Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Oiseaux étrangers qui ont rapport au faisan

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 432-437).

OISEAUX ÉTRANGERS
QUI ONT RAPPORT AU FAISAN

Je ne placerai point sous ce titre plusieurs oiseaux auxquels la plupart des voyageurs et des naturalistes ont donné le nom de faisans, mais que nous avons reconnus, après un plus mûr examen, pour des oiseaux d’espèces fort différentes.

De ce nombre sont : 1o le faisan des Antilles de M. Brisson[1], qui est le faisan de l’île Kayriouacou du P. du Tertre[2], lequel a les jambes plus longues et la queue plus courte que le faisan ;

2o Le faisan couronné des Indes[NdÉ 1] de M. Brisson[3], qui est représenté sous le même nom, et qui diffère du faisan par sa conformation totale, par la forme particulière du bec, par ses mœurs, par ses habitudes, par ses ailes qui sont plus longues, par sa queue plus courte et qui, à sa grosseur près, paraît avoir beaucoup plus de rapport avec le genre du pigeon ;

3o L’oiseau d’Amérique, que nous avons fait représenter sous le nom de faisan huppé de Cayenne[NdÉ 2], parce qu’il nous avait été envoyé sous ce nom, mais qui nous paraît différer du faisan par sa grosseur, par le port de son corps, par son cou long et menu, sa tête petite, ses longues ailes, etc. ;

4o Le hocco-faisan de la Guyane[NdÉ 3], qui n’est rien moins qu’un faisan ;

5o Tous les autres hoccos d’Amérique que MM. Brisson et Barrère, et plusieurs autres, entraînés par leurs méthodes, ont rapportés au genre du faisan, quoiqu’ils en diffèrent par un grand nombre d’attributs, et par quelques-uns même de ceux qui avaient été choisis pour en faire les caractères de ce genre.

I.LE FAISAN DORÉ OU LE TRICOLOR HUPPÉ DE LA CHINE.

Quelques auteurs ont donné à cet oiseau[NdÉ 4] le nom de faisan rouge[4] ; on eût été presque aussi bien fondé à lui donner celui de faisan bleu, et ces deux dénominations auraient été aussi imparfaites que celle de faisan doré, puisque toutes les trois, n’indiquant que l’une des trois couleurs éclatantes qui brillent sur son plumage, semblent exclure les deux autres : c’est ce qui m’a donné l’idée de lui imposer un nouveau nom, et j’ai cru que celui de tricolor huppé de la Chine le caractériserait mieux, puisqu’il présente à l’esprit ses attributs les plus apparents.

On peut regarder ce faisan comme une variété[NdÉ 5] du faisan ordinaire, qui s’est embelli sous un ciel plus beau : ce sont deux branches d’une même famille qui se sont séparées depuis longtemps, qui même ont formé deux races distinctes, et qui cependant se reconnaissent encore ; car elles s’allient, se mêlent et produisent ensemble ; mais il faut avouer que leur produit tient un peu de la stérilité des mulets, comme nous le verrons plus bas ; ce qui prouve de plus en plus l’ancienneté de la séparation des deux races.

Le tricolor huppé de la Chine est plus petit que notre faisan.

La beauté frappante de cet oiseau lui a valu d’être cultivé et multiplié dans nos faisanderies, où il est assez commun aujourd’hui : son nom de tricolor huppé indique le rouge, le jaune doré et le bleu qui dominent dans son plumage, et les longues et belles plumes qu’il a sur la tête, et qu’il relève quand il veut en manière de huppe ; il a l’iris, le bec, les pieds et les ongles jaunes, la queue plus longue à proportion que notre faisan, plus émaillée, et, en général, le plumage plus brillant : au-dessus des plumes de la queue sortent d’autres plumes longues et étroites, de couleur écarlate, dont la tige est jaune ; il n’a point les yeux entourés d’une peau rouge comme le faisan d’Europe ; en un mot, il paraît avoir subi fortement l’influence du climat.

