Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le petit tétras ou coq de bruyère à queue fourchue

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 362-370).

LE PETIT TÉTRAS

ou coq de bruyère à queue fourchue

Voici encore un coq et un faisan, qui n’est ni coq ni faisan : on l’a appelé petit coq sauvage, coq de bruyère, coq de bouleau[NdÉ 1], etc., faisan noir, faisan de montagne ; on lui a même donné le nom de perdrix, de gelinotte ; mais, dans le vrai, c’est le petit tétras, c’est le premier tetrao de Pline, c’est le tetrao ou l’urogallus minor de la plupart des modernes : quelques naturalistes, tels que Rzaczynski, l’ont pris pour le tetrax du poète Nemesianus ; mais c’est sans doute faute d’avoir remarqué que la grosseur de ce tetrax est, selon Nemesianus même, égale à celle de l’oie et de la grue[1], au lieu que, selon Gesner, Schwenckfeld, Aldrovande et quelques autres observateurs qui ont vu par eux-mêmes, le petit tétras n’est guère plus gros qu’un coq ordinaire, mais seulement d’une forme un peu plus allongée, et que sa femelle, selon M. Ray, n’est pas tout à fait aussi grosse que notre poule commune.

Turner, en parlant de sa poule moresque, ainsi appelée, dit-il, non pas à cause de son plumage, qui ressemble à celui de la perdrix, mais à cause de la couleur du mâle, qui est noir, lui donne une crête rouge et charnue, et deux espèces de barbillons de même substance et de même couleur[2] ; en quoi Willugbby prétend qu’il se trompe ; mais cela est d’autant plus difficile à croire que Turner parle d’un oiseau de son pays (apud nos est), et qu’il s’agit d’un caractère trop frappant pour que l’on puisse s’y méprendre : or, en supposant que Turner ne s’est point trompé en effet sur cette crête et sur ces barbillons, et, d’autre part, considérant qu’il ne dit point que sa poule moresque ait la queue fourchue, je serais porté à la regarder comme une autre espèce, ou, si l’on veut, comme une autre race de petits tétras, semblable à la première par la grosseur, par le différent plumage du mâle et de la femelle, par les mœurs, le naturel, le goût des mêmes nourritures, etc. ; mais qui s’en distingue par ses barbillons charnus et par sa queue non fourchue ; et ce qui me confirme dans cette idée, c’est que je trouve dans Gesner un oiseau sous le nom de gallus sylvestris[3], lequel a aussi des barbillons et la queue non fourchue, du reste fort ressemblant au petit tétras ; en sorte qu’on peut et qu’on doit, ce me semble, le regarder comme un individu de la même espèce que la poule moresque de Turner, d’autant plus que, dans cette espèce, le mâle porte en Écosse (d’où l’on avait envoyé à Gesner la figure de l’oiseau), le nom de coq noir, et la femelle celui de poule grise, ce qui indique précisément la différence du plumage qui, dans les espèces de tétras, se trouve entre les deux sexes.

Le petit tétras dont il s’agit ici n’est petit que parce qu’on le compare avec le grand tétras ; il pèse trois à quatre livres, et il est encore, après celui-là, le plus grand de tous les oiseaux qu’on appelle coqs de bois[4].

Il a beaucoup de choses communes avec le grand tétras : sourcils rouges, pieds pattus et sans éperons, doigts dentelés, tache blanche à l’aile, etc. ; mais il en diffère par deux caractères très apparents : il est beaucoup moins gros et il a la queue fourchue, non seulement parce que les pennes ou grandes plumes du milieu sont plus courtes que les extérieures, mais encore parce que celles-ci se recourbent en dehors ; de plus, le mâle de cette petite espèce a plus de noir, et un noir plus décidé que le mâle de la grande espèce, et a de plus grands sourcils : j’appelle ainsi cette peau rouge et glanduleuse qu’il a au-dessus des yeux ; mais la grandeur de ces sourcils est sujette à quelque variation dans les mêmes individus, en différents temps, comme nous le verrons plus bas.

