Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Les perdrix rouges

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 466-475).

LES PERDRIX ROUGES

LA BARTAVELLE OU PERDRIX GRECQUE

C’est aux perdrix rouges[NdÉ 1], et principalement à la bartavelle[NdÉ 2], que doit se rapporter tout ce que les anciens ont dit de la perdrix. Aristote devait mieux connaître la perdrix grecque qu’aucune autre, et ne pouvait guère connaître que des perdrix rouges, puisque ce sont les seules qui se trouvent dans la Grèce, dans les îles de la Méditerranée[1], et, selon toute apparence, dans la partie de l’Asie conquise par Alexandre, laquelle est à peu près située sous le même climat que la Grèce et la Méditerranée[2], et qui était probablement celle où Aristote avait ses principales correspondances. À l’égard des naturalistes qui sont venus depuis, tels que Pline, Athénée, etc., on voit assez clairement que, quoiqu’ils connussent en Italie des perdrix autres que des rouges[3], ils se sont contentés de copier ce que Aristote avait dit des perdrix rouges. Il est vrai que ce dernier reconnaît une différence dans le chant des perdrix[4] ; mais on ne peut en conclure légitimement une différence dans l’espèce. Car la diversité du chant dépend souvent de celle de l’âge et du sexe ; elle a lieu quelquefois dans le même individu, et elle peut être l’effet de quelque cause particulière, et même de l’influence du climat, selon les anciens eux-mêmes, puisque Athénée prétend que les perdrix qui passaient de l’Attique dans la Béotie se reconnaissaient à ce qu’elles avaient changé de cri[5]. D’ailleurs Théophraste, qui remarque aussi quelques variétés dans la voix des perdrix, relativement aux pays qu’elles habitent, suppose expressément que toutes ces perdrix ne sont point d’espèces différentes, puisqu’il parle de leurs différentes voix dans son livre De varia voce Avium ejusdem generis[6].

En examinant ce que les anciens ont dit ou répété de cet oiseau, j’y ai trouvé un assez grand nombre de faits vrais et d’observations exactes, mêlés d’exagérations et de fables, dont quelques modernes se sont moqués[7], ce qui n’était pas difficile, mais dont je me propose ici de rechercher le fondement dans les mœurs et le naturel même de la perdrix.

Aristote, après avoir dit que c’est un oiseau pulvérateur, qui a un jabot, un gésier et de très petits cæcums[8], qui vit quinze ans et davantage[9], qui, de même que tous les autres oiseaux qui ont le vol pesant, ne construit point de nid, mais pond ses œufs à plate terre, sur un peu d’herbe ou de feuilles arrangées négligemment[10], et cependant en un lieu bien exposé et défendu contre les oiseaux de proie ; que dans cette espèce, qui est très lascive, les mâles se battent entre eux avec acharnement dans la saison de l’amour et ont alors les testicules très apparents, tandis qu’ils sont à peine visibles en hiver[11] ; que les femelles pondent des œufs sans avoir eu commerce avec le mâle[12] ; que le mâle et la femelle s’accouplent en ouvrant le bec et tirant la langue[13] ; que leur ponte ordinaire est de douze ou quinze œufs ; qu’elles sont quelquefois si pressées de pondre que leurs œufs leur échappent partout où elles se trouvent[14] ; Aristote, dis-je, après avoir dit toutes ces choses, qui sont incontestables et confirmées par le témoignage de nos observateurs, ajoute plusieurs circonstances où le vrai paraît être mêlé avec le faux, et qu’il suffit d’analyser pour en tirer la vérité, pure de tout mélange.

