosophique, il laissa du moins après lui tout un peuple d’adeptes, qui portèrent ses doctrines au sénat, dans les camps, dans les écoles, dans tous les rangs de la société romaine. Porphyre, le plus fidèle, le plus savant de ses disciples, vécut à Rome, en Sicile, à Carthage. Il y écrivit des livres qui, traduits en latin, achevèrent de populariser les opinions néoplatoniciennes. Elles descendirent ainsi jusqu’au cinquième siècle. Sous Valentinien III, en pleine lumière chrétienne, le païen Macrobe écrit un commentaire sur le Songe de Scipion. Il y trouve l’occasion d’exposer le système de Plotin, en le représentant comme une doctrine antique, commune aux plus beaux génies de la Grèce et de Rome, aux métaphysiciens et aux poëtes, qui concilie toutes les écoles et qui justifie toutes les fables. Tels furent les propagateurs du néoplatonisme en Occident. Il faut voir par quels attraits cette philosophie ardue, toute chargée de subtilités grecques, put séduire le bon sens des Latins[24].

Ce qui fit le prestige des doctrines alexandrines, ce fut cette contradiction même que nous avons surprise au fond de toute l’ancienne philosophie. C’est qu’elles commençaient par se détacher du paganisme et qu’elles y revenaient par des voies détournées ; c’est qu’elles charmaient la raison en lui promettant des dogmes sublimes, et contentaient l’imagination en lui laissant ses fables. Elles flattaient de la sorte un grand nombre d’esprits tourmentés des deux besoins de croire et de raisonner, et trop faibles pour embrasser l’austérité du christianisme.

Au milieu d’une société qu’épouvantaient les premiers désastres de l’empire, et qui sentait déjà les choses humaines lui échapper, Plotin invitait les hommes à se réfugier vers Dieu. Il disait, et saint Augustin loue cette parole, « qu’il fallait fuir vers la patrie des âmes, où réside le Père, et avec lui tous les biens. » Aucun effort ne lui coûtait quand le but était si haut ; et comme les géants entassaient les montagnes pour escalader le ciel, ainsi, pour atteindre à la connaissance de Dieu, Plotin entreprenait de réunir et de superposer en quelque sorte les trois grandes doctrines de Zénon, d’Aristote et de Platon. Avec Zénon, il donnait au monde une Âme qui en faisait un seul être vivant. Avec Aristote, il plaçait au-dessus du monde une Intelligence qui n’avait d’autre fonction que de se penser, elle-même. Comme Platon, il mettait au faîte de toutes choses un principe indivisible, qu’il appelait l’Un ou le Bien. Mais, après l’avoir ainsi nommé, il le déclarait indéfinissable, et le voilait au regard des hommes. L’Un, l’Intelligence, l’Âme, ne sont pourtant pas trois dieux, mais trois hypostases d’un même Dieu qui sort de son unité pour penser et pour agir[25].

Comme les trois hypostases se produisent dans l’éternité, ainsi l’âme du monde engendre dans le temps. Elle engendre d’abord l’espace, puis tous les êtres qui doivent le remplir : les démons, les astres, enfin les hommes, les animaux, les plantes et les corps que nous jugeons inanimés. Mais rien ne demeure inanimé dans la nature : tout vit et tout pense d’une seule vie et d’une seule pensée. Car dans ce nombre infini de productions, les néoplatoniciens ne voient que l’écoulement de la substance divine, qui se communique sans s’appauvrir. Ainsi le soleil ne s’appauvrit pas en versant sa lumière, ni la source en alimentant le fleuve. Bien plus, le fleuve ici remonte à sa source, et tout l’univers n’aspire qu’à rentrer dans l’unité d’où il sort[26].

