Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 01/Cinquième leçon

Lecoffre (Œuvres complètes volume 1, 1862p. 147-177).


COMMENT LE PAGANISME PÉRIT
ET S’IL PÉRIT TOUT ENTIER


(CINQUIÈME LEÇON)




Nous savons maintenant par quelle inexorable nécessité le paganisme conduisait l’aristocratie romaine à l’avilissement, le peuple à la barbarie, l’empire à sa perte. Si l’humanité régénérée devait vivre, le paganisme devait périr. Il s’agit de savoir comment il périt, et s’il périt tout entier.

Le paganisme ne tomba pas, comme on l’a trop dit, sous les lois des empereurs. Lorsqu’en 312 Constantin donna la liberté aux chrétiens, ils ne demandèrent point qu’on retournât le glaive contre leurs ennemis. Bientôt après, un édit dont la pensée semble déjà toute moderne promit aux païens la même tolérance qu’aux fidèles : « Car, disait-il, autre chose est de livrer des combats intérieurs pour conquérir le ciel, autre chose d’employer la force pour contraindre les convictions. » Malgré les instigations des Ariens, intéressés à mettre une main violente sur les consciences, malgré quelques édits de Constance contre les superstitions, le paganisme vécut en possession de ses libertés et de ses priviléges jusqu’à la fin du quatrième siècle. C’est alors que l’attitude menaçante des païens, leur empressement à se rallier autour des usurpateurs, arma contre eux une législation plus sévère. Deux lois de Théodose, quatre lois d’Honorius ferment les temples en supprimant les revenus, interdisent les sacrifices. Il semble que ces coups vont écraser l’idolâtrie. Au contraire, saint Augustin atteste qu’en Afrique les idoles demeurèrent debout et leurs adorateurs assez puissants pour brûler une église et massacrer soixante chrétiens. En dépit des édits impériaux, on ne connaît pas d’exemple d’un païen jugé et puni de mort pour fait de religion. Les empereurs vont finir, et le polythéisme leur survivra, comme afin de prouver que les idées ne meurent pas sous le fer, et que les doctrines, même fausses, sont plus durables que les pouvoirs humains[1].

Le paganisme périt de deux manières, par la controverse et par la charité.

La controverse fut éclatante et libre. Elle devait se prolonger en Orient jusqu’au décret de Justinien qui ferma l’école d’Athènes. En Occident, Ammien, Claudien, Rutilius Numatianus injuriaient impunément la religion nouvelle, ses saints et ses moines. Le vieux culte se retranchait derrière toute l’antiquité : il cherchait à retenir les esprits par tout ce qui les touche, en mettant de son côté la subtilité des interprétations philosophiques, la majesté des institutions, le charme des fables. En même temps, il déchaînait contre l’Évangile tous les intérêts et toutes les passions. Ce qu’on reprochait au christianisme, c’était, comme toujours, la haine du genre humain, c’est-à-dire le mépris du monde, la fuite des plaisirs publics ; c’était l’incompatibilité de ses lois avec les maximes et les mœurs qui firent la grandeur romaine. De là les calamités de l’empire, les frontières livrées aux barbares par les dieux irrités, et le ciel même retenant ses pluies à cause des chrétiens : Pluvia desit, causa christiani[2].

Les apologistes chrétiens répondaient avec une équité et une vigueur incomparables : premièrement ils refusaient de condamner toute la civilisation antique : ils faisaient la part du vrai dans les doctrines des philosophes, du bien dans les lois romaines, et nous verrons par quel discernement, tout en réprouvant les fables, ils sauvèrent les lettres. Ils rendaient donc justice à l’esprit humain, et lui apprenaient à reconnaître au fond de lui-même un rayon de Dieu. Après avoir ainsi dépouillé le paganisme de ses prestiges, ils le présentaient aux yeux des peuples nu, souillé, sanglant, dans toute l’horreur de ses rites immondes et de ses rites homicides. Au lieu de ménagements qui plaisent à notre délicatesse moderne, au lieu de diminuer le crime de l’idolâtrie en l’expliquant par une erreur nécessaire, les apologistes soulevaient les consciences contre ce culte détestable en y montrant l’œuvre du démon et le reflet de l’enfer. Cette argumentation, charitable pour la raison humaine, sans pitié pour le paganisme, passa, tout entière dans les écrits de saint Augustin[3].

L’évêque d’Hippone était devenu la lumière de l’Église universelle ; l’Asie et la Gaule le pressaient de questions ; les Manichéens, les Donatistes, les Pélagiens ne lui laissaient pas de repos. Cependant la controverse contre les païens remplit sa vie, déborde dans sa correspondance, et lui inspire le plus grand de ses ouvrages. En 412, un homme de naissance illustre, mais attaché à l’ancienne religion, Volusien, gouvernait l’Afrique. Il se sentait attiré à l’Évangile par le génie d’Augustin, mais l’exemple d’un grand nombre d’idolâtres le ramenait aux superstitions. Un jour qu’il se délassait des affaires dans la conversation de quelques lettrés, après avoir touché plusieurs points de philosophie, et déploré les contradictions des sectes, on traita du christianisme. Volusien proposa ses doutes, et à la suite des objections accoutumées sur les difficultés de l’Écriture sainte et des mystères, l’homme d’État montra le fond de ses répugnances. Il accusait la religion nouvelle de prêcher le pardon des injures, inconciliable avec la dignité d’un État guerrier, et de précipiter la décadence de Rome, comme on le voyait assez par les malheurs attachés depuis cent ans au règne des princes chrétiens. Un disciple d’Augustin assistait à ce discours. Il en fit part à son maître et le conjura de répondre. Augustin répondit, et sans négliger les objections théologiques jetées sur son chemin, il alla droit aux questions politiques. D’abord, il s’étonne que la mansuétude du christianisme scandalise des hommes habitués à lire chez leurs sages l’éloge de la clémence. D’ailleurs, le christianisme en introduisant la charité n’a pas supprimé la justice. Le Christ n’interdit pas la guerre, il la veut juste et miséricordieuse. Donnez à l’État des guerriers, des magistrats, des contribuables tels que l’Évangile les réclame, et la République est sauvée. Si l’empire est emporté par le flot de la décadence, Augustin en remonte le cours bien au delà des siècles chrétiens, et dès le temps de Jugurtha il voit les mœurs perdues, et Rome à vendre, si elle eût trouvé un acheteur. Puis au spectacle de ce débordement où allait périr l’humanité quand le christianisme parut, l’évêque d’Hippone s’écrie : « Grâces soient rendues au Seigneur notre Dieu qui nous a envoyé contre tant de maux un secours sans exemple ! Car où ne nous emportait pas, quelles âmes n’entraînait pas ce fleuve horrible de la perversité humaine, si la Croix n’eût été plantée au-dessus, afin que, saisissant ce bois sacré, nous tinssions ferme ? Car dans ce désordre de mœurs détestables et cette ruine de la discipline ancienne, il était temps que l’autorité d’en haut vînt nous annoncer la pauvreté volontaire, la continence, la bienveillance, la justice et les autres vertus fortes et lumineuses. Il le fallait, non-seulement pour régler honnêtement la vie présente, pour assurer la paix de la cité terrestre, mais pour nous conduire au salut éternel, à la République toute divine de ce peuple qui ne finira pas, et dont nous sommes citoyens par la foi, par l’espérance, par la charité. Ainsi, tandis que nous vivrons en voyageurs sur la terre, nous apprendrons à supporter, si nous ne sommes pas assez forts pour les corriger, ceux qui veulent asseoir la République sur des vices impunis, quand les premiers Romains l’avaient fondée et agrandie par leurs vertus. S’ils n’eurent point envers le vrai Dieu la piété véritable qui aurait pu les conduire à la cité éternelle, ils gardèrent du moins une certaine justice native qui pouvait suffire à constituer la cité de la terre, à l’étendre, à la conserver. Dieu voulait montrer, dans cet opulent et glorieux empire des Romains, ce que pouvaient les vertus civiles, même sans le secours de la religion véritable, pour faire comprendre que, celle-ci venant s’y ajouter, les hommes pourraient devenir membres d’une cité meilleure, qui a pour roi la vérité, pour loi la charité et pour durée l’éternité[4] »

