Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Les oiseaux de proie nocturnes

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 165-172).

LES OISEAUX DE PROIE NOCTURNES


Les yeux de ces oiseaux sont d’une sensibilité si grande qu’ils paraissent être éblouis par la clarté du jour, et entièrement offusqués par les rayons du soleil : il leur faut une lumière plus douce, telle que celle de l’aurore naissante ou du crépuscule tombant ; c’est alors qu’ils sortent de leurs retraites pour chasser, ou plutôt pour chercher leur proie, et ils font cette quête avec grand avantage ; car ils trouvent dans ce temps les autres oiseaux et les petits animaux endormis ou prêts à l’être : les nuits où la lune brille sont pour eux les beaux jours, les jours de plaisir, les jours d’abondance, pendant lesquels ils chassent plusieurs heures de suite et se pourvoient d’amples provisions ; les nuits où la lune fait défaut son beaucoup moins heureuses, ils n’ont guère qu’une heure le soir et une heure le matin pour chercher leur subsistance ; car il ne faut pas croire que la vue de ces oiseaux, qui s’exerce si parfaitement à une faible lumière, puisse se passer de toute lumière, et qu’elle perce en effet dans l’obscurité la plus profonde ; dès que la nuit est bien close ils cessent de voir, et ne diffèrent pas à cet égard des autres animaux, tels que les lièvres, les loups, les cerfs, qui sortent le soir des bois pour repaître ou chasser pendant la nuit : seulement ces animaux voient encore mieux le jour que la nuit ; au lieu que la vue des oiseaux nocturnes est si fort offusquée pendant le jour qu’ils sont obligés de se tenir dans le même lieu sans bouger, et que, quand on les force à en sortir, ils ne peuvent faire que de très petites courses, des vols courts et lents de peur de se heurter ; les autres oiseaux, qui s’aperçoivent de leur crainte ou de la gêne de leur situation, viennent à l’envi les insulter : les mésanges, les pinsons, les rouges-gorges, les merles, les geais, les grives, etc., arrivent à la file : l’oiseau de nuit perché sur une branche, immobile, étonné, entend leurs mouvements, leurs cris qui redoublent sans cesse, parce qu’ils n’y répond que par des gestes bas, en tournant sa tête, ses yeux et son corps d’un air ridicule ; il se laisse même assaillir et frapper sans se défendre ; les plus petits, les plus faibles de ses ennemis sont les plus ardents à le tourmenter, les plus opiniâtres à le huer : c’est sur cette espèce de jeu de moquerie ou d’antipathie naturelle qu’est fondé le petit art de la pipée ; il suffit de placer un oiseau nocturne ou même d’en contrefaire la voix pour faire arriver les oiseaux à l’endroit où l’on a tendu les gluaux[1] : il faut s’y prendre une heure avant la fin du jour pour que cette chasse soit heureuse ; car si l’on attend plus tard, ces mêmes petits oiseaux qui viennent pendant le jour provoquer l’oiseau de nuit avec autant d’audace que d’opiniâtreté, le fuient et le redoutent dès que l’obscurité lui permet de se mettre en mouvement et de déployer ses facultés.

Tout cela doit néanmoins s’entendre avec certaines restrictions qu’il est bon d’indiquer : 1o toutes les espèces de hiboux et de chouettes ne sont pas également offusquées par la lumière du jour ; le grand duc voit assez clair pour voler et fuir à d’assez grandes distances en plein jour ; la chevêche, ou la plus petite espèce de chouettes, chasse, poursuit et prend des petits oiseaux longtemps avant le coucher et après le lever du soleil. Les voyageurs nous assurent que le grand duc ou hibou de l’Amérique septentrionale[2] prend les gélinottes blanches en plein jour, et même lorsque la neige en augmente encore la lumière ; Belon dit très bien dans son vieux langage[3] que quiconque prendra garde à la vue de ces oiseaux, ne la trouvera pas si imbécile qu’on la crie ; 2o il paraît que le hibou commun ou moyen duc voit plus mal que le scops ou petit duc, et que c’est de tous les hiboux celui qui est le plus offusqué par la lumière du jour, comme le sont aussi le chat-huant, l’effraie et la hulotte ; car on voit les oiseaux s’attrouper également pour les insulter à la pipée ; mais avant de donner les faits qui ont rapport à chaque espèce en particulier, il faut en présenter les distinctions générales.

