Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 01/Sixième leçon

Lecoffre (Œuvres complètes volume 1, 1862p. 179-209).


LE DROIT


(SIXIÈME LEÇON)




Nous avons vu quelles racines l’antique religion de Rome avait poussées, ce qu’il fallut de siècles pour les arracher, ce qu’il fallut de sagesse, de courage, de ménagements pour étouffer l’erreur, sans violenter la nature humaine, pour détruire le paganisme sans briser les symboles innocents du commerce qui lie la terre et le ciel. Cependant la croyance religieuse ne faisait pas le fond de la civilisation romaine : le dogme primitif venait des Étrusques ; la Grèce avait donné ses fables, et l’Orient, vaincu, ses mystères. Ce qui n’appartient qu’à Rome, c’est le génie de l’action ; sa destinée, c’est de réaliser sur la terre l’idée du juste, c’est de fonder le règne du droit.

Tu regere imperio populos, Romane, memento ;
Hæ tibi erunt artes……

Vint un temps où Rome ne se souvint plus de l’art de vaincre, mais elle n’oubliera jamais celui de gouverner : au moment même de sa dernière décadence, quand les barbares partout vengés lui font la loi et débattent avec elle le chiffre de sa rançon, quand ils croient la tenir et l’enchaîner, c’est alors que toute sa puissance se réfléchit, se ramasse dans cette législation, dans ces codes qui, tôt ou tard, finiront par subjuguer les barbares, qui retiendront encore le monde sous leur tutelle après la ruine de l’empire, et qui, pendant tout le moyen âge, forceront les descendants des Visigoths, des Bourguignons, des Francs, à venir s’asseoir dans les écoles pour y pâlir sur les textes du droit romain. C’est cette grande victoire de la pensée sur la force que nous devons étudier aujourd’hui.

Quelle puissance cachée soutenait donc la constitution romaine au commencement du cinquième siècle ? Que devait-elle perdre aux grands coups qui allaient faire crouler l’empire d’Occident ? Que devait-elle gagner ?

Au cinquième siècle, il y a deux grandes sources du droit romain marquées par deux actes législatifs.

Et d’abord, toute la jurisprudence des temps classiques, tout le travail des jurisconsultes qui se succédèrent depuis Auguste jusqu’à la fin du règne des Antonins ; et afin qu’il n’y ait pas de doute sur le caractère obligatoire de ces décisions, une constitution rendue sous Théodose II et Valentinien III, en 426, bien connue sous le nom de Loi des Citations, décide qu’à l’avenir les écrits des seuls jurisconsultes Papinien, Paul, Gaïus, Ulpien et Modestin auront force de loi ; en cas de partage, triomphera l’opinion qui aura pour elle le plus grand nombre de ces jurisconsultes, et, s’il y a de chaque côté le même nombre de voix, l’avis de Papinien l’emportera[1]. Ceci pouvait être une mauvaise mesure : il était téméraire de canoniser ainsi des opinions souvent contradictoires, des controverses, des consultations, où souvent il y avait plus de subtilité que de génie : il était d’ailleurs peu conforme à l’esprit, au besoin des temps chrétiens, de retourner ainsi en arrière, de restaurer, par une sorte d’apothéose, toute cette jurisprudence païenne : mais là nous reconnaissons ce grand pouvoir de la tradition, qui s’est conservé à Rome par une disposition providentielle, et il a été heureux pour nous que ces textes, destinés à être réduits en poudre par les désastres qui allaient traverser l’empire, fussent ainsi sauvés par cette constitution qui les revêtait d’un caractère légal et les associait à l’inviolabilité de la loi.

D’un autre côté se trouvaient les recueils toujours croissants des constitutions des princes et surtout des princes chrétiens. En 429, Théodose le Jeune et Valentinien III, voulant remédier à cette confusion, ordonnèrent qu’une commission, composée de neuf personnes, jurisconsultes ou hommes d’État, en fissent une compilation régulière où seraient disposés, en seize livres et sous des titres multipliés, les actes législatifs des princes qui pouvaient régir la vie publique et la vie civile ; les dispositions contradictoires devaient disparaître tout en laissant subsister le texte primitif autant que les nécessités de la correction et de la clarté le permettraient. Cette décision nous conserva toute la série des constitutions des princes chrétiens, sans omettre celles de Julien, dont l’œuvre fut respectée alors même que la réaction semblait devoir être la plus impitoyable et la plus victorieuse.

Ainsi nous pouvons dire qu’en 430 la société romaine a deux législations ; nous y trouvons, et les barbares y trouveront aussi, deux droits en présence l’un de l’autre : d’un côté, le paganisme antique tempéré par la philosophie des jurisconsultes qui, nous le verrons, se ressent elle-même de bonne heure de l’influence chrétienne ; d’un autre côté, le christianisme, mais le christianisme timide des empereurs qui n’embrassent que les réformes déjà ébauchées par la philosophie des jurisconsultes et qui mesurent avec prudence les coups qu’ils sont forcés de porter aux anciennes institutions païennes ; d’un côté, le droit païen déjà éclairé de la première aurore chrétienne ; de l’autre, les commencements d’un droit chrétien encore engagé dans les dernières ténèbres de cette nuit d’où sortait le monde.

Nous allons examiner successivement ces deux principes et les conséquences qu’ils avaient produites.

Si nous ouvrons les textes de la jurisprudence classique de cette époque vantée du siècle des Antonins, nous voyons que tous ces jurisconsultes, dont Valentinien a canonisé les écrits, reconnaissent encore, bien loin derrière eux, mais comme permanente et souveraine, l’antique loi des Douze Tables. Ils la citent, ils la commentent, ils l’éludent souvent, mais alors même lui rendent hommage, car ils se refusent à la méconnaître et à la violer ; jamais ils n’ont osé abjurer cette loi gravée sur le bronze par la main de fer des décemvirs ; elle est pour eux comme le véritable maître à la verge duquel on s’efforce en vain d’échapper. Retraçons, en peu de mots, non ses dispositions, mais son caractère.

