Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le ramier

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 525-528).

LE RAMIER

Comme cet oiseau[NdÉ 1] est beaucoup plus gros que le biset, et que tous deux tiennent de très près au pigeon domestique, on pourrait croire que les petites races de nos pigeons de volière sont issues des bisets et que les plus grandes viennent des ramiers, d’autant plus que les anciens étaient dans l’usage d’élever des ramiers[1], de les engraisser et de les faire multiplier ; il se peut donc que nos grands pigeons de volière, et particulièrement les gros pattus, viennent originairement des ramiers ; la seule chose qui paraîtrait s’opposer à cette idée, c’est que nos petits pigeons domestiques produisent avec les grands, au lieu qu’il ne paraît pas que le ramier produise avec le biset, puisque tous deux fréquentent les mêmes lieux sans se mêler ensemble. La tourterelle, qui s’apprivoise encore plus aisément que le ramier, et que l’on peut facilement élever et nourrir dans les maisons, pourrait, à égal titre, être regardée comme la tige de quelques-unes de nos races de pigeons domestiques, si elle n’était pas, ainsi que le ramier, d’une espèce particulière et qui ne se mêle pas avec les pigeons sauvages ; mais on peut concevoir que des animaux qui ne se mêlent pas dans l’état de nature, parce que chaque mâle trouve une femelle de son espèce, doivent se mêler dans l’état de captivité, s’ils sont privés de leur femelle propre et quand on ne leur offre qu’une femelle étrangère. Le biset, le ramier et la tourterelle ne se mêlent pas dans les bois, parce que chacun y trouve la femelle qui lui convient le mieux, c’est-à-dire celle de son espèce propre ; mais il est possible qu’étant privés de leur liberté et de leur femelle ils s’unissent avec celles qu’on leur présente ; et comme ces trois espèces sont fort voisines, les individus qui résultent de leur mélange doivent se trouver féconds et produire par conséquent des races ou variétés constantes : ce ne seront pas des mulets stériles, comme ceux qui proviennent de l’ânesse et du cheval, mais des métis féconds, comme ceux que produit le bouc avec la brebis. À juger du genre columbacé par toutes les analogies, il paraît que dans l’état de nature il y a, comme nous l’avons dit, trois espèces principales et deux autres qu’on peut regarder comme intermédiaires. Les Grecs avaient donné à chacune de ces cinq espèces des noms différents, ce qu’ils ne faisaient jamais que dans l’idée qu’il y avait, en effet, diversité d’espèce : la première et la plus grande est le phassa ou phatta, qui est notre ramier ; la seconde est le péléias, qui est notre biset ; la troisième, le trugon ou la tourterelle ; la quatrième, qui fait la première des intermédiaires, est l’oenas, qui, étant un peu plus grand que le biset, doit être regardé comme une variété dont l’origine peut se reporter aux pigeons fuyards ou déserteurs de nos colombiers ; enfin, la cinquième est le phaps, qui est un ramier plus petit que le phassa, et qu’on a par cette raison appelé palumbus minor, mais qui ne nous paraît faire qu’une variété dans l’espèce du ramier ; car on a observé que, suivant les climats, les ramiers sont plus ou moins grands : ainsi toutes les espèces nominales anciennes et modernes se réduisent toujours à trois, c’est-à-dire à celles du biset, du ramier et de la tourterelle, qui peut-être ont contribué toutes trois à la variété presque infinie qui se trouve dans nos pigeons domestiques.