Il dit donc : 1o que les perdrix femelles déposent la plus grande partie de leurs œufs dans un lieu caché pour les garantir de la pétulance du mâle, qui cherche à les détruire comme faisant obstacle à ses plaisirs[15], ce qui a été traité de fable par Willughby[16] ; mais, à mon avis, un peu trop absolument, puisqu’en distinguant le physique du moral, et séparant le fait observé de l’intention supposée, ce que Aristote a dit se trouve vrai à la lettre et se réduit à ceci : que la perdrix a, comme presque toutes les autres femelles parmi les oiseaux, l’instinct de cacher son nid, et que les mâles, surtout les surnuméraires, cherchant à s’accoupler au temps de l’incubation, ont porté plus d’une fois un préjudice notable à la couvée, sans autre intention que celle de jouir de la couveuse ; c’est par cette raison que de tout temps on a recommandé la destruction de ces mâles surnuméraires comme un des moyens les plus efficaces de favoriser la multiplication de l’espèce, non seulement des perdrix, mais de plusieurs autres oiseaux sauvages.

Aristote ajoute, en second lieu, que la perdrix femelle partage les œufs d’une seule ponte en deux couvées, qu’elle se charge de l’une et le mâle de l’autre jusqu’à la fin de l’éducation des petits qui en proviennent[17] ; et cela contredit positivement l’instinct qu’il suppose au mâle, comme nous venons de le voir, de chercher à casser les œufs de sa femelle ; mais en conciliant Aristote avec lui-même et avec la vérité, on peut dire que, comme la perdrix femelle ne pond pas tous ses œufs dans le même endroit, puisqu’ils lui échappent souvent malgré elle partout où elle se trouve, et comme le mâle partage apparemment dans cette espèce, ou du moins dans quelques races de cette espèce, ainsi que dans la grise, le soin de l’éducation des petits, on aura pu croire qu’il partageait aussi ceux de l’incubation, et qu’il couvait à part tous les œufs qui n’étaient point sous la femelle.

Aristote dit, en troisième lieu, que les mâles se cochent les uns les autres, et même qu’ils cochent leurs petits aussitôt qu’ils sont en état de marcher[18], et l’on a mis cette assertion au rang des absurdités : cependant, j’ai eu occasion de citer plus d’un exemple avéré de cet excès de nature, par lequel un mâle se sert d’un autre mâle et même de tout autre meuble[19] comme d’une femelle ; et ce désordre doit avoir lieu, à plus forte raison, parmi des oiseaux aussi lascifs que les perdrix, dont les mâles, lorsqu’ils sont bien animés, ne peuvent entendre le cri de leurs femelles sans répandre leur liqueur séminale[20], et qui sont tellement transportés, et comme enivrés dans cette saison d’amour, que, malgré leur naturel sauvage, ils viennent quelquefois se poser jusque sur l’oiseleur ; et combien leur ardeur n’est-elle pas plus vive dans un climat aussi chaud que celui de la Grèce, et lorsqu’ils ont été privés longtemps de femelles comme cela arrive au temps de l’incubation[21] !

Aristote dit, en quatrième lieu, que les perdrix femelles conçoivent et produisent des œufs lorsqu’elles se trouvent sous le vent de leurs mâles, ou lorsque ceux-ci passent au-dessus d’elles en volant, et même lorsqu’elles entendent leur voix[22] ; et on a répandu du ridicule sur les paroles du philosophe grec, comme si elles eussent signifié qu’un courant d’air imprégné par les corpuscules fécondants du mâle, ou seulement mis en vibration par le son de sa voix, suffisait pour féconder réellement une femelle ; tandis qu’elles ne veulent dire autre chose, sinon que les perdrix femelles ayant le tempérament assez chaud pour produire des œufs d’elles-mêmes et sans commerce avec le mâle, comme je l’ai remarqué ci-dessus, tout ce qui peut exciter leur tempérament doit augmenter encore en elles cette puissance ; et l’on ne niera point que ce qui leur annonce la présence du mâle ne puisse et ne doive avoir cet effet, lequel d’ailleurs peut être produit par un simple moyen mécanique qu’Aristote nous enseigne[23], ou par le seul frottement qu’elles éprouvent en se vautrant dans la poussière.