Les âmes humaines n’ont pas d’autres destinées. Contenues d’abord dans l’âme divine, elles y vivaient de la vie des esprits purs, quand, découvrant au-dessous d’elles le monde de la matière, elles ont convoité de s’y faire une condition indépendante. Alors, détachées de la divinité, elles tombent, elles viennent habiter des corps formés à leur image. Ainsi la vie humaine est une chute, l’âme peut s’en repentir, s’en relever, et passer après la mort dans une région plus haute. Mais trop souvent l’âme finit par se complaire dans son exil, elle s’abandonne aux sens, et n’arrive à la mort que pour tomber plus bas, pour animer les corps des bêtes et des plantes dont elle imita la vie charnelle et stupide. Ainsi, à mesure qu’elle s’enfonce dans le mal, l’âme descend plus profondément dans la matière, jusqu’à ce que, par un effort suprême, elle s’arrache à cette fange et commence à remonter. Mais, quelle que soit la durée de l’épreuve, le terme en est certain. Un temps doit venir, où les bons et les mauvais se retrouveront confondus au sein de l’âme universelle[27].

Assurément cette doctrine avait de l’élévation et de la grandeur. Quand elle parlait du Dieu souverain, qu’elle le déclarait unique, immatériel, impassible, il semble qu’il ne lui restait plus qu’à briser les idoles. Quelques-uns de ces dogmes étonnaient les chrétiens, qui les crurent dérobés à l’Évangile, et plusieurs modernes ont accusé le christianisme de s’être enrichi des dépouilles néoplatoniciennes. Cependant, sans nier les emprunts que les Alexandrins avaient pu faire à une religion nouvelle publiée depuis deux siècles, il faut avouer que toutes leurs spéculations tournent au paganisme. Premièrement, le principe que Plotin mettait au faîte des choses n’avait rien de commun avec le Dieu vivant des chrétiens. Pendant que les chrétiens reconnaissent à la cause première des perfections qui la rendent souverainement intelligible et souverainement aimable, Plotin dépouille son premier principe de tout attribut : il lui refuse la pensée, la vie ; il ne permet pas de le définir ni d’en rien affirmer. Il en fait une abstraction qu’on ne peut ni connaître ni aimer, un dieu illogique et immoral, ce qui est le propre des divinités païennes. Secondement, le même abîme sépare la trinité de Plotin d’avec la nôtre. Dans la trinité chrétienne, l’unité de nature subsiste par l’égalité des trois personnes. Au contraire, Plotin détruit l’unité divine en supposant trois hypostases inégales. À ses yeux, le premier principe est seul parfait, seul indivisible. Le second et le troisième s’en détachent par une sorte de déchéance et penchent déjà vers ce monde imparfait qu’ils engendrent. Enfin, ce dieu divisé n’était pas un dieu libre. Il produisait par nécessité, par l’écoulement inévitable de sa substance, un monde éternel comme lui. Le panthéisme de Plotin divinisait la matière ; il justifiait la magie ; car le magicien, disait-il, avec ses philtres et ses formules, ne fait que réveiller les attractions par lesquelles l’âme universelle gouverne toutes choses. Il justifiait aussi l’idolâtrie ; car le ciseau du sculpteur, en faisant prendre au marbre le caractère de l’intelligence et de la beauté, prépare à l’âme suprême un réceptacle où elle doit se reposer avec plus de complaisance[28].

C’est à ces conséquences que descendait la métaphysique la plus hardie qui fût sortie des écoles anciennes. La morale qui l’accompagnait devait aboutir aux mêmes extrémités. En effet, puisqu’il était dans la nature divine de tout produire et de tout animer, les âmes humaines émanées d’elle ne pouvaient s’empêcher de descendre jusqu’à la matière. Il n’y avait donc point de liberté, point de culpabilité dans leur première chute. Si de nouvelles fautes les précipitent plus bas, il le faut ainsi pour peupler les régions inférieures de l’univers, pour remplir jusqu’aux derniers degrés l’échelle des émanations. Ainsi le mal devient nécessaire, ou plutôt le mal n’est plus, mais seulement le moins bien, mais une succession d’êtres de plus en plus éloignés de la perfection divine d’où ils viennent, où ils retournent. Car tous y retournent tôt ou tard, et c’est la fin commune du juste et du coupable de s’abîmer dans l’unité, de perdre la conscience de ce qu’ils furent. Ainsi Plotin revient aux fables par la métempsycose, et, moraliste sévère, il désarme toute la morale en supprimant la permanence du moi, sans laquelle la vie future n’a plus pour nous ni espérances ni terreurs. Ainsi, l’âme n’étant qu’une émanation de la substance divine, cette doctrine conclut à diviniser l’homme, qui est le pire des faux dieux. Tout le paganisme respire dans l’orgueilleuse satisfaction que Plotin goûtait en mourant, lorsque, interrogé par un de ses disciples : Je travaille, disait-il, à dégager en moi le divin[29].