On peut diviser en deux genres principaux les oiseaux de proie nocturnes, le genre du hibou et celui de la chouette, qui contiennent chacun plusieurs espèces différentes ; le caractère distinctif de ces deux genres, c’est que tous les hiboux ont deux aigrettes de plumes en forme d’oreilles, droites de chaque côté de la tête[4], tandis que les chouettes ont la tête arrondie sans aigrettes et sans aucunes plumes proéminentes[5] ; nous réduirons à trois les espèces contenues dans le genre du hibou. Ces trois espèces sont : 1o le duc ou grand duc ; 2o le hibou ou moyen duc ; 3o le scops ou petit duc ; mais nous ne pouvons réduire à moins de cinq les espèces du genre de la chouette, et ces espèces sont : 1o la hulotte ou huette ; 2o le chat-huant ; 3o l’effraie ou fresaie ; 4o la chouette ou grande chevêche ; 5o la chevêche ou petite chouette : ces huit espèces se trouvent toutes en Europe et même en France ; quelques-unes ont des variétés qui paraissent dépendre de la différence des climats ; d’autres ont des représentants dans le nouveau continent ; la plupart des hiboux et des chouettes de l’Amérique ne diffèrent pas assez de celles de l’Europe, pour qu’on ne puisse leur supposer une même origine.

Aristote fait mention de douze espèces d’oiseaux qui voient dans l’obscurité et volent pendant la nuit ; et comme dans ces douze espèces il comprend l’orfraie et le tête-chèvre ou crapaud-volant sous les noms de phinis et d’ægotilas, et trois autres sous les noms de capriceps, de chalcis et de charadrios, qui sont du nombre des oiseaux pêcheurs et habitants des marais ou des rives des eaux et des torrents, il paraît qu’il a réduit à sept espèces tous les hiboux et toutes les chouettes qui étaient connus en Grèce de son temps ; le hibou ou moyen duc, qu’il appelle ὠτός, otus, précède et conduit, dit-il, les cailles lorsqu’elles partent pour changer de climat[6], et c’est par cette raison qu’on appelle cet oiseau dux ou duc : l’étymologie me paraît sûre, mais le fait est plus qu’incertain ; il est vrai que les cailles, qui, lorsqu’elles partent en automne, sont surchargées de graisse, ne volent guère que la nuit, et qu’elles se reposent pendant le jour à l’ombre pour éviter la chaleur, et que par conséquent on a pu s’apercevoir que le hibou accompagnait ou précédait quelquefois ces troupes de cailles ; mais il ne paraît par aucune observation, par aucun témoignage bien constaté, que le hibou soit, comme la caille, un oiseau de passage ; le seul fait que j’aie trouvé dans les voyageurs qui aille à l’appui de cette opinion, est dans la préface de l’Histoire naturelle de la Caroline par Catesby ; il dit : « qu’à vingt-six degrés de latitude nord, à peu près entre les deux continents d’Afrique et d’Amérique, c’est-à-dire à six cents lieues environ de l’un et de l’autre, il vit en allant à la Caroline un hibou au-dessus du vaisseau où il était, ce qui le surprit d’autant plus, que ces oiseaux ayant des ailes courtes ne peuvent voler fort loin, et sont aisément lassés par les enfants, ce qui arrive tout au plus à la troisième volée ; il ajoute que ce hibou disparut après avoir fait des tentatives pour se reposer sur le vaisseau[7]. »

