Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Oiseaux étrangers qui ont rapport aux outardes

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 280-285).

OISEAUX ÉTRANGERS
QUI ONT RAPPORT AUX OUTARDES

I.LE LOHONG OU L’OUTARDE HUPPÉE D’ARABIE.

L’oiseau que les Arabes appellent lohong[NdÉ 1] et que M. Edwards a dessiné et décrit le premier, est à peu près de la grosseur de notre grande outarde ; il a, comme elle, trois doigts à chaque pied, dirigés de même, seulement un peu plus courts ; les pieds, le bec et le cou plus longs, et paraît en général modelé sur des proportions plus légères.

Le plumage de la partie supérieure du corps est plus brun, et semblable à celui de la bécasse, c’est-à-dire fauve, rayé de brun foncé, avec des taches blanches en forme de croissant sur les ailes ; le dessous du corps est blanc, ainsi que le contour de la partie supérieure de l’aile ; le sommet de la tête, la gorge et le devant du cou, ont des raies transversales d’un brun obscur sur un fond cendré ; le bas de la jambe, le bec et les pieds sont d’un brun clair et jaunâtre ; la queue est tombante comme celle de la perdrix et traversée par une bande noire : les grandes pennes de l’aile et la huppe sont de cette même couleur.

Cette huppe est un trait fort remarquable dans l’outarde d’Arabie ; elle est pointue, dirigée en arrière, et fort inclinée à l’horizon ; de sa base, elle jette en avant deux lignes noires, dont l’une, plus longue, passe sur l’œil et lui forme une espèce de sourcil ; l’autre, beaucoup plus courte, se dirige comme pour embrasser l’œil par-dessous, mais n’arrive point jusqu’à l’œil, lequel est noir et placé au milieu d’un espace blanc.

En regardant cette huppe de profil et d’un peu loin, on croirait voir des oreilles un peu couchées et qui se portent en arrière ; et comme l’outarde d’Arabie a été sans doute plus connue des Grecs que la nôtre, il est vraisemblable qu’ils l’ont nommée otis à cause de ces espèces d’oreilles, de même qu’ils ont nommé le duc otus ou otos à cause de deux aigrettes semblables qui le distinguent des chouettes.

Un individu de cette espèce, qui venait de Moka, dans l’Arabie Heureuse, a vécu plusieurs années à Londres dans les volières de M. Hans Sloane ; et M. Edwards, qui nous en a donné la figure coloriée, ne nous a conservé aucun détail sur ses mœurs, ses habitudes, ni même sur sa façon de se nourrir[1] ; mais du moins il n’aurait pas dû la confondre avec les gallinacés, dont elle diffère par des traits si frappants, ainsi que je l’ai fait voir à l’article de l’outarde.

II.L’OUTARDE D’AFRIQUE.

C’est celle dont M. Linnæus fait sa quatrième espèce[NdÉ 2] : elle diffère de l’outarde d’Arabie par les couleurs du plumage ; le noir y domine, mais le dos est cendré et les oreilles blanches.

Le mâle a le bec et les pieds jaunes, le sommet de la tête cendré, et le bord extérieur des ailes blanc ; mais la femelle est partout de couleur cendrée, à l’exception du ventre et des cuisses, qui sont noires, comme l’outarde des Indes[2].

Cet oiseau se trouve en Éthiopie, selon M. Linnæus, et il y a grande apparence que celui dont le voyageur Le Maire parle sous le nom d’autruche volante du Sénégal[3] n’est pas un oiseau différent ; car, quoique ce voyageur en dise peu de chose, ce peu s’accorde en partie, et ne disconvient en rien avec la description ci-dessus : selon lui, son plumage est gris et noir, sa chair délicieuse, et sa grosseur à peu près de celle du cygne ; mais cette conjecture tire une nouvelle force du témoignage de M. Adanson. Cet habile naturaliste ayant tué au Sénégal et, par conséquent, examiné de près une de ces autruches volantes, nous assure qu’elle ressemble à bien des égards à notre outarde d’Europe, mais qu’elle en diffère par la couleur du plumage, qui est généralement d’un gris cendré, par son cou, qui est beaucoup plus long, et par une espèce de huppe qu’elle a derrière la tête[4].