Ce vieux droit païen, théocratique, dont les jurisconsultes n’osaient pas encore méconnaître l’autorité tant de fois séculaire, est un livre à moitié scellé, un recueil de traditions, de formules sacramentelles, de rites sacrés qui enveloppent le droit sous la même forme dont on voile un culte ; c’est un ensemble de mystères dont les patriciens seuls ont le secret : postérité des dieux, eux seuls peuvent connaître et déclarer droit (jus, fas, ce qui est permis, fatum le droit, la volonté divine). Le droit primitif, c’est en effet la véritable religion de Rome qui n’en connaît pas d’autre. Le premier acte de cette religion fut de diviniser Rome elle-même. Rome n’était pas seulement un temple, le séjour d’un génie inconnu qui avait ses autels et dont les initiés seuls savaient le nom. Rome était une grande déesse à laquelle on élevait des autels : elle en eut dans sa propre enceinte, elle en eut chez les peuples conquis, et jusqu’en Asie sur les côtes de la Troade. Ainsi Rome est une divinité : ce qu’elle veut est juste, ce qu’elle décide par l’organe de ses curies est la loi légitime ; les dieux ont consenti à la ratifier, après qu’on a pris les auspices et qu’on s’est assuré par là de la communication entre la terre et le ciel.

Pour qu’un acte ait la vie, pour qu’il porte son caractère divin, il faut qu’il soit accompli avec un ensemble de rites et de cérémonies. Dieu lui-même intervient dans les jugements, sous les traits du magistrat pour pacifier la terre ; le supplice est une immolation ; le tribunal, un lieu sacré qui doit être orienté, qui se ferme au moment où se retire le soleil, image de la lumière intellectuelle destinée à éclairer le jugement.

Tout a conservé cette puissante empreinte théocratique, qui est celle de toutes les anciennes civilisations païennes : de même que Rome est souveraine chez elle, chaque père de famille est un dieu chez lui, génie envoyé pour un temps ici-bas. Sa volonté a tous les caractères de la loi, d’un destin irrésistible : elle n’admet point de limites et s’étend jusqu’au droit de vie et de mort sur tous ceux qui l’entourent : sur sa femme qu’il juge, sur son fils qu’il expose, sur son esclave qu’il tue.

L’autorité, la présence d’une volonté irrésistible dans tous les actes humains, voilà ce qui caractérise l’ancien droit romain, ce qui en fait un mystère ; voilà, en même temps, ce qui provoquera le plus puissant réveil de la liberté qu’on ait jamais vu. La fonction de Rome, en effet, en exagérant à ce point le principe d’autorité, n’a-t-elle pas été de provoquer, par un défi, l’élan de la liberté ? et c’est là la grandeur et le spectacle à jamais mémorable que nous offre toute l’histoire romaine, la rigueur du privatus carcer, la vente du débiteur coupé en morceaux (sectio debitoris), le sang de Virginie rejaillissant sur les décemvirs : tout ceci n’était que l’aiguillon de la Providence qui voulait contraindre ce peuple à nous donner l’exemple d’un affranchissement poursuivi pendant huit siècles.

C’est ce qu’on vit, en effet, lorsque la plèbe, faisant effort pour envahir l’enceinte sacrée défendue par le patriciat, lui arracha successivement le connubium, les magistratures, les auspices, enfin les secrets mêmes du droit, quand l’affranchi Flavius déroba à Appius les Actions de la loi dont ce patricien avait rédigé les formules[2].

Ce mouvement, commence sous la république, se perpétue sous l’empire. L’empire ne fermait donc pas, comme on l’a souvent cru à tort, l’histoire de la liberté ; seulement les rôles changent, et, tandis que sous la république nous avons le spectacle de la cité patricienne prise d’assaut par la plèbe, l’empire nous montre toutes les provinces, tout l’Occident assiégeant la cité impériale pour se faire place au foyer du droit et de la justice publique. Leur représentant, c’est précisément l’empereur, souvent étranger lui-même, venu d’Espagne comme Galba ou Trajan, mais toujours revêtu de la puissance proconsulaire, et étendant ses regards sur ces provinces dont il devient le défenseur naturel et inévitable. Aussi, après bien des résistances et bien des concessions partielles, Caracalla fera tomber toutes les barrières et poussera Rome à l’accomplissement de sa définitive destinée, en la proclamant patrie commune et en déclarant qu’à l’avenir l’empire compterait autant de citoyens qu’il avait de sujets[3].

Voilà l’histoire de cet affranchissement de la plèbe et des provinces de tout l’Occident européen ; mais, en même temps que les peuples et les hommes pénètrent dans cette enceinte si énergiquement, si opiniâtrément défendue, il faut aussi que la justice y trouve place, et c’est ce qui va arriver par l’effort du préteur.

Chaque année ce magistrat, à son entrée en fonctions, proclamait un édit où il exposait les principes d’après lesquels il rendrait la justice. Cette vieille loi de fer des Douze Tables était interprétée par le préteur avec équité et clémence, il suppléait à ses lacunes, il en éclairait l’obscurité et en adoucissait les rigueurs. Telle est l’origine de cette lutte admirable engagée par le magistrat contre le texte qu’il est contraint d’appliquer, dont il regrette la sévérité, dont il subit l’autorité, mais dont il finira par émousser le glaive. En même temps le préteur et les jurisconsultes, qui ont, eux aussi, le droit d’atténuer la rigueur des principes, créeront les Actions utiles dans le but de suppléer à l’insuffisance du droit primitif. Puis les empereurs, s’entourant de toutes les lumières, réunissant autour d’eux les Gaïus, les Ulpien, les Paul, tout ce que la philosophie stoïcienne commence à éclairer de ses rayons, appuieront de leur autorité, non seulement à Rome, mais dans tout l’empire, ces efforts de la raison humaine, développeront et consacreront un nouveau droit dans lequel on voit opposé au droit civil le droit des gens ; à la famille civile qui ne se compose que des agnats, c’est-à-dire des parents qui tiennent l’un à l’autre par le sexe masculin, la famille naturelle (cognatio) qui comprend même ceux qui ne sont unis entre eux que par les femmes ; à la propriété quiritaire la propriété de droit naturel qu’on nomme in bonis ; aux successions légitimes telles que les avait établies la loi des Douze Tables, les possessions de biens auxquelles seront appelés tous ceux à qui la nature a donné le même auteur.

