Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le tétras ou grand coq de bruyère

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 353-362).

LE TÉTRAS OU GRAND COQ DE BRUYÈRE


Si l’on ne jugeait des choses que par les noms, on pourrait prendre cet oiseau[NdÉ 1] ou pour un coq sauvage ou pour un faisan ; car on lui donne en plusieurs pays, et surtout en Italie, le nom de coq sauvage, gallo alpestre[1], selvatico ; tandis qu’en d’autres pays on lui donne celui de faisan bruyant et de faisan sauvage : cependant il diffère du faisan par sa queue qui est une fois plus courte à proportion et d’une tout autre forme ; par le nombre des grandes plumes qui la composent, par l’étendue de son vol, relativement à ses autres dimensions, par ses pieds pattus et dénués d’éperons, etc. D’ailleurs, quoique ces deux espèces d’oiseaux se plaisent également dans les bois, on ne les rencontre presque jamais dans les mêmes lieux, parce que le faisan, qui craint le froid, se tient dans les bois en plaines, au lieu que le coq de bruyère cherche le froid et habite les bois qui couronnent le sommet des hautes montagnes, d’où lui sont venus les noms de coq de montagne et de coq de bois.

Ceux qui, à l’exemple de Gesner et de quelques autres, voudraient le regarder comme un coq sauvage, pourraient, à la vérité, se fonder sur quelques analogies ; car il y a en effet plusieurs traits de ressemblance avec le coq ordinaire, soit dans la forme totale du corps, soit dans la configuration particulière du bec, soit par cette peau rouge plus ou moins saillante dont les yeux sont surmontés, soit par la singularité de ses plumes qui sont presque toutes doubles, et sortent deux à deux de chaque tuyau, ce qui, suivant Belon, est propre aux coqs de nos basses-cours[2]. Enfin, ces oiseaux ont aussi des habitudes communes : dans les deux espèces il faut plusieurs femelles au mâle ; les femelles ne font point de nids, elles couvent leurs œufs avec beaucoup d’assiduité, et montrent une grande affection pour leurs petits quand ils sont éclos. Mais si l’on fait attention que le coq de bruyère n’a point de membranes sous le bec et point d’éperons aux pieds, que ses pieds sont couverts de plumes, et ses doigts bordés d’une espèce de dentelure ; qu’il a dans la queue deux pennes de plus que le coq ; que celle queue ne se divise point en deux plans comme celle du coq, mais qu’il la relève en éventail comme le dindon ; que la grandeur totale de cet oiseau est quadruple de celle des coqs ordinaires[3] ; qu’il se plaît dans les pays froids, tandis que les coqs prospèrent beaucoup mieux dans les pays tempérés ; qu’il n’y a point d’exemple avéré du mélange de ces deux espèces ; que leurs œufs ne sont pas de la même couleur ; enfin, si l’on se souvient des preuves par lesquelles je crois avoir établi que l’espèce du coq est originaire des contrées tempérées de l’Asie, où les voyageurs n’ont presque jamais vu de coqs de bruyère, on ne pourra guère se persuader que ceux-ci soient la souche de ceux-là, et l’on reviendra bientôt d’une erreur occasionnée, comme tant d’autres, par une fausse dénomination.

Pour moi, afin d’éviter toute équivoque, je donnerai dans cet article au coq de bruyère le nom de tétras, formé de celui de tetrao, qui me paraît être son plus ancien nom latin, et qu’il conserve encore aujourd’hui dans la Sclavonie, où il s’appelle tetrez. On pourrait aussi lui donner celui de cedron tiré de cedrone, nom sous lequel il est connu en plusieurs contrées d’Italie : les Grisons l’appellent stolzo, du mot allemand stolz, qui signifie quelque chose de superbe ou d’imposant, et qui est applicable au coq de bruyère à cause de sa grandeur et de sa beauté ; par la même raison, les habitants des Pyrénées lui donnent le nom de paon sauvage ; celui d’urogallus, sous lequel il est souvent désigné par les modernes qui ont écrit en latin, vient de ur, our, urus, qui veut dire sauvage, et dont s’est formé en allemand le mot auer-hahn ou ourh-hahn, lequel, selon Frisch, désigne un oiseau qui se tient dans les lieux peu fréquentés et de difficile accès ; il signifie aussi un oiseau de marais[4], et c’est de là que lui est venu le nom riet-hahn, coq de marais, qu’on lui donne dans la Souabe et même en Écosse[5].

