Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le paon

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 400-417).

LE PAON


Si l’empire appartenait à la beauté et non à la force, le paon[NdÉ 1] serait, sans contredit, le roi des oiseaux ; il n’en est point sur qui la nature ait versé ses trésors avec plus de profusion : la taille grande, le port imposant, la démarche fière, la figure noble, les proportions du corps élégantes et sveltes, tout ce qui annonce un être de distinction lui a été donné ; une aigrette mobile et légère, peinte des plus riches couleurs, orne sa tête et l’élève sans la charger ; son incomparable plumage semble réunir tout ce qui flatte nos yeux dans le coloris tendre et frais des plus belles fleurs, tout ce qui les éblouit dans les reflets pétillants des pierreries, tout ce qui les étonne dans l’éclat majestueux de l’arc-en-ciel ; non seulement la nature a réuni sur le plumage du paon toutes les couleurs du ciel et de la terre pour en faire le chef-d’œuvre de sa magnificence, elles les a encore mêlées, assorties, nuancées, fondues de son inimitable pinceau et en a fait un tableau unique, où elles tirent de leur mélange avec des nuances plus sombres, et de leurs oppositions entre elles, un nouveau lustre et des effets de lumière si sublimes que notre art ne peut ni les imiter ni les décrire.