Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le solitaire et l’oiseau de Nazare

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 249-255).

LE SOLITAIRE ET L’OISEAU DE NAZARE

Le solitaire[NdÉ 1], dont parlent Leguat[1] et Carré[2], et l’oiseau de Nazareth, dont parle Fr. Cauche[3], paraissent avoir beaucoup de rapport avec le dronte, mais ils en diffèrent aussi en plusieurs points ; et j’ai cru devoir rapporter ce qu’en disent ces voyageurs, parce que si ces trois noms ne désignent qu’une seule et unique espèce, les relations diverses ne pourront qu’en compléter l’histoire ; et si au contraire ils désignent trois espèces différentes, ce que j’ai à dire pourra être regardé comme un commencement d’histoire de chacune, ou du moins comme une notice de nouvelles espèces à examiner, de même que l’on voit dans les cartes géographiques une indication des terres inconnues ; dans tous les cas ce sera un avis aux naturalistes qui se trouveront à portée d’observer ces oiseaux de plus près, de les comparer, s’il est possible, et de nous en donner une connaissance plus distincte et plus précise. Les seules questions que l’on a faites sur des choses ignorées, ont valu souvent plus d’une découverte.

Le solitaire de l’île Rodrigue est un très gros oiseau, puisqu’il y a des mâles qui pèsent jusqu’à quarante-cinq livres : le plumage de ceux-ci est ordinairement mêlé de gris et de brun, mais, dans les femelles, c’est tantôt le brun et tantôt le jaune-blond qui domine. Carré dit que le plumage de ces oiseaux est d’une couleur changeante, tirant sur le jaune, ce qui convient à celui de la femelle ; et il ajoute qu’il lui a paru d’une beauté admirable.

Les femelles ont au-dessus du bec comme un bandeau de veuve ; leurs plumes se renflent des deux côtés de la poitrine en deux touffes blanches, qui représentent imparfaitement le sein d’une femme ; les plumes des cuisses s’arrondissent par le bout en forme de coquilles, ce qui fait un fort bon effet ; et comme si ces femelles sentaient leurs avantages, elles ont grand soin d’arranger leur plumage, de le polir avec le bec et de l’ajuster presque continuellement, en sorte qu’une plume ne passe pas l’autre ; elles ont, selon Leguat, l’air noble et gracieux tout ensemble ; et ce voyageur assure que souvent leur bonne mine leur a sauvé la vie[4]. Si cela est ainsi, et que le solitaire et le dronte soient de la même espèce, il faut admettre une très grande différence entre le mâle et la femelle quant à la bonne mine.

Cet oiseau a quelque rapport avec le dindon ; il en aurait les pieds et le bec, si ses pieds n’étaient pas plus élevés et son bec plus crochu ; il a aussi le cou plus long proportionnellement, l’œil noir et vif, la tête sans crête ni huppe et presque point de queue ; son derrière, qui est arrondi à peu près comme la croupe d’un cheval, est revêtu de ces plumes qu’on appelle couvertures.

Le solitaire ne peut se servir de ses ailes pour voler, mais elles ne lui sont pas inutiles à d’autres égards ; l’os de l’aileron se renfle à son extrémité en une espèce de bouton sphérique qui se cache dans les plumes et lui sert à deux usages ; premièrement pour se défendre, comme il fait aussi avec le bec ; en second lieu pour faire une espèce de battement ou de moulinet en pirouettant vingt ou trente fois du même côté dans l’espace de quatre à cinq minutes ; c’est ainsi, dit-on, que le mâle rappelle sa compagne avec un bruit qui a du rapport à celui d’une crécelle et s’entend de deux cents pas.

On voit rarement ces oiseaux en troupes, quoique l’espèce soit assez nombreuse ; quelques-uns disent même qu’on n’en voit guère deux ensemble[5].

Ils cherchent les lieux écartés pour faire leur ponte, ils construisent leur nid de feuilles de palmier amoncelées à la hauteur d’un pied et demi ; la femelle pond dans ce nid un œuf beaucoup plus gros qu’un œuf d’oie, et le mâle partage avec elle la fonction de couver.

Pendant tout le temps de l’incubation, et même celui de l’éducation, ils ne souffrent aucun oiseau de leur espèce à plus de deux cents pas à la ronde ; et l’on prétend avoir remarqué que c’est le mâle qui chasse les mâles, et la femelle qui chasse les femelles ; remarque difficile à faire sur un oiseau qui passe sa vie dans les lieux les plus sauvages et les plus écartés.