En considérant de près les différents dogmes de Plotin, son unité irrévélée, sa trinité imparfaite, les émanations dont il compose la substance de l’univers, la descente des âmes et leur retour, on y aperçoit les mystères d’une théologie antique répandue en Orient. Les Étrusques l’avaient communiquée aux anciens Romains, et les Romains de la décadence devaient reconnaître avec surprise, dans les livres du philosophe égyptien, quelques-unes des doctrines qui faisaient le fond de la religion nationale. Ils les voyaient relevées par l’éloquence, fortifiées par une logique subtile, éclairées des feux d’un mysticisme éblouissant. En même temps ils trouvaient chez les néoplatoniciens de quoi justifier le reste de leurs croyances, et jusqu’aux plus fabuleux récits dont on les avait bercés. Ainsi Apulée avait distingué entre les dieux incorporels, incapables de passions, et les démons doués d’un corps subtil et d’une âme passionnée ; toute la mythologie se réfugiait sous cette distinction. Ce n’étaient plus les dieux, c’étaient les démons qui prenaient plaisir à l’odeur des sacrifices ; c’étaient eux que les poëtes mettaient en scène et qu’Homère avait pu faire descendre sans profanation sur les champs de bataille[30]. Porphyre imagina mille explications pour donner un sens aux mythes de l’Égypte et de la Grèce[31]. Macrobe n’a pas d’autre dessein que de justifier les fables par la philosophie ; « car, dit-il, la connaissance des choses sacrées se cache sous ses voiles… La nature n’aime pas à être surprise dans sa nudité. Numénius ayant trahi, par une interprétation téméraire, les mystères d’Éleusis, on assure que les déesses outragées lui apparurent en habits de courtisanes, l’accusant de les avoir tirées de leur sanctuaire pour les prostituer aux passants. Ainsi les divinités ont toujours aimé à se faire connaître et servir sous les traits fabuleux que l’antiquité leur donna[32]. » Les néoplatoniciens n’étaient pas moins ingénieux à réhabiliter les institutions païennes, les observances qui choquaient la raison, celles même qui outrageaient la nature. Plotin, plus philosophe que théologien, n’avait justifié les superstitions pour ainsi dire qu’en passant. Mais après lui son école, impatiente des lenteurs de la philosophie, voulut entrer en commerce avec les dieux par une voie plus courte, par la théurgie, par les sacrifices, les conjurations, les opérations magiques. Jamblique écrivit un livre pour démontrer la divinité des idoles ; il prit la défense de Vénus et de Priape ; il approuva le culte des images obscènes. L’empereur Julien faisait profession de réformer le paganisme : il pouvait d’un mot en retrancher les monstruosités. Mais il autorisa les mutilations des prêtres de Cybèle ; « car il fallait, disait-il, honorer ainsi la mère des dieux[33]. » Les plus éclairés des hommes en étaient devenus les plus superstitieux. Des savants, nourris de Platon et d’Aristote, consumaient leurs veilles dans l’espoir d’évoquer, d’assujettir à leur volonté les dieux, les démons et les morts. D’autres, réunis autour d’un trépied, couronnés de verveine, interrogeaient le sort pour connaître la fin du prince et le nom de son successeur. La parole de saint Paul s’accomplissait, et les héritiers de cette philosophie alexandrine qui avait fait profession de recueillir toutes les lumières du monde ancien, en avaient renouvelé tous les délires.