Aristote ne dit que deux mots d’un oiseau qu’il appelle tetrix, et que les Athéniens appelaient ourax ; cet oiseau, dit-il, ne niche point sur les arbres ni sur la terre, mais parmi les plantes basses et rampantes. Tetrix quam Athenienses vocant οὔραγα, nec arbori, nec terra nidum suum committit, sed frutici[6]. Sur quoi il est à propos de remarquer que l’expression grecque n’a pas été fidèlement rendue en latin par Gaza, car : 1o Aristote ne parle point ici d’arbrisseau (frutici), mais seulement de plantes basses[7], ce qui ressemble plus au gramen et à la mousse qu’à des arbrisseaux ; 2o Aristote ne dit point que le tetrix fasse de nid sur ces plantes basses, il dit seulement qu’il y niche, ce qui peut paraître la même chose à un littérateur, mais non à un naturaliste, vu qu’un oiseau peut nicher, c’est-à-dire pondre et couver ses œufs sans faire de nid ; et c’est précisément le cas du tetrix, selon Aristote lui-même, qui dit quelques lignes plus haut que l’alouette et le tetrix ne déposent point leurs œufs dans des nids, mais qu’ils pondent sur la terre, ainsi que tous les oiseaux pesants, et qu’ils cachent leurs œufs dans l’herbe drue[8].

Or, ce qu’a dit Aristote du tetrix dans ces deux passages, ainsi rectifiés l’un par l’autre, présente plusieurs indications qui conviennent à notre tétras, dont la femelle ne fait point de nid, mais dépose ses œufs sur la mousse et les couvre de feuilles avec grand soin lorsqu’elle est obligée de les quitter : d’ailleurs le nom latin tetrao, par lequel Pline désigne le coq de bruyère, a un rapport évident avec le nom grec tetrix, sans compter l’analogie qui se trouve entre le nom athénien ourax et le nom composé ourh-hahn, que les Allemands appliquent au même oiseau, analogie qui probablement n’est qu’un effet du hasard.

Mais ce qui pourrait jeter quelques doutes sur l’identité du tetrix d’Aristote avec le tetrao de Pline, c’est que ce dernier, parlant de son tetrao avec quelque détail, ne cite point ce que Aristote avait dit du tetrix, ce que vraisemblablement il n’eût pas manqué de faire selon sa coutume, s’il eût regardé son tetrao comme étant le même oiseau que le tetrix d’Aristote, à moins qu’on ne veuille dire que Aristote ayant parlé fort superficiellement du tetrix, Pline n’a pas dû faire grande attention au peu qu’il en avait dit.

À l’égard du grand tetrax dont parle Athénée (lib. ix), ce n’est certainement pas notre tétras, puisqu’il a des espèces de barbillons charnus et semblables à ceux du coq, lesquels prennent naissance auprès des oreilles et descendent au-dessous du bec, caractère absolument étranger au tétras, et qui désigne bien plutôt la méléagride ou poule de Numidie, qui est notre peintade.

Le petit tetrax, dont parle le même auteur, n’est, selon lui, qu’un très petit oiseau, et par sa petitesse même exclu de toute comparaison avec notre tétras, qui est un oiseau de la première grandeur.

À l’égard du tetrax du poète Nemesianus, qui insiste sur sa stupidité, Gesner le regarde comme une espèce d’outarde ; mais je lui trouve encore un trait caractérisé de ressemblance avec la méléagride ; ce sont les couleurs de son plumage, dont le fond est gris cendré, semé de taches en forme de gouttes[9] : c’est bien là le plumage de la peintade, appelée par quelques-uns gallina guttata[10].