La femelle est une fois plus petite que le mâle[5] ; elle a la queue moins fourchue, et les couleurs de son plumage sont si différentes que Gesner s’est cru en droit d’en former une espèce séparée qu’il a désignée par le nom de grygallus minor, comme je l’ai remarqué ci-dessus dans l’histoire du grand tétras. Au reste, cette différence de plumage entre les deux sexes ne se décide qu’au bout d’un certain temps : les jeunes mâles sont d’abord de la couleur de leur mère, et conservent cette couleur jusqu’au premier automne ; sur la fin de cette saison, et pendant l’hiver, ils prennent des nuances de plus en plus foncées jusqu’à ce qu’ils soient d’un noir bleuâtre, et ils retiennent cette dernière couleur toute leur vie, sans autres changements que ceux que je vais indiquer : 1o ils prennent plus de bleu à mesure qu’ils avancent en âge ; 2o à trois ans, et non plus tôt, ils prennent une tache blanche sous le bec ; 3o lorsqu’ils sont très vieux, il paraît une autre tache d’un noir varié sous la queue, où auparavant les plumes étaient toutes blanches[6]. Charleton et quelques autres ajoutent qu’il y a d’autant moins de taches blanches à la queue que l’oiseau est plus vieux ; en sorte que le nombre plus ou moins grand de ces taches est un indice pour reconnaître son âge[7].

Les naturalistes, qui ont compté assez unanimement vingt-six pennes dans l’aile du petit tétras, ne s’accordent point entre eux sur le nombre des pennes de la queue, et l’on retrouve ici à peu près les mêmes variations dont j’ai parlé au sujet du grand tétras. Schwenckfeld, qui donne dix-huit pennes à la femelle, n’en accorde que douze au mâle. Willughby, Albin, M. Brisson, en assignent seize aux mâles comme aux femelles ; les deux mâles que nous conservons au cabinet du Roi en ont tous deux dix-huit ; savoir, sept grandes de chaque côté, et quatre dans le milieu beaucoup plus courtes ; ces différences viendraient-elles de ce que le nombre de ces grandes plumes est sujet à varier réellement, ou de ce que ceux qui les ont comptées ont négligé de s’assurer auparavant s’il n’en manquait aucune dans les sujets soumis à leurs observations ? Au reste, le tétras a les ailes courtes, et par conséquent le vol pesant, et on ne le voit jamais s’élever bien haut ni aller bien loin.

Les mâles et les femelles ont l’ouverture des oreilles fort grande, les doigts unis par une membrane jusqu’à la première articulation, et bordés de dentelures[8], la chair blanche et de facile digestion, la langue molle, un peu hérissée de petites pointes et non divisée ; sous la langue une substance glanduleuse, dans le palais une cavité qui répond exactement aux dimensions de la langue, le jabot très grand, le tube intestinal long de cinquante et un pouces, et les appendices ou cæcums de vingt-quatre ; ces appendices sont sillonnés de six stries ou cannelures[9].

La différence qui se trouve entre les femelles et les mâles ne se borne pas à la superficie, elle pénètre jusqu’à l’organisation intérieure. Le docteur Waygand a observé que l’os du sternum dans les mâles, étant regardé à la lumière, paraissait semé d’un nombre prodigieux de petites ramifications de couleur rouge, lesquelles se croisant et recroisant en mille manières et dans toutes sortes de directions, formaient un réseau très curieux et très singulier ; au lieu que dans les femelles le même os n’a que peu ou point de ces ramifications ; il est aussi plus petit et d’une couleur blanchâtre[10].