La femelle du faisan doré est un peu plus petite que le mâle ; elle a la queue moins longue ; les couleurs de son plumage sont fort ordinaires, et encore moins agréables que celles de notre faisane ; mais quelquefois elle devient avec le temps aussi belle que le mâle : on en a vu une en Angleterre, chez milady Essex, qui, dans l’espace de six ans, avait graduellement changé sa couleur ignoble de bécasse en la belle couleur du mâle, duquel elle ne se distinguait plus que par les yeux et par la longueur de la queue[5] : des personnes intelligentes, qui ont été à portée d’observer ces oiseaux, m’ont aussi assuré que ce changement de couleur avait lieu dans la plupart des femelles, qu’il commençait lorsqu’elles avaient quatre ans, temps où le mâle commençait aussi à prendre du dégoût pour elles et à les maltraiter ; qu’il leur venait alors de ces plumes longues et étroites, qui, dans le mâle, accompagnent les plumes de la queue ; en un mot, que plus elles avançaient en âge, plus elles devenaient semblables aux mâles, comme cela a lieu plus ou moins dans presque tous les animaux.

M. Edwards assure qu’on a vu pareillement chez le duc de Leeds une faisane commune dont le plumage était devenu semblable à celui du faisan mâle ; et il ajoute que de tels changements de couleurs n’ont guère lieu que parmi les oiseaux qui vivent dans la domesticité[6].

Les œufs de la faisane dorée ressemblent beaucoup à ceux de la peintade, et sont plus petits à proportion que ceux de la poule domestique, et plus rougeâtres que ceux de nos faisans.

Le docteur Hans Sloane a conservé un mâle environ quinze ans : il paraît que c’est un oiseau robuste, puisqu’il vit si longtemps hors de son pays ; il s’accoutume fort bien au nôtre[7], et y multiplie assez facilement ; il multiplie même avec notre faisane d’Europe. M. Leroy, lieutenant des chasses de Versailles, ayant mis une de ces faisanes de la Chine avec un coq faisan de ce pays-ci, il en a résulté deux faisans mâles fort ressemblants aux nôtres, cependant avec le plumage mal teint, et n’ayant que quelques plumes jaunes sur la tête comme le faisan de la Chine : ces deux jeunes mâles métis ayant été mis avec les faisanes d’Europe, l’un d’eux féconda la sienne la seconde année, et il en a résulté une poule faisane qui n’a jamais pu devenir féconde ; et les deux coqs métis n’ont rien produit de plus jusqu’à la quatrième année, temps où ils trouvèrent le moyen de s’échapper à travers leurs filets.

Il y a grande apparence que le tricolor huppé, dont il s’agit dans cet article, est ce beau faisan dont on dit que les plumes se vendent à la Chine plus cher que l’oiseau même[8] ; et que c’est aussi celui que Marco-Paolo admira dans un de ses voyages de la Chine, et dont la queue avait deux à trois pieds de long.

II.LE FAISAN NOIR ET BLANC DE LA CHINE.

La figure de nos planches enluminées n’a été dessinée que d’après l’oiseau empaillé, et je ne doute pas que celle de M. Edwards[9], qui a été faite et retouchée à loisir d’après le vivant, et recherchée pour les plus petits détails d’après l’oiseau mort, ne représente plus exactement ce faisan, et ne donne une idée plus juste de son port, de son air, etc.

Il est aisé de juger, par la seule inspection de la figure, que c’est une variété du faisan[NdÉ 6], modelée pour la forme totale sur les proportions du tricolor huppé de la Chine, mais beaucoup plus gros, puisqu’il surpasse même le faisan d’Europe : il a avec ce dernier un trait de ressemblance bien remarquable, c’est la bordure rouge des yeux qu’il a même plus large et plus étendue ; car elle lui tombe de chaque côté au-dessous du bec inférieur, en forme de barbillons, et d’autre part elle s’élève comme une double crête au-dessus du bec supérieur.

La femelle est un peu plus petite que le mâle, dont elle diffère beaucoup par la couleur ; elle n’a ni le dessus du corps blanc comme lui, ni le dessous d’un beau noir, avec des reflets de pourpre ; on n’aperçoit dans tout son plumage qu’une échappée de blanc au-dessous des yeux ; le reste est d’un rouge brun plus ou moins foncé, excepté sous le ventre et dans les plumes latérales de la queue, où l’on voit des bandes noires transversales sur un fond gris : à tous autres égards, la femelle diffère moins du mâle dans cette race que dans toutes les autres races de faisans ; elle a, comme lui, une huppe sur la tête, les yeux entourés d’une bordure rouge, et les pieds de même couleur.