C’est ainsi que les néoplatoniciens restauraient le paganisme. Ils le restauraient précisément comme il convenait à une société vieillie, lasse de doute, incapable de foi, mais capable de toutes les superstitions. Ils trouvaient un accueil assuré chez l’aristocratie païenne dont ils secondaient les vues, et cette même école, qui s’était tournée en secte religieuse, servit à fortifier un parti politique. En effet, les familles sénatoriales attachées au paganisme n’avaient pas suivi la cour à Constantinople, à Milan, à Ravenne ; elles restaient à Rome et remplissaient de leur majesté patricienne la capitale abandonnée des Césars. Là, elles pensaient garder le foyer de l’empire, et par leur fidélité aux anciennes cérémonies détourner encore la colère des dieux. Elles attiraient, elles couvraient de leur patronage et de leurs applaudissements les lettrés qui défendaient les vieux intérêts avec les vieux autels. Grâce aux explications allégoriques, les nobles goûtaient la douceur de croire autrement que le peuple, tout en conservant les institutions des ancêtres. Retranchés derrière les enseignements de Porphyre et de Macrobe, ils regardaient avec pitié le délire de la foule entraînée au baptême, et ne cachaient pas toujours leur mépris pour les princes chrétiens, qu’ils accusaient de tous les maux de l’État. Ils vivaient ainsi inquiets et menaçants : le monde idolâtre avait les yeux sur eux, eux sur l’avenir, prêts à soutenir quiconque voudrait recommencer le rôle de Julien. En attendant, ils entretenaient à la cour assez d’intelligences pour obtenir les plus hautes dignités de l’Occident. Ils tiraient des sacerdoces païens un reste d’autorité et des revenus considérables. Leurs palais contenaient des villes entières ; leurs domaines embrassaient des provinces : ils n’avaient qu’à recruter sur leurs terres pour lever des armées d’esclaves et de clients. Enfin ils donnaient des jeux publics et disposaient ainsi du seul moyen qui restât de soulever les passions du peuple.

Au commencement du cinquième siècle, l’aristocratie païenne n’a pas de représentant plus illustre, ni plus capable de l’honorer par son éloquence et sa sagesse, que le préfet de Rome, Symmaque. Ses contemporains admiraient ce facile génie, plié à toutes les études comme à toutes les affaires. Ses lettres, souvent comparées à celles de Pline, charmaient les hommes de goût qui auraient voulu les voir écrites sur des rouleaux de soie. Il avait célébré en vers gracieux les rivages de Baïa, cette terre de volcans couronnée de pampres. Il avait pris rang parmi les orateurs par ses panégyriques, où il épuisait pour des empereurs chrétiens le langage de l’idolâtrie. Un esprit si actif devait vivre en commerce avec les plus beaux esprits de son temps. Il écrit au poëte Ausone et le compare à Virgile ; Ausone lui répond et le met à côté de Cicéron. Il a toute la primeur des lectures et des déclamations publiques. Un jour, on le voit dans la joie ; il vient d’assister au début du rhéteur Palladius, dont la parole dorée a ravi tout l’auditoire. Une autre fois, la ville de Milan lui demande un professeur d’éloquence ; il fait appeler un jeune Africain dont on lui vante le savoir et le talent. Il lui propose un sujet d’éloquence, l’entend, le goûte, et l’envoie aux Milanais. Le jeune homme était Augustin, et Symmaque ne savait pas quel tort il faisait à ses dieux en donnant ce disciple à l’évêque Ambroise.

Une autorité littéraire si bien établie était encore relevée par l’éclat des dignités politiques. Successivement gouverneur de la Lucanie, proconsul d’Afrique, préfet de Rome, consul enfin ; politique versatile, mais administrateur intègre, Symmaque était devenu le lien de la noblesse romaine, l’âme du sénat, qu’il appelait sans hésiter la meilleure partie du genre humain. Il y voyait, en effet, le dernier asile des doctrines au service desquelles il avait mis son talent et son crédit. Comme les vieux patriciens dont il croyait renouveler les exemples, il avait voulu réunir en sa personne les honneurs religieux et civils, et joindre aux faisceaux consulaires les bandelettes du sacerdoce. Appelé au collége des pontifes, il y portait une ardeur scrupuleuse, gourmandant la timidité de ses collègues, déplorant l’abandon des sacrifices, aussi empressé d’apaiser ses dieux par des victimes que de les défendre par des discours.