Assurément voilà un langage admirable. Augustin ne songe point à composer une œuvre parfaite selon les préceptes des rhéteurs : il n’est occupé que de convaincre Volusien et de forcer les résistances d’une âme qui, pour se rendre, n’attend peut-être qu’un dernier assaut. Cette espérance le jette dans la dispute ; du premier coup il va jusqu’au fond du sujet, et il en fait jaillir la première pensée de la Cité de Dieu. Nous sommes en 412, et les vingt-deux livres de la Cité de Dieu, commencés l’année suivante, interrompus, repris durant quatorze ans, ne s’achèveront qu’en 426. Augustin ne fera qu’y développer la doctrine de cette lettre dont il ne depassera pas l’éloquence. Ainsi naissent les livres immortels, non du rêve orgueilleux d’un homme qui aime la gloire, non du loisir et de la solitude, mais de l’effort d’un esprit qui, poussé dans les luttes de son temps, a cherché la vérité et a trouvé l’inspiration. Nous aurons lieu d’étudier plus tard la Cité de Dieu, d’en visiter toutes les parties, et d’y voir commencer une science inconnue des anciens, la philosophie de l’histoire. Mais nous devons dès à présent nous arrêter au pied de ce monument, le plus grand qui ait été élevé à la réfutation du paganisme. Le plan qu’Augustin s’y traça lui donna lieu d’attaquer et de détruire successivement la théologie fabuleuse des poëtes, la théologie politique des hommes d’État, la théologie naturelle des philosophes. En même temps qu’il levait les dernières difficultés des savants, il ne laissait plus de prétexte aux répugnances des lettrés. Cette religion qu’ils accusaient de ramener l’ignorance et la barbarie leur montrait déjà des beautés qui promettaient d’égaler l’antiquité profane. Qu’était-ce que l’élégance de Symmaque pour tenir contre les foudres des apologistes chrétiens[5].

Toutefois l’Évangile n’aurait pas changé le monde, s’il ne se fût adressé qu’aux lettrés et aux savants. La philosophie fit cette faute. Platon écrivit sur la porte de son école : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ; » et, sept cents ans plus tard, Porphyre avouait « qu’entre tant de sectes il n’en connaissait aucune qui eût enseigné la voie de la délivrance pour toutes les âmes. » Mais le christianisme avait trouvé la voie universelle de la délivrance. C’était sa nouveauté d’évangéliser les pauvres, et longtemps les persécuteurs lui reprochèrent de recruter ses disciples dans les ateliers, chez les tisserands et les foulons. Au commencement du cinquième siècle, la population laborieuse des villes, celle qui habitait, comme dit un poëte, les derniers étages des maisons, appartenait presque entière au culte nouveau. Mais l’idolâtrie restait maîtresse des campagnes. Les guirlandes votives paraient encore les arbres sacrés. Le voyageur rencontrait sur sa route des temples ouverts où fumaient les charbons du sacrifice ; des statues debout, et à leurs pieds des autels portatifs ; quelquefois un paysan à l’œil hagard, sur l’épaule un manteau déchiré, une épée à la main, faisant profession de servir Diane, la grande déesse, et de révérer l’avenir[6]. Cependant le christianisme crut que des hommes grossiers, mais qui travaillaient, qui souffraient, qui vivaient de cette vie des champs d’où le Sauveur avait tiré ses paraboles, n’étaient pas éloignés du royaume de Dieu. Il les convoqua dans l’Église et ne dédaigna pas de disputer devant des laboureurs et des pâtres, comme saint Paul devant l’Aréopage.