Cette huppe est sans doute ce que M. Linnæus appelle les oreilles, et cette couleur gris cendré est précisément celle de la femelle ; et comme ce sont là les principaux traits par lesquels l’outarde d’Afrique de M. Linnæus et l’autruche volante du Sénégal diffèrent de notre outarde d’Europe, on peut en induire, ce me semble, que ces deux oiseaux se ressemblent beaucoup, et par la même raison on peut encore étendre à tous deux ce qui a été observé sur chacun en particulier ; par exemple, qu’ils ont à peu près la grosseur de notre outarde, et le cou plus long : cette longueur du cou, dont parle M. Adanson, est un trait de ressemblance avec l’outarde d’Arabie, qui habite à peu près le même climat ; et l’on ne peut tirer aucune conséquence contraire du silence de M. Linnæus, puisqu’il n’indique pas une seule dimension de son outarde d’Afrique. À l’égard de la grosseur, Le Maire fait celle de l’autruche volante égale à celle du cygne[5], et M. Adanson à celle de l’outarde d’Europe, puisque ayant dit qu’elle lui ressemblait à bien des égards, et ayant indiqué les principales différences il n’en établit aucune à cet égard[6] ; et comme d’ailleurs l’Éthiopie ou l’Abyssinie, qui est le pays de l’outarde d’Afrique, et le Sénégal, qui est celui de l’autruche volante, quoique fort éloignés en longitude, sont néanmoins du même climat, je vois beaucoup de probabilité à dire que ces deux oiseaux appartiennent à une seule et même espèce.

III.LE CHURGE OU L’OUTARDE MOYENNE DES INDES.

Cette outarde[NdÉ 3] est non seulement plus petite que celles d’Europe, d’Afrique et d’Arabie, mais elle est encore plus menue à proportion, et plus haut montée qu’aucune autre outarde : elle a vingt pouces de haut depuis le plan de position jusqu’au sommet de la tête ; son cou paraît plus court, relativement à la longueur de ses pieds ; du reste, elle a tous les caractères de l’outarde : trois doigts seulement à chaque pied, et ces doigts isolés ; le bas de la jambe sans plumes ; le bec un peu courbé, mais plus allongé ; et je ne vois point par quelles raisons M. Brisson l’a renvoyée au genre des pluviers.

Le caractère distinctif par lequel les pluviers diffèrent des outardes consiste, selon lui, dans la forme du bec, que celles-ci ont en cône courbé, et ceux-là droit et renflé par le bout. Or l’outarde des Indes, dont il s’agit ici, a le bec plutôt courbé que droit, et ne l’a point renflé par le bout comme les pluviers ; du moins c’est ainsi que l’a représenté M. Edwards[7] dans une figure que M. Brisson avoue comme exacte[8] ; je puis même ajouter qu’elle a le bec plus courbé et moins renflé par le bout que l’outarde d’Arabie de M. Edwards[9], dont la figure a paru aussi très exacte à M. Brisson[10], et qu’il a rangée sans difficulté parmi les outardes.

D’ailleurs il ne faut que jeter les yeux sur la figure de l’outarde des Indes, et la comparer avec celles des pluviers, pour reconnaître qu’elle en diffère beaucoup par le port total et par les proportions, ayant le cou plus long, les ailes plus courtes, et la forme du corps plus développée : ajoutez à cela qu’elle est quatre fois plus grosse que le plus gros pluvier, lequel n’a que seize pouces de long du bout du bec au bout des ongles[11], au lieu qu’elle en a vingt-six[12].