Ce païen zélé, respecté, savant, méritait assurément de porter la parole au nom du polythéisme, quand le culte vaincu plaida pour la dernière fois sa cause publique, et demanda le rétablissement de l’autel de la Victoire. L’autel de la Victoire s’élevait au milieu du sénat, il en faisait un temple, il rappelait le vieux droit théocratique et l’antique alliance de Rome avec ses dieux. Les empereurs chrétiens l’avaient enlevé comme un monument de scandale, les sénateurs païens déclaraient ne pouvoir plus délibérer dans un lieu profané, sans les auspices de la divinité qui depuis douze cents ans sauvait l’empire. Symmaque, chargé d’exprimer leurs plaintes, trouvait l’occasion de montrer tout ce que l’âme d’un idolâtre pouvait conserver de foi. Cependant, au fond de cette requête éloquente, on ne découvre que le scepticisme. En présence des dissentiments religieux qui partagent ses contemporains, les regards de l’orateur se troublent, et toute certitude lui échappe. « Chacun a ses coutumes, dit-il, chacun ses rites… Il est juste de reconnaître, sous tant d’adorations différentes, une seule divinité. Nous contemplons les mêmes astres, le même ciel nous est commun, le même monde nous enferme. Qu’importe de quelle manière chacun cherche la vérité ? Une seule voie ne peut suffire pour arriver à ce grand secret… Mais de telles disputes sont bonnes pour les oisifs[34]. »

Ainsi se révèle la plaie cachée du paganisme. Les efforts de la philosophie, pour raffermir la croyance, n’avaient abouti qu’au doute en déclarant la vérité inaccessible. Mais les esprits, trop énervés pour croire, étaient encore assez violents pour persécuter. Ce même Symmaque, si peu sûr de ses dieux, aux yeux de qui la raison souveraine des choses est couverte d’un nuage éternel qui ne trouve pas les controverses religieuses dignes d’occuper un homme d’État, consume son infatigable activité à poursuivre une vestale séduite. Il se concerte avec les officiers impériaux, il presse le préfet de la ville et le président de la province. Il n’aura pas de repos qu’il n’ait vu, selon l’usage des ancêtres, la coupable enterrée vive. Sous la robe du sénateur, sous les dehors polis de l’homme lettré, les instincts sanguinaires du paganisme se conservaient comme sous les haillons de la multitude qui encombrait l’amphithéâtre. En 402, Symmaque allait célébrer par des jeux la préture de son fils. Longtemps d’avance, il avait épuisé les provinces de ce qu’elles avaient de plus rare : chevaux de courses, bêtes féroces, comédiens, gladiateurs. Au milieu de ces soins, un chagrin inattendu le trouble, il a besoin d’en écrire à Flavien, son ami. Ce ne serait pas trop, dit-il, pour le consoler, de toute la philosophie de Socrate. Il avait acheté des prisonniers saxons destinés aux combats de l’arène. Vingt-neuf de ces misérables ont eu l’impiété de s’étrangler de leurs mains plutôt que de servir aux plaisirs du peuple-roi[35].

Voilà donc ce que la sagesse païenne avait su faire d’une âme naturellement droite et bienveillante, au cinquième siècle, à cet âge avancé du monde, dans une société qui s’éclairait de tous les flambeaux de l’antiquité. Cependant le parti du passé n’avait rien de plus grand que Symmaque. Un historien, païen lui-même, s’est chargé de peindre le reste de l’aristocratie. Il représente les derniers gardiens des traditions de Numa, ne croyant plus aux dieux, mais n’osant prendre ni le repas ni le bain avant que l’astrologue leur eût assuré des planètes favorables. Les fils de ces Romains qui allaient, avec la rapidité des aigles, vaincre sous tous les cieux brûlants ou glacés, croyaient maintenant avoir égalé les travaux de César s’ils côtoyaient le golfe de Baïa bercés sur une barque somptueuse, éventés par de jeunes garçons, et déclarant la vie insupportable si un rayon de soleil se glissait à travers le parasol ouvert sur leur tête. Ils traînaient en public toute l’infamie de leurs orgies domestiques, et s’ils paraissaient sur les places, entourés d’une légion d’esclaves, on y voyait au premier rang des troupes d’adolescents mutilés pour d’affreux plaisirs. Comment ces voluptueux auraient-ils respecté l’humanité ? Ils ne surent jamais ce qu’il y a de sacré dans le sang et dans les larmes de l’homme. Ils riaient du serviteur rusé qui avait tué son compagnon ; ils condamnaient aux verges celui qui leur faisait attendre l’eau chaude[36].