Voilà l’effort de plusieurs siècles, voilà ce qu’a pu le cri de la conscience poussé par la plèbe romaine, et, en second lieu, le secours de la philosophie représentée par les jurisconsultes stoïciens. C’est là un des plus grands spectacles que la raison puisse se donner à elle-même. Ce n’est pas seulement le triomphe de la lumière sur l’obscurité ; il n’y a pas seulement, dans cette jurisprudence des Antonins, un admirable bon sens, une singulière lucidité de pensée, une rigueur parfaite de formes, une architecture qui distribue avec un bonheur inouï l’espace, l’ordre et la clarté dans le chaos des relations publiques et civiles : il y a de plus un commencement de satisfaction à l’humanité, un tempérament à la condition des femmes par la dot, à la puissance paternelle par la suppression du droit de vie et de mort, à la condition des esclaves, lorsque Antonin le Pieux déclara que ceux qui échapperaient à la verge du maître et viendraient embrasser la statue du prince seraient protégés par le magistrat, qui descendrait de son tribunal pour les couvrir d’un pan de sa robe[4] et forcerait le propriétaire à les transférer à un maître plus humain.

Ne méconnaissons donc pas les services de la raison humaine et les mérites de cette ancienne jurisprudence ; mais creusons plus profondément, et voyons ce qui manque à ce premier effort de l’intelligence de l’homme : voyons quels vices y demeurent inévitablement attachés et par où persiste encore, jusqu’au temps qui nous occupe, le vieux caractère païen si difficile à dépouiller.

Partout nous rencontrons la fiction, un respect superstitieux pour un passé qu’on entoure d’hommages, et auquel au fond on a voué le dédain : ainsi tout le travail du préteur n’est qu’une suite de subterfuges pour échapper à une loi qu’il n’ose renverser, pour se soustraire à la rigueur de ces Douze Tables où il n’ose pas venir effacer une seule de ces lignes qui y ont été gravées il y a si longtemps : ainsi la loi ne donne la succession qu’à ceux qui sont parents par les mâles, et si le préteur veut bien aussi envoyer en possession ceux qui sont parents du défunt par les femmes, ce n’est qu’en ayant recours à un subterfuge, et, dans la formule qu’il délivre, il suppose le nouveau possesseur héritier. Ainsi la loi ancienne veut que certaines choses dites mancipi ne puissent s’acquérir que par mancipation ou par usucapion : il se trouve que je me suis fait livrer une de ces choses par simple tradition, et, avant d’en avoir acquis l’usucapion, j’en perds la possession : d’après le droit strict, je ne pourrais pas revendiquer cette chose, mais le préteur va m’accorder la revendication en supposant que j’aie usucapé : c’est l’action publicienne. Ainsi encore la loi romaine, ne s’occupant pas de l’étranger (hospes, hostis), n’a pas songé à lui donner d’action pour faire respecter ses droits : l’action furti par exemple, ne peut pas, d’après la rigueur du droit civil, être accordée à l’étranger ; cependant le préteur la lui donnera, mais en le supposant citoyen romain[5].

Toutes ces fictions devaient, tôt ou tard, faire tomber dans le mépris cette loi, si simple au fond, et en amener la ruine. Cette superstition incroyante, cette interprétation infidèle, nous représente bien au reste ce qui se passait dans le paganisme : le maintien des observations et l’absence de la foi. Le vieux droit se conservait comme se conservait la mythologie ; il n’était plus qu’une fable, carmen serium ; poëme sérieux en ce qu’il a du sens dans plusieurs de ses pages, mais poëme sérieux aussi en ce qu’il a cessé d’être inspiré : on l’écoute, on se le laisse répéter, puis on passe à d’autres affaires, à d’autres occupations plus graves. Pour se retrouver dans ce dédale, il ne suffit plus de l’éducation de quelques années, il faut en faire l’étude de toute la vie ; ces fables redeviennent une sorte de mystères auxquels très-peu de personnes sont initiées : seulement ce ne sont plus les patriciens qui ont en dépôt cette science de l’ancien droit, c’est l’école, c’est la famille des jurisconsultes, c’est ce petit nombre d’hommes voués par état à l’étude des lois ; eux seuls en pénètrent les secrets et exercent cette espèce de sacerdoce dont Ulpien nous parle quelque part : « Jus est ars boni et æqui, cujus merito quis nos sacerdotes appellet[6]. » Ammien Marcellin, qui vivait à la fin du quatrième siècle, nous représente ainsi les jurisconsultes de son temps : « Vous croiriez qu’ils font profession de tirer les horoscopes ou d’interpréter les oracles de la sibylle, à voir la gravité sombre de leur visage quand ils vantent si haut une science où ils ne marchent qu’à tâtons. »

Ce premier vice du paganisme n’a donc pas disparu. Il y a toujours les profanes et les initiés, le petit nombre des adeptes et le vulgaire ; la philosophie a succédé en ceci aux religions antiques ; comme elles, elle déteste le vulgaire, et le vulgaire, c’est le grand nombre, c’est le peuple, c’est l’humanité !