Le noir, le fauve, le blanc et le gris sont les principales couleurs du plumage, comme dans l’outarde d’Europe, mais elles sont distribuées différemment : le noir sur le sommet de la tête, le cou, les cuisses et tout le dessous du corps ; le fauve, plus clair sur les côtés de la tête et autour des yeux, plus brun et mêlé avec du noir sur le dos, la queue, la partie des ailes la plus proche du dos, et au haut de la poitrine, où il forme comme une large ceinture sur un fond noir ; le blanc sur les couvertures des ailes les plus éloignées du dos, le blanc mêlé de noir sur leur partie moyenne ; le gris plus foncé sur les paupières, l’extrémité des plus longues pennes de l’aile[13], de quelques-unes des moyennes et des plus courtes, et sur quelques-unes de leurs couvertures ; enfin, le gris plus clair et presque blanchâtre sur le bec et les pieds.

Cet oiseau est originaire de Bengale, où on l’appelle churge, et où il a été dessiné d’après nature[14] : il est à remarquer que le climat de Bengale est à peu près le même que celui d’Arabie, d’Abyssinie et du Sénégal, où se trouvent les deux outardes précédentes : on peut appeler celle-ci outarde moyenne, parce qu’elle tient le milieu, pour la grosseur, entre les grandes et les petites espèces.

IV.LE HOUBARA OU PETITE OUTARDE HUPPÉE D’AFRIQUE.

Nous avons vu que, parmi les grandes outardes, il y en avait de huppées, et d’autres qui ne l’étaient point, et nous allons retrouver la même différence entre les petites outardes ; car la nôtre n’a point de huppe, ni même de ces barbes de plumes qu’on voit à la grande outarde d’Europe, tandis que celles-ci ont non seulement des huppes, mais encore des fraises ; et il est à remarquer que c’est en Afrique que se trouvent toutes les huppées, soit de la grande, soit de la petite espèce.

Celle que les Barbaresques appellent houbaara[NdÉ 4] est, en effet, huppée et fraisée ; M. Shaw, qui en donne la figure[15], dit positivement qu’elle a la forme et le plumage de l’outarde, mais qu’elle est beaucoup plus petite, n’ayant guère que la grosseur d’un chapon ; et par cette raison seule, ce voyageur, d’ailleurs habile, mais qui, sans doute, ne connaissait point notre petite outarde de France, blâme Golius d’avoir traduit le mot houbaary par outarde.

Elle vit, comme la nôtre, de substances végétales et d’insectes, et elle se tient le plus communément sur les confins du désert.

Quoique M. Shaw ne lui donne point de huppe dans sa description, il lui en donne une dans la figure qui y est relative, et cette huppe paraît renversée en arrière et comme tombante ; sa fraise est formée par de longues plumes qui naissent du cou, et qui se relèvent un peu et se renflent, comme il arrive à notre coq domestique lorsqu’il est en colère.

C’est, dit M. Shaw, une chose curieuse de voir, quand elle se sent menacée par un oiseau de proie, de voir, dis-je, par combien d’allées et de venues, de tours et de détours, de marches et de contre-marches, en un mot, par combien de ruses et de souplesses elle cherche à échapper à son ennemi.

Ce savant voyageur ajoute qu’on regarde comme un excellent remède contre le mal des yeux, et que, par cette raison, l’on paie quelquefois très cher son fiel et une certaine matière qui se trouve dans son estomac.

V.LE RHAAD, AUTRE PETITE OUTARDE HUPPÉE D’AFRIQUE.

Le rhaad[NdÉ 5] est distingué de notre petite outarde de France par sa huppe, et du houbaara d’Afrique en ce qu’il n’a pas, comme lui, le cou orné d’une fraise ; du reste, il est de la même grosseur que celui-ci ; il a la tête noire, la huppe d’un bleu foncé, le dessus du corps et des ailes jaune, tacheté de brun, la queue d’une couleur plus claire, rayée transversalement de noir, le ventre blanc et la bec fort, ainsi que les jambes.

