Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le francolin

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 475-478).

LE FRANCOLIN

Ce nom de francolin[NdÉ 1] est encore un de ceux qui ont été appliqués à des oiseaux fort différents : nous avons déjà vu ci-dessus qu’il avait été donné à l’attagas ; et il paraît, par un passage de Gesner, que l’oiseau connu à Venise sous le nom de francolin est une espèce de gelinotte (hazel-huhn[1]).

Le francolin de Naples est plus gros qu’une poule ordinaire ; et, à vrai dire, la longueur de ses pieds, de son bec et de son cou, ne permettent point d’en faire ni une gelinotte ni un francolin[2].

Tout ce qu’on dit du francolin de Ferrare, c’est qu’il a les pieds rouges et vit de poissons[3] : l’oiseau du Spitzberg auquel on a donné le nom de francolin s’appelle aussi coureur de rivage, parce qu’il ne s’éloigne jamais beaucoup de la côte où il trouve la nourriture qui lui convient, savoir, des vers gris et des chevrettes, mais il n’est pas plus gros qu’une alouette[4]. Le francolin dont Olina donne la description et la figure[5] est celui dont il s’agit ici : celui de M. Edwards en diffère en quelques points[6], et paraît être exactement le même oiseau que le francolin de M. de Tournefort[7], qui se rapproche aussi de celui de Ferrare, en ce qu’il se plaît sur les côtes de la mer et dans les lieux marécageux.

Enfin le nôtre paraît différer de ces trois derniers, et même de celui de M. Brisson[8], soit par la couleur du plumage et même du bec, soit par les dimensions et le port de la queue, qui est plus longue dans la figure de M. Brisson, plus épanouie dans la nôtre, et tombante dans celles de M. Edwards et d’Olina ; mais, malgré cela, je crois que le francolin d’Olina, celui de M. Tournefort, celui d’Edwards, celui de M. Brisson et le mien sont tous de la même espèce, attendu qu’ils ont beaucoup de choses communes, et que les petites différences qu’on a observées entre eux ne sont pas assez caractérisées pour constituer des espèces diverses, et peuvent d’ailleurs être relatives à l’âge, au sexe, au climat, ou à d’autres causes particulières.

Il est certain que le francolin a beaucoup de rapports avec la perdrix, et c’est ce qui a porté Olina, Linnæus et Brisson, à les ranger parmi les perdrix. Pour moi, après avoir examiné de près et comparé ces deux sortes d’oiseaux, j’ai cru avoir observé entre eux assez de différences pour les séparer ; en effet, le francolin diffère des perdrix non seulement par les couleurs du plumage, par la forme totale, par le port de la queue et par son cri, mais encore parce qu’il a un éperon à chaque jambe[9], tandis que la perdrix mâle n’a qu’un tubercule calleux au lieu d’éperon.

Le francolin est aussi beaucoup moins répandu que la perdrix : il paraît qu’il ne peut guère subsister que dans les pays chauds ; l’Espagne, l’Italie et la Sicile sont presque les seuls pays de l’Europe où il se trouve ; on en voit aussi à Rhodes[10], dans l’île de Chypre[11], à Samos[12], dans la Barbarie, et surtout aux environs de Tunis[13], en Égypte, sur les côtes d’Asie[14] et au Bengale[15]. Dans tous ces pays, on trouve des francolins et des perdrix qui ont chacun leurs noms distincts et leur espèce séparée.

La rareté de ces oiseaux en Europe, jointe au bon goût de leur chair, ont donné lieu aux défenses rigoureuses qui ont été faites en plusieurs pays de les tuer ; et de là on prétend qu’ils ont eu le nom de francolin, comme jouissant d’une sorte de franchise sous la sauvegarde de ces défenses.

On sait peu de chose de cet oiseau : son plumage est fort beau ; il a un collier très remarquable de couleur orangée ; sa grosseur surpasse un peu celle de la perdrix grise ; la femelle est un peu plus petite que le mâle, et les couleurs de son plumage sont plus faibles et moins variées.

Ces oiseaux vivent de grains : on peut les élever dans des volières ; mais il faut avoir l’attention de leur donner à chacun une petite loge où ils puissent se tapir et se cacher, et de répandre dans la volière du sable et quelques pierres de tuf.

Leur cri est moins un chant qu’un sifflement très fort qui se fait entendre de fort loin[16].

Les francolins vivent à peu près autant que les perdrix[17] ; leur chair est exquise, et elle est quelquefois préférée à celle des perdrix et des faisans.