On peut dire en faveur du fait que tous les hiboux et toutes les chouettes n’ont pas les ailes courtes, puisque dans la plupart de ces oiseaux elles s’étendent au delà de l’extrémité de la queue, et qu’il n’y a que le grand duc et le scops ou petit duc, dont les ailes, lorsqu’elles sont pliées, n’arrivent pas jusqu’au bout de la queue ; d’ailleurs on voit, ou plutôt on entend tous ces oiseaux faire d’assez longs vols en criant ; dès lors il semble que la puissance de voler au loin pendant la nuit leur appartient aussi bien qu’aux autres, mais que n’ayant pas d’aussi bons yeux, et ne voyant pas de loin, ils ne peuvent se former un tableau d’une grande étendue de pays, et que c’est par cette raison qu’ils n’ont pas, comme la plupart des autres oiseaux, l’instinct des migrations, qui suppose ce tableau pour se déterminer à faire de grands voyages ; quoi qu’il en soit, il paraît qu’en général nos hiboux et nos chouettes sont assez sédentaires : on m’en a apporté de presque toutes les espèces, non seulement en été, au printemps, en automne, mais même dans les temps les plus rigoureux de l’hiver ; il n’y a que le scops ou petit duc qui ne se trouve pas dans cette saison ; et j’ai été en effet informé que cette petite espèce de hibou part en automne et arrive au printemps : ainsi ce serait plutôt au petit duc qu’au moyen duc qu’on pourrait attribuer la fonction de conduire les cailles ; mais encore une fois, ce fait n’est pas prouvé, et de même je ne sais pas sur quoi peut être fondé un autre fait avancé par Aristote, qui dit que le chat-huant (glaux, noctua, selon son interprète Gaza[8]), se cache pendant quelques jours de suite, car on m’en a apporté, dans la plus mauvaise saison de l’année, qu’on avait pris dans les bois ; et si l’on prétendait que le mot glaux, noctua indique ici l’effraie, le fait serait encore moins vrai ; car à l’exception des soirées très sombres et pluvieuses, on l’entend tous les jours de l’année souffler et crier à l’heure du crépuscule.

Les douze oiseaux de nuit, indiqués par Aristote, sont : byas, otos, scops, phinis, ægotilas, eleos, nycticorax, ægolios, glaux, charadrios, chalcis, ægocephalos ; traduits en latin par Théodore Gaza :

Bubo, otus, asio, ossifraga, caprimulgus, aluco, cicunia (ou clama ou ulula), ulula, noctua, charadrius, chalcis, capriceps ; j’ai cru devoir interpréter en français les neuf premiers comme il suit :

Le duc ou grand duc, le hibou ou moyen duc, le petit duc, l’orfraie, le tête-chèvre ou crapaud-volant, l’effraie ou fresaie, la hulotte, la chouette ou grande chevêche, le chat-huant.

Tous les naturalistes et les littérateurs conviendront aisément avec moi : 1o que le byas des Grecs, bubo des Latins, est notre duc ou grand duc ; 2o que l’otos des Grecs, otus des Latins, est notre hibou ou moyen duc ; 3o que le scops des Grecs, asio des Latins, est notre petit-duc ; 4o que le phinis des Grecs, ossifraga des Latins, est notre orfraie ou grand aigle de mer ; 5o que l’ægotilas des Grecs, caprimulgus des Latins, est notre tête-chèvre ou crapaud volant ; 6o que l’eleos des Grecs, aluco des Latins, est notre effraie ou fresaie ; mais ils me demanderont en même temps par quelle raison je prétends que le glaux est notre chat-huant, le nycticorax notre hulotte, et l’ægolios notre chouette ou grande chevêche, tandis que tous les interprètes et tous les naturalistes qui m’ont précédé ont attribué le nom ægolios à la hulotte, et qu’ils sont forcés d’avouer qu’ils ne savent à quel oiseau rapporter celui de nycticorax, non plus que ceux du charadrios, du chalcis et du capriceps, et qu’on ignore absolument quels peuvent être les oiseaux désignés par ces noms ; et, enfin, ils me reprocheront que c’est mal à propos que je transporte aujourd’hui le nom de glaux au chat-huant, tandis qu’il appartient de tout temps, c’est-à-dire du consentement de tous ceux qui m’ont précédé, à la chouette ou grande chevêche, et même à la petite chouette ou chevêche proprement dite, comme à la grande.