C’est surtout dans les homélies de saint Maxime de Turin qu’il faut chercher l’exemple de cette controverse populaire. Les habitants des âpres vallées du Piémont défendaient pied à pied les susperstitions de leurs aïeux. L’évêque les provoque et s’attaque d’abord à ce fatalisme qui plaisait à des esprits paresseux en les déchargeant de toute responsabilité morale. «  Si tout est fixé par le destin, pourquoi donc, ô païens ! sacrifiez-vous à vos idoles ? Pourquoi ces prières, cet encens, ces victimes, et tous ces dons que vous étalez dans vos temples ? — C’est, disent-ils, pour que les dieux ne nous nuisent pas. — Comment pourraient vous nuire ceux qui ne peuvent s’aider, qu’il faut faire garder par des chiens de peur que les voleurs ne les enlèvent ; qui ne savent se défendre contre les araignées, les rats et les vers ? — Mais, répliquent-ils, nous adorons le soleil, les étoiles et les éléments. — Ils adorent donc le feu, qu’éteint un peu d’eau et qu’un peu de bois nourrit. Ils adorent la foudre, comme si elle n’obéissait pas à Dieu aussi bien que les pluies, les vents et les nuages. Ils adorent la sphère étoilée, que le Créateur a faite avec un art merveilleux pour l’ornement et la beauté du monde. — Enfin, reprennent les païens, les dieux que nous servons habitent le ciel. » — Le prédicateur les poursuit dans ce dernier refuge, et le fouet de la satire à la main, il fustige les crimes des dieux et des déesses : Saturne dévorant ses enfants, Jupiter époux de sa sœur. Mars adultère. « Serait-ce, continue-t-il, parce que Vénus est belle, que, seule d’entre les déesses, vous la logez dans une planète ? Que faites-vous là-haut de cette femme sans pudeur au milieu de tant d’hommes ? « Que dire de ce nombre d’enfants que les païens ne rougissent pas de donner à Jupiter ? Mais si jadis il naissait des dieux, pourquoi n’en voit-on plus naître aujourd’hui, à moins que Jupiter n’ait vieilli et Junon passé l’âge d’enfanter[7]? »

Ne nous étonnons point de cette prédication qui ne se refuse ni les images hardies, ni les tours familiers, ni le sarcasme, s’il le faut, pour achever la conquête d’un grossier auditoire. Le christianisme ne descendait au langage des ignorants qu’afin de les instruire, de réveiller la pensée chez ceux qu’on réputait incapables de penser. Il brisait les liens de la superstition, il affranchissait les âmes de ces craintes qui peuplaient la nature de divinités malfaisantes, et de ces plaisirs par lesquels l’homme se vengeait de la peur que lui faisaient ses dieux. Les plus intelligents cédaient à la parole, les plus endurcis se laissaient entraîner par l’exemple, l’eau du baptême descendait sur leurs fronts pour y sanctifier leurs sueurs. Ces pauvres gens retournaient calmes et purifiés à leurs charrues et à leurs troupeaux. Ils ne craignaient plus maintenant de rencontrer dans la profondeur des bois les Satyres et les Dryades. Cependant la terre n’était pas désenchantée pour eux. Ils y voyaient à chaque pas les vestiges du Créateur ; ils y travaillaient avec respect comme à la vigne du Père céleste. Les orgies de Bacchus ne profanaient plus ces mœurs rustiques dont Virgile avait chanté la pureté et la paix. Ou plutôt, le christianisme seul avait pu donner aux hommes des champs le bonheur rêvé par le poëte des Géorgiques. Maintenant ils connaissaient leur félicité, ils commençaient à aimer leur pauvreté bénie de l’Évangile. Maintenant la pudeur était assise à leur foyer. Maintenant enfin, la Cause souveraine de toutes choses, la vérité ignorée des philosophes, étant manifestée à ces ignorants, ils avaient pu mettre sous leurs pieds les craintes superstitieuses, le destin inexorable et le bruit de l’avare Achéron[8].

La conquête des consciences, commencée par la controverse, s’achevait par la charité. Il ne s’agit point encore de la charité pacifique, de celle qui ne connaît pas d’ennemis, ne songeant qu’à délivrer des captifs, à bâtir des écoles et des hôpitaux, à couvrir de ses institutions le vieux monde romain, comme on couvre de bandelettes un corps brisé. Je parle de la charité militante, de celle qui attaquait le paganisme, mais avec des armes nouvelles, avec la mansuétude, le pardon et le dévouement.

Il faudrait pénétrer d’abord dans l’intérieur des familles romaines partagées entre la vieille croyance et la nouvelle. On voudrait voir comment les chrétiens savaient faire le siége d’une âme païenne, la presser par toutes les violences de la tendresse, et ne compter pour rien le temps consumé, quand le vaincu se laissait conduire à l’autel du Christ. C’est à peu près le tableau que nous montre saint Jérôme quand il nous introduit dans la maison d’Albinus, patricien et pontife des anciens dieux. Læta, fille de ce païen, était chrétienne ; et d’un époux chrétien elle avait eu la jeune Paula, dont l’éducation occupait saint Jérôme au fond de son désert. Il écrit donc à Læta : « Qui aurait cru que la petite-fille du pontife Albinus naîtrait d’un vœu fait au tombeau d’un martyr, que son aïeul sourirait un jour en l’entendant bégayer le cantique du Christ, et que ce vieillard nourrirait sur ses genoux une vierge du Seigneur ? » Puis avec une touchante bonté, consolant les craintes de Læta : « Une sainte et fidèle maison sanctifie, dit-il, l’infidèle resté seul de son parti. Il est déjà le candidat de la foi celui qu’environne une troupe chrétienne d’enfants et de petits-enfants. Læta, ma très-religieuse fille en Jésus-Christ, que ceci soit dit afin que vous ne désespériez pas du salut de votre père. » Enfin il joint aux encouragements les conseils ; il entre dans le complot domestique, il dirige la dernière attaque contre laquelle l’obstination du vieillard ne tiendra pas : « Que votre jeune enfant, quand elle apercevra son aïeul, se jette dans son sein, qu’elle se suspende à son cou, et lui chante l’alleluia malgré lui[9].

Voilà les manœuvres pieuses qui se répétèrent sans doute dans chaque maison patricienne, et auxquelles se rendirent successivement, mais lentement, ces vieux Romains, ces esprits superbes et opiniâtres, derniers remparts du paganisme. Après tout, la douceur et la patience étaient faciles lorsqu’il s’agissait d’entraîner un père. Il y avait plus de mérite à évangéliser des ennemis, à vaincre par la générosité des populations fanatiques. Quand saint Augustin prit possession du siége d’Hippone, les lois des empereurs mettaient à sa disposition le fer et le feu contre les païens. Toutefois il défend qu’on les violente. Il ne veut pas qu’on brise malgré eux les idoles érigées sur leurs terres. « Commençons, dit-il, par renverser les faux dieux dans leurs cœurs. » Les chrétiens de la petite ville de Suffecte, oubliant ses leçons, avaient détruit une statue d’Hercule. La multitude païenne s’émut, elle s’arma, elle se jeta sur les fidèles et en tua soixante. Augustin pouvait demander le supplice des coupables, invoquer non les édits de Théodose, mais toutes les lois romaines qui punissaient l’assassinat, la violence à main armée. Il écrit aux païens de Suffecte, il leur reproche le sang innocent, il fait gronder sur leurs têtes les menaces du ciel, mais il ne les appelle pas devant les juges de la terre. « Si vous dites, continue-t-il, que l’Hercule était à vous ; soyez en paix, nous le rendrons.