D’après ces faits, il est aisé de concevoir que, quelque passion qu’ait la perdrix pour couver, elle en a quelquefois encore plus pour jouir, et que, dans certaines circonstances, elle préférera le plaisir de se joindre à son mâle au devoir de faire éclore ses petits ; il peut même arriver qu’elle quitte la couvée par amour pour la couvée même : ce sera lorsque, voyant son mâle attentif à la voix d’une autre perdrix qui le rappelle, et prêt à l’aller trouver, elle vient s’offrir à ses désirs pour prévenir une inconstance qui serait nuisible à la famille ; elle tâche de le rendre fidèle en le rendant heureux[24].

Élien a dit encore que, lorsqu’on voulait faire combattre les mâles avec plus d’ardeur, c’était toujours en présence de leurs femelles, parce qu’un mâle, ajoute-t-il, aimerait mieux mourir que de montrer de la lâcheté en présence de sa femelle, ou que de paraître devant elle après avoir été vaincu[25]. Mais c’est encore ici le cas de séparer le fait de l’intention : il est certain que la présence de la femelle anime les mâles au combat, non pas en leur inspirant un certain point d’honneur, mais parce qu’elle exalte en eux la jalousie, toujours proportionnée, dans les animaux, au besoin de jouir ; et nous venons de voir combien ce besoin est pressant dans les perdrix.

C’est ainsi qu’en distinguant le physique du moral, et les faits réels des suppositions précaires, on retrouve la vérité, trop souvent défigurée, dans l’histoire des animaux, par les fictions de l’homme et par la manie qu’il a de prêter à tous les autres êtres sa nature propre et sa manière de voir et de sentir.

Comme les bartavelles ont beaucoup de choses communes avec les perdrix grises, il suffira, pour achever leur histoire, d’ajouter ici les principales différences par lesquelles elles se distinguent des dernières. Belon, qui avait voyagé dans leur pays natal, nous apprend qu’elles ont le double de grosseur de nos perdrix, qu’elles sont fort communes, et plus communes qu’aucun autre oiseau dans la Grèce, les îles Cyclades, et principalement sur les côtes de l’île de Crète (aujourd’hui Candie) ; qu’elles chantent au temps de l’amour, qu’elles prononcent à peu près le mot chacabis, d’où les Latins ont fait sans doute le mot cacabare pour exprimer ce cri, et qui peut-être a eu quelque influence sur la formation des noms cubeth, cubata, cubeji, etc., par lesquels on a désigné la perdrix rouge dans les langues orientales.

Belon nous apprend encore que les bartavelles se tiennent ordinairement parmi les rochers, mais qu’elles ont l’instinct de descendre dans la plaine pour y faire leur nid, afin que leurs petits trouvent en naissant une subsistance facile ; qu’elles pondent de huit jusqu’à seize œufs, de la grosseur d’un petit œuf de poule, blancs, marqués de petits points rougeâtres, et dont le jaune, qu’il appelle moyen, ne peut se durcir. Enfin, ce qui persuade à notre observateur que sa perdrix de Grèce est d’autre espèce que notre perdrix rouge, c’est qu’il y a en Italie des lieux où elles sont connues l’une et l’autre, et ont chacune un nom différent : la perdrix de Grèce, celui de cothurno, et l’autre celui de perdice[26], comme si le peuple qui impose les noms n’avait pu se méprendre, ou même distinguer par deux dénominations différentes deux races distinctes appartenant à une seule et même espèce ! Enfin il conjecture, et non sans fondement, que c’est cette grosse perdrix qui, suivant Aristote, s’est mêlée avec la poule ordinaire et a produit avec elle des individus féconds, ce qui n’arrive que rarement selon le philosophe grec, et n’a lieu que dans les espèces les plus lascives, telles que celles du coq et de la perdrix[27], ou de la bartavelle, qui est la perdrix d’Aristote. Celle-ci a encore une nouvelle analogie avec la poule ordinaire, c’est de couver des œufs étrangers à défaut des siens ; et il y a longtemps que cette remarque a été faite, puisqu’il en est question dans les livres sacrés[28].