Un second vice du paganisme, c’est de maintenir cette souveraineté absolue de l’État, non pas seulement sur les biens, sur la vie, mais sur les âmes, sur les consciences ; c’est de rester fidèle à cet ancien principe suivant lequel, Rome étant divinisée, toutes ses volontés étaient divines, légitimes, et ses lois ne trouvaient pas de résistance dans la volonté humaine, personne ne pouvant avoir raison contre les dieux. Seulement un grand changement se fait : ce génie, qui résidait au Capitole, inconnu et mystérieux, on sait aujourd’hui son nom, il s’appelle quelquefois Tibère, quelquefois Néron, quelquefois Héliogabale ; on sait son nom et on le connaît à ses œuvres. L’empire est une idolâtrie dont l’empereur est le prêtre et le dieu : on lui érige des autels de son vivant ; il envoie partout ses images, et on accourt au-devant d’elles avec la lumière et l’encens ; et des milliers de chrétiens mourront pour n’avoir pas voulu faire fumer, au pied de ses statues, quelques grains de parfums. L’empereur est donc bien un dieu, de son vivant comme après sa mort, dieu qui ordonne, dieu qui veut le lendemain le contraire de ce qu’il avait voulu la veille ; sa tyrannie est d’autant plus intolérable qu’elle s’exerce sur les choses morales et n’admet pas qu’on puisse avoir d’autre volonté que la sienne ; il déclare aux chrétiens, par l’organe de ses jurisconsultes, qu’il ne leur est pas permis d’être : non licet esse vos. Cette volonté écrasait aussi le droit de l’État, car le prince se trouve placé au-dessus des lois et déclaré par les jurisconsultes : princeps legibus solutus ; la seule question était de savoir si l’impératrice jouissait du même privilège, et on décida que oui, parce que le prince pouvait lui céder la moitié de ses droits. Si le prince est ainsi au-dessus des lois, qu’y a-t-il de surprenant à ce que sa volonté devienne loi impérieuse et irrésistible ? Comment les jurisconsultes n’en concluraient-ils pas que : quod principi placuit legis habet vigorem, utpote cam lege regia populus ei et in eum omne suum imperium et potestatem conferet[7], etc. ? De là cette formule, insultante pour l’humanité, par laquelle les princes ont si souvent, sans y songer, terminé leurs actes : Car tel est notre bon plaisir.

Ainsi le plaisir de l’empereur devint la loi du monde ; mais ce n’est pas tout : il n’a pas seulement le pontificat, le pouvoir absolu de faire les lois et de les défaire, il a encore la propriété universelle du territoire romain, à un petit nombre d’exceptions près. En effet, le sol des provinces se divisait en deux grandes parties. Il y avait les provinces tributaires ou de l’empereur, et les provinces stipendiaires ou du peuple romain. Vint un temps où l’empereur succéda au peuple romain, et dès lors la propriété de toutes les provinces lui fut dévolue. Cela est si vrai qu’aucun particulier n’était considéré comme véritablement propriétaire, mais seulement comme un usufruitier[8] auquel le prince voulait bien maintenir, garantir, jusqu’à nouvel ordre, la possession paisible de cet usufruit. De là vint qu’aucun sujet, lorsque le trésor très-sacré du prince, sacratissimum ærarium, réclamait une partie de ce bien lorsqu’il imposait des contributions, des indictions, des superindictions, lorsqu’il atteignait la terre elle-même, n’était fondé à se plaindre : le prince ne faisait que reprendre sa chose où il la trouvait. C’est là le principe de la fiscalité romaine, le principe de toutes ces exactions qui firent gémir l’Empire, qui réduisirent les provinces à une souveraine détresse, lorsque les curies responsables de la levée des impôts étaient peu à peu désertées par les décurions ; lorsqu’il fallait les remplacer par des gens de mauvaise vie, par des hommes tarés, par des prêtres concubinaires et des enfants naturels ; lorsqu’il fallait infliger cet honneur comme un châtiment. C’est alors que, mis à la torture, forcés de vendre femmes et enfants pour suffire aux exigences du trésor, les habitants des provinces abandonnent leurs terres, désertent le sol romain et appellent les barbares ; assurés qu’ils trouveront en eux des maîtres moins exigeants, ils aiment mieux leur donner le tiers ou les deux tiers du sol que de rester sous un régime qui leur enlevait la totalité des revenus. C’est ainsi que tous ces désordres du commencement du Bas-Empire, dont on a infligé la responsabilité aux empereurs chrétiens, étaient la suite naturelle de principes posés depuis longtemps : c’est Aurélien le premier qui prend le diadème des Perses et la pompe orientale ; c’est Dioclétien qui établit cette hiérarchie de fonctionnaires qui doit peser d’un poids si écrasant sur tout l’Empire. Ainsi c’est dans le temps de sa force que le gouvernement impérial fonde ce qui doit faire sa ruine.

Un troisième vice profond du paganisme, qui fait prévoir la catastrophe nécessaire de sa fin, c’est cette effroyable inégalité dont tous les efforts de la conscience n’ont pu faire raison. Le principe païen de l’émanation qui suppose que les uns naissent de la tête, tandis que les autres naissent de l’estomac, du ventre ou des pieds de la divinité, ce vieux système est encore au fond de la législation, alors même qu’elle s’écrit par la plume immortelle de Gaïus et d’Ulpien. Ainsi la femme est toujours maintenue en tutelle ; il ne s’agit plus sans doute de la tutelle légitime des agnats, mais d’une tutelle dative, de sorte que la capacité de la femme est restreinte aux actes de peu d’importance dans la vie civile. Le fils de famille est soumis, non plus au droit de vie et de mort, mais au droit de vente, et il peut être exposé à sa naissance ; il est d’ailleurs condamné à une minorité éternelle, quels que soient son âge et sa dignité ; il est privé de toute espèce de propriété et n’a, jusqu’à Constantin, que le peculium castrense, c’est-à-dire la solde militaire.