M. Linnæus[18] prend la perdrix de Damas de Willughby pour le francolin[19] : sur quoi il y a deux remarques à faire ; la première, que cette perdrix de Damas est plutôt celle de Belon, qui en a parlé le premier[20], que celle de Willughby, qui n’en a parlé que d’après Belon ; la seconde, que cette perdrix de Damas diffère du francolin et par sa petitesse, puisqu’elle est moins grosse que la perdrix grise, selon Belon, et par son plumage, et par ses pieds velus, qui ont empêché Belon de la ranger parmi les râles de genêt ou les pluviers.

M. Linnæus aurait dû reconnaître le francolin de Tournefort dans celui d’Olina, dont Willughby fait mention[21] ; enfin, le naturaliste suédois se trompe encore en fixant exclusivement l’Orient pour le climat du francolin, puisque cet oiseau se trouve, comme je l’ai déjà remarqué, en Sicile, en Italie, en Espagne, en Barbarie, et dans quelques autres contrées qui n’appartiennent point à l’Orient.

Aristote met l’attagen, que Belon regarde comme le francolin, au rang des oiseaux pulvérateurs et frugivores[22] : Belon lui fait dire de plus que cet oiseau pond un grand nombre d’œufs[23], quoique cela ne se trouve point à l’endroit cité ; mais c’est une conséquence que l’on peut tirer, dans les principes d’Aristote, de ce que cet oiseau est frugivore et pulvérateur. Belon dit encore, d’après les anciens, que le francolin est fréquent dans la campagne de Marathon, parce qu’il se plaît dans les lieux marécageux ; et cela s’accorde très bien avec ce que M. de Tournefort rapporte des francolins de Samos[24].


Notes de Buffon
  1. « Est autem (francolinus) eadem Germanorum hazel-huhn, ut ex icone francolini Venetiis dicti, quam doctissimus medicus Aloysius Mundella ad me misit, citra ullam dubitationem cognovi. » Gesner, de Avibus, p. 225.
  2. Gesner, ibidem.
  3. « Alii alium quemdam francolinum faciunt, cruribus rubris, piscibus viventem, Ferrariæ, ut audio, notum. » Gesner, ibidem.
  4. Voyages de M. l’abbé Prévost, t. XV, p. 276.
  5. Olina, p. 33.
  6. Edwards, planche ccxlvi.
  7. Tournefort, t. Ier, p. 412 ; et t. II. p. 103.
  8. Brisson, Ornithologie, t. Ier, p. 245.
  9. Celui d’Olina n’en a point ; mais il y a apparence qu’il a fait dessiner la femelle.
  10. Olina.
  11. Tournefort.
  12. Edwards… M. Edwards dit qu’il n’est pas question du francolin dans le texte du Voyage au Levant de M. de Tournefort, quoiqu’il y ait une figure de cet oiseau sous le nom de francolin, sorte d’oiseau qui fréquente les marais. Cette assertion est fautive ; voici ce que je trouve, t. Ier de ce voyage, p. 412, édition du Louvre : « Les francolins n’y sont pas communs (dans l’île de Samos), et ne quittent pas la marine, entre le petit Boghas et Cora, auprès d’un étang marécageux… ; on les appelle perdrix des prairies. » La figure de l’oiseau porte simplement en tête le nom de francolin.
  13. Olina, p. 33.
  14. Tournefort, Voyage au Levant, t. II, p. 103.
  15. Edwards.
  16. Olina.
  17. Ibidem.
  18. Linnæus, Syst. nat., édit. X, p. 161.
  19. Willughby, Ornithologie, p. 128.
  20. Belon, Observ., p. 152.
  21. Willughby, Ornithologie, p. 125.
  22. Aristote, Historia animalium, lib. ix, cap. xlix.
  23. « Avis multipare est attagen. » Belon, Nat. des oiseaux, p. 241.
  24. Tournefort, t. Ier, p. 412.
Notes de l’éditeur
  1. D’après Cuvier, le nom de Francolin vient du mot italien Francolino « qui désigne la défense faite de tuer l’oiseau qui le porte », et il est par suite donné, en Italie, « à plusieurs espèces réputées bons gibiers, telles que la Gelinotte et cet oiseau-ci ».

    Le Francolin décrit ici par Buffon est le Perdix Francolinus L. (Francolinus vulgaris Steph.) [Note de Wikisource : actuellement Francolinus francolinus Linnæus, vulgairement francolin noir], oiseau de la sous-famille des Perdiciens. Les Francolins se distinguent des Perdrix véritables par un bec plus long, une queue plus longue, des pattes plus hautes, armées d’un ou parfois de deux ergots, un plumage plus épais et souvent très bigarré.