L’œuf, car il paraît que ces oiseaux n’en pondent qu’un, ou plutôt n’en couvent qu’un à la fois ; l’œuf, dis-je, ne vient à éclore qu’au bout de sept semaines[6], et le petit n’est en état de pourvoir à ses besoins que plusieurs mois après : pendant tout ce temps le père et la mère en ont soin, et cette seule circonstance doit lui procurer un instinct plus perfectionné que celui de l’autruche, laquelle peut en naissant subsister par elle-même, et qui n’ayant jamais besoin du secours de ses père et mère, vit isolée, sans aucune habitude intime avec eux, et se prive ainsi des avantages de leur société qui, comme je l’ai dit ailleurs, est la première éducation des animaux et celle qui développe le plus leurs qualités naturelles ; aussi l’autruche passe-t-elle pour le plus stupide des oiseaux.

Lorsque l’éducation du jeune solitaire est finie, le père et la mère demeurent toujours unis et fidèles l’un à l’autre, quoiqu’ils aillent quelquefois se mêler parmi d’autres oiseaux de leur espèce : les soins qu’ils ont donnés en commun au fruit de leur union semblent en avoir resserré les liens, et lorsque la saison les y invite ils recommencent une nouvelle ponte.

On assure qu’à tout âge on leur trouve une pierre dans le gosier, comme au dronte ; cette pierre est grosse comme un œuf de poule, plate d’un côté, convexe de l’autre, un peu raboteuse et assez dure pour servir de pierre à aiguiser ; on ajoute que cette pierre est toujours seule dans leur estomac, et qu’elle est trop grosse pour pouvoir passer par le canal intermédiaire qui fait la seule communication du jabot au gésier, d’où l’on voudrait conclure que cette pierre se forme naturellement, et à la manière des bézoards, dans le gésier du solitaire ; mais pour moi j’en conclus seulement que cet oiseau est granivore, qu’il avale des pierres et des cailloux comme tous les oiseaux de cette classe, notamment comme l’autruche, le touyou, le casoar et le dronte, et que le canal de communication du jabot au gésier est susceptible d’une dilatation plus grande que ne l’a cru Leguat.

Le seul nom de solitaire indique un naturel sauvage ; et comment ne le serait-il pas ? comment un oiseau qui compose lui seul toute la couvée, et qui par conséquent passe les premiers temps de sa vie sans aucune société avec d’autres oiseaux de son âge, et n’ayant qu’un commerce de nécessité avec ses père et mère, sauvages eux-mêmes, ne serait-il pas maintenu par l’exemple et par l’habitude ? On sait combien les habitudes premières ont d’influences sur les premières inclinations qui forment le naturel ; et il est à présumer que toute espèce où la femelle ne couvera qu’un œuf à la fois sera sauvage comme notre solitaire ; cependant il paraît encore plus timide que sauvage, car il se laisse approcher et s’approche même assez familièrement, surtout lorsqu’on ne court pas après lui, et qu’il n’a pas encore beaucoup d’expérience ; mais il est impossible de l’apprivoiser. On l’attrape difficilement dans les bois, où il peut échapper aux chasseurs par la ruse et par son adresse à se cacher ; mais comme il ne court pas fort vite, on le prend aisément dans les plaines et dans les lieux ouverts ; quand on l’a arrêté il ne jette aucun cri, mais il laisse tomber des larmes et refuse opiniâtrément toute nourriture. M. Caron, directeur de la compagnie des Indes, à Madagascar, en ayant fait embarquer deux venant de l’île de Bourbon pour les envoyer au Roi, ils moururent dans le vaisseau sans avoir voulu boire ni manger[7].

Le temps de leur donner la chasse est depuis le mois de mars au mois de septembre, qui est l’hiver des contrées qu’ils habitent, et qui est aussi le temps où ils sont le plus gras : la chair des jeunes surtout est d’un goût excellent.

Telle est l’idée que Leguat nous donne du solitaire[8] ; il en parle non seulement comme témoin oculaire, mais comme un observateur qui s’était attaché particulièrement et longtemps à étudier les mœurs et les habitudes de cet oiseau ; et en effet, sa relation, quoique gâtée en quelques endroits par des idées fabuleuses[9], contient néanmoins plus de détails historiques sur le solitaire que je n’en trouve dans une foule d’écrits sur des oiseaux plus généralement et plus anciennement connus. On parle de l’autruche depuis trente siècles, et l’on ignore encore aujourd’hui combien elle pond d’œufs, et combien elle est de temps à les couver.