Les ramiers arrivent dans nos provinces au printemps, un peu plus tôt que les bisets, et partent en automne un peu plus tard : c’est au mois d’août qu’on trouve en France les ramereaux en plus grande quantité, et il paraît qu’ils viennent d’une seconde ponte qui se fait sur la fin de l’été ; car la première ponte, qui se fait de très bonne heure au printemps, est souvent détruite, parce que le nid, n’étant pas encore couvert par les feuilles, est trop exposé. Il reste des ramiers pendant l’hiver dans la plupart de nos provinces ; ils perchent comme les bisets, mais ils n’établissent pas, comme eux, leurs nids dans des trous d’arbres : ils les placent à leur sommet et les construisent assez légèrement avec des bûchettes ; ce nid est plat et assez large pour recevoir le mâle et la femelle. Je suis assuré qu’elle pond de très bonne heure au printemps deux et souvent trois œufs ; car on m’a apporté plusieurs nids où il y avait deux et quelquefois trois ramereaux[2] déjà forts au commencement d’avril. Quelques gens ont prétendu que, dans notre climat, ils ne produisent qu’une fois l’année, à moins qu’on ne prenne leurs petits ou leurs œufs, ce qui, comme l’on sait, force tous les oiseaux à une seconde ponte. Cependant Frisch assure qu’ils couvent deux fois par an[3], ce qui nous paraît très vrai : comme il y a constance et fidélité dans l’union du mâle et de la femelle, cela suppose que le sentiment d’amour et le soin des petits dure toute l’année ; or, la femelle pond quatorze jours après les approches du mâle[4] ; elle ne couve que pendant quatorze autres jours, et il ne faut qu’autant de temps pour que les petits puissent voler et se pourvoir d’eux-mêmes ; ainsi il y a toute apparence qu’ils produisent plutôt deux fois qu’une par an : la première, comme je l’ai dit, au commencement du printemps, et la seconde au solstice d’été, comme l’ont remarqué les anciens. Il est très certain que cela est ainsi dans tous les climats chauds et tempérés, et très probable qu’il en est à peu près de même dans les pays froids. Ils ont un roucoulement plus fort que celui des pigeons, mais qui ne se fait entendre que dans la saison des amours et dans les jours sereins ; car, dès qu’il pleut, ces oiseaux se taisent, et on ne les entend que très rarement en hiver ; ils se nourrissent de fruits sauvages, de glands, de faînes, de fraises, dont ils sont très avides, et aussi de fèves et de grains de toute espèce ; ils font un grand dégât dans les blés lorsqu’ils sont versés, et quand ces aliments leur manquent, ils mangent de l’herbe ; ils boivent à la manière des pigeons, c’est-à-dire de suite et sans relever la tête qu’après avoir avalé toute l’eau dont ils ont besoin. Comme leur chair, et surtout celle des jeunes, est excellente à manger, on recherche soigneusement leurs nids, et on en détruit ainsi une grande quantité : cette dévastation, jointe au petit produit, qui n’est que de deux ou trois œufs à chaque ponte, fait que l’espèce n’est nombreuse nulle part ; on en prend, à la vérité, beaucoup avec des filets dans les lieux de leur passage, surtout dans nos provinces voisines des Pyrénées ; mais ce n’est que dans une saison et pendant peu de jours. Il paraît que, quoique le ramier préfère les climats chauds et tempérés[5] il habite quelquefois dans les pays septentrionaux, puisque M. Linnæus le met dans la liste des oiseaux qui se trouvent en Suède[6] ; et il paraît aussi qu’ils ont passé d’un continent à l’autre[7], car il nous est arrivé des provinces méridionales de l’Amérique, ainsi que des contrées les plus chaudes de notre continent, plusieurs oiseaux qu’on doit regarder comme des variétés ou des espèces très voisines de celle du ramier, et dont nous allons faire mention dans l’article suivant.