Cet oiseau vole le plus souvent en troupe, et se perche sur les arbres à peu près comme le faisan[11] : il mue en été, et il se cache alors dans des lieux fourrés ou dans des endroits marécageux[12] ; il se nourrit principalement de feuilles et de boutons de bouleau et de baies de bruyère, d’où lui est venu son nom français : coq de bruyère, et son nom allemand birck-han, qui signifie coq de bouleau ; il vit aussi de chatons de coudrier, de blé et d’autres graines : l’automne il se rabat sur les glands, les mûres de ronces, les boutons d’aune, les pommes de pin, les baies de myrtille (vitis idœa) de fusain ou bonnet de prêtre ; enfin, l’hiver il se réfugie dans les grands bois où il est réduit aux baies de genièvre, ou à chercher sous la neige celles de l’oxycoccum ou canneberge, appelée vulgairement coussinets de marais[13] ; quelquefois même il ne mange rien du tout pendant les deux ou trois mois du plus grand hiver ; car on prétend qu’en Norvège il passe cette saison rigoureuse sous la neige, engourdi, sans mouvement et sans prendre aucune nourriture[14], comme font dans nos pays plus tempérés les chauves-souris, les loirs, les lérots, les muscadins, les hérissons et les marmottes, et (si le fait est vrai) sans doute à peu près pour les mêmes causes[15].

On trouve de ces oiseaux au nord de l’Angleterre et de l’Écosse dans les parties montueuses, en Norvège et dans les provinces septentrionales de la Suède, aux environs de Cologne, dans les Alpes suisses, dans le Bugey, où ils s’appellent grianots, selon M. Hébert ; en Podolie, en Lithuanie, en Samogitie, et surtout en Volhynie et dans l’Ukraine, qui comprend les palatinats de Kiovie et de Braslaw, où un noble Polonais en prit un jour cent trente paires d’un seul coup de filet, dit Rzaczynski, près du village de Kusmince[16]. Nous verrons plus bas la manière dont la chasse du tétras se fait en Courlande ; ces oiseaux ne s’accoutument pas facilement à un autre climat, ni à l’état de domesticité ; presque tous ceux que M. le maréchal de Saxe avait fait venir de Suède dans sa ménagerie de Chambord y sont morts de langueur et sans se perpétuer[17].

Le tétras entre en amour dans le temps où les saules commencent à pousser, c’est-à-dire sur la fin de l’hiver, ce que les chasseurs savent bien reconnaître à la liquidité de ses excréments[18]. C’est alors qu’on voit chaque jour les mâles se rassembler dès le matin au nombre de cent ou plus, dans quelque lieu élevé, tranquille, environné de marais, couvert de bruyère, etc., qu’ils ont choisi pour le lieu de leur rendez-vous habituel ; là ils s’attaquent, ils s’entre-battent avec fureur jusqu’à ce que les plus faibles aient été mis en fuite ; après quoi les vainqueurs se promènent sur un tronc d’arbre ou sur l’endroit le plus élevé du terrain, l’œil en feu, les sourcils gonflés, les plumes hérissées, la queue étalée en éventail, faisant la roue, battant des ailes, bondissant assez fréquemment[19], et rappelant les femelles par un cri qui s’entend d’un demi-mille. Son cri naturel, par lequel il semble articuler le mot allemand frau[20], monte de tierce dans cette circonstance, et il y joint un autre cri particulier, une espèce de roulement de gosier très éclatant[21] ; les femelles qui sont à portée répondent à la voix des mâles par un cri qui leur est propre ; elles se rassemblent autour d’eux et reviennent très exactement les jours suivants au même rendez-vous. Selon le docteur Waygand, chaque coq a deux ou trois poules auxquelles il est plus spécialement affectionné[22].

Lorsque les femelles sont fécondées, elles vont chacune de leur côté faire leur ponte dans des taillis épais et un peu élevés ; elles pondent par terre et sans se donner beaucoup de peine pour la construction d’un nid, comme font tous les oiseaux pesants : elles pondent six ou sept œufs, selon les uns[23], de douze à seize, selon les autres[24], et de douze à vingt, selon quelques autres[25] ; les œufs sont moins gros que ceux des poules domestiques et un peu plus longuets. M. Linnæus assure que ces poules de bruyère perdent leur fumet dans le temps de l’incubation[26]. Schwenckfeld semble insinuer que le temps de leur ponte est dérangé depuis que ces oiseaux ont été tourmentés par les chasseurs et effrayés par les coups de fusil ; et il attribue aux mêmes causes la perte qu’a faite l’Allemagne de plusieurs autres belles espèces d’oiseaux.

