Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le dronte

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 247-249).

LE DRONTE

On regarde communément la légèreté comme un attribut propre aux oiseaux, mais si l’on voulait en faire le caractère essentiel de cette classe, le dronte[NdÉ 1] n’aurait aucun titre pour y être admis, car, loin d’annoncer la légèreté par ses proportions ou par ses mouvements, il paraît fait exprès pour nous donner l’idée du plus lourd des êtres organisés : représentez-vous un corps massif et presque cubique, à peine soutenu sur deux piliers très gros et très courts, surmonté d’une tête si extraordinaire qu’on la prendrait pour la fantaisie d’un peintre de grotesques ; cette tête, portée sur un cou renfoncé et goitreux, consiste presque tout entière dans un bec énorme où sont deux gros yeux noirs entourés d’un cercle blanc, et dont l’ouverture des mandibules se prolonge bien au delà des yeux, et presque jusqu’aux oreilles ; ces deux mandibules, concaves dans le milieu de leur longueur, renflées par les deux bouts et recourbées à la pointe en sens contraire, ressemblent à deux cuillers pointues qui s’appliquent l’une à l’autre, la convexité en dehors : de tout cela il résulte une physionomie stupide et vorace, et qui, pour comble de difformité est accompagnée d’un bord de plume, lequel, suivant le contour de la base du bec, s’avance en pointe sur le front, puis s’arrondit autour de la face en manière de capuchon, d’où lui est venu le nom de cygne encapuchonné (cycnus cucullatus).

La grosseur qui, dans les animaux, suppose la force, ne produit ici que la pesanteur ; l’autruche, le touyou, le casoar, ne sont pas plus en état de voler que le dronte, mais du moins ils sont très vites à la course ; au lieu que le dronte paraît accablé de son propre poids, et avoir à peine la force de se traîner : c’est dans les oiseaux ce que le paresseux est dans les quadrupèdes ; on dirait qu’il est composé d’une manière brute, inactive, où les molécules vivantes ont été trop épargnées ; il a des ailes, mais ces ailes sont trop courtes et trop faibles pour l’élever dans les airs ; il a une queue, mais cette queue est disproportionnée et hors de sa place ; on le prendrait pour une tortue qui se serait affublée de la dépouille d’un oiseau, et la nature, en lui accordant ces ornements inutiles, semble avoir voulu ajouter l’embarras à la pesanteur, la gaucherie des mouvements à l’inertie de la masse, et rendre sa lourde épaisseur encore plus choquante, en faisant souvenir qu’il est un oiseau.

Les premiers Hollandais qui le virent dans l’île Maurice, aujourd’hui l’île de France[1], l’appelèrent walg-vogel, oiseau de dégoût, autant à cause de sa figure rebutante que du mauvais goût de sa chair ; cet oiseau bizarre est très gros, et n’est surpassé à cet égard que par les trois précédents, car il surpasse le cygne et le dindon.

M. Brisson donne pour un de ses caractères, d’avoir la partie inférieure des jambes dénuée de plumes ; cependant la planche ccxciv d’Edwards le représente avec des plumes, non seulement jusqu’au bas de la jambe, mais encore jusqu’au-dessous de son articulation avec le tarse ; le bec supérieur est noirâtre dans toute son étendue, excepté sur la courbure de son crochet où il y a une tache rouge ; les ouvertures des narines sont à peu près dans sa partie moyenne, tout proche de deux replis transversaux qui s’élèvent en cet endroit sur sa surface.

Les plumes du dronte sont en général fort douces ; le gris est leur couleur dominante, mais plus foncé sur toute la partie supérieure et au bas des jambes, et plus clair sur l’estomac, le ventre et tout le dessous du corps ; il y a du jaune et du blanc dans les plumes des ailes et dans celles de la queue, qui paraissent frisées et sont en fort petit nombre. Clusius n’en compte que quatre ou cinq.

Les pieds et les doigts sont jaunes, et les ongles noirs ; chaque pied a quatre doigts, dont trois dirigés en avant et le quatrième en arrière ; c’est celui-ci qui a l’ongle le plus long[2].

Quelques-uns ont prétendu que le dronte avait ordinairement dans l’estomac une pierre aussi grosse que le poing[3], et à laquelle on n’a pas manqué d’attribuer la même origine et les mêmes vertus qu’aux bézoards ; mais Clusius, qui a vu deux de ces pierres de forme et de grandeur différentes[4], pense que l’oiseau les avait avalées comme font les granivores, et qu’elles ne s’étaient point formées dans son estomac.

Le dronte paraît propre et particulier aux îles de France et de Bourbon, et probablement aux terres de ce continent qui en sont les moins éloignées ; mais je ne sache pas qu’aucun voyageur ait dit l’avoir vu ailleurs que dans ces deux îles.

Quelques Hollandais l’ont nommé dodarse ou dodaers ; les Portugais et les Anglais, dodo ; dronte est son nom original, je veux dire celui sous lequel il est connu dans le lieu de son origine ; et c’est par cette raison que j’ai cru devoir le lui conserver, et parce qu’ordinairement les noms imposés par les peuples simples ont rapport aux propriétés de la chose nommée : on lui a encore appliqué les dénominations de cygne à capuchon[5], d’autruche encapuchonnée[6], de coq étranger[7], de walg-vogel ; et M. Moehring, qui n’a trouvé aucun de ces noms à son goût, a imaginé celui de ruphus, que M. Brisson a adopté pour son nom latin, comme s’il y avait quelque avantage à donner au même animal un nom différent dans chaque langue, et comme si l’effet de cette multitude de synonymes n’était pas d’embarrasser la science et de jeter de la confusion dans les choses : ne multiplions pas les êtres, disaient autrefois les philosophes ; mais aujourd’hui on doit dire et répéter sans cesse aux naturalistes, ne multipliez pas les noms sans nécessité.


Notes de Buffon
  1. Les Portugais avaient auparavant nommé cette île Ilha de Cime, c’est-à-dire Île aux Cygnes, apparemment parce qu’ils y avaient aperçu des drontes qu’ils prirent pour des cygnes. Clusius, Exotic., p. 101.
  2. Voyez Clusius, Exotic., p. 100. — Edwards, fig. ccxciv.
  3. Voyages des Hollandais aux Indes orientales, t. III, p. 214.
  4. Clusius, ubi suprà.
  5. Nieremberg, Hist. nat. maxime peregrinæ, p. 232.
  6. Linnæus, Gen. 86, spec. 4.
  7. Clusius, Exotic., p. 100.
Notes de l’éditeur
  1. Didus ineptus Linn. [Note de Wikisource : actuellement Raphus cucullatus Linnæus, vulgairement dronte de Maurice ou dodo de l’île Maurice]. Cuvier dit de cet oiseau, qui n’existe plus à notre époque : « Le dronte n’est connu que par une description faite par les premiers navigateurs hollandais, et conservée par Clusius, Exotic., p. 99, et par un tableau à l’huile, de la même époque, copié par Edwards, pl. 294 ; car la description d’Herbert est puérile, et toutes les autres sont copiées de Clusius et d’Edwards. Il paraît que l’espèce entière a disparu, et l’on n’en possède plus aujourd’hui qu’un pied conservé au Muséum britannique et une tête en assez mauvais état au Muséum Asmoléen d’Oxford. Le bec ne paraît pas sans quelque rapport avec celui des pingouins, et le pied ressemblerait assez à celui des manchots, s’il était palmé. »