Comme aucun naturaliste, ni même aucun voyageur, ne nous a donné le plus léger indice sur l’origine du faisan noir et blanc, nous sommes réduits sur cela aux seules conjectures : la mienne serait que, de même que le faisan de Géorgie, s’étant avancé vers l’Orient et ayant fixé son séjour dans les provinces méridionales ou tempérées de la Chine, est devenu le tricolor huppé, ainsi le faisan blanc de nos pays froids, ou de la Tartarie, ayant passé dans les provinces septentrionales de la Chine, est devenu le faisan noir et blanc de cet article, lequel aura pris plus de grosseur que le faisan primitif ou de Géorgie, parce qu’il aura trouvé dans ces provinces une nourriture plus abondante ou plus analogue à son tempérament, mais qui porte l’empreinte du nouveau climat dans son port, son air, sa forme extérieure, semblable au port, à l’air, à la forme extérieure du tricolor huppé de la Chine, et qui a conservé du faisan primitif la bordure rouge des yeux, laquelle même a pris en lui plus d’étendue et de volume, sans doute par les mêmes causes qui l’ont rendu lui-même plus gros et plus grand que le faisan ordinaire.

III.L’ARGUS OU LE LUEN.

On trouve au nord de la Chine une espèce de faisan[NdÉ 7] dont les ailes et la queue sont semées d’un très grand nombre de taches rondes semblables à des yeux, d’où on lui a donné le nom d’argus ; les deux plumes du milieu de la queue sont très longues et excèdent de beaucoup toutes les autres : cet oiseau est de la grosseur du dindon ; il a sur la tête une double huppe qui se couche en arrière[10].

IV.LE NAPAUL OU FAISAN CORNU[11].

M. Edwards, à qui nous devons la connaissance de cet oiseau rare[NdÉ 8], le range parmi les dindons, comme ayant autour de la tête des excroissances charnues[12], et cependant il lui donne le nom de faisan cornu. Je crois en effet qu’il approche plus du faisan que du dindon ; car les excroissances charnues ne sont rien moins que propres à ce dernier : le coq, la peintade, l’oiseau royal, le casoar et bien d’autres oiseaux des deux continents en ont aussi ; elles ne sont pas même étrangères au faisan, puisqu’on peut regarder ce large cercle de peau rouge dont ses yeux sont entourés comme étant à peu près de même nature, et que dans le faisan noir et blanc de la Chine cette peau forme réellement une double crête sur le bec, et des barbillons au-dessous. Ajoutez à cela que le napaul est du climat des faisans, puisqu’il a été envoyé de Bengale à M. Mead ; qu’il a le bec, les pieds, les éperons, les ailes, et la forme totale du faisan ; et l’on conviendra qu’il est plus naturel de le rapporter au faisan qu’à un oiseau d’Amérique, tel que le dindon.

Le napaul ou faisan cornu est ainsi appelé parce qu’il a en effet deux cornes à la tête ; ces cornes sont de couleur bleue, de forme cylindrique, obtuses à leur extrémité, couchées en arrière, et d’une substance analogue à de la chair calleuse : il n’a point autour des yeux ce cercle de peau rouge, quelquefois pointillée de noir, qu’ont les faisans ; mais il a tout cet espace garni de poils noirs en guise de plumes ; au-dessous de cet espace et de la base du bec inférieur prend naissance une sorte de gorgerette formée d’une peau lâche, laquelle tombe et flotte librement sur la gorge et la partie supérieure du cou : cette gorgerette est noire dans son milieu, semée de quelques poils de même couleur, et sillonnée par des rides plus ou moins profondes, en sorte qu’elle paraît capable d’extension dans l’oiseau vivant, et l’on peut croire qu’il sait la gonfler ou la resserrer à sa volonté ; les parties latérales en sont bleues avec quelques taches orangées, et sans aucun poil en dehors ; mais la face intérieure qui s’applique sur le cou est garnie de petites plumes noires, ainsi que la partie du cou qu’elle recouvre ; le sommet de la tête est rouge, la partie antérieure du corps rougeâtre, la partie postérieure plus rembrunie : sur le tout, y compris la queue et les ailes, on voit des taches blanches entourées de noir, semées près à près assez régulièrement ; ces taches sont rondes sur l’avant, oblongues ou en forme de larmes sur l’arrière, et celles-ci tournées de manière que la pointe regarde la tête ; les ailes ne passent guère l’origine de la queue, d’où l’on peut conclure que c’est un oiseau pesant ; la longueur de la queue n’a pu être déterminée par M. Edwards, vu qu’elle est représentée dans le dessin original comme ayant été usée par quelque frottement.