Aristote a remarqué que les perdrix mâles chantaient ou criaient principalement dans la saison de l’amour, lorsqu’ils se battent entre eux, et même avant de se battre[29] : l’ardeur qu’ils ont pour la femelle se tourne alors en rage contre leurs rivaux, et de là tous ces cris, ces combats, cette espèce d’ivresse, cet oubli d’eux-mêmes, cet abandon de leur propre conservation qui les a précipités plus d’une fois, je ne dis pas dans les pièges, mais jusque dans les mains de l’oiseleur[30].

On a profité de la connaissance de leur naturel pour les attirer dans le piège, soit en leur présentant une femelle vers laquelle ils accourent pour en jouir, soit en leur présentant un mâle sur lequel ils fondent pour le combattre[31] ; et l’on a encore tiré parti de cette haine violente des mâles contre les mâles pour en faire une sorte de spectacle où ces animaux, ordinairement si timides et si pacifiques, se battent entre eux avec acharnement ; et on n’a pas manqué de les exciter, comme je l’ai dit, par la présence de leurs femelles[32] : cet usage est encore très commun aujourd’hui dans l’île de Chypre[33], et nous voyons, dans Lampridius, que l’empereur Alexandre Sévère s’amusait beaucoup de ce genre de combats[NdÉ 3].

LA PERDRIX ROUGE D’EUROPE

Cette perdrix[NdÉ 4] tient le milieu pour la grosseur entre la bartavelle et la perdrix grise : elle n’est pas aussi répandue que cette dernière, et tout climat ne lui est pas bon. On la trouve dans la plupart des pays montagneux et tempérés de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique, mais elle est rare dans les Pays-Bas[34], dans plusieurs parties de l’Allemagne et de la Bohême, où l’on a tenté inutilement de la multiplier, quoique les faisans y eussent bien réussi[35]. On n’en voit point du tout en Angleterre[36] ni dans certaines îles des environs de Lemnos[37], tandis qu’une seule paire, portée dans la petite île d’Anaphe (aujourd’hui Nanfio), y pullula tellement, que les habitants furent sur le point de leur céder la place[38] ; ce séjour leur est si favorable que, encore aujourd’hui, l’on est obligé d’y détruire leurs œufs par milliers vers les fêtes de Pâques, de peur que les perdrix qui en viendraient ne détruisissent entièrement les moissons ; et ces œufs, accommodés à toutes sauces, nourrissent les insulaires pendant plusieurs jours[39].

Les perdrix rouges se tiennent sur les montagnes qui produisent beaucoup de bruyères et de broussailles, et quelquefois sur les mêmes montagnes où se trouvent certaines gelinottes, mal à propos appelées perdrix blanches, mais dans des parties moins élevées, et par conséquent moins froides et moins sauvages[40] : pendant l’hiver, elles se recèlent sous des abris de rochers bien exposés et se répandent peu ; le reste de l’année elles se tiennent dans les broussailles, s’y font chercher longtemps par les chasseurs, et partent difficilement. On m’assure qu’elles résistent souvent mieux que les grises aux rigueurs de l’hiver, et que, bien qu’elles soient plus aisées à prendre dans les différents pièges que les grises, il s’en trouve toujours à peu près le même nombre au printemps dans les endroits qui leur conviennent ; elles vivent de grain, d’herbes, de limaces, de chenilles, d’œufs de fourmis et d’autres insectes ; mais leur chair se sent quelquefois des aliments dont elles vivent. Élien rapporte que les perdrix de Cyrrha, ville maritime de la Phocide, sur le golfe de Corinthe, sont de mauvais goût parce qu’elles se nourrissent d’ail[41].

Elles volent pesamment et avec effort, comme font les grises, et on peut les reconnaître de même, sans les voir, au seul bruit qu’elles font avec leurs ailes en prenant leur volée. Leur instinct est de plonger dans les précipices lorsqu’on les surprend sur les montagnes, et de regagner le sommet lorsqu’on va à la remise : dans les plaines elles filent droit et avec raideur ; lorsqu’elles sont suivies de près et poussées vivement, elles se réfugient dans les bois, se perchent même sur les arbres, et se terrent quelquefois, ce que ne font point les perdrix grises.