L’esclavage subsiste également, et nous connaissons ses rigueurs, non pas seulement dans les temps héroïques et fabuleux, mais dans les siècles de lumières, de sagesse, de philosophie que nous avons parcourus, dans ces temps qui étaient pour beaucoup d’hommes des temps de liberté. L’opinion des philosophes grecs en matière d’esclavage n’est pas douteuse : si Platon ne l’avait pas admis dans sa république, il n’avait osé le condamner dans la cité ; pour Aristote, il lui avait donné la nature humaine pour principe, disant que la nature a créé les uns pour commander, les autres pour obéir. Cicéron était de cet avis, lorsqu’il écrivait ces mots : Cum autem hi famulantur qui sibi moderari nequeunt, nulla injuria est[9]. Il n’y a pas d’injustice à ce que ceux-là servent, qui ne savent pas se gouverner. » Dans son admirable traité des Offices, chef-d’œuvre de la morale antique, il rapporte, sans commentaire, les controverses et les cas de conscience proposés par un philosophe nommé Hécaton : « Un maître, en temps de famine, est-il obligé de nourrir ses esclaves ? L’économie dit non, l’humanité dit oui…… Hécaton dit non. » — On est sur une petite barque, au milieu de la mer, avec un mauvais esclave et un bon cheval : une tempête s’élève, lequel des deux faut-il jeter à la mer ? L’humanité donne un conseil, l’économie un autre[10]. Hécaton ne se prononce pas, ni Cicéron non plus ! Voilà pour les philosophes de la plus belle époque romaine.

Vous croyez peut-être que le temps aura modifié des opinions si dures. Arrivons à Libanius et lisons son discours sur l’esclavage. Attendez-vous qu’il va répéter les gémissements des chrétiens ? il n’en est rien, il n’a garde de déserter ces autres traditions du monde païen : il soutient que l’esclavage est le mal commun de tous les mortels ; tous les hommes sont esclaves ou de leurs passions, ou de leurs affaires, ou de leur devoir : le paysan est esclave du vent et de la pluie ; le professeur, de ses auditeurs ; les esclaves, ce sont les moins esclaves de tous, ce sont même les plus heureux : ils ne connaissent pas ce maître impitoyable qu’on appelle la faim, le plus odieux de tous les tyrans. Est-il rien de plus doux que cette condition où l’on dort sur ses deux oreilles, abandonnant au maître le soin de pourvoir à sa nourriture ?…… C’est ainsi que les passions et l’égoïsme ont raisonné à toutes les époques et pour les esclaves de toutes les couleurs.

Si telles étaient les opinions des philosophes, que pouvait être la doctrine des jurisconsultes, obligés de s’inspirer des idées et des faits ? L’antique loi romaine, il est vrai, punissait de mort celui qui avait tué le bœuf de labour ; mais lorsque Q. Flaminius, sénateur, pour consoler un enfant de mauvaise vie qui l’accompagnait et qui regrettait de n’avoir jamais vu tuer, coupe la tête à un de ses esclaves, la loi romaine est muette et n’a pas de punition pour un tel forfait. Les jurisconsultes avaient établi une peine pécuniaire contre celui qui tuait son esclave[11]. Mais ils s’étaient hâtés de se faire pardonner cette faiblesse. Ce qu’ils accordaient à l’esclavage, ils le reprenaient à la liberté, et ce ne fut pas trop des lois Ælia-Sentia, Junia-Norbana et Furia-Caninia, qui restreignaient le nombre des affranchissements, qui fermaient aux affranchis la cité romaine, pour calmer les terreurs de ces hommes graves qui croyaient à la ruine de la république, parce que, aux funérailles, on voyait un certain nombre d’affranchis venir prendre place entre les citoyens, coiffés du bonnet de la liberté : voilà pourquoi il fallut distinguer plusieurs catégories différentes dans cette misérable condition servile, les deditii, qui ne pouvaient jamais devenir citoyens romains, et les Latins Juniens, qui ne le devenaient que dans certains cas. En même temps le sénatus-consulte Silanien, rendu sous Claude, avait déclaré que, quand un homme serait mort de mort violente, tous ses esclaves seraient mis à la torture. Tacite nous peint l’effroi et la stupeur de la ville de Rome, lorsqu’on annonça un jour qu’un sénateur étant mort de mort violente, ses quatre cents esclaves allaient être conduits à la torture[12]. Il était défendu de tuer un esclave, mais on pouvait le faire mourir à la question ; seulement on devait en payer le prix au maître[13]. Toutefois on lui devait la nourriture, et Caton nous donne un exemple de la manière dont un bon père de famille devait la régler. Voici la recette de Caton pour faire le vin à l’usage des esclaves pendant l’hiver. « Mettez dans une futaille dix amphores de vin doux, deux amphores de vinaigre bien mordant, et autant de vin cuit jusqu’à diminution des deux tiers avec cinquante amphores d’eau douce. Remuez le tout ensemble avec un bâton pendant cinq jours consécutifs ; après quoi vous y ajouterez soixante-quatre setiers d’eau de mer[14]. » Je reconnais bien là le paganisme, et ce breuvage amer qu’il donne à ses esclaves me rappelle l’éponge de vinaigre et de fiel qu’un autre Romain, qu’un soldat présentera au bout d’une lance à cet autre esclave mort sur une croix pour la rédemption des esclaves.