Les pierres ne nous manquent pas, nous avons des métaux, plusieurs sortes de marbre et des ouvriers en grand nombre. On ne perd pas un moment pour sculpter votre dieu, pour le tourner et le dorer. Nous aurons encore soin de le peindre en rouge, afin qu’il puisse entendre vos prières… Mais si nous vous restituons votre Hercule, rendez-nous tant d’âmes que vos mains nous ont arrachées. » Un langage si sensé, si fort, et toutefois si clément, devait toucher les cœurs. La nature humaine aime ce qui la dépasse, et la doctrine du pardon des ennemis, qui étonna d’abord le monde, finit par le gagner[10].

Quand les édits des empereurs n’avaient pas le pouvoir de faire tomber les idoles, comment auraient-ils fermé les arènes ? Constantin, dans le premier élan de sa conversion et par une constitution de l’an 325, avait interdit les jeux sanglants. Mais la passion du peuple, plus forte que la loi, ne protégeait pas seulement ces plaisirs, elle voulait que les princes en fussent complices, et les victoires de Théodose approvisionnèrent encore de gladiateurs l’amphithéâtre de Rome. Vainement l’éloquence des Pères s’était soulevée contre ces barbaries ; vainement le poëte Prudence, dans des vers pathétiques, pressait Honorius de faire que la mort cessât d’être un jeu et l’homicide une volupté publique. Ce que nulle puissance terrestre n’avait osé, la charité l’accomplit. Un moine d’Orient appelé Télémaque, un de ces hommes inutiles, ennemis de la société humaine, comme on disait, prit un jour son bâton de voyage et s’achemina vers Rome pour y mettre fin aux combats de gladiateurs. Or, le ler janvier de l’an 404, le peuple romain, entassé sur les gradins du Colisée, célébrait le sixième consulat d’Honorius. Déjà plusieurs paires de combattants avaient ensanglanté l’arène, quand tout à coup, au milieu d’un assaut d’armes qui suspendait tous les yeux et tous les esprits, on vit paraître un moine étendant les bras et s’efforçant d’écarter les épées. À cet aspect, la foule étonnée se lève ; on demande quel téméraire ose troubler les plaisirs très-sacrés du peuple-roi. De tous côtés pleuvent les malédictions, les menaces, et bientôt les pierres. Télémaque lapidé tombe, et les combattants qu’il avait voulu séparer l’achèvent. Il fallait ce sang pour sceller l’abolition des spectacles sanglants. Le martyre du moine força l’irrésolution d’Honorius, et un édit de la même année, qui semble avoir été obéi, supprima les combats de gladiateurs. Avec eux l’idolâtrie perdait une de ses plus puissantes attaches. Le Colisée resta debout ; il l’est encore. Seulement une large brèche dans ses flancs rappelle l’assaut que le christianisme livra à la société romaine, où il ne pénétra qu’en la démantelant. Mais on bénit les ruines qu’il a faites lorsque, entrant aujourd’hui dans le vieil amphithéâtre, on ne voit plus sous ses arcades croulantes que des scènes de paix : les plantes fleurir, les oiseaux faire leurs nids et les enfants jouer innocemment au pied de la croix de bois qui s’élève au milieu, vengeresse de l’humanité outragée et rédemptrice de l’humanité coupable[11].

Le prodige, c’est que, devant tant d’amour et de lumières, le monde ne se rendît pas tout d’un coup, et que le paganisme ne pérît pas tout entier. Une partie se conserva malgré le christianisme, comme pour le tenir en haleine par une résistance éternelle. Une autre partie se conserva au sein du christianisme, qui fit voir sa sagesse en respectant les besoins légitimes de l’homme et les joies innocentes des peuples.

Il y a dans le paganisme deux choses : il y a la fausse religion, mais il y a aussi la religion même, c’est-à-dire le commerce de l’homme avec le monde invisible, par conséquent tous les moyens de fixer ce commerce sous des formes sensibles, les temples, les fêtes, les symboles. La pensée religieuse ne se laisse pas confiner dans le domaine solitaire de la contemplation : il faut qu’elle en sorte, qu’elle s’empare de l’espace par les monuments qu’elle se fait bâtir, du temps par les jours sacrés qu’elle se réserve, de toute la nature en y choisissant pour ses emblèmes ce qu’elle y trouve de plus lumineux et de plus pur : le feu, les parfums, les fleurs. Voilà ce qui ne devait pas périr, et la politique de l’Église eut à résoudre cette difficulté, d’écraser l’idolâtrie sans étouffer le culte.

Le zèle des Pères éclate dans tous leurs écrits ; on les accuse même de l’avoir poussé jusqu’au vandalisme en demandant le renversement des temples. Cependant saint Augustin prend la plus sage mesure contre cette passion de détruire qui s’empare des peuples au moment des grandes émotions publiques ; il défend aux chrétiens de détourner à leur usage personnel les objets affectés au culte des faux dieux. Il veut que la pierre, le bois, les métaux précieux se purifient en servant au bien de l’État ou à l’honneur du Dieu véritable. Ces maximes sauvèrent en Italie, en Sicile, dans les Gaules, un grand nombre d’édifices où respire encore le génie de l’antiquité. Le Panthéon d’Agrippa devint la basilique de tous les Martyrs. À Rome, huit autres sanctuaires païens se sont conservés jusqu’à nos jours sous l’invocation du saint qui protége les vieux murs. Les temples de Mars à Florence, d’Hercule à Milan, se changèrent en baptistères. La Sicile défendit longtemps ses anciens autels. Mais après le concile d’Éphèse, quand le culte de la Mère de Dieu se présenta aux hommes avec un éclat nouveau et charmant, les Siciliens se rendirent. La douce main de la Vierge ouvrit plus de temples que n’avait fait la main de fer des Césars. Le mausolée du tyran Phalaris fut consacré à Notre-Dame de la Miséricorde, et le temple de Vénus au mont Éryx, desservi jadis par un collége de courtisanes, devint l’église de Sainte-Marie des Neiges[12].