Mais, quoi qu’il en soit de toutes ces conjectures, il est hors de doute que les deux espèces de tetrao de Pline sont de vrais tétras ou coqs de bruyère[11] : le beau noir lustré de leur plumage, leurs sourcils couleur de feu, qui représentent des espèces de flammes dont leurs yeux sont surmontés, leur séjour dans les pays froids et sur les hautes montagnes, la délicatesse de leur chair, sont autant de propriétés qui se rencontrent dans le grand et le petit tétras, et qui ne se trouvent réunies dans aucun autre oiseau. Nous apercevons même, dans la description de Pline, les traces d’une singularité qui n’a été connue que par très peu de modernes : morinutur contumaciâ, dit cet auteur, spiritu revocato[12], ce qui se rapporte à une observation remarquable que Frisch a insérée dans l’histoire de cet oiseau[13] ; ce naturaliste n’ayant point trouvé de langue dans le bec d’un coq de bruyère mort, et lui ayant ouvert le gosier, y retrouva la langue, qui s’y était retirée avec toutes ses dépendances ; et il faut que cela arrive le plus ordinairement, puisque c’est une opinion commune parmi les chasseurs que les coqs de bruyère n’ont point de langue : peut-être en est-il de même de cet aigle noir dont Pline fait mention[14], et de cet oiseau du Brésil dont parle Scaliger[15], lequel passait aussi pour n’avoir point de langue, sans doute sur le rapport de quelques voyageurs crédules ou de chasseurs peu attentifs, qui ne voient presque jamais les animaux que morts ou mourants, et surtout parce qu’aucun observateur ne leur avait regardé dans le gosier.

L’autre espèce de tetrao dont Pline parle au même endroit est beaucoup plus grande, puisqu’elle surpasse l’outarde et même le vautour, dont elle a le plumage, et qu’elle ne le cède qu’à l’autruche ; du reste, c’est un oiseau si pesant qu’il se laisse quelquefois prendre à la main[16]. Belon prétend que cette espèce de tetrao n’est point connue des modernes, qui, selon lui, n’ont jamais vu de tétras ou coqs de bruyère plus grands, ni même aussi grands que l’outarde : d’ailleurs, on pourrait douter que l’oiseau désigné dans ce passage de Pline par les noms d’otis et d’avis-tarda fût notre outarde, dont la chair est d’un fort bon goût, au lieu que l’avis-tarda de Pline était un mauvais manger : damnatas in cibis ; mais on ne doit pas conclure pour cela, avec Belon, que le grand tétras n’est autre chose que l’avis-tarda, puisque Pline, dans ce même passage, nomme le tétras et l’avis-tarda, et qu’il les compare comme des oiseaux d’espèces différentes.

Pour moi, après avoir tout bien pesé, j’aimerais mieux dire : 1o que le premier tetrao dont parle Pline est le tétras de la petite espèce, à qui tout ce qu’il dit en cet endroit est encore plus applicable qu’au grand ;

2o Que son grand tetrao est notre grand tétras, et qu’il n’en exagère pas la grosseur en disant qu’il surpasse l’outarde ; car j’ai pesé moi-même une grande outarde qui avait trois pieds trois pouces de l’extrémité du bec à celle des ongles, six pieds et demi de vol, et qui s’est trouvée du poids de douze livres ; or, l’on sait et l’on verra bientôt que, parmi les tétras de la grande espèce, il y en a qui pèsent davantage.

Le tétras[NdÉ 2] ou grand coq de bruyère a près de quatre pieds de vol : son poids est communément de douze à quinze livres ; Aldrovande dit qu’il en avait vu un qui pesait vingt-trois livres, mais ce sont des livres de Bologne, qui sont seulement de dix onces ; en sorte que les vingt-trois ne font pas quinze livres de seize onces. Le coq noir des montagnes de Moscovie, décrit par Albin, et qui n’est autre chose qu’un tétras de la grande espèce, pesait dix livres sans plumes et tout vidé ; et le même auteur dit que les lieures de Norvège, qui sont de vrais tétras, sont de la grandeur d’une outarde[17].

Cet oiseau gratte la terre comme tous les frugivores ; il a le bec fort et tranchant[18], la langue pointue, et dans le palais un enfoncement proportionné au volume de la langue ; les pieds sont aussi très forts et garnis de plumes par devant ; le jabot est excessivement grand, mais du reste fait, ainsi que le gésier, à peu près comme dans le coq domestique[19] : la peau du gésier est veloutée à l’endroit de l’adhérence des muscles.