Quant aux habitations, Columelle prescrit des ergastula subterranea dans lesquels on ménagera des ouvertures plus haut que la main[15], soit afin de rendre la fuite plus difficile, soit afin de les priver du spectacle de ce monde dont on les retranche. Ceux qui étaient employés à la meule portaient au cou une large roue qui les empêchait de porter la main à leur bouche et de ramasser une poignée de cette farine qu’ils étaient occupés à moudre tout le jour. Ce serait donc bien à tort qu’on attribuerait aux Chinois l’invention du supplice de la cangue ! C’étaient encore là les traitements les plus doux : les lois d’Antonin n’avaient pas aboli le droit de faire des esclaves eunuques, et on les comptait par troupeaux, greges puerorum ; il y avait aussi des troupeaux d’esclaves gladiateurs qui, assemblés chez le lanista, prêtaient l’effroyable serment de se laisser brûler, enchaîner, frapper, égorger, uri, vinciri, verberari, ferroque necari. Si ces gladiateurs n’étaient pas des hommes, ils étaient au moins marchandise, matière à traités ; les jurisconsultes étaient bien obligés de s’occuper d’eux, car on en faisait des louages et des ventes. Gaïus, examinant les difficultés qui peuvent se présenter, dans certains cas, pour savoir s’il y a contrat de vente ou contrat de location, se fait la question suivante : « Si je vous livre des gladiateurs à condition de vingt deniers par tête pour ceux qui sortiront vivants, pour salaire de leurs sueurs, et mille deniers par tête pour les morts et les blessés, on demande s’il y a vente ou louage. On incline pour cette opinion, que pour chacun des survivants le contrat est un louage, mais qu’il y a vente pour les morts et les blessés, et l’événement en décide, comme si chacun des esclaves eût été l’objet d’un louage et d’une vente réciproquement conditionnels. Car on ne doute point qu’on ne puisse louer ou vendre sous condition[16]. » Je ne sais pas ce qu’il faut le plus admirer du calme du jurisconsulte ou de l’horreur des mœurs.

Ne dites pas que les mœurs s’adoucissent : Trajan, à son retour de la Dacie, fit mourir dix mille gladiateurs ; on craignait que les bœufs manquassent, personne ne parut craindre que les gladiateurs vinssent à manquer !

Le droit romain de la période classique, modifié par la jurisprudence des Antonins, est beau comme le Colisée : c’est un monument admirable, mais on y jette les hommes aux lions !

Au commencement du cinquième siècle, toute cette jurisprudence était encore debout ; elle venait même d’être restaurée par la loi des citations de Valentinien III. Heureusement, et pour l’honneur des temps chrétiens, une législation rivale s’élevait : c’est celle que le code Théodosien allait inaugurer.

Le christianisme avait pénétré de bien bonne heure dans l’Empire : il y arrivait comme une doctrine qui a horreur de la fiction, comme une doctrine de liberté qui ne pouvait pas admettre l’asservissement des consciences, comme une doctrine de charité qui ne pouvait pas laisser subsister jusqu’au bout toutes ces inégalités qui outrageaient la nature. Mais le christianisme ne voulait pas tenter de changer le monde par un bouleversement subit ; il eut cette inspiration de se condamner à vaincre lentement, patiemment ; il veut, comme le Sauveur, détruire l’esclavage en se faisant lui-même esclave, formam servi accipiens.

Tandis que Platon remerciait tous les jours les dieux de l’avoir fait naître homme plutôt que femme, libre plutôt qu’esclave, Grec plutôt que barbare, le christianisme proclamait, par saint Paul, qu’il n’y avait plus ni homme ni femme, ni libre ni esclave, ni Grec ni barbare, mais un seul corps en Jésus-Christ[17], et c’était assez de cette parole pour faire, avec les siècles, le grand changement que Dieu avait médité.

Le christianisme ne devait pas non plus tolérer les prétentions de la souveraineté impériale au domaine des consciences : il professe qu’il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes, mais en même temps il prie pour ceux qui le persécutent.

Enfin il repoussait toutes les fictions du paganisme ; il voulait la réforme d’un droit réservé à un petit nombre de jurisconsultes et forcément caché au vulgaire ; mais il ne faisait pas profession de mépriser les lois romaines, et l’on retrouve dans les constitutions apostoliques cette déclaration : « Dieu n’a pas voulu que sa justice fût manifestée pour nous seuls, mais qu’elle resplendît aussi dans les lois romaines. » Saint Augustin dit : « Leges Romanorum divinitus per ora principum emanarunt. » Ainsi le christianisme acceptait les lois romaines et les admirait, il y reconnaissait cette lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde, pour qu’il connaisse Dieu et l’adore. Avec ces dispositions et la patience dont il était pourvu, il était impossible que le christianisme ne travaillât pas à la réforme de cette législation dont nous avons vu l’énormité et les crimes. De bien bonne heure on commence à apercevoir, à soupçonner sa présence ; mais ce n’est pas le lieu de montrer comment cette société nouvelle travailla dans ses catacombes, au-dessous d’une société qu’elle parvint à corriger malgré elle ; comment dans tous les rangs de la vie publique et civile, dans le sénat comme dans les derniers ergastules, elle sut se faire des disciples, tempérer, éclairer et modifier les mœurs présentes. On a montré, avant moi, comment saint Paul, par ses discours à l’Aréopage, par ses disputes avec les stoïciens et les épicuriens, par l’apologie qu’il prononça à Corinthe, en présence d’un magistrat romain, Annæus Gallio, avait dû nécessairement frapper l’opinion de ses contemporains et surtout de ces Grecs et de ces philosophes, si curieux de nouveauté. Et comment Gallio n’aurait-il pas informé son frère bien-aimé, Sénèque, qui lui dédiait ses traités De Ira et De Vita beata, des doctrines et de la célébrité de ce Grec, de ce Juif, qui allait à Rome pour y faire des prosélytes, et cela jusque dans la maison de Néron. Les doctrines de Sénèque, d’ailleurs, ne sont-elles pas là pour attester ce contact nécessaire de la philosophie païenne et de la philosophie chrétienne ? Le stoïcisme de Sénèque, en effet, remplace l’ancien fatum, arbitre aveugle de nos destinées, par la Providence, par un Dieu père que nous devons honorer et aimer ; il croit à l’immortalité de l’âme et à une lutte que l’esprit doit soutenir ici-bas contre la chair, ennemi dont il ne peut triompher que par un secours divin : la grâce ; il se sent rempli d’une singulière pitié pour toutes les douleurs humaines et surtout pour l’esclave issu d’une même race que nous… Non, je ne puis m’empêcher de croire que ce stoïcien ne porte l’empreinte du philosophe chrétien qui était à Rome en même temps que Sénèque et qui devait y mourir plus glorieusement que lui !