Les perdrix rouges diffèrent encore des grises par le naturel et les mœurs, elles sont moins sociables : à la vérité, elles vont par compagnies, mais il ne règne pas dans ces compagnies une union aussi parfaite ; quoique nées, quoique élevées ensemble, les perdrix rouges se tiennent plus éloignées les unes des autres ; elles ne partent point ensemble, ne vont pas toutes du même côté, et ne se rappellent pas ensuite avec le même empressement, si ce n’est au temps de l’amour, et alors même chaque paire se réunit séparément[NdÉ 5] ; enfin, lorsque cette saison est passée et que la femelle est occupée à couver, le mâle la quitte et la laisse seule chargée du soin de la famille, en quoi nos perdrix rouges paraissent aussi différer des perdrix rouges de l’Égypte, puisque les prêtres égyptiens avaient choisi pour l’emblème d’un bon ménage deux perdrix, l’une mâle et l’autre femelle, couvant chacune de son côté[42].

Par une suite de leur naturel sauvage, les perdrix rouges que l’on tâche de multiplier dans les parcs, et que l’on élève à peu près comme les faisans, sont encore plus difficiles à élever, exigent plus de soins et de précautions pour les accoutumer à la captivité, ou, pour mieux dire, elles ne s’y accoutument jamais, puisque les petits perdreaux rouges qui sont éclos dans la faisanderie, et qui n’ont jamais connu la liberté, languissent dans cette prison qu’on cherche à leur rendre agréable de toutes manières, et meurent bientôt d’ennui et d’une maladie qui en est la suite, si on ne les lâche dans le temps où ils commencent à avoir la tête garnie de plumes.

Ces faits, qui m’ont été fournis par M. Leroy, paraissent contredire ce qu’on rapporte des perdrix d’Asie[43] et de quelques îles de l’Archipel[44], et même de Provence, où on en a vu des troupes nombreuses[45] qui obéissaient à la voix de leur conducteur avec une docilité singulière. Porphyre parle d’une perdrix privée venant de Carthage, qui accourait à la voix de son maître, le caressait et exprimait son attachement par des inflexions de voix que le sentiment semblait produire, et qui étaient toutes différentes de son cri ordinaire[46]. Mundella et Gesner en ont élevé eux-mêmes qui étaient devenues très familières[47] : il paraît même, par plusieurs passages des anciens, qu’on en était venu jusqu’à leur apprendre à chanter ou à perfectionner leur chant naturel, qui, du moins dans certaines races, passait pour un ramage agréable[48].

Mais tout cela peut se concilier en disant que cet oiseau est moins ennemi de l’homme que de l’esclavage, qu’il est des moyens d’apprivoiser et de subjuguer l’animal le plus sauvage, c’est-à-dire le plus amoureux de sa liberté, et que ce moyen est de le traiter selon sa nature, en lui laissant autant de liberté qu’il est possible : sous ce point de vue, la société de la perdrix apprivoisée avec l’homme qui sait s’en faire obéir est du genre le plus intéressant et le plus noble ; elle n’est fondée ni sur le besoin, ni sur l’intérêt, ni sur une douceur stupide, mais sur la sympathie, le goût réciproque, le choix volontaire ; il faut même, pour bien réussir, qu’elle soit absolument volontaire et libre. La perdrix ne s’attache à l’homme, ne se soumet à ses volontés qu’autant que l’homme lui laisse perpétuellement le pouvoir de le quitter ; et, lorsqu’on veut lui imposer une loi trop dure, une contrainte au delà de ce qu’exige toute société ; en un mot, lorsqu’on veut la réduire à l’esclavage domestique, son naturel si doux se révolte, et le regret profond de sa liberté étouffe en elle les plus forts penchants de la nature : celui de se conserver ; on l’a vue souvent se tourmenter dans sa prison jusqu’à se casser la tête et mourir : celui de se reproduire ; elle y montre une répugnance invincible, et si quelquefois on la vit, cédant à l’ardeur du tempérament et à l’influence de la saison, s’accoupler et pondre en cage, jamais on ne l’a vue s’occuper efficacement, dans la volière la plus commode et la plus spacieuse, à perpétuer une race esclave.