Je vais leur exposer les raisons qui m’ont déterminé, et je les crois assez fondées pour les satisfaire et pour éclaircir l’obscurité qui résulte de leurs doutes et de leurs fausses interprétations. De tous les oiseaux de nuit dont nous avons fait l’énumération, le chat-huant est le seul qui ait les yeux bleuâtres, et la hulotte la seule qui les ait noirâtres ; tous les autres ont l’iris des yeux d’un jaune couleur d’or, ou du moins couleur de safran. Or les Grecs, dont j’ai souvent admiré le justesse de discernement et la précision des idées par les noms qu’ils ont imposés aux objets de la nature, et qui sont toujours relatifs à leurs caractères distinctifs et frappants, n’auraient eu aucune raison de donner le nom glaux (glaucus), vert de mer ou bleuâtre, à ceux de ces oiseaux qui n’ont rien de bleuâtre, et dont les yeux sont noirs ou orangés ou jaunes ; et ils auront avec fondement imposé ce nom à l’espèce de ces oiseaux, qui, parmi toutes les autres, est la seule en effet qui ait les yeux de cette couleur bleuâtre ; de même ils n’auront pas appelé nycticorax, c’est-à-dire corbeau de nuit, des oiseaux qui ayant les yeux jaunes ou bleus, et le plumage blanc ou gris, n’ont aucun rapport au corbeau, et ils auront donné avec juste raison ce nom à la hulotte, qui est la seule de tous ces oiseaux nocturnes qui ait les yeux noirs et le plumage aussi presque noir, et qui de plus approche du corbeau plus qu’aucun autre par sa grosseur.

Il y a encore une raison de convenance qui ajoute à la vraisemblance de mon interprétation, c’est que le nycticorax chez les Grecs, et même chez les Hébreux, était un oiseau commun et connu, puisqu’ils en empruntaient des comparaisons (sicut nycticorax in domicilio) ; il ne faut pas s’imaginer, comme le croient la plupart de ces littérateurs, que ce fût un oiseau si solitaire et si rare qu’on ne puisse aujourd’hui en retrouver l’espèce : la hulotte est partout assez commune ; c’est de toutes les chouettes la plus grosse, la plus noire et la plus semblable au corbeau ; toutes les autres espèces en sont absolument différentes ; je crois donc que cette observation, tirée de la chose même, doit avoir plus de poids que l’autorité de ces commentateurs, qui ne connaissent pas assez la nature pour en bien interpréter l’histoire. Or le glaux étant le chat-huant, ou, si l’on veut, la chouette aux yeux bleuâtres, et le nycticorax étant la hulotte ou chouette aux yeux noirs, l’ægolios ne peut être autre que la chouette aux yeux jaunes : ceci mérite encore quelque discussion.

Théodore Gaza traduit le mot nycticorax, d’abord par cicuma, ensuite par ulula, et enfin par cicunia ; cette dernière interprétation n’est vraisemblablement qu’une faute des copistes, qui de cicuma ont fait cicunia ; car Festus, avant Gaza, avait également traduit nycticorax par cicuma, et Isidore par cecuma, et quelques autres par cecua : c’est même à ces noms qu’on pourrait rapporter l’étymologie des mots zueta en italien, chouette en français : si Gaza eût fait attention aux caractères du nycticorax, il s’en serait tenu à sa seconde interprétation ulula, et il n’eût pas fait double emploi de ce terme, car il eût alors traduit ægolios par cicuma ; il me paraît donc, par cet examen comparé de ces différents objets et par ces raisons critiques, que le glaux est le chat-huant, le nycticorax la hulotte, et l’ægolios la chouette ou grande chevêche.