Le tétras vit de feuilles ou de sommités de sapin, de genévrier, de cèdre[20], de saule, de bouleau, de peuplier blanc, de coudrier, de myrtille, de ronces, de chardons, de pommes de pin, des feuilles et des fleurs du blé sarrasin, de la gesse, du mille-feuilles, du pissenlit, du trèfle, de la vesce et de l’orobe, principalement lorsque ces plantes sont encore tendres ; car lorsque les graines commencent à se former, il ne touche plus aux fleurs, et il se contente des feuilles ; il mange aussi, surtout la première année, des mûres sauvages, de la faîne, des œufs de fourmis, etc. On a remarqué, au contraire, que plusieurs autres plantes ne convenaient point à cet oiseau, entre autres la livèche, l’éclaire, l’hièble, l’extramoine, le muguet, le froment, l’ortie, etc.[21].

On a observé, dans le gésier des tétras que l’on a ouverts, de petits cailloux semblables à ceux que l’on voit dans le gésier de la volaille ordinaire, preuve certaine qu’ils ne se contentent point des feuilles et des fleurs qu’ils prennent sur les arbres, mais qu’ils vivent encore des grains qu’ils trouvent en grattant la terre. Lorsqu’ils mangent trop de baies de genièvre, leur chair, qui est excellente, contracte un mauvais goût ; et, suivant la remarque de Pline, elle ne conserve pas longtemps sa bonne qualité dans les cages et les volières où l’on veut quelquefois les nourrir par curiosité[22].

La femelle ne diffère du mâle que par la taille et par le plumage, étant plus petite et moins noire ; au reste, elle l’emporte sur le mâle par l’agréable variété des couleurs, ce qui n’est point l’ordinaire dans les oiseaux, ni même dans les autres animaux, comme nous l’avons remarqué en faisant l’histoire des quadrupèdes ; et, selon Willughby, c’est faute d’avoir connu cette exception que Gesner a fait de la femelle une autre espèce de tétras sous le nom de grygallus major[23], formé de l’allemand grugel-hahn ; de même qu’il a fait aussi une espèce de la femelle du petit tétras, à laquelle il a donné le nom de grygallus minor[24] : cependant Gesner prétend n’avoir établi ses espèces qu’après avoir observé avec grand soin tous les individus, excepté le grygallus minor, et s’être assuré qu’ils avaient des différences bien caractérisées[25] : d’un autre côté, Schwenckfeld, qui était à portée des montagnes, et qui avait examiné souvent et avec beaucoup d’attention le grygallus, assure que c’est la femelle du tétras[26] ; mais il faut avouer que dans cette espèce, et peut-être dans beaucoup d’autres, les couleurs du plumage sont sujettes à de grandes variétés, selon le sexe, l’âge, le climat et diverses autres circonstances. M. Brisson ne parle point de huppe dans sa description ; et des deux figures données par Aldrovande, l’une est huppée et l’autre ne l’est point. Quelques-uns prétendent que le tétras, lorsqu’il est jeune, a beaucoup de blanc dans son plumage[27], et que ce blanc se perd à mesure qu’il vieillit, au point que c’est un moyen de connaître l’âge de l’oiseau[28] ; il semble même que le nombre des pennes de la queue ne soit pas toujours égal ; car Linnæus le fixe à dix-huit dans sa Fauna suecica, et M. Brisson à seize dans son Ornithologie ; et, ce qu’il y a de plus singulier, Schwenckfeld, qui avait vu et examiné beaucoup de ces oiseaux, prétend que, soit dans la grande, soit dans la petite espèce, les femelles ont dix-huit pennes à la queue, et les mâles douze seulement : d’où il suit que toute méthode qui prendra pour caractères spécifiques des différences aussi variables que le sont les couleurs des plumes et même leur nombre, sera sujette au grand inconvénient de multiplier les espèces ; je veux dire les espèces nominales, ou plutôt les nouvelles phrases, de surcharger la mémoire des commençants, de leur donner de fausses idées des choses, et par conséquent de rendre l’étude de la nature plus difficile.