Lorsque les apologies de Quadratus, évêque d’Athènes, d’Athénagore, de saint Justin, de Tertullien, d’Apollonius, sénateur romain, ont circulé dans tous les rangs de la société romaine ; lorsque les chrétiens, de jour en jour plus nombreux, peuvent déjà remplir le forum, le sénat, l’armée, comment croire qu’ils n’agissent pas sur la philosophie stoïcienne et par là sur les jurisconsultes ? Lorsque je les vois admis dans les conseils d’Alexandre Sévère, qui adore dans son laraire l’image du Christ et qui fait inscrire en lettres d’or dans son palais les maximes chrétiennes, je ne comprendrais pas que l’on niât l’influence du culte nouveau. On a dit que les jurisconsultes étaient trop ennemis des chrétiens pour se faire leurs plagiaires : comme si la dernière ressource d’un ennemi aux abois n’était pas précisément le plagiat, ne consistait pas à désarmer une vérité que l’on déteste en lui empruntant tout ce qu’elle a de bienfaisant, tout ce qui lui attire les cœurs. N’est-ce pas ainsi que Julien l’entendait lorsqu’il disait aux païens qui l’entouraient : Imitez les prêtres chrétiens, ouvrez des hôpitaux ! Pourquoi les jurisconsultes n’auraient-ils pas fait de même ? Ils voulaient désarmer le christianisme en le faisant passer dans la loi romaine, afin qu’il n’y eût pas de raison apparente pour réformer une société qui admettait des progrès si légitimes et pour détruire une religion qui tolérait des réformes si bienfaisantes.

Lorsque le christianisme monte sur le trône avec Constantin, on croirait qu’il y va beaucoup exiger : cependant, loin de prendre possession de l’empire en vainqueur, il continue à procéder avec sa lenteur accoutumée. Constantin avait encore bien des ménagements à garder ; ainsi il resta souverain pontife et rendit même des rescrits sur la manière de consulter les auspices. La tactique de ses successeurs est la même : si les uns avancent, les autres reculent, mais tous hésitent. Le code Théodosien conserve encore l’esclavage, le divorce, le concubinat, des inégalités entre l’homme et la femme, entre le père et les enfants, bien des inégalités que le droit naturel n’approuve pas toujours. Cependant trois grandes nouveautés s’y font place.

C’est, en premier lieu, l’effort fait pour donner au droit un caractère de publicité et de sincérité. Avec Constance tombèrent les formules sacramentelles des testaments, des stipulations et de plusieurs autres actes du droit civil. On fait ainsi disparaître ce que les empereurs chrétiens appellent aucupatio syllabarum, c’est-à-dire les syllabes sacramentelles et tous les restes de subtilités juridiques. On s’efforce de donner ainsi au droit une forme plus populaire, plus accessible à tous, en déterminant les noms des jurisconsultes dont les écrits feront loi, et en réunissant en un seul corps de lois, comme le font Théodose et Valentinien, les constitutions éparses des empereurs chrétiens.

En second lieu, le temporel et le spirituel se divisent ; mais c’est ici que le progrès a le plus de peine à se faire : nous avons vu Constantin conserver le titre de pontife, et ses successeurs croient aussi volontiers que la religion seule de l’Empire est changée, et non leur souveraineté sur les consciences ; on a de la peine à leur arracher l’encensoir, à les désarmer, à les empêcher de convoquer et de présider les conciles ; mais l’Église persiste dans ses laborieux efforts, et Lucifer de Cagliari ne craint pas de leur dire : « Eh quoi ! respecterons-nous votre diadème, vos bracelets, vos pendants d’oreille, au mépris du Créateur ? »

Cette lutte victorieuse finira par arracher à Théodose et à Valentinien cette déclaration : « C’est une parole digne de la majesté d’un prince que de se dire lié par les lois. » Voilà donc le prince devenu le premier serviteur de la loi ; voilà le pouvoir temporel descendu à la place que l’Évangile lui a faite, et qui, si elle n’est pas la plus belle, est du moins la plus sûre : Que celui qui veut être le premier soit le serviteur de tous.

Enfin les injures de l’humanité commencent à être réparées. Ces trois grandes plaies que portaient la femme, les enfants et les esclaves, les mains des empereurs les touchent et elles commencent à se guérir. En même temps, Constantin fait aux mères une place plus large dans la succession de leurs enfants. En ce qui touche les enfants, c’est aussi Constantin qui interdit l’exposition et qui punit le meurtrier du fils des mêmes peines dont on atteint le parricide. En ce qui concerne les esclaves, c’est lui qui abolit le supplice de la croix et rend une ordonnance contre les combats de gladiateurs : « ne voulant pas, dit-il, de ces spectacles sanglants au milieu de la paix de l’empire ; » c’est lui qui applique la peine de mort à ceux qui ont fait périr leur propre esclave : « Que les maîtres usent de leur droit avec modération, et que celui-là soit considéré comme homicide qui aura tué son esclave volontairement à coups de bâton ou à coups de pierres, ou s’il lui a fait avec un dard une blessure mortelle ; s’il le suspend à un lacet, si par un ordre barbare il l’a fait précipiter dans un gouffre, s’il lui a fait boire du poison, s’il lui a fait déchirer le corps par des bêtes féroces, ou sillonner sa chair avec des charbons ardents, ou si dans des tourments affreux il a forcé la vie d’abandonner des membres tout couverts de sang et d’écume, avec une férocité digne des barbares. » Cette loi, qui porte la date de l’an 319, est éloquente ; elle exprime bien toute l’horreur de l’esclavage et toute l’indignation du christianisme, qui, arrivé à revêtir un moment la pourpre impériale, s’empresse aussitôt de faire pour premier acte une loi en faveur de l’humanité réduite en esclavage[18].