Si le peuple tenait à ces portiques superbes sous lesquels avaient prié ses pères, il était plus difficile encore de lui ôter les fêtes qui interrompaient la sévérité du travail et l’ennui de la vie. Au lieu de les retrancher, le christianisme les sanctifia. Dès la fin du quatrième siècle, les solennités des martyrs succédaient à celles des faux dieux. Les évêques souffrirent qu’une joie chaste vînt se mêler à la gravité de ces pèlerinages : on y permit des agapes fraternelles, on y transporta les foires qui avaient attiré la foule aux fêtes de Bacchus et de Jupiter. Cependant la persévérance du clergé ne réussit pas à déplacer les jours consacrés par la coutume ; il fallut que le cycle de l’année chrétienne s’accommodât sur plusieurs points au calendrier païen. Ainsi, selon le témoignage de Bède, la procession de la Chandeleur fit oublier les Lupercales ; les Ambarvales ne disparurent que devant la pompe rustique des Rogations. Les paysans d’Enna, en Sicile, ne pouvaient se détacher des réjouissances qu’ils célébraient en l’honneur de Cérès après la moisson ; la fête de la Visitation fut retardée pour eux, et ils offrirent aux autels du Christ les épis mûrs dont ils avaient couronné leurs idoles.[13].

En effet, si le christianisme ne permettait plus d’adorer la nature, il n’est pas vrai qu’il la maudît, ni qu’il réprouvât tout ce qui fait la beauté visible de l’univers. Il trouvait non-seulement dans les cultes païens, mais dans la liturgie judaïque, un symbolisme qui employait les créatures comme autant de signes d’un langage sacré entre l’homme et le Créateur. Le candélabre à sept branches éclairait le sanctuaire de Moïse, les résines d’Arabie brûlaient sur l’autel, et chaque année le peuple cueillait des palmes et des feuillages pour la fête des tabernacles. Ces rites de toutes les religions devaient passer dans la religion nouvelle. Déjà le poëte Prudence convie au tombeau de sainte-Eulalie les vierges chrétiennes, et leur demande pour la jeune martyre des fleurs à pleines corbeilles. En même temps s’introduisit l’usage de brûler des cierges devant les sépultures des saints. Le prêtre Vigilance s’éleva contre cette pratique, et la taxa d’idolâtrie. Mais saint Jérôme répondit, et avec la lucidité de son génie il embrassa du premier regard toute l’étendue de la question : « Vous appelez ces chrétiens idolâtres, dit-il, je ne le nie point : nous tous qui croyons au Christ, nous venons de l’idolâtrie. Mais, parce qu’autrefois nous rendîmes un culte aux idoles, n’en faut-il plus rendre au vrai Dieu ?… Toutes les Églises de l’Orient allument les flambeaux au moment de lire l’Évangile, non pour dissiper les ténèbres, puisque, à cette heure, le soleil brille de tout son éclat, mais en signe de joie, mais en mémoire de ces lampes qu’entretiennent les vierges sages, mais en l’honneur de la lumière éternelle dont il est écrit : « Votre Verbe, Seigneur, sera le flambeau de ma route et la lumière de nos sentiers[14]. »

Saint Jérôme résumait, sur ce point, toute la politique de l’Église, celle qui acheva la conversion du monde romain, comme celle qui commença la civilisation des barbares. Deux siècles plus tard, quand les Anglo-Saxons se pressaient en foule au baptême et ne demandaient qu’à brûler leurs temples, le pape saint Grégoire le Grand modérait cette ardeur ; il écrivait à ses missionnaires de détruire les idoles, mais de conserver les temples, de les purifier, de les consacrer ; de sorte qu’après avoir confessé le vrai Dieu, le peuple se réunît plus volontiers pour le servir dans des lieux déjà connus. Il conseillait aussi de remplacer les orgies du paganisme par des banquets honnêtes, espérant que si l’on permettait à ces pauvres gens quelques joies extérieures, ils pourraient s’élever plus facilement aux consolations de l’esprit[15]. Les ennemis de l’Église romaine ont triomphé de ces textes ; il y ont vu l’abomination introduite dans le lieu saint. J’y admire, au contraire, une religion qui a pénétré jusqu’au fond de l’homme, qui sait quels combats nécessaires elle lui demandera contre ses passions, et qui ne veut pas lui imposer des sacrifices inutiles. C’est là connaître la nature humaine, c’est l’aimer, on ne la gagne qu’à ce prix.

Mais le paganisme avait un autre principe que l’Église ne ménagea pas, qu’elle attaqua sans relâche, et qui résista, aussi impérissable que les passions où il avait ses racines.

D’abord l’ancienne religion espéra se conserver tout entière et franchir le temps des invasions, comme Énée avait traversé l’incendie de Troie, en sauvant ses dieux. Les païens comptaient avec joie un grand nombre de païens parmi ces Goths, ces Francs, ces Lombards qui couvraient l’Occident. Le polythéisme romain, fidèle à ses maximes, tendait la main au polythéisme des barbares. Quand le Jupiter du Capitole avait admis à ses côtés les étranges divinités de l’Asie, comment aurait-il pris ombrage de Woden et de Thor, que l’on comparait à Mercure et à Vulcain ? C’étaient, disait-on, les mêmes puissances célestes honorées sous des noms différents, et les deux cultes devaient se soutenir l’un l’autre contre le Dieu jaloux des chrétiens. Aussi le flot de l’invasion sembla laisser comme un limon où les germes du paganisme se ravivèrent. Au milieu du sixième siècle, quand Rome avait passé cinquante ans au pouvoir des Goths, les idolâtres y étaient encore si hardis, qu’ils essayèrent d’ouvrir le temple de Janus et de restaurer le Palladium. Au commencement du septième siècle, saint Grégoire le Grand appelait la sollicitude des évêques de Terracine, de Corse et de Sardaigne sur les païens de leurs diocèses. Vers le même temps, les efforts de saint Romain et de saint Éloi achevaient à peine la conversion de la Neustrie ; et, au huitième siècle, l’Austrasie étant troublée par la corruption du clergé et par les violences des grands, on vit la multitude abandonner l’Évangile et relever les idoles. À vrai dire, les deux paganismes se confondent, et la lutte de trois cents ans que l’Église avait soutenue conte les faux dieux de Rome n’était que l’apprentissage d’un combat plus long qu’elle devait livrer aux divinités des Germains. Là aussi elle vainquit par la charité poussée jusqu’au martyre, et par la controverse poussée jusqu’au dernier degré de condescendance pour les esprits grossiers. Le christianisme traita ces barbares avec le même respect que les peuples de l’Italie et de la Grèce. Toute la polémique des anciens apologistes reparaît dans les homélies des missionnaires qui évangélisent la Frise et la Thuringe. L’évêque Daniel, enseignant comment il faut discuter avec les païens du Nord, renouvelle les arguments de saint Maxime de Turin : « Vous leur demanderez, dit-il, si leurs dieux engendrent encore, ou pourquoi ils ont cessé de multiplier[16]. »