Dès que les petits ont douze ou quinze jours, ils commencent déjà à battre des ailes et à s’essayer à voltiger ; mais ce n’est qu’au bout de cinq ou six semaines qu’ils sont en état de prendre leur essor, et d’aller se percher sur les arbres avec leurs mères : c’est alors qu’on les attire avec un appeau[27], soit pour les prendre au filet, soit pour les tuer à coups de fusils ; la mère, prenant le son contrefait de cet appeau pour le piaulement de quelqu’un de ses petits qui s’est égaré, accourt et le rappelle par un cri particulier qu’elle répète souvent, comme font en pareil cas nos poules domestiques, et elle amène à sa suite le reste de la couvée qu’elle livre ainsi à la merci des chasseurs.

Quand les jeunes tétras sont un peu plus grands et qu’ils commencent à prendre du noir dans leur plumage, ils ne se laissent pas amorcer si aisément de cette manière ; mais alors, jusqu’à ce qu’ils aient pris la moitié de leur accroissement, on les chasse avec l’oiseau de proie. Le vrai temps de cette chasse est l’arrière-saison, lorsque les arbres ont quitté leur feuilles ; dans ce temps les vieux mâles choisissent un certain endroit où ils se rendent tous les matins, au lever du soleil, en rappelant par un certain cri (surtout quand il doit geler ou faire beau temps) tous les autres oiseaux de leur espèce, jeunes et vieux, mâles et femelles : lorsqu’ils sont rassemblés ils volent en troupes sur les bouleaux, ou bien, s’il n’y a point de neige sur la terre, ils se répandent dans les champs qui ont porté l’été précédent du seigle, de l’avoine ou d’autres grains de ce genre ; et c’est alors que les oiseaux de proie dressés pour cela ont beau jeu.

On a en Courlande, en Livonie et en Lithuanie, une autre manière de faire cette chasse : on se sert d’un tétras empaillé, ou bien on fait un tétras artificiel avec de l’étoffe de couleur convenable, bourrée de foin ou d’étoupe, ce qui s’appelle dans le pays une balvane ; on attache cette balvane au bout d’un bâton, et l’on fixe ce bâton sur un bouleau, à portée du lieu que ces oiseaux ont choisi pour leur rendez-vous d’amour ; car c’est le mois d’avril, c’est-à-dire le temps où ils sont en amour, que l’on prend pour faire cette chasse ; dès qu’ils aperçoivent la balvane, ils se rassemblent autour d’elle, s’attaquent et se défendent d’abord comme par jeu, mais bientôt ils s’animent et s’entre-battent réellement, et avec tant de fureur qu’ils ne voient ni n’entendent plus rien, et que le chasseur, qui est caché près de là dans sa hutte, peut aisément les prendre, même sans coup férir. Ceux qu’il a pris ainsi, il les apprivoise dans l’espace de cinq ou six jours, au point de venir manger dans la main[28]. L’année suivante, au printemps, on se sert de ces animaux apprivoisés, au lieu de balvanes, pour attirer les tétras sauvages, qui viennent les attaquer et se battent avec eux avec tant d’acharnement qu’ils ne s’éloignent point pour un coup de fusil : ils reviennent tous les jours, de très grand matin, au lieu du rendez-vous, ils y restent jusqu’au lever du soleil, après quoi ils s’envolent et se dispersent dans les bois et les bruyères pour chercher leur nourriture ; sur les trois heures après midi, ils reviennent au même lieu et ils y restent jusqu’au soir assez tard ; ils se rassemblent ainsi tous les jours, surtout lorsqu’il fait beau, tant que dure la saison de l’amour, c’est-à-dire environ trois ou quatre semaines ; mais lorsqu’il fait mauvais temps, ils sont un peu plus retirés.