Ainsi le code théodosien remédie à trois vices du paganisme, à ce triple outrage fait si longtemps à la liberté, à la vérité et à l’humanité par toutes les horreurs de l’esclavage et toutes les inégalités de la famille. Je ne suis plus étonné après cela que le code théodosien ait été salué, dans les assemblées du sénat, de tant de magnifiques acclamations après que le préfet de Rome et les consuls eurent donné lecture de la constitution qui inaugurait ce code dans tout l’Empire[19]. Il est très-frappant que le dernier procès-verbal des séances du sénat soit précisément celui qui inaugure ce code ; ces acclamations durent être entendues jusque dans le camp des barbares établi sur le territoire romain, car nous sommes en 458 : les Vandales sont maîtres de l’Afrique, les Bourguignons et les Visigoths maîtres de la Gaule et de l’Espagne ; enfin s’avancent les armées des Huns, Attila à leur tête ; c’est à ce moment même que, par un sublime rapprochement, on proclame une législation destinée à maîtriser l’avenir. Tous ces barbares en auront entendu parler, leurs princes voudront la connaître, et la grande pensée de la législation romaine ne les abandonnera plus. Dès l’an 500, l’édit de Théodoric pour les Ostrogoths proclame la loi romaine du code de Théodose ; quelques années après, Alaric II donnait à ses sujets le Breviarium Alaricanum extrait du même code ; enfin en 534 paraissaient, pour les sujets romains des Bourguignons, les Papiani Responsa, recueil emprunté en partie au droit de Théodose. Mais la destinée de ce droit ne se bornera pas là : il ne cessera d’être enseigné dans les Gaules et principalement au sixième et au septième siècle aux écoles de Clermont ; il sera porté en Angleterre et enseigné à l’école d’York ; il ira en Allemagne à la suite des conquêtes pacifiques de saint Boniface ; il servira de base à une partie des capitulaires des rois francs et pénétrera dans la législation des barbares pour la tempérer, l’éclairer, la régulariser.

Les princes barbares, il est vrai, ne s’inspireront pas moins de ses défauts que de ses mérites ; ils ne se feront pas faute de se considérer comme héritiers des princes romains à l’égard des biens de leurs sujets. C’est ainsi que Frédéric Barberousse fera décider à Roncaglia par ses jurisconsultes que, comme héritier de Trajan, il est maître absolu des propriétés de ses sujets. Cette doctrine de Frédéric se trouvera celle de Louis XIV lorsqu’il parle « de ses biens royaux, dont les uns sont dans notre domaine, et dont nous voulons bien laisser les autres dans les mains de nos sujets. » Ces traditions païennes arriveront jusqu’à nos jours pour être, sous d’autres formes, le plus formidable danger des temps présents.

Ce qui reste des traditions du divorce dans la famille disparaîtra dans ce grand combat de la papauté contre Philippe Auguste et contre Henri VIII. Avec le temps, les esclaves se changeront en serfs, et les serfs en hommes libres. Enfin le grand principe de la séparation du temporel et du spirituel finira aussi par l’emporter, et cela au moment même où Grégoire VII mourant laissait échapper ce cri : « J’ai combattu pour la justice, c’est pourquoi je meurs en exil. » Il mourait, mais le principe pour lequel il avait si vigoureusement combattu était moins mort que jamais : car les principes qui sauvent le genre humain sont ceux qui savent laisser mourir en eux ce qu’ils ont de mortel.

Le droit romain devait devenir maître du monde, mais à la condition que l’empire romain périrait ; il ne fallait rien moins que la chute de l’Empire pour détruire tous ces rêves de fictions légales, tous ces restes d’inimitié profonde enracinés dans les entrailles des mœurs romaines ; il ne fallait rien moins que l’épée d’Attila et le pied d’Odoacre pour renverser le dernier fantôme de trône impérial et affranchir le monde ; il fallait cela pour faire vivre ce qui était vraiment l’âme du droit romain, c’est-à-dire ce principe de l’équité naturelle, qui commence sa lutte dans le sang de Virginie et sur le mont Sacré, qui combat par la parole des tribuns, par les édits des préteurs, qui trouve une nouvelle force dans la philosophie stoïcienne, mais que le christianisme seul avait pu faire triompher, et qui, débarrassé de toutes ses entraves, de l’or, de la pourpre, de tout l’attirail de la puissance impériale et des pompes humaines, se trouve enfin maître du monde au moment où on le croyait anéanti.


  1. Cod. Theod., I. I. Tit IV, lex prima, de Responsis prudentum.
  2. Dig., l. I, tit. II, § 7, de Origine juris.
  3. Dig., l. I, tit. V, de Statu hominum.
  4. Inst. Just., I, 8, de his qui sui vel alieni juris sunt, § 2.
  5. Gaïus, Comm, IV § 34 et seq.
  6. Dig. de Justitia et jure, l. I, tit. I, § 1.
  7. Dig., de Constitut., l, I, tit. IV.
  8. Gaïus, — Comm. II, § 7.
  9. Cic, cité par Nonius au mot famulantur. De Rep., l. III. c. xxv.
  10. Cic., de Officiis. l. III, c. xxiii.
  11. Libanius, Orat. XXXI, de Servitute.
  12. Tacit., Annal., l. XIV, c. xlii et seqq.
  13. M. Wallon, Hist. de l’esclavage dans l’antiquité, t. II, p. 180
  14. Cat., de Re rustica, I, cix.
  15. Colum., I, vi, 3.
  16. Gaïus, l. III, § 146.
  17. Epist. ad Cor., VII, 22 ; xii 13 ; ad Rom., I, 14.
  18. Cod. Just., IX, 14 ; de Emendatione servorum, Cod. Theod., l. IX, tit. XII, c. 1.
  19. Acclamations du sénat : « Augustes, Dieu vous conserve (27 fois) ; vous avez écarté toute ambiguïté des constitutions (25 fois) ; vous travaillez à la justice publique, vous travaillez à notre paix (25 fois) ; de vous nous tenons nos honneurs, nos patrimoines, tous nos biens (28 fois) ; épargnez à ce code le danger des interpolations (25 fois). »