V.LE KATRACA.

Quoiqu’à vrai dire il ne se soit point trouvé de véritables faisans dans l’Amérique, comme nous l’avons établi ci-dessus, néanmoins, parmi la multitude d’oiseaux différents qui peuplent ces vastes contrées, on en voit qui ont plus ou moins de rapports avec le faisan ; et celui dont il s’agit dans cet article en approche plus qu’aucun autre, et doit être regardé comme son représentant dans le nouveau monde[NdÉ 9]. Il le représente en effet par sa forme totale, par son bec un peu crochu, par ses yeux bordés de rouge et par sa longue queue ; néanmoins, comme il appartient à un climat et même à un monde différent, et qu’il est incertain s’il se mêle avec nos faisans d’Europe, je le place ici après ceux de la Chine, qui s’accouplent certainement, et produisent avec les nôtres.

L’histoire du katraca nous est totalement inconnue : tout ce que je puis dire d’après l’inspection de sa forme extérieure, c’est que le sujet représenté nous paraît être le mâle, à cause de sa longue queue et de la forme de son corps, moins arrondie qu’allongée.

Nous lui conserverons le nom de katraca, qu’il porte au Mexique, suivant le P. Feuillée.


Notes de Buffon
  1. Brisson, Ornithologie, t. Ier, p. 269.
  2. Voyez le P. du Tertre, Histoire générale des Antilles, t. Ier, p. 255.
  3. Brisson, Ornithologie, t. Ier, p. 279.
  4. Klein, Ordo Avium, p. 114. — Albin, t. III, p. 15.
  5. Voyez Edwards, planche lxvii.
  6. Edwards, Glanures, partie iiie, p. 268.
  7. Ibidem, planche lxviii.
  8. Histoire générale des Voyages, t. VI, p. 487.
  9. Voyez Edwards, Hist. nat. des oiseaux, planche lxvi.
  10. Voyez les Transactions philosophiques, t. LV, p. 88, planche iii.
  11. Voyez Edwards, Hist. nat. des oiseaux, planche cxvi.
  12. Voyez Gleanings, etc., t. III, p. 331.
Notes de l’éditeur
  1. Columba coronata L. [Note de Wikisource : actuellement Goura cristata Pallas, vulgairement goura couronné].
  2. Phasianus cristatus L. [Note de Wikisource : actuellement Opisthocomus hoazin Statius Müller, vulgairement hoatzin huppé].
  3. Crax globicera L. [Note de Wikisource : actuellement Crax rubra Linnæus, vulgairement grand hocco].
  4. Phasianus pictus L. [Note de Wikisource : actuellement Chrysolophus pictus Linnæus, vulgairement faisan doré].
  5. Le Phasianus pictus L. constitue, contrairement à l’opinion de Buffon, une espèce véritable.
  6. On en a fait une espèce distincte, sous le nom de Phasianus nycthemerus L. Quelques ornithologistes considèrent même cette espèce comme le type d’un nouveau genre, auquel ils donnent le nom de Thaumalea, et le faisan doré devient le Thaumalea picta [Note de Wikisource : actuellement Lophura nycthemera Linnæus, vulgairement faisan argenté].
  7. Phasianus Argus L. [Note de Wikisource : actuellement Argusianus argus Linnæus, vulgairement argus géant].
  8. Penelope satyra Gmel., Meleagris satyra Lath. [Note de Wikisource : actuellement Tragopan satyra Linnæus, vulgairement tragopan satyre].
  9. C’est le Phasianus motmot Gmel. (Phasianus parraqua Lath.) [Note de Wikisource : actuellement Ortalis motmot Linnæus, vulgairement ortalide motmot ; cette identification n’est pas certaine].