Cependant Charlemagne approchait ; il allait assurer au christianisme l’empire, mais non le repos. Le paganisme vaincu se transforma : au lieu d’un culte, ce ne fut plus qu’une superstition. Mais sous cette forme, il conserva ce qui faisait son fond, le pouvoir d’égarer les hommes par la terreur et par la volupté. Les peuples convertis consentirent à tenir leurs anciens dieux pour autant de démons, mis à la condition de les craindre, de les invoquer, d’attacher une vertu secrète à leurs images. Ainsi les Florentins avaient consacré à saint Jean le temple de Mars : mais l’épouvante environnait encore la statue du dieu déchu ; on la transporta, non sans respect, à l’entrée du vieux pont. Or, en 1215, un meurtre commis en ce lieu mit aux prises les Guelfes et les Gibelins ; sur quoi l’historien Villani[17], un homme sage, mais entraîné par l’opinion de son temps, conclut « que l’ennemi de la race humaine avait gardé un certain pouvoir dans son ancienne idole, puisque aux pieds de cette idole fut commis le crime qui livra Florence à tant de maux. » Les fantômes de ces puissances malfaisantes se retiraient lentement. Les imaginations ne pouvaient se détacher de ce qui les avait émues pendant tant de siècles : on faisait intervenir les anciennes divinités dans les imprécations et les serments ; les Italiens jurent encore par Bacchus. En même temps les souvenirs du paganisme se perpétuaient aussi opiniâtres et plus dangereux dans ces fêtes sensuelles, dans ces orgies et ces chants obscènes que les canons des conciles ne cessent de poursuivre en Italie, en France, en Espagne. Les pèlerins du Nord qui visitaient Rome s’étonnaient d’y voir les calendes de janvier, célébrées par des chœurs de musiciens et de danseurs qui parcouraient la ville « avec des chants sacriléges et des acclamations à la manière des idolâtres. » Lorsque les villes italiennes renaissant à la liberté s’empressèrent de se constituer à l’image de Rome, lorsqu’elles eurent des consuls, elles voulurent des jeux publics. On y célébra des courses de chevaux et de piétons ; mais les réminiscences de la luxure antique vinrent se mêler à ces délassements ; et, à l’exemple des fêtes de Flore, on donna des courses de courtisanes. Si l’Italie du moyen âge ne renouvela pas les combats de gladiateurs, elle ne renonça cependant pas aux spectacles sanglants. À Ravenne, à Orvieto, à Sienne, la coutume avait fixé des jours où deux bandes de citoyens prenaient les armes et s’entre-tuaient pour le plaisir de la foule. Pétrarque, en 1546, s’indigne d’avoir vu recommencer à Naples les tueries du Colisée. Il raconte qu’entraîné un jour par quelques amis, il se trouva non loin des portes de la ville, dans un lieu où la cour, la noblesse et la multitude, rangés en cercle, assistaient à des jeux guerriers. De nobles jeunes gens s’y égorgeaient sous les yeux de leurs pères ; c’était leur gloire de recevoir avec intrépidité le coup mortel, et l’un d’eux vint rouler tout sanglant aux pieds du poëte. Saisi d’horreur, Pétrarque enfonça l’éperon dans les flancs de son cheval, et s’enfuit en jurant de quitter avant trois jours une terre abreuvée de sang chrétien[18].

Si les instincts païens couvaient ainsi au fond de la société catholique, il fallait s’attendre à les voir éclater aussitôt que le paganisme lui-même reparut publiquement dans l’hérésie des Albigeois. De la Bulgarie jusqu’à la Catalogne, et des bouches du Rhin jusqu’au phare de Messine, des millions d’hommes se soulevèrent, ils combattirent, ils moururent pour une doctrine dont le prestige était de remplacer l’austérité du dogme par une mythologie nouvelle, de reconnaître deux principes éternels, l’un du bien, l’autre du mal, et de détrôner le Dieu solitaire des chrétiens[19].

Ce paganisme populaire étonne en des temps où l’on a cru l’Église maîtresse absolue des consciences. Mais ce qui confond, c’est d’y trouver un paganisme savant, c’est que la raison humaine affranchie par l’Évangile soit retournée à son ancienne servitude ; c’est qu’à chaque siècle, des hommes éclairés, ingénieux, infatigables, se soient rencontrés pour renouer la tradition de l’école alexandrine et pour restaurer l’erreur par la philosophie et par les sciences occultes.

Jusqu’au septième siècle, on peut suivre dans les écoles gallo-romaines les traces des doctrines païennes,

on y voit même des païens de profession, et les écrivains de ce temps combattent encore les faux savants, « qui se vantent d’étendre les découvertes de leurs devanciers, mais qui sont rattachés aux mêmes erreurs. » Cependant ces dernières étincelles devaient se perdre dans l’obscurité des temps barbares. C’est au milieu de la Renaissance carlovingienne qu’un théologien profond, un élève des écoles monastiques d’Irlande, Jean Scot Érigène, vint professer avec beaucoup de force et d’éclat une philosophie tout imprégnée d’opinions alexandrines. Il en tempérait les excès par des contradictions qui sauvaient son orthodoxie, mais qui ne satisfirent pas la logique de ses successeurs. Trois cents ans plus tard, Amaury de Bène et David de Dinand enseignèrent publiquement le panthéisme, l’unité de toute substance, l’identité de l’esprit et de la matière, de Dieu et de la nature[20]. L’Église comprit la grandeur du péril : la secte nouvelle tomba sous les foudres des docteurs et des conciles. Mais le principe panthéiste ne périt point, il se retira parmi les disciples d’Averrhoës pour reparaître un jour, plus menaçant que jamais, avec Giordano Bruno et Spinosa.