Les jeunes tétras ont aussi leur assemblée particulière et leur rendez-vous séparé, où ils se rassemblent par troupes de quarante ou cinquante, et où ils s’exercent à peu près comme les vieux : seulement ils ont la voix plus grêle, plus enrouée, et le son en est plus coupé ; ils paraissent aussi sauter avec moins de liberté. Le temps de leur assemblée ne dure guère que huit jours, après quoi ils vont rejoindre les vieux.

Lorsque la saison de l’amour est passée, comme ils s’assemblent moins régulièrement, il faut une nouvelle industrie pour les diriger du côté de la hutte du tireur de ces balvanes. Plusieurs chasseurs à cheval forment une enceinte plus ou moins étendue, dont cette hutte est le centre, et en se rapprochant insensiblement, et faisant claquer leur fouet à propos, ils font lever les tétras et les poussent d’arbre en arbre du côté du tireur, qu’ils avertissent par des coups de voix, s’ils sont loin, ou par un coup de sifflet s’ils sont plus près ; mais on conçoit bien que cette chasse ne peut réussir qu’autant que le tireur a disposé toutes choses d’après la connaissance des mœurs et des habitudes de ces oiseaux. Les tétras, en volant d’un arbre sur un autre, choisissent d’un coup d’œil prompt et sûr les branches assez fortes pour les porter, sans même en excepter les branches verticales qu’ils font plier par le poids de leur corps, et ramènent en se posant dessus à une situation à peu près horizontale, en sorte qu’ils peuvent très bien s’y soutenir, quelque mobiles quelles soient : lorsqu’ils sont posés, leur sûreté est leur premier soin ; ils regardent de tous côtés, prêtant l’oreille, allongeant le cou pour reconnaître s’il n’y a point d’ennemis ; et lorsqu’ils se croient bien à l’abri des oiseaux de proie et des chasseurs, ils se mettent à manger les boutons des arbres. D’après cela, un tireur intelligent a soin de placer ses balvanes sur des rameaux flexibles auxquels il attache un cordon qu’il tire de temps en temps pour faire imiter aux balvanes les mouvements et les oscillations du tétras sur sa branche.

De plus, il a appris par l’expérience que, lorsqu’il fait un vent violent, on peut diriger la tête de ces balvanes contre le vent, mais que par un temps calme on doit les mettre les unes vis-à-vis des autres. Lorsque les tétras, poussés par les chasseurs de la manière que j’ai dit, viennent droit à la hutte du tireur, celui-ci peut juger, par une observation facile, s’ils s’y poseront ou non à portée de lui : si leur vol est inégal, s’ils s’approchent et s’éloignent alternativement en battant des ailes, il peut compter que, sinon toute la troupe, au moins quelques-uns, s’abattront près de lui ; si, au contraire, en prenant leur essor non loin de sa hutte, ils partent d’un vol rapide et soutenu, il peut conclure qu’ils iront en avant sans s’arrêter.