De tels esprits devaient aimer le paganisme, qui laissait la paix à leurs vices. En désespoir de la vérité, ils ne demandaient plus que le repos dans l’erreur, et saint Augustin avait surpris le fond de leurs pensées, ou plutôt de leurs passions, quand il leur prêtait ce langage, qui est celui des matérialistes de tous les siècles : « Que nous importent, disaient-ils, des vérités inaccessibles à la raison des hommes ! Ce qui importe, c’est que l’État soit debout, qu’il soit riche, et surtout qu’il soit tranquille. Ce qui nous touche souverainement, c’est que la prospérité publique augmente les richesses qui servent à tenir les grands dans la splendeur, les petits dans le bien-être, et par conséquent dans la soumission. Que les lois n’ordonnent rien de pénible, qu’elles ne défendent rien d’agréable ; que le prince s’assure l’obéissance des peuples en se montrant, non le censeur chagrin de leurs mœurs, mais le pourvoyeur de leurs plaisirs. Que les belles esclaves abondent sur les marchés. Que les palais soient somptueux, qu’on multiplie les banquets, et que chacun puisse boire, regorger, vomir jusqu’au jour ! Qu’on entende partout le bruit des danses, que les acclamations joyeuses éclatent sur les bancs des théâtres ! qu’on tienne pour les vrais dieux ceux qui nous ont assuré cette félicité ! Donnez-leur le culte qu’ils préfèrent, les jeux qu’ils veulent : qu’ils en jouissent avec leurs adorateurs ! Nous leur demandons seulement de faire qu’une telle félicité soit durable et n’ait rien à craindre ni de la peste ni de l’ennemi[37]. »

Mais l’ennemi était aux portes ; l’heure approchait où les doctrines, descendues d’école en école jusque dans le sénat romain, allaient subir leur dernière épreuve en présence des barbares. On allait voir ce que pourrait le paganisme philosophe pour sauver un empire ou du moins pour honorer sa chute.

En 408, Alaric se présenta devant Rome, et, du temple de Jupiter Capitolin, on put découvrir la fumée du camp ennemi. En ce danger le sénat se rassemble ; il délibère, et son premier acte est de faire mourir Serena, la veuve de Stilicon, la nièce de Théodose. Les dieux voulaient cette victime ; car on disait que la sacrilége chrétienne, étant un jour entrée dans le temple de Cybèle, avait enlevé le collier de l’idole. Serena fut étranglée selon la coutume des ancêtres, more majorum ; mais ce dernier sacrifice humain ne sauva pas la patrie. Alaric voulait tout l’or, tout l’argent, tous les meubles précieux de la ville et ne laisser aux Romains que leurs vies déshonorées. Alors le préfet Pompeianus fit appeler des prêtres étrusques qui se vantaient d’avoir délivré, par leurs conjurations, la petite ville de Nurcia. Ils promirent de faire tomber le feu du ciel sur les barbares ; mais il fallait que des sacrifices publics fussent offerts aux frais du trésor, en présence du sénat, avec toute la pompe des siècles passés. On craignit d’enfreindre si manifestement les édits des empereurs, et en même temps, Alaric réduisant ses conditions, la rançon de Rome fut fixée à 6 000 livres d’or et 50 000 d’argent. Les familles patriciennes s’imposèrent. Cependant, l’or de leurs trésors ne suffisant pas, il fallut en aller prendre dans les temples. On enleva les ornements de ces dieux pour lesquels on avait tant combattu, et comme le poids requis par le barbare ne s’y trouvait pas encore, on fondit plusieurs statues : de ce nombre était la statue de la valeur (Virtutis)[38].