LA PERDRIX ROUGE BLANCHE[49]

Dans la race de la perdrix rouge, la blancheur du plumage est, comme dans la race de la perdrix grise, un effet accidentel de quelque cause particulière, et qui prouve l’analogie des deux races : cette blancheur n’est cependant point universelle, car la tête conserve ordinairement sa couleur ; le bec et les pieds restent rouges, et comme d’ailleurs on la trouve ordinairement avec les perdrix rouges, on est fondé à la regarder comme une variété individuelle de cette race de perdrix.


Notes de Buffon
  1. Voyez Belon, Nature des oiseaux, p. 257.
  2. Il paraît que la perdrix des pays habités ou connus par les Juifs (depuis l’Égypte jusqu’à Babylone) était la perdrix rouge, ou du moins n’était pas la grise, puisqu’elle se tenait sur les montagnes. « Sicut persequitur perdix in montibus. » Reg., lib. i, cap. xxvi.
  3. « Perdicum in Italiâ genus alterum est, corpore minus, colore obscurius, rostro non cinnabarino. » Athen.
  4. « Aliæ Κακκαβίζουσι, aliæ Τρίζουσι. » Aristote, Historia animalium, lib. iv, cap. ix.
  5. Voyez Gesner, de Avibus, p. 671.
  6. Il est aisé de voir que ces mots, ejusdem generis, signifient ici de la même espèce.
  7. Voyez Willughby, Ornithologia, p. 120.
  8. Aristote, Historia animalium, lib. ii, cap. ultimo ; et lib. vi, cap. iv.
  9. Idem, ibidem, lib. ix, cap. vii. Gaza a mis mal à propos vingt-cinq ans dans sa traduction, erreur qui a été copiée par Aldrovande, Ornithologia, lib. xiii, p. 116, t. II. Athénée fait dire à Aristote que la femelle vit plus longtemps que le mâle, comme c’est l’ordinaire parmi les oiseaux. Voyez Gesner, de Avibus, p. 674.
  10. Aristote, Historia animalium, lib. vi, cap. i.
  11. Idem, ibidem, lib. iii, cap. i.
  12. Idem, ibidem.
  13. Idem, ibidem, lib. v, cap. v. Avicenne a pris de là l’occasion de dire que les perdrix se préparaient par des baisers à des caresses plus intimes, comme les pigeons ; mais c’est une erreur.
  14. Aristote, Historia animalium, lib. ix, cap. viii.
  15. Idem, ibidem.
  16. Willughby, Ornithologia, p. 120.
  17. Aristote, Historia animalium, lib. vi, cap. viii.
  18. Aristote, Historia animalium, lib. ix, cap. viii.
  19. Voyez ci-dessus l’histoire du coq, celle du lapin, et les Glanures d’Edwards, partie ii, p. 21.
  20. Eustath apud Gesner, de Avibus, p. 673.
  21. Voyez Aristote, Historia animalium, loco citato.
  22. Ibidem, lib. v, cap. v.
  23. « Sed idem faciunt (nempe ova hypenemia seu zephyria pariunt), si digito genitale palpetur. » Aristote, Historia animalium, lib. vi, cap. ii.
  24. « Sæpe et femina incubans exurgit, cùm marem feminæ venatrici attendere senserit, occurrensque se ipsam præbet libidini maris, ut satiatus negligat venatricem. » Aristote, Historia animalium, lib. ix, cap. viii. « Adeoque vincit libido etiam fœtûs caritatem », ajoute Pline, lib. x, cap. xxxiii.
  25. Élien, de Naturâ animalium, lib. iv, cap. i.
  26. Voyez Belon, Nature des oiseaux, p. 255.
  27. Je rapporte en entier le passage d’Aristote, parce qu’il présente des vues très saines et très philosophiques. « Et ideo quæ non unigena cœunt (quod eu faciunt, quorum tempus par, et uteri gestatio proxima, et corporis magnitudo non multò discrepans), hæc primos partus similes sibi edunt, communi generis utriusque specie : quales… (ex perdice et gallinaceo) ; sed tempore procedente diversi ex diversis provenientes, demum formâ feminæ instituti evadunt, quomodo semina peregrina ad postremum pro terræ naturâ redduntur : hæc enim materiam corpusque seminibus præstat. » De Generatione animalium, lib. ii, cap. iv.
  28. « Perdix fovit ova quæ non peperit. » Jerem. proph., cap. xvii, v. 11.