Le petit rhaad ne diffère du grand que par sa petitesse (n’étant pas plus gros qu’un poulet ordinaire), par quelques variétés dans le plumage, et parce qu’il est sans huppe ; mais, avec tout cela, il serait possible qu’il fût de la même espèce que le grand, et qu’il n’en différât que par le sexe. Je fonde cette conjecture : 1o sur ce qu’habitant le même climat il n’a point d’autre nom ; 2o sur ce que dans presque toutes les espèces d’oiseaux, excepté les carnassiers, le mâle paraît avoir une plus grande puissance de développement, qui se marque au dehors par la hauteur de la taille, par la force des muscles, par l’excès de certaines parties, telles que les membranes charnues, les éperons, etc., par les huppes, les aigrettes et les fraises qui sont, pour ainsi dire, une surabondance d’organisation, et même par la vivacité des couleurs du plumage.

Quoi qu’il en soit, on a donné au grand et au petit rhaad le nom de saf-saf. Rhaad signifie le tonnerre en langage africain, et exprime le bruit que font tous ces oiseaux en s’élevant de terre ; et saf-saf celui qu’ils font avec leurs ailes lorsqu’ils sont en plein vol[16].


Notes de Buffon
  1. M. Edwards l’appelle Arabian Bustard, pl. xii. — M. Linnæus, Otis arabs, auribus erecto cristatis, Syst. nat., édit. X, gen. lxxv, spec. ii. — M. Klein, Tarda Mochaensis Arabica. Ordo Avium, p. 18, no 3. — Les Arabes lui donnent le nom de lohong, selon M. Edwards, nom qui ne se trouve point dans le texte anglais relatif à la planche xii, mais dans la traduction française, laquelle est avouée de l’auteur.
  2. Linnæus, Syst. nat., édit. X, p. 155.
  3. Voyage de Le Maire aux îles Canaries, cap Vert, Sénégal, etc. Paris, 1695, p. 106.
  4. Voyage au Sénégal, par M. Adanson. Paris, 1757, in-4o, p. 160.
  5. Voyage de Le Maire aux îles Canaries, p. 72.
  6. Voyage au Sénégal, loco citato.
  7. Edwards, Glanures, pl. ccl.
  8. Brisson, Ornithologie, t. V, p. 82.
  9. Edwards, Natural history of uncommon Birds, pl. xii.
  10. Brisson, Ornithologie, t. V, p. 30.
  11. Brisson, Ornithologie, t. V, p. 76.
  12. Ibidem, p. 82. Cela ne contredit pas ce que j’ai dit ci-dessus, qu’elle avait vingt pouces de haut depuis le plan de position jusqu’au sommet de la tête, parce qu’en mesurant ainsi la hauteur on ne tient compte ni de la longueur du bec, ni de celle des doigts.
  13. Comme à quelques outardes d’Europe. Voyez Animaux de Perrault, partie ii, p. 103.
  14. Edwards, Glanures, pl. ccl, t. I, chap. xv.
  15. Travels or observations relating to several parts of Barbary and the Levant, by Thomas Shaw, p. 252.
  16. Voyez Thomas Shaw, Travels, etc., p. 252.
Notes de l’éditeur
  1. Otis arabs L. [Note de Wikisource : actuellement Ardeotis arabs Linnæus, vulgairement outarde arabe].
  2. Otis afra L. [Note de Wikisource : actuellement Afrotis afra Linnæus et Afrotis afraoides Smith, vulgairement outarde korhaan et outarde à miroir blanc respectivement, la seconde de ces deux espèces ayant longtemps été considérée comme une sous-espèce de la première].
  3. Otis bengalensis Lath. L’outarde charge [Note de Wikisource : actuellement Houbaropsis bengalensis Gmelin, vulgairement outarde du Bengale].
  4. Otis Houbara Gmel. [Note de Wikisource : actuellement Chlamydotis undulata Jacquin, vulgairement outarde houbara].
  5. Otis Rhaad Lath. D’après Temminck, le rhaad ne serait qu’une simple variété d’âge ou de sexe de l’Otis Houbara. [Note de Wikisource : L’identification des deux espèces que Shaw a décrites sous le nom de rhaad n’est pas assurée.]