Il n’est pas vrai, comme l’a dit Encelius, que le tétras mâle étant perché sur un arbre jette sa semence par le bec, que ses femelles, qu’il appelle à grands cris, viennent la recueillir, l’avaler, la rejeter ensuite, et que leurs œufs soient ainsi fécondés ; il n’est pas plus vrai que de la partie de cette semence qui n’est point recueillie par les poules il se forme des serpents, des pierres précieuses, des espèces de perles : il est humiliant pour l’esprit humain qu’il se présente de pareilles erreurs à réfuter. Le tétras s’accouple comme les autres oiseaux ; et ce qu’il y a de plus singulier, c’est que Encelius lui-même, qui raconte cette étrange fécondation par le bec, n’ignorait pas que le coq couvrait ensuite ses poules, et que celles qu’il n’avait point couvertes pondaient des œufs inféconds : il savait cela, et n’en persista pas moins dans son opinion ; il disait, pour la défendre, que cet accouplement n’était qu’un jeu, un badinage, qui mettait bien le sceau à la fécondation, mais qui ne l’opérait point, vu qu’elle était l’effet immédiat de la déglutition de la semence… En vérité c’est s’arrêter trop longtemps sur de telles absurdités.

Les tétras mâles commencent à entrer en chaleur dans les premiers jours de février : cette chaleur est dans toute sa force vers les derniers jours de mars, et continue jusqu’à la pousse des feuilles. Chaque coq, pendant sa chaleur, se tient dans un certain canton d’où il ne s’éloigne pas ; on le voit alors soir et matin se promenant sur le tronc d’un gros pin ou d’un autre arbre, ayant la queue étalée en rond, les ailes traînantes, le cou porté en avant, la tête enflée, sans doute par le redressement de ses plumes, et prenant toutes sortes de postures extraordinaires, tant il est tourmenté par le besoin de répandre ses molécules organiques superflues : il a un cri particulier pour appeler ses femelles, qui lui répondent et accourent sous l’arbre où il se tient, et d’où il descend bientôt pour les cocher et les féconder ; c’est probablement à cause de ce cri singulier, qui est très fort et se fait entendre de loin, qu’on lui a donné le nom de faisan bruyant. Ce cri commence par une espèce d’explosion suivie d’une voix aigre et perçante, semblable au bruit d’une faux qu’on aiguise : cette voix cesse et recommence alternativement, et après avoir ainsi continué à plusieurs reprises pendant une heure environ, elle finit par une explosion semblable à la première[29].

Le tétras, qui dans tout autre temps est fort difficile à approcher, se laisse surprendre très aisément lorsqu’il est en amour, et surtout tandis qu’il fait entendre son cri de rappel ; il est alors si étourdi du bruit qu’il fait lui-même, ou, si l’on veut, tellement enivré, que ni la vue d’un homme, ni même les coups de fusil ne le déterminent à prendre sa volée ; il semble qu’il ne voie ni n’entende, et qu’il soit dans une espèce d’extase[30] ; c’est pour cela que l’on dit communément, et que l’on a même écrit que le tétras est alors sourd et aveugle ; cependant il ne l’est guère que comme le sont, en pareille circonstance, presque tous les animaux, sans en excepter l’homme : tous éprouvent plus ou moins cette extase d’amour, mais apparemment qu’elle est plus marquée dans le tétras ; car en Allemagne on donne le nom d’auer-hahn aux amoureux qui paraissent avoir oublié tout autre soin pour s’occuper uniquement de l’objet de leur passion[31], et même à toute personne qui montre une insensibilité stupide pour ses plus grands intérêts[NdÉ 3].

On juge bien que c’est cette saison où les tétras sont en amour que l’on choisit pour leur donner la chasse ou pour leur tendre des pièges. Je donnerai, en parlant de la petite espèce à queue fourchue, quelques détails sur cette chasse, surtout ceux qui seront les plus propres à faire connaître les mœurs et le naturel de ces oiseaux : je me bornerai à dire ici que l’on fait très bien, même pour favoriser la multiplication de l’espèce, de détruire les vieux coqs, parce qu’ils ne souffrent point d’autres coqs sur leurs plaisirs, et cela dans une étendue de terrain assez considérable ; en sorte que ne pouvant suffire à toutes les poules de leur district, plusieurs d’entre elles sont privées de mâles et ne produisent que des œufs inféconds.