Assurément il y a quelque chose de pathétique dans ce déclin d’une grande religion. Si l’on pouvait oublier tout ce qui se mêla d’erreur à ses enseignements, de crime à ses pratiques, on ne pourrait considérer sans émotion les croyants qui lui demeuraient fidèles, immobiles auprès des foyers de leurs dieux, et montrant ainsi quelque reste, sinon de l’énergie, au moins de l’opiniâtreté romaine. Sans justifier leur endurcissement, on doit tenir compte de l’inévitable perplexité des intelligences entre deux cultes ennemis, et se rappeler qu’alors plus que jamais la foi voulait un effort violent. Les Pères ne l’ignorèrent pas, et, songeant à ce travail douloureux par lequel les âmes devaient devenir chrétiennes, ils s’écriaient : « Non nascuntur, sed fiunt christiani. Les chrétiens ne naissent pas tout formés, il faut les faire. » Mais on ne doit point, par un injuste retour sur les temps modernes, comparer les ruines du cinquième siècle avec les nôtres, et la chute du paganisme avec ce qu’on appelle trop souvent le déclin de la civilisation chrétienne. L’histoire ne s’arrête point à l’apparente ressemblance des événements Elle sait que notre mollesse trouve toujours plus graves les maux du présent et que notre orgueil même est flatté de surpasser les infortunes de nos pères. Elle sait aussi que les civilisations ne périssent ni par les passions, qui sont corrigibles, ni par les institutions, qui sont remédiables, mais par les doctrines, qu’une logique inflexible pousse tôt ou tard à leurs dernières conséquences. Voilà où l’histoire découvre, en faveur du temps présent, une différence capable de rassurer les plus timides. Ce n’est pas le christianisme de nos jours qui distingue, comme les philosophes païens, entre la religion des sages et la religion du peuple, fondant la paix du monde sur des mensonges nécessaires. Ce n’est pas le christianisme qui, introduisant comme Plotin un principe panthéiste, divinise la matière, et aboutit à consacrer le matérialisme politique, le gouvernement des peuples par l’intérêt et le plaisir, panem et circenses. Surtout ce n’est pas le christianisme qui professe, comme Symmaque, le doute et l’indifférence sur ces terribles questions de Dieu, de l’âme, de la vie future. Tant que ces questions trouvent une réponse donnée avec une souveraine autorité, et en même temps souverainement raisonnable, rien n’est perdu : les vérités éternelles ne laissent pas tomber les sociétés du temps qui sont leur ouvrage, et l’invisible soutient cette civilisation visible où il s’est révélé.