Il reste le charadrios, le chalcis et le aegocephalos. Gaza ne leur donne point de noms latins particuliers, et se contente de copier le mot grec et de les indiquer par charadrius, chalcis et capriceps : comme ces oiseaux sont d’un genre différent de ceux dont nous traitons, et que tous trois paraissent être des oiseaux de marais, et habitant le bord des eaux, nous n’en ferons pas ici plus ample mention ; nous nous réservons d’en parler lorsqu’il sera question des oiseaux pêcheurs, parmi lesquels il y a, comme dans les oiseaux de proie, des espèces qui ne voient pas bien pendant le jour, et qui ne pêchent que dans le temps où les hiboux et les chouettes chassent, c’est-à-dire lorsque la lumière du jour ne les offusque plus ; en nous renfermant donc dans le sujet que nous traitons, et ne considérant à présent que les oiseaux du genre des hiboux et des chouettes, je crois avoir donné la juste interprétation des mots grecs qui les désignent tous ; il n’y a que la seule chevêche ou petite chouette dont je ne trouve pas le nom dans cette langue. Aristote n’en fait aucune mention nulle part, et il y a grande apparence qu’il n’a pas distingué cette petite espèce de chouette de celle du scops ou petit duc, parce qu’elles se ressemblent en effet par la grandeur, la forme, la couleur des yeux, et qu’elles ne diffèrent essentiellement que par la petite plume proéminente que le scops porte de chaque côté de la tête, et dont la chevêche ou petite chouette est dénuée ; mais toutes ces différences particulières seront exposées plus au long dans les articles suivants.

Aldrovande remarque avec raison que la plupart des erreurs en histoire naturelle sont venues de la confusion des noms, et que dans celle des oiseaux nocturnes on trouve l’obscurité et les ténèbres de la nuit : je crois que ce que nous venons de dire pourra les dissiper en grande partie. Nous ajouterons, pour achever d’éclaircir cette matière, quelques autres remarques : le nom ule, eule en allemand, owl, houlet en anglais, huette, hulote en français, vient du latin ulula, et celui-ci vient du cri de ces oiseaux nocturnes de la grande espèce ; il est très vraisemblable, comme le dit M. Frisch, qu’on n’a d’abord nommé ainsi que les grandes espèces de chouettes, mais que les petites leur ressemblant par la forme et par le naturel, on leur a donné le même nom, qui dès lors est devenu un nom général et commun à tous ces oiseaux : de là la confusion à laquelle on n’a qu’imparfaitement remédié en ajoutant à ce nom général une épithète prise du lieu de leur demeure, ou de leur forme particulière, ou de leurs différents cris ; par exemple, stein-eule en allemand, chouette des rochers, qui est notre chouette ou grande chevêche ; kirch-eule en allemand, churchowl en anglais, chouette des églises ou des clochers en français, qui est notre effraie, qu’on a aussi appelée schleyer-eule, chouette voilée, perl-eule, chouette perlée ou marquée de petites taches rondes ; ohr-eule en allemand, horn-owl en anglais, chouette ou hibou à oreilles en français, qui est notre hibou ou moyen duc ; knapp-eule, chouette qui fait avec son bec le bruit que l’on fait en cassant une noisette, ce qui néanmoins ne peut désigner aucune espèce particulière, puisque toutes les grosses espèces de hiboux et de chouettes font ce même bruit avec leur bec ; le nom bubo que les Latins ont donné à la plus grande espèce de hibou, c’est-à-dire au grand duc, vient du rapport de son cri avec le mugissement du bœuf ; et les Allemands ont désigné le nom de l’animal par le cri même, uhu (ouhou), puhu (pouhou).