Lorsque les tétras se sont posés à portée du tireur, il en est averti par leurs cris réitérés jusqu’à trois fois ou même davantage : alors il se gardera bien de les tirer trop brusquement ; au contraire, il se tiendra immobile et sans faire le moindre bruit, dans sa hutte, pour leur donner le temps de faire toutes leurs observations et la reconnaissance du terrain ; après quoi, lorsqu’ils se seront bien établis sur leurs branches, et qu’ils commenceront à manger, il les tirera et les choisira à son aise ; mais quelque nombreuse que soit la troupe, fût-elle de cinquante et même de cent, on ne peut guère espérer d’en tuer plus d’un ou deux d’un seul coup ; car ces oiseaux se séparent en se perchant, et chacun choisit ordinairement son arbre pour se poser. Les arbres isolés sont plus avantageux qu’une forêt pleine ; et cette chasse est beaucoup plus facile lorsqu’ils se perchent que lorsqu’ils se tiennent à terre : cependant, quand il n’y a point de neige, on établit quelquefois les balvanes et la hutte dans les champs qui ont porté, la même année, de l’avoine, du seigle, du blé sarrasin, où on couvre la hutte de paille, et on fait d’assez bonnes chasses, pourvu toutefois que le temps soit au beau ; car le mauvais temps disperse ces oiseaux, les oblige à se cacher, et en rend la chasse impossible ; mais le premier beau jour qui succède la rend d’autant plus facile, et un tireur bien posté les rassemble aisément avec ses seuls appeaux, et sans qu’il soit besoin de chasseurs pour les pousser du côté de la hutte.

On prétend que lorsque ces oiseaux volent en troupe ils ont à leur tête un vieux coq qui les mène en chef expérimenté, et qui leur fait éviter tous les pièges des chasseurs, en sorte qu’il est fort difficile, dans ce cas, de les pousser vers la balvane, et que l’on n’a d’autres ressources que de détourner quelques traîneurs.

L’heure de cette chasse est, chaque jour, depuis le soleil levant jusqu’à dix heures ; et, l’après-midi, depuis une heure jusqu’à quatre : mais en automne, lorsque le temps est calme et couvert, la chasse dure toute la journée sans interruption, parce que dans ce cas les tétras ne changent guère de lieu. On peut les chasser de cette manière, c’est-à-dire en les poussant d’arbre en arbre, jusqu’aux environs du solstice d’hiver, mais après ce temps ils deviennent plus sauvages, plus défiants, plus rusés ; ils changent même leur demeure accoutumée, à moins qu’ils n’y soient retenus par la rigueur du froid ou par l’abondance des neiges.

On prétend avoir remarqué que, lorsque les tétras se posent sur la cime des arbres et sur leurs nouvelles pousses, c’est signe du beau temps ; mais que lorsqu’on les voit se rabattre sur les branches inférieures et s’y tapir, c’est un signe de mauvais temps ; je ne ferais pas mention de ces remarques des chasseurs, si elles ne s’accordaient avec le naturel de ces oiseaux, qui, selon ce que nous avons vu ci-dessus, paraissent fort susceptibles des influences du beau et du mauvais temps, et dont la grande sensibilité à cet égard pourrait être supposée, sans blesser la vraisemblance, au degré nécessaire pour leur faire pressentir la température du lendemain.

Dans les temps de grande pluie, ils se retirent dans les forêts les plus touffues pour y chercher un abri ; et, comme ils sont fort pesants et qu’ils volent difficilement, on peut les chasser avec des chiens courants, qui les forcent souvent et les prennent même à la course[29].

Dans d’autres pays on prend les tétras au lacet, selon Aldrovande[30] ; on les prend aussi au filet, comme nous l’avons vu ci-dessus ; mais il serait curieux de savoir quelle était la forme, l’étendue et la disposition de ce filet sous lequel le noble Polonais dont parle Rzaczynski en prit un jour deux cent soixante à la fois.


Notes de Buffon
  1. Tarpeiæ est custos arcis non corpore major
    Nec qui te volucres docuit, Palamede, figuras.