  1. Claudien, de Sexto Consulatu Honorii, vers. 43.
  2. Descriptio urbis Romæ, quæ aliquando desolata, nunc gloriosior piissimo imperio restaurata, incerto auctore qui vixit sub Honorio vel Valentiniano III.
  3. Salvien, de Gubernatione Dei ; Polemius Silvius, Laterculus, seu index dierum fastorum ; Beugnot, Histoire de la chute du paganisme en Occident.
  4. Ottfried Müller, Die Etrusker ; Creuzer, Religions de l’antiquité, traduction de M. Guigniaut ; Cicéron, de Legibus, ii, 8, 12.
  5. Plaute, Rudens, prolog., vers 1 et sqq.
  6. Ovid., Fast., lib. II.
  7. Ovide, Fast., lib. II, 35 et seq.
  8. Epistola Longiniani Augustino, apud epistolas S. Augustini, 234.
  9. Photius, Bibliothec., 215 ; Tite-Live, lib. XXXVIII, cap. 45 ; Cicéron, in Verrem, act. II, orat. IV ; Minutius Felix, Octavius, 23 ; Tertullien, Apolog., 12 ; S. Cyprien, de Spectaculis ; Arnobe, Adversus gentes, lib. VI, cap. 17 ; Sénèque, cité par S. Augustin, de Civit. Dei, lib. VI, cap. 10.
  10. Lampride, Commodus Antoninus.
  11. Ovide, Fast., IV, 747 et suiv.
  12. Caton, de Re rustica, 152, 141, 160 ; Pline, Hist. nat., lib. XVIII, cap.2.
  13. Macrobe, Saturnal., I, 7 ; Valère Maxime, II, 4, 7 ; Pline, Hist. nat., lib. XXVIII, cap. 2 ; Plutarque, Quæst. Rom., 83 ; Suétone, Vita Octavii, 15 ; Tertullien, Apologetic., 9 ; Prudence, Contra Symmachum, I vers 535 et suiv. Cf. Tzschirner, der Fall des Heidenthums, p. 34 et suiv.
  14. s. Augustin, de Civit. Dei, lib. VII, cap 21, 24. Cf. Aristophane, Acharn. Cf. Ovide, Fast. VI ; Hérodote, II, 4, 8.
  15. Plaute, Amphitryo ; Térence, Eunuch., III, 5 ; Ovide, Metamorph., IX, 789 ; Hérodote, I, 182, 189 ; Justin, XVIII, 5. Cf. Tzschirner, p. 16 et suiv.
  16. s. Augustin, de Civil. Dei, lib. VII, cap. 27, p. 117.
  17. Varron, cité par S. Augustin, de Civil. Dei, lib. IV, cap. 1 ; Tertullien. de Spectaculis, 4 ; S. Cyprien, Epistola ad Donatum, 7 et 8.
  18. Tertullien, de Spectaculis, 7, 16 ; Ammien Marcellin, XIV, 26 ; Polem. Sylv., Laterculus.
  19. Tertullien, de Spectaculis, 10, Apologet., 15 ; Martial, Spectac, Prudence, Hymnus de sancto Romano ; Sidoine Apollinaire, XIV, 6 ; Libanius, Oratio pro saltatoribus ; Code Théodosien, lib. XV, tit. 15, l. unic ; ibid., tit. 7, l. 1, 5, 12 ; Müller, de Ingenio, moribiis et luxu ævi theodosiani ; de Champagny, le Monde romain, t. II, p. 177 et suiv.
  20. Tertullien, de Spectaculis, 12 ; Acta sanctae Perpetuae.
  21. Tertullien, Apologetic., 15 ; Prudence, Contra Symmachium, lib. I, vers. 279 ; Cicéron, Tusculan. quæst., II, 17 ; Pline, Panegyric, 33 ; Xiphilin, in Trajano ; Capitolin, in Gordiano. Cf. de Champagny, le Monde romain, II, 180 et suiv.
  22. S. Chrysostome, Homel. 37 in Matthæum ; S. Augustin, Confess. VI, 8
  23. Cicéron, de Legibus, II, de Natura Deorum, II, 24 ; Sénèque, cité par S. Augustin, de Civit. Dei, VI, 10 ; Diogène Laërce, VII, 147 ; S. Augustin, de Civit. Dei, liv. VI et VII tout entiers ; Ravaisson, ssai sur la métaphysique d’Aristote, t. II, p. 161.
  24. S. Augustin, de Civit. Dei, VIII et IX ; id., Epist., 118 ; Porphyre, de Vita Plotini ; Macrobe, in Somnium Scipionis.
  25. S. Augustin, de Civit. Dei, lib. IX, 17 ; Porphyre, de Vita Plotini, cap. 14 ; Plotin, Ennéade I, lib. VI, cap. 8 ; Ennéade III, lib. V, cap. 4, etc. ; Ravaisson, Essai sur la métaphysique d’Aristote, t. II,  p. 381.
  26. Plotin, Ennéade IV, lib. IV, cap. 56 ; ibid., lib. III, cap. 9, etc. ; Jules Simon, Histoire de l’école d’Alexandrie, t. I, p. 342.
  27. Plotin, Enn. V, I, 1 ; Enn. IV, IV, 4 ; Enn. I, II, 1 ; Ravaisson, ibid., p. 445 ; Jules Simon, ibid., p. 589.
  28. Plotin, Ennéade III, VIII, 9 ; Enn. VI, VIII, 7 ; ibid., IX, 6 ; Enn. II, IX, 4 ; Enn. IV, IV, 40 ; ibid., III, 11. M. Ravaisson a marqué d’un trait ferme et sûr le point où la doctrine de Plotin s’écarte de la pensée chrétienne pour aller se perdre dans le naturalisme païen, Essai sur la métaphysique d’Aristote, t. II, p. 465.
  29. Porphyre, de Vita Plotini, 2
  30. Apulée, de Deo Socratis, 3, 6, 7, 14.
  31. Porphyre, de Antro Nympharum.
  32. Macrobe, In Somnium Scipionis, lib. I, cap. 2.
  33. Jamblique, de Mysteriis, sect. I, cap. 11 ; Jules Simon, Hist. de l’école d’Alexandrie, t. I
  34. Villemain, Tableau de l’éloquence chrétienne au quatrième siècle, Symmaque, lib. X, epist. 61.
  35. Symmaque, lib. IX, epist. 128, 129 ; lib. II, epist. 46.
  36. Ammien Marcellin, XIV, 6 ; XXVIII, 4.
  37. S. Augustin, de Civit. Dei, II, 20.
  38. Zosime, Hist., V, 38-41.