L’oiseau de Nazareth, appelé sans doute ainsi par corruption pour avoir été trouvé dans l’île de Nazare[10], a été observé par Fr. Cauche dans l’île Maurice, aujourd’hui l’île Française ; c’est un très gros oiseau, et plus gros qu’un cygne : au lieu de plumes il a tout le corps couvert d’un duvet noir, et cependant il n’est pas absolument sans plumes, car il en a de noires aux ailes et de frisées sur le croupion, qui lui tiennent lieu de queue ; il a le bec gros recourbé un peu par-dessous, les jambes (c’est-à-dire les pieds) hautes et couvertes d’écailles, trois doigts à chaque pied, le cri de l’oison, et sa chair est médiocrement bonne.

La femelle ne pond qu’un œuf, et cet œuf est blanc et gros comme un pain d’un sou ; on trouve ordinairement à côté une pierre blanche de la grosseur d’un œuf de poule, et peut-être cette pierre fait-elle ici le même effet que les œufs de craie blanche que les fermières ont coutume de mettre dans le nid où elles veulent faire pondre leurs poules : celle de Nazare pond à terre dans les forêts, sur de petits tas d’herbes et de feuilles qu’elle a formés ; si on tue le petit, on trouve une pierre grise dans son gésier ; la figure de cet oiseau, est-il dit dans une note[11], se trouve dans le Journal de la seconde navigation des Hollandais aux Indes orientales, et ils l’appellent Oiseau de Nausée : ces dernières paroles semblent décider la question de l’identité de l’espèce entre le dronte et l’oiseau de Nazare, et la prouveraient en effet si leurs descriptions ne présentaient des différences essentielles, notamment dans le nombre des doigts ; mais sans entrer dans cette discussion particulière, et sans prétendre résoudre un problème où il n’y a pas encore assez de données, je me contenterai d’indiquer ici les rapports et les différences qui résultent de la comparaison des trois descriptions.

Je vois d’abord, en comparant ces trois oiseaux à la fois, qu’ils appartiennent au même climat et presque aux mêmes contrées, car le dronte habite l’île de Bourbon et l’île Française, à laquelle il semble avoir donné son nom d’île aux Cygnes, comme je l’ai remarqué plus haut ; le solitaire habitait l’île Rodrigue dans le temps qu’elle était entièrement déserte, et on l’a vu dans l’île Bourbon ; l’oiseau de Nazare se trouve dans l’île de Nazare, d’où il a tiré son nom, et dans l’île Française[12] : or ces quatre îles sont voisines les unes des autres, et il est à remarquer qu’aucun de ces oiseaux n’a été aperçu dans le continent.

Ils se ressemblent aussi tous trois, plus ou moins, par la grosseur, par l’impuissance de voler, par la forme des ailes, de la queue et du corps entier ; et on leur a trouvé à tous une ou plusieurs pierres dans le gésier, ce qui les suppose tous trois granivores ; outre cela ils ont tous trois une allure fort lente, car, quoique Leguat ne dise rien de celle du solitaire, on peut juger, par la figure qu’il donne de la femelle[13], que c’est un oiseau très pesant.

Comparant ensuite ces mêmes oiseaux, pris deux à deux, je vois que le plumage du dronte se rapproche de celui du solitaire pour la couleur, et de celui de l’oiseau de Nazare pour la qualité de la plume, qui n’est que du duvet ; et que ces deux derniers oiseaux conviennent encore, en ce qu’ils ne pondent et ne couvent qu’un œuf.

Je vois de plus qu’on a appliqué au dronte et à l’oiseau de Nazare le même nom d’oiseau de dégoût.

Voilà les rapports et voici les différences :

Le solitaire a les plumes de la cuisse arrondies par le bout en coquilles, ce qui suppose de véritables plumes comme en ont ordinairement les oiseaux, et non du duvet comme en ont le dronte et l’oiseau de Nazare.

La femelle du solitaire a deux touffes de plumes blanches sur la poitrine : on ne dit rien de pareil de la femelle des deux autres.