Les trois espèces de hiboux et les cinq espèces de chouettes, que nous venons d’indiquer par des dénominations précises et par des caractères aussi précis, composent le genre entier des oiseaux de proie nocturnes ; ils diffèrent des oiseaux de proie diurnes : 1o par le sens de la vue, qui est excellent dans ceux-ci, et qui paraît fort obtus dans ceux-là, parce qu’il est trop sensible et trop affecté de l’éclat de la lumière ; on voit leur pupille, qui est très large, se rétrécir au grand jour d’une manière différente de celle des chats ; la pupille des oiseaux de nuit reste toujours ronde en se rétrécissant concentriquement, au lieu que celle des chats devient perpendiculairement étroite et longue ; 2o par le sens de l’ouïe ; il paraît que ces oiseaux de proie nocturnes ont ce sens supérieur à tous les autres oiseaux, et peut-être même à tous les animaux, car ils ont, toute proportion gardée, les conques des oreilles bien plus grandes qu’aucun des animaux ; il y a aussi plus d’appareil et de mouvement dans cet organe, qu’ils sont maîtres de fermer et d’ouvrir à volonté, ce qui n’est donné à aucun animal ; 3o par le bec, dont la base n’est pas, comme dans les oiseaux de proie diurnes, couverte d’une peau lisse et nue, mais est au contraire garnie de plumes tournées en devant ; et de plus ils ont le bec court et mobile dans ses deux parties comme le bec des perroquets[9], et c’est par la facilité de ces deux mouvements qu’ils font si souvent craquer leur bec, et qu’ils peuvent aussi l’ouvrir assez pour prendre de très gros morceaux que leur gosier aussi ample, aussi large que l’ouverture de leur bec, leur permet d’avaler tout entiers ; 4o par les serres, dont ils ont un doigt antérieur de mobile, et qu’ils peuvent à volonté retourner en arrière, ce qui leur donne plus de fermeté et de facilité qu’aux autres pour se tenir perchés sur un seul pied ; 5o par leur vol, qui se fait en culbutant lorsqu’ils sortent de leur trou, et toujours de travers et sans aucun bruit, comme si le vent les emportait : ce sont là les différences générales entre ces oiseaux de proie nocturnes et les oiseaux de proie diurnes, qui, comme l’on voit, n’ont, pour ainsi dire, rien de semblable que leurs armes, rien de commun que leur appétit pour la chair et leur goût pour la rapine.


Notes de Buffon
  1. Cette espèce de chasse était connue des anciens ; car Aristote l’indique clairement dans les termes suivants : « Die cæteræ aviculæ omnes noctuam circumvolant, quod mirari vocatur, advolantesque percutiunt. Qua propter eâ constituâ avicularum genera et varia multa capiunt. » Hist. anim., lib. ix, cap. i.
  2. Voyage à la baie d’Hudson, t. Ier, p. 56.
  3. Belon, Hist. nat. des oiseaux, p. 133. — Nota. C’est en effet avec cette restriction qu’on doit entendre ce que disent à cet égard la plupart des écrivains, et entre autres Schwenckfeld : « Noctu perspicacissimè videntes, diu cæcutientes. » Theriotrop. Sil., p. 308.
  4. Ces oiseaux peuvent remuer et faire baisser ou élever ces aigrettes de plumes à volonté.
  5. Il paraît que Pline avait remarqué cette différence générique, lorsqu’il dit : « Pennatorum animalium buboni tantùm et oto plumæ velut aures. » Lib. xi, cap. xxxvii. Et ailleurs : « Otus bubone minor est, noctuis major, auribus plumeis eminentibus, unde et nomen illi ; quidam latinè asionem vocant. » Lib. x, cap. xxxiii. — Nota qu’il y a trois espèces de hiboux qui ont en effet des aigrettes de plumes, et que ces trois espèces sont le grand duc, bubo ; le moyen duc, otus ; et le petit duc, asio, que Pline confond avec l’otus.
  6. « Cùm coturnices adeunt loca, sine ducibus pergunt ; at cùm hinc abeunt, ducibus lingulaca, oto et matrice proficiscuntur. » Aristote, Hist. anim., lib. viii, cap. xii.
  7. Hist. nat. de la Caroline, par M. Catesby. Préface, p. 7.
  8. « Paucis quibusdam diebus (glaux) noctua latet. » Aristote, Hist. anim., lib. viii, cap. xvi.
  9. « Utrumque rostrum sive mandibulæ ambæ mobiles sunt ; insignesque superiori muscul ab utrâque parte dati qui illud removeant adducantque ad inferius rostrum, relictus adductorum alter in uno latere ab occipite veniens tendinosâ expansione in palato desinit. » Klein, de Avib., p. 54.