Quelques oiseleurs prétendent qu’avant de s’accoupler, ces animaux se préparent une place bien nette et bien unie[32], et je ne doute pas qu’en effet on n’ait vu des places ; mais je doute fort que les tétras aient eu la prévoyance de les préparer : il est bien plus simple de penser que ces places sont les endroits du rendez-vous habituel du coq avec ses poules, lesquels endroits doivent être, au bout d’un mois ou deux de fréquentation journalière, certainement plus battus que le reste du terrain.

La femelle du tétras pond ordinairement cinq ou six œufs au moins, et huit ou neuf au plus. Schwenckfeld prétend que la première ponte est de huit, et les suivantes de douze, quatorze et jusqu’à seize[33] ; ces œufs sont blancs, marquetés de jaune, et, selon le même Schwenckfeld, plus gros que ceux des poules ordinaires ; elle les dépose sur la mousse en un lieu sec, où elle les couve seule et sans être aidée par le mâle[34] : lorsqu’elle est obligée de les quitter pour aller chercher sa nourriture, elle les cache sous les feuilles avec grand soin ; et, quoiqu’elle soit d’un naturel très sauvage, si on l’approche tandis qu’elle est sur ses œufs, elle reste et ne les abandonne que très difficilement, l’amour de la couvée l’emportant en cette occasion sur la crainte du danger.

Dès que les petits sont éclos, ils se mettent à courir avec beaucoup de légèreté ; ils courent même avant qu’ils soient tout à fait éclos, puisqu’on en voit qui vont et viennent ayant encore une partie de leur coquille adhérente à leur corps : la mère les conduit avec beaucoup de sollicitude et d’affection ; elle les promène dans les bois, où ils se nourrissent d’œufs de fourmis, de mûres sauvages, etc. La famille demeure unie tout le reste de l’année, et jusqu’à ce que la saison de l’amour, leur donnant de nouveaux besoins et de nouveaux intérêts, les disperse, et surtout les mâles qui aiment à vivre séparément ; car, comme nous l’avons vu, ils ne se souffrent pas les uns les autres, et ils ne vivent guère avec leurs femelles que lorsque le besoin les leur rend nécessaires.

Les tétras, comme je l’ai dit, se plaisent sur les hautes montagnes ; mais cela n’est vrai que pour les climats tempérés, car dans les pays très froids, comme à la baie d’Hudson, ils préfèrent la plaine et les lieux bas, où ils trouvent apparemment la même température que sur nos plus hautes montagnes[35]. Il y en a dans les Alpes, dans les Pyrénées, sur les montagnes d’Auvergne, de Savoie, de Suisse, de Westphalie, de Souabe, de Moscovie, d’Écosse, sur celles de Grèce et d’Italie, en Norvège et même au nord de l’Amérique. On croit que la race s’en est perdue en Irlande[36], où elle existait autrefois.

On dit que les oiseaux de proie en détruisent beaucoup, soit qu’ils choisissent pour les attaquer le temps où l’ivresse de l’amour les rend si faciles à surprendre, soit que, trouvant leur chair de meilleur goût, ils leur donnent la chasse par préférence.


Notes de Buffon
  1. Albin décrit le mâle et la femelle sous le nom de coq et poule noire des montagnes de Moscovie ; plusieurs auteurs l’appellent Gallus silvestris.
  2. Belon, Nature des oiseaux, p. 251.
  3. Aldrovande, Ornithologie, t. II, p. 61.
  4. Aue désigne, selon Frisch, une grande place humide et basse.
  5. Gesner, de Avibus, p. 231 et 477.
  6. Historia animalium, lib. vi, cap. i.
  7. ἐν τοῖς χαμαίζηλος φυτοῖς, in humilibus plantis.
  8. οὐκ ἐν νεοττείαις… ἀλλ’ ἐν τῇ γῇ, ἐπηλυγαζόμενα ὕλην « non in nudis… sed in terra obumbrantes plantis. » Gesner dit précisément : « nidum ejus congestum potius quam constructum vidimus. » De Avibus, lib. iii, p. 487.
  9. Fragmenta librorum de Aucupio, attribués par quelques-uns au poète Nemesianus qui vivait dans le iiie siècle.
  10. « Et picta perdix, Numidicæque guttatæ. » Martial. C’est aussi très exactement le plumage de ces deux poules du duc de Ferrare, dont Gesner parle à l’article de la peintade, « totas cinereo colore, eoque albicante, cum nigris rotundisque maculis. » De Avibus, p. 481.
  11. « Decet tetraonas suus nitor, absolutaque nigritia, in superciliis cocci rubor… gignunt eos Alpes et septentrionalis regio. » Pline, lib. x, cap. xxii : Le tetrao des hautes montagnes de Crète, vu par Belon, ressemble fort à celui de Pline : il a, dit l’observateur français, une tache rouge de chaque côté joignant les yeux, et de force qu’il est noir devant l’estomac, ses plumes en reluisent. Observations de plusieurs singularités, etc., p. 11.
  12. « Capti animum despondent », dit Longolius.
  13. Frisch, Distribution méthodique des oiseaux, etc., fig. cviii.
  14. Plin., lib. x, cap. iii.
  15. J.-C. Scaliger, in Cardanum, exercit. 228.
  16. Cela est vrai à la lettre du petit tétras, comme on le verra dans l’article suivant.
  17. Albin, t. Ier, p. 21.
  18. Je ne sais ce que veut dire Longolius, en avançant que cet oiseau a des vestiges de barbillons. Voyez Gesner, p. 487 : y aurait-il, parmi les grands tétras, une race ou une espèce qui aurait des barbillons, comme cela a lieu à l’égard des petits tétras ; ou bien Longolius ne veut-il parler que d’une certaine disposition de plumes, représentant imparfaitement des barbillons, comme il a fait à l’article de la gelinotte ? Voyez Gesner, de Avibus, p. 229.
  19. Belon, Nature des oiseaux, p. 251.
  20. Ibidem.
  21. Journal économique, Mai 1765.
  22. « In aviariis saporem perdunt. » Plin., lib. x, cap. xxii.
  23. Gesner trouve que le nom de grand francolin des Alpes conviendrait assez au grygallus major, vu qu’il ne diffère du francolin que par sa taille, étant trois fois plus gros, p. 495.
  24. En effet, Gesner dit positivement que, parmi tous les animaux, il n’est pas une seule espèce où les mâles ne l’emportent sur la femelle par la beauté des couleurs : à quoi Aldrovande oppose, avec beaucoup de raison, l’exemple des oiseaux de proie, et surtout des éperviers et des faucons, parmi lesquels les femelles non seulement ont le plumage plus beau que les mâles, mais encore surpassent ceux-ci en force et en grosseur, comme il a été remarqué ci-dessus, dans l’histoire de ces oiseaux. Voyez Aldrovande, de Avibus, t. II, p. 72.
  25. Gesner, de Avibus, lib. iii, p. 493.
  26. Schwenckfeld, Aviarium Silesiæ, p. 371.
  27. Le blanc qui est dans la queue forme, avec celui des ailes et du dos, lorsque l’oiseau fait la roue, un cercle de cette couleur. Journal économique, Avril 1753.
  28. Schwenckfeld, Aviarium Silesiæ, p. 371.
  29. Journal économique, Avril 1753.
  30. « In tantum aucta ut in terrâ quoque immobilis prehendatur. » Ce que Pline attribue ici à la grosseur du tétras n’est peut-être qu’un effet de sa chaleur et de l’espèce d’ivresse qui l’accompagne.
  31. J.-L. Frisch, sur les oiseaux ; discours relatif à la fig. cvii.
  32. Gesner, de Avibus, p. 492.