Le dronte a les plumes qui bordent la base du bec disposées en manière de capuchon, et cette disposition est si frappante qu’on en a fait le trait caractéristique de sa dénomination (cycnus cucullatus) : de plus, il a les yeux dans le bec, ce qui n’est pas moins frappant ; et l’on peut croire que Leguat n’a rien vu de pareil dans le solitaire, puisqu’il se contente de dire de cet oiseau, qu’il avait tant observé, que sa tête était sans crête et sans huppe ; et Cauche ne dit rien du tout de celle de l’oiseau de Nazare.

Les deux derniers sont haut montés, au lieu que le dronte a les pieds très gros et très courts.

Celui-ci et le solitaire, qu’on dit avoir à peu près les pieds du dindon, ont quatre doigts, et l’oiseau de Nazare n’en a que trois, selon le témoignage de Cauche.

Le solitaire a un battement d’ailes très remarquable, et qui n’a point été remarqué dans les deux autres.

Enfin il paraît que la chair des solitaires, et surtout des jeunes, est excellente, que celle de l’oiseau de Nazare est médiocre, et celle du dronte mauvaise.

Si cette comparaison, qui a été faite avec la plus grande exactitude, ne nous met pas en état de prendre un parti sur la question proposée, c’est parce que les observations ne sont ni assez multipliées, ni assez sûres ; il serait donc à désirer que les voyageurs, et surtout les naturalistes qui se trouveront à portée, examinassent ces trois oiseaux, et qu’ils en fissent une description exacte, qui porterait principalement :

Sur la forme de la tête et du bec ;

Sur la qualité des plumes ;

Sur la forme et les dimensions des pieds ;

Sur le nombre des doigts ;

Sur les différences qui se trouvent entre le mâle et la femelle ;

Entre les poussins et les adultes ;

Sur leur façon de marcher et de courir ;

En ajoutant, autant qu’il serait possible, ce que l’on sait dans le pays sur leur génération, c’est-à-dire sur leur manière de se rappeler, de s’accoupler, de faire leur nid et de couver ;

Sur le nombre, la forme, la couleur, le poids et le volume de leurs œufs ;

Sur le temps de l’incubation ;

Sur leur manière d’élever leurs petits ;

Sur la façon dont ils se nourrissent eux-mêmes ;

Enfin, sur la forme et les dimensions de leur estomac, de leurs intestins et de leurs parties sexuelles.


Notes de Buffon
  1. Voyage en deux îles désertes des Indes orientales, t. Ier, p. 98 et 102.
  2. Voyage de Carré, cité dans l’Hist. gén. des Voyages, t. IX, p. 3.
  3. Description… de l’île de Madagascar, p. 130 et suivantes.
  4. Voyez la fig. (p. 98) du Voyage de Leguat.
  5. Hist. gén. des Voyages, t. IX, p. 3, citant le Voyage de Carré.
  6. Aristote fixe au trentième jour le terme de l’incubation pour les plus gros oiseaux, tels que l’aigle, l’outarde, l’oie. Il est vrai qu’il ne cite point l’autruche en cet endroit. Hist. Anim., lib. vi, cap. vi.
  7. Voyage de Carré aux Indes.
  8. Voyage de Leguat, t. Ier, p. 98-102.
  9. Par exemple, au sujet du premier accouplement des jeunes solitaires, où son imagination prévenue lui a fait voir les formalités d’une espèce de mariage, au sujet de la pierre de l’estomac, etc.
  10. L’île de Nazare est plus haute que l’île Maurice à 17 degrés de latitude sud. Voyez la Description… de Madagascar, par Fr. Cauche, p. 130 et suivantes.
  11. Voyez la Description… de Madagascar, par Fr. Cauche, p. 130 et suivantes.
  12. Voyez ci-dessus l’histoire de ces oiseaux.
  13. Voyage de Leguat, t. Ier, p. 98.
Notes de l’éditeur
  1. Le solitaire, Didus solitarius L. et l’oiseau de Nazare, Didus nasarenus L., n’ont été vus par personne depuis que Leguat et François Gauche les ont décrits. Leur existence est fort problématique. [Note de Wikisource : On ne remet plus guère en doute l’existence du solitaire de Rodrigues, actuellement Pezophaps solitaria Gmelin, dont on considère maintenant que Didus solitarius et Didus nasarenus sont des synonymes. Cependant, l’identification de Didus nasarenus est conventionnelle ; il se pourrait aussi bien qu’il s’agisse en réalité d’un dodo.]