  29. Aristote, Historia animalium, lib. iv, cap. ix.
  30. Idem, ibidem, lib. ix, cap. viii.
  31. Ibidem, lib. iv, cap. i.
  32. Élien, de Naturâ animalium, lib. iv. cap. i.
  33. Voyez l’Histoire de Chypre de François Stephano Lusignano.
  34. Voyez Aldrovande, Ornithologia, t. II, p. 110.
  35. Idem, ibidem, p. 106.
  36. Voyez Ray, Synopsis Avium, p. 57. — Histoire naturelle des oiseaux d’Edwards, pl. LXX.
  37. Anton. Liberalis apud Aldrov., t. II, p. 110.
  38. Athénée, Deipnosoph., lib. ix.
  39. Voyez Tournefort, Voyages du Levant, t. Ier, p. 275.
  40. Stumpfius apud Gesner, de Avibus, p. 682.
  41. Élien, de Naturâ avium, lib. iv, cap. xiii.
  42. Voyez Aldrovande, Ornithologia, t. II, p. 120.
  43. « In regione circa Trapezuntem… vidi hominem ducentem secum supra quatuor millia perdicum. Is iter faciebat per terram ; perdices per aerem volabant, quas ducebat ad quoddam castrum… quod a Trapezunte distat trium dierum itinere : cùm huic homini quiescere… libebat, perdices omnes quiescebant circa eum, et capiebat de ipsis quantum volebat numerum. » Odoricus (De foro Julii), apud Gesner, de Avibus, p. 675.
  44. Il y a des gens du côté de Vessa et d’Élata (dans l’île de Scio), qui élèvent les perdrix avec soin : on les mène… à la campagne chercher leur nourriture comme des troupeaux de moutons : chaque famille confie les siennes au gardien commun, qui les ramène le soir ; et on les rappelle chez soi avec un coup de sifflet, même pendant la journée. Voyez le Voyage au Levant de M. de Tournefort, t. Ier, p. 386.
  45. J’ai vu un homme en Provence, du côté de Grasse, qui conduisait des compagnies de perdrix à la campagne, et qui les faisait venir à lui quand il voulait : il les prenait avec la main, les mettait dans son sein, et les renvoyait ensuite… avec les autres. Ibidem.
  46. Porphyre, de Abstinentiâ a carnibus, lib. iii.
  47. Voyez Gesner, de Avibus, p. 682.
  48. Athénée, Deipnosoph. — Plutarque, Utra animalium, etc. — Élien, de Naturâ animalium, lib. iv, cap. xiii.
  49. Voyez Brisson, Ornithologie, t. Ier, p. 238.
Notes de l’éditeur
  1. Les perdrix rouges constituent seules, pour la plupart des ornithologistes modernes, l’ancien genre Perdix [Note de Wikisource : actuellement plutôt le genre Alectoris, le genre Perdix regroupant en particulièrement les perdrix grises]. Ce sont des Gallinacés de la famille des Tétraonidés et de la sous-famille des Perdiciens. Elles ont le corps court et massif, le cou court, la tête relativement assez grosse, les ailes obtuses, avec les troisième et quatrième rémiges plus longues que les autres ; la queue longue, formée de douze à seize pennes complètement recouvertes par les sous-caudales ; le bec fort, mais allongé ; les pattes armées, chez le mâle, d’ergots moussus ou d’un tubercule corné ; le plumage abondant, serré, coloré sur le dos en gris rougeâtre ou ardoisé, et en rouge plus vif sur le devant du cou, la poitrine et les flancs. Ce sont des oiseaux monogames, vivant en société, répandus dans le sud de l’Europe, l’ouest et le centre de l’Asie, le nord et l’ouest de l’Afrique.
  2. Perdix græca Briss. (Perdix saxatilis Mey.) [Note de Wikisource : actuellement Alectoris graeca Meisner, vulgairement perdrix bartavelle]. Cette espèce est actuellement commune en Grèce, en Turquie, en Asie Mineure, en Arabie ; on la trouve dans les Alpes, dans la haute Autriche, la haute Bavière, le Tyrol, la Suisse, la France et l’Italie. Elle existe encore en Afrique, dans les montagnes qui s’élèvent entre le Nil et la mer Rouge ; elle est représentée dans l’Indo-Chine, le sud de la Chine et l’Inde par une variété dont quelques auteurs ont fait une espèce distincte.