Pendant qu’une fausse métaphysique ramenait plusieurs esprits à l’antiquité païenne, un plus grand nombre y retournait par les sciences occultes. Ici nous touchons à une des plaies vives du moyen âge. On a durement accusé les temps chrétiens d’avoir engendré, à la faveur de leurs ténèbres, l’astrologie, la magie, et aussi la législation sanguinaire qui réprimait ces délires. On oublie que les siècles classiques des sciences occultes sont les siècles les plus éclairés du paganisme. Elles prospèrent à Rome sous Auguste, elles grandissent dans Alexandrie, elles ont pour initiés les plus illustres des néoplatoniciens, Jamblique, Julien, Maxime d’Éphèse. Vainement Origène, surprenant le secret des adeptes, dévoile une partie de leurs artifices, par quels prestiges ils font gronder la foudre, apparaître les démons, parler les têtes de mort. La foule croit à des mystères qui ont pour elle le charme de la terreur. Les Césars s’inquiètent de cet art divinatoire qui se vante d’avoir annoncé leur avénement, mais qui prédit aussi leur chute prochaine. On voit les astrologues, sous le nom de mathématiciens, bannis par Tibère, persécutés pendant trois cents ans, proscrits enfin par une constitution de Dioclétien et de Maximien. C’est la législation des empereurs païens, continuée par Valentinien et Valens, introduite dans les lois d’Athalaric, de Liutprand et de Charlemagne, qui fonde le droit pénal du moyen âge en matière de sorcellerie. Le flambeau de la sagesse antique alluma les bûchers reprochés au christianisme[21].

Mais les bûchers ne pouvaient rien contre l’attrait du fruit défendu. Au treizième siècle, c’est-à-dire quand la civilisation chrétienne est dans sa fleur, on voit reparaître les doctrines qui divinisaient les astres en soumettant à leurs influences les volontés humaines. L’astrologie a fait sa paix avec les lois, elle a sa place à la cour des princes et jusque dans les chaires des universités. Les armées ne marchent plus que précédées d’observateurs qui mesurent la hauteur des étoiles, et qui règlent sous quelle conjonction il faut tracer un camp ou livrer une bataille. L’empereur Frédéric II est entouré d’astrologues, les républiques italiennes ont les leurs, et les deux partis se disputent le ciel comme la terre[22]. D’un autre côté, on voit recommencer ce qui était au fond du paganisme, c’est-à-dire cette lutte désespérée de l’homme contre la nature, pour la vaincre, non par la science et par l’art, mais par des opérations superstitieuses et des formules. Les adeptes de la magie renouvelaient toutes les observances idolâtriques, ils les renouvelaient non-seulement dans le secret de leurs laboratoires, mais dans des écrits nombreux qui circulaient, protégés par la crainte et la curiosité, à l’ombre des écoles et des cloîtres. Albert le Grand les connut, et quand il énumère les procédés par lesquels ces esprits égarés se vantaient de prévoir et de conjurer l’avenir, on s’étonne de retrouver des superstitions décrites et flétries par les anciens. Telles sont « ces images abominables qn’on nomme babyloniennes, qui tiennent au culte de Vénus, et les images de Bélénus et d’Hermès, qu’on exorcise par les noms de cinquante-quatre démons attachés au service de la lune. On y inscrit sept noms en ordre direct pour obtenir un événement heureux, et sept noms en ordre inverse pour éloigner un événement funeste. Or on les encense au premier cas avec de l’aloès et du baume, au second avec de la résine et du bois de sandal[23]. »

Voilà ce que pouvait encore l’erreur au temps de saint Louis et de saint Thomas d’Aquin. Les théologiens épuisèrent leurs arguments, Dante marqua au plus profond de son enfer la place des magiciens et des astrologues. Les sciences occultes continuèrent de fasciner les hommes jusqu’au moment où elles parurent s’évanouir à la grande lumière du dix-septième siècle. Mais le paganisme ne s’évanouit point avec elles, il se réfugia au fond des mauvais instincts de la nature humaine : il continua d’y bouillonner comme la lave d’un volcan, dont les éruptions devaient effrayer plus d’une fois encore le fond chrétien. Non, le paganisme n’est pas éteint dans les cœurs tant qu’y règnent la peur de Dieu et l’attrait voluptueux de la nature. Le paganisme n’est pas étouffé dans l’école, tant que le panthéisme s’y défend, tant que des sectes nouvelles annoncent l’apothéose de l’homme et la réhabilitation de la chair. En même temps l’antique erreur domine encore l’Asie, l’Afrique et la moitié des îles de l’Océan, elle s’y maintient armée et menaçante ; elle fait des martyrs au Tonquin et en Chine, comme elle en faisait à Rome et à Nicomédie ; elle dispute à l’Évangile six cents millions d’âmes immortelles.

Un homme célèbre, qui a laissé de justes regrets, mais qui s’est trompé souvent, a écrit « comment les dogmes finissent. » Après l’étude que nous venons de faire, nous commençons à comprendre que les dogmes ne finissent pas. Sous des formes diverses, l’humanité n’a connu que deux dogmes, celui du vrai Dieu, et celui des faux dieux : les faux dieux qui sont maîtres des cœurs païens et des sociétés païennes, le vrai Dieu dont l’idée s’est levée des montagnes de Judée pour éclairer premièrement l’Europe, et ensuite de proche en proche le reste de la terre. La lutte de ces deux dogmes explique toute l’histoire, elle en fait l’intérêt et la grandeur ; car il n’y a rien de plus grand et de plus touchant pour le genre humain que d’être le prix du combat entre l’erreur et la vérité.