Notes de Buffon
  1. « Palumbes antiqui cellares habebant quas pascendo saginabant. » Perrottus apud Gesnerum, de Avibus, p. 310.
  2. M. Salerne dit que « les poulaillers d’Orléans achètent en Berri et en Sologne, dans la saison des nids, une quantité considérable de tourtereaux qu’ils soufflent eux-mêmes avec la bouche, les engraissent de millet en moins de quinze jours pour les porter ensuite à Paris ; qu’ils engraissent de même les ramereaux ; qu’ils y portent aussi des pigeons bisets et d’autres pigeons qu’ils appellent des postes ; que ces derniers sont, selon eux, des pigeons de colombier devenus fuyards ou vagabonds, qui nichent tantôt dans un endroit et tantôt dans un autre, dans les églises, dans des tours, dans des murailles de vieux châteaux ou dans des rochers. » Ornithol., p. 162. — Ce fait prouve que les ramiers, ainsi que tous les pigeons et tourterelles, peuvent être élevés comme les autres oiseaux domestiques, et que par conséquent ils peuvent avoir donné naissance aux plus belles variétés et aux plus grandes races de nos pigeons de volière. M. Leroy, lieutenant des chasses et inspecteur du parc de Versailles, m’a aussi assuré que les ramereaux pris au nid s’apprivoisent et s’engraissent très bien, et que même de vieux ramiers pris au filet s’accoutument aisément à vivre dans des volières, où l’on peut, en les soufflant, leur faire prendre graisse en fort peu de temps.
  3. Voyez Frisch, à l’article du Ringel-taube, planche cxxxviii.
  4. Aristote, Hist. animal., lib. vi, cap. iv.
  5. Les rochers des deux îles de la Madeleine servent de retraite à un nombre infini de pigeons ramiers naturels au pays, et qui ne diffèrent de ceux d’Europe qu’en ce qu’ils sont d’une délicatesse et d’un goût plus exquis. Voyage au Sénégal, par M. Adanson, p. 165.
  6. Linn., Faun. suec., no 175.
  7. À la Guadeloupe, les graines de bois d’Inde qui étaient mûres avaient attiré une infinité de ramiers ; car ces oiseaux aiment passionnément ces graines ; ils s’en engraissent à merveille, et leur chair en contracte une odeur de girofle et de muscade tout à fait agréable… Quand ces oiseaux sont gras, ils sont extrêmement paresseux… plusieurs coups de fusil ne les obligent point de s’envoler ; ils se contentent de sauter d’une branche à l’autre en criant et regardant tomber leurs compagnons. Nouveau voyage aux îles de l’Amérique, t. V, p. 486. — À la baie de Tous-les-Saints il y a deux sortes de pigeons ramiers : les uns, de la grosseur de nos pigeons ramiers (d’Europe), sont d’un gris obscur ; les autres, plus petits, sont d’un gris clair ; les uns et les autres sont un très bon manger, et il y en a de si grandes troupes depuis le mois de mai jusqu’en septembre, qu’un seul homme peut en tuer neuf ou dix douzaines dans une matinée, lorsque le ciel est couvert de brouillards et qu’ils viennent manger les baies qui croissent dans les forêts. Voyage de Dampier, t. IV, p. 66.
Notes de l’éditeur
  1. Le Ramier (Palumbus torquatus [Note de Wikisource : actuellement Columba palumbus Linnæus, vulgairement pigeon ramier]) « a la tête, la nuque et la gorge d’un bleu foncé ; le haut du dos et les ailes d’un gris bleu foncé ; le bas du dos et le croupion bleu clair ; la tête et la poitrine gris vineux ; le bas du ventre blanc, le reste de la partie inférieure bleu clair ; la partie inférieure du cou ornée de chaque côté d’une tache blanche brillante : le derrière et les côtés du cou d’un vert doré, à reflets bleu et cuivre rosé ; les rémiges gris ardoisé, avec les primaires bordées de blanc ; les rectrices d’un cendré foncé en dessus, passant au noir vers l’extrémité, avec une large bande transversale d’un gris bleuâtre en dessous ; l’œil jaune de soufre clair, le bec jaune pâle à la pointe, rouge à la racine ; les pattes d’un rouge bleuâtre. Cet oiseau a 45 centimètres de long et 79 centimètres d’envergure ; la longueur de l’aile est de 25 centimètres, celle de la queue 18. La femelle est un peu plus petite que le mâle, et les jeunes ont des teintes plus mates. » (Brehm.)