    La Perdrix grecque a « le dos et la poitrine gris bleu, à reflets rougeâtres, la gorge blanche, entourée d’une bande noire ; une bande noire sur le front ; une tache noire au menton ; les plumes des flancs alternativement rayées de roux, de jaunâtre et de noir ; le ventre jaune roux ; les rémiges d’un brun noir avec la tige blanc jaunâtre et les barbes internes rayées de jaune roux ; les rectrices externes d’un rouge roux ; l’œil brun roux ; le bec rouge corail ; les pattes rouge pâle. Elle a de 36 à 39 centimètres de long, et de 52 à 55 centimètres d’envergure ; la longueur de l’aile est de 17 centimètres, celle de la queue de 11. La femelle est plus petite. » (Brehm.)

  3. La Perdrix grecque s’apprivoise très volontiers ; on prétend même que, dans l’Inde, elle se domestique au point de pouvoir être laissée en liberté, comme la poule.
  4. Perdix rubra Temm. [Note de Wikisource : actuellement Alectoris rufa Linnæus, vulgairement perdrix rouge]. — Cette espèce n’habite actuellement que le sud-ouest de l’Europe et une partie de l’Afrique. Elle est commune dans le Midi de la France, en Espagne, en Portugal et en Barbarie ; elle a été introduite, il y a une centaine d’années, en Angleterre, où elle est aujourd’hui assez nombreuse dans les comtés de l’Ouest.

    La coloration de la Perdrix rouge d’Europe est d’un rouge plus vif que celle de la Perdrix grecque ; son collier est plus large. « La teinte rouge gris de la partie supérieure du corps est principalement prononcée à l’occiput et à la nuque, où elle devient presque rouge roux : le sommet de la tête est gris, la poitrine et le haut du ventre sont d’un gris cendré brunâtre ; le bas-ventre et les rectrices inférieures de la queue sont jaune sale ; les plumes des flancs, d’un gris cendré clair, sont coupées par des raies transversales d’un blanc roux, d’un brun châtain, limitées par des lisérés noir foncé. Une bande blanche part du front et se prolonge vers la région sourcilière. La gorge, entourée par le collier qui la délimite nettement, est d’un blanc net et brillant. L’œil est brun clair, entouré d’un cercle rouge vermillon ; le bec est rouge de sang, les pattes sont rouge carmin pâle. Cet oiseau a 29 centimètres de long et 55 centimètres d’envergure ; la longueur de l’aile est de 16 centimètres, celle de la queue de 12. La femelle est plus petite que le mâle ; la partie postérieure de ses tarses est dépourvue du tubercule corné qui, chez le mâle, tient lieu d’ergot. » (Brehm.)

  5. Pendant la majeure partie de l’année, les perdrix rouges vivent en troupes composées de dix à vingt individus et formées par l’union de plusieurs familles ; mais, à l’époque des amours, la société se dissout. En Espagne, dès le mois de février, le jour de la fête de saint Antoine, disent les bonnes gens du pays, les sociétés de perdrix rouges se dispersent par couples, d’où le proverbe espagnol :

    Al día de san Antón
    Cada perdiz con su perdigón.

    Les mâles ne sont, du reste, que fort peu fidèles à la première femelle qu’ils ont choisie. Dès que celle-ci commence à couver, le mâle l’abandonne et court à la recherche de nouvelles amours.