  1. Eusèbe, de Vita Constantini, II. 56 ; Cod. Theodos., lib. XVI, tit. 10, de Paganis sacrificiis et templis ; II, 2. 4, 5, 6, 9, 10, 12, 13, 14, 16, etc. ; S. Augustin, epist. 50, Senioribus coloniae Suffectanae ; epist. 91, Nectario ; Beugnot, Histoire de la chute du paganisme en Occident.
  2. Symmaque, epist. 16 ; S. Augustin, de Civit. Dei, lib. I, cap. 1 et seqq.
  3. S. Justin., Apolog. 1 et 2. Minutius Felix, Octavius, 19 : « Recenseamus, si placet, disciplinas philosophorum, deprehendes eos, et si sermonibus variis, ipsis tamen rebus in hanc unam coire et conspirare sententiam. »
  4. Volusianus Augustino, inter Augustin ! Epist. 135 ; Marcellinus Augustino, epist. 136 ; Augustinus Volusiano, epist. 137 ; Marcellino, epist. 138.
  5. S. August., epist. 158, Marcellino : « Verum tamen cognosce quid eos contra moveat, atque rescribe, ut vel epistolis vel libris, si adjuverit Deus, ad omnia respondere curemus. » De Civitate Dei, prœfatio ad Marcellinum.
  6. Porphyr. ap. S. Augustinum, de Civit. Dei, lib. X, cap. 32. Origène, Contra Celsum ; Prudence, Contra Symmachum, I :

    Omnis qui celsa scandit cœnacula vulgus,
    Quique terit scilicem variis dircursibus atram
    Et quem panis alit gradibus dispensus ab altis.
    Aul Vaticano tumulum sub monte frequentat…
    Cœlibus aut magnis lateranas currit aedes.


    Sancti Severi carmen Bucolicum :

    Signum quod perhibent esse crucis Dei
    Magnis qui colitur solus in urbibus.


    S. Maxime de Turin, Serm. 101 : « Et si ad agrum processeris, cernis aras ligneas, et simulacra lapidea… Cum maturius vigilaveris, et videris saucium vino rusticum, scire debes quoniam, ut dicunt, aut Dianaticus, aut Aruspex est, » etc Idem, Serm. 102, homilia 16, tractatus 4. Beugnot, Hist. de la chute du paganisme.
  7. S. Pierre Chrysologue, Serm., 5, 155 ; S. Maxime de Turin, Tractatus 4. Cf. S. Cyprien, ad Demetrianum, de idolorum vanitate.
  8. Virgile, Georgic., lib. II :

    O fortunatos nimium, sua si bona norint,
    Agricolas !…
    At secura quies et nescia fallere vita…
    Casta pudicitiam servat domus..
    Felix qui rerum potuit cognoscere causas,
    Atque metus omnes et inexorabile fatum
    Subjecit pedibus, strepitumque Acherontis avari !

  9. S. Jérôme, Epist. 107, ad Lætam : « Quis hoc crederet ut Albini pontificis neptis de repromissione martyris nasceretur ?… Cum avum viderit, in pectus ejus transiliat, collo dependeat, nolenti alleluia decantet. »
  10. S. Augustin, Serm. epist. 50, « Senioribus coloniae Suffectanæ. »
  11. Lex unica Cod. de Gladiatoribus, Symmaque, lib. X., epist. 68. Prudence, Contra Symmachum, II. Sur le martyre de saint Télémaque, Théodoret, Hist. ecclés., V, 26 ; Martyrologium romanum, ad diem 1 januarii.
  12. S. Augustin, epist.47, Publicolæ. Marangoni, Delle cose gentilesche e profane trasportate ad uso ed ornamento delle chiese, p. 256, 276, 282. Beugnot, Histoire de la chute du paganisme en Occident.
  13. Théodoret, cité par Baronius, ad ann. 44, 87. S. Augustin, Epist. 29. S. Grégoire de Nysse, in Vita S. Gregorii Thaumaturgi. Les conciles se hâtèrent de réprimer les désordres qui s’introduisirent dans ces nouvelles fêtes. Concilium Carthagin., III, can. 50 ; Tolet., III, cap. xxviii. Marangoni, p. 282.
  14. Marangoni, p. 378. Prudence, Peri-Stephanon, hymn. sanctæ Eulaliæ. S. Jérôme, contra Vigilantium.
  15. Saint Grégoire, lib. XI, epist . 76.
  16. Gibbon, Hist. of decline and fall of Roman empire, chap. 28. Beugnot, Hist. de la chute du paganisme en Occident. Procope, de Bello gothico. Saint Grégoire, Epist. En ce qui touche la conversion des Germains, qu’il me soit permis de renvoyer à mon livre sur la Civilisation chrétienne chez les Francs.
  17. Villani, Cronaca, lib. I, 42, 60. « E con tutto chè i Fiorentini fossero divenuti Cristiani, ancora teneano molti costumi del Paganesimo……  » Id., ibid., lib. V, 38 : « E ben mostro che’l nemico dell’ umana generazione per le peccata de’ Fiorentini avesse podere nell’ idola di Marte, il quale i Fiorentini adoravano anticamente. »
  18. Muratori, Dissert, 29 de Spectaculis et ludis publicis medii ævi, p.832, 833, 852. — Pétrarque, Familiarium, lib. V. epist. 5. « Cum luce media, inspectantibus regibus ac populo, infamis ille gladiatorius ludus in urbe Itala celebretur, plus quam barbara feritate. Ubi more pecudum sanguis humanum funditur, et sub oculis parentum infelices filii jugulantur, juguloque gladium inconstantius excepisse infamia summa est, quasi pro Republica aut pro æternæ vitæ præmiis certetur. » Je dois l’indication de cette lettre à M. Eugène Rendu, qui prépare sur Pétrarque un grand travail historique.
  19. Schmidt, Hist. et Doctrine de la secte des Cathares ou Albigeois, t. II, p. 167.
  20. Saint Ouen, Præfatio ad vitam sancti Eligii. Prologus ad vitam sancti Maximini Miciacensis, apud Mabillon, Acta SS. 0. S. B. 1, 581. Jean Scot, de Divisione nature. Sur Amaury de Bène et David de Dinand, Martin. Polon. Chronic., lib. IV, S. Thomas in secund. Sentent., dis. XVII quæst.
  21. Origène, Philosophumena, edidit Miller, lib. IV, p. 62, 63, 71, 75. Suéton., in Tiberio. Cod. Justin., IX, 18, de Maleficis et Mathematicis. Ibid., II, 4, 5, 9.
  22. Libri, Histoire des sciences mathématiques en Italie, t. II, p. 52. Muratori, Scriptores Rerum Italicarum, VIII, 228, XIV, 930 et 931. Villani, Cronaca, VI, 82.
  23. Albert le Grand, Oper., l. V. Speculum astronom., in quo de libris licitis et illicitis pertractatur, cap. xi.