  33. Aviarium Silesiæ, p. 372. Cette gradation est conforme à l’observation d’Aristote : « Ex primo coitu aves ova edunt pauciora. » Hist. animal., lib. v, cap. xiv. Il me paraît seulement que le nombre des œufs est trop grand.
  34. Je crois avoir lu quelque part qu’elle couvait pendant environ vingt-huit jours, ce qui est assez probable vu la grosseur de l’oiseau.
  35. Histoire générale des Voyages, t. XIV, p. 663.
  36. Zoologie britannique, p. 84.
Notes de l’éditeur
  1. Tetrao urogallus L. [Note de Wikisource : actuellement Tetrao urogallus Linnæus, vulgairement grand tétras]. — Les Tetrao sont des Gallinacés de la famille des Tétraonidés et de la sous-famille des Tétraoniens. Ils ont, comme tous les Tétraonidés, le corps ramassé, le cou court, la tête petite, couverte de plumes, dépourvue de crête, présentant tout au plus une bande nue au-dessus des yeux ; un bec court, gros, fort ; des pattes courtes, couvertes de plumes jusqu’au niveau des doigts ; le doigt postérieur rudimentaire et placé très haut, parfois même tout à fait nul, l’absence à peu près complète d’ergot ; la queue courte. Dans les Tetrao, le bec est très bombé et recourbé, élargi à la base ; les fossettes nasales sont remplies de petites plumes ; les yeux sont surmontés d’une bande calleuse, rouge ; les tarses sont emplumés ; les doigts sont garnis de scutelles cornées et de plumes.
  2. Le Coq de bruyère a « le sommet de la tête et la gorge noirâtres ; la nuque d’un gris cendré foncé, moirée de noir ; le devant du cou moiré de cendré noirâtre ; le dos noirâtre, comme saupoudré de cendre et de brun roux, le dessus de l’aile brun noir, fortement moiré de brun roux ; les plumes de la queue noires avec quelques taches blanches ; la poitrine d’un vert brillant, presque métallique ; le ventre tacheté de blanc et de noir, surtout vers la région anale ; l’œil brun, entouré d’un cercle nu rouge-laque vif ; le bec couleur de corne. Cet oiseau a de 71 à 80 centimètres de long, et de 1,43 m à 1,51 m d’envergure ; la longueur de l’aile est de 41 à 47 centimètres, celle de la queue de 36 à 39. Il pèse en moyenne, d’après Geyer, de 5 à 6 kilogrammes. La femelle est d’un tiers plus petite que le mâle. Elle a la tête et le dessus du cou noirâtres, rayés en travers de jaune roux et de brun noir ; le reste du plumage mêlé de brun noir, de jaune roux et de gris roussâtre ; les rectrices roux marron, à raies transversales noires ; la gorge et le pli de l’aile d’un jaune marron ; la poitrine marron ; le ventre roux jaunâtre, varié de raies transversales interrompues, blanches et noires. » (Brehm.)
  3. Brehm père raconte un fait qui met bien en relief l’excitation singulière à laquelle se trouve soumis le Coq de bruyère mâle pendant la période des amours. « Il y a quelques années, dit-il, vivait non loin de chez moi un coq de bruyère qui avait attiré sur lui l’attention générale. Pendant la saison des amours il se tenait tout auprès d’un chemin assez fréquenté, et montrait qu’il n’avait, à ce moment, aucune peur des hommes. Au lieu de s’enfuir, il s’approchait d’eux, leur courait après, leur mordait les jambes, leur donnait des coups d’aile : il était difficile de l’éloigner. Un chasseur s’en empara et le porta à deux lieues plus loin : le lendemain il était revenu à son ancienne place. Un homme l’enleva et le prit sous son bras pour le porter au forestier ; il se laissa prendre très tranquillement ; mais dès qu’il vit sa liberté en danger, il commença à se défendre avec ses pattes et déchira les vêtements de son ravisseur, qui dut se résoudre à le lâcher. Pour les gens crédules, il était devenu un animal extraordinaire. Il surprit souvent des voleurs de bois ; aussi, dans toute la contrée courait la légende que les forestiers avaient fait entrer en lui un mauvais esprit, et le contraignaient d’apparaître là où ils ne pouvaient aller eux-mêmes. Ce fut cette croyance superstitieuse qui sauva cet oiseau pendant plusieurs mois. »