    Vide M. Aurelii Olympii Nemesiani, fragmenta de Aucupio.
  2. Voyez Gesner, de Avibus, p. 477.
  3. Voyez Gesner, de Avibus, p. 477.
  4. Ibidem, p. 493.
  5. British Zoology.
  6. Actes de Breslaw. Novembre 1725.
  7. Charleton, Exercitationes, p. 82.
  8. « Unguis medii digiti ex parte interiore in aciem tenuatus » : expression un peu louche de Willughby ; car si cela signifie que l’ongle du doigt du milieu est tranchant du côté intérieur, nous avons vérifié sur l’oiseau même que le côté extérieur et le côté intérieur de cet ongle sont également tranchants ; et de plus, cet ongle ne diffère que très peu et même point du tout des autres par ce caractère tranchant, ainsi cette observation de Willughby nous paraît mal fondée.
  9. Willughby, p. 124. Schwenckfeld, p. 375.
  10. Voyez Actes de Breslaw, mois de novembre 1725.
  11. British Zoology.
  12. Actes de Breslaw, mois de novembre 1725.
  13. Voyez Schwenckfeld, Aviarium Silesiæ, p. 375. — Rzaczynski, Auctuarium Polon. p. 422. — Willughby, p. 125. — British Zoology, p. 85.
  14. Linnæus, Syst. nat., édit. X, p. 159. — Gesner, de Avibus, p. 495. Les auteurs de la Zoologie britannique avaient remarqué que les perdrix blanches, qui passent l’hiver dans la neige, avaient les pieds mieux garnis de plumes que les deux espèces de tétras qui savent se mettre à l’abri dans les forêts épaisses ; mais si les tétras passent aussi l’hiver sous la neige, que devient cette belle cause finale, ou plutôt que deviennent tous les raisonnements de ce genre lorsqu’on les examine avec les yeux de la philosophie ?
  15. Voyez l’Histoire naturelle du loir, où j’indique la vraie cause de l’engourdissement de ces animaux. Celui du tétras pendant l’hiver me rappelle ce que l’on trouve dans le livre de Mirabilibus, attribué à Aristote, au sujet de certains oiseaux du royaume de Pont, qui étaient en hiver dans un tel état de torpeur, qu’on pouvait les plumer, les dresser et même les mettre à la broche sans qu’ils le sentissent, et qu’on ne pouvait les réveiller qu’en les faisant rôtir : en retranchant de ce fait ce qu’on y a ajouté de ridicule pour le rendre merveilleux, il se réduit à un engourdissement semblable à celui des tétras et des marmottes, qui suspend toutes les fonctions des sens externes et ne cesse que par l’action de la chaleur.
  16. Auctuarium Polon., p. 422.
  17. Voyez Salerne, Ornithologie, p. 137.
  18. Actes de Breslaw. Novembre 1725.
  19. Frisch, planche cix. — British Zoology, p. 85.
  20. Ornithologie de Salerne, loco citato.
  21. Frisch, ibidem.
  22. Actes de Breslaw, ibidem.
  23. British Zoology, ibidem.
  24. Schwenckfeld, Aviarium Silesiæ, p. 373.
  25. Actes de Breslaw, ibidem.
  26. Syst. nat., édit. X, p. 159.
  27. Cet appeau se fait avec un os de l’aile de l’autour, qu’on remplit en partie de cire, en ménageant des ouvertures propres à rendre le son demandé. Voyez Actes de Breslaw. Novembre 1725.
  28. Le naturel des petits tétras diffère beaucoup en ce point de celui des grands tétras, qui, loin de s’apprivoiser, lorsqu’ils sont pris, refusent même de prendre de la nourriture, et s’étouffent quelquefois en avalant leur langue, comme on l’a vu dans leur histoire.
  29. Actes de Breslaw, novembre 1725, p. 527 et suivantes, et p. 538 et suivantes. Cette pesanteur des tétras a été remarquée par Pline : il est vrai qu’il paraît l’attribuer à la grande espèce, et je ne doute pas qu’elle ne lui convienne aussi bien qu’à la petite.
  30. Aldrov., de Avibus, t. II, p. 69.
Notes de l’éditeur
  1. Tetrao tetrix L. [Note de Wikisource : actuellement Lyrurus tetrix Linnæus, vulgairement tétras lyre]. — Beaucoup d’ornithologistes modernes donnent à cet oiseau le nom de Lyrurus Tetrix ; ils distinguent le genre Lyrurus du genre Tetrao à cause de la forme fourchue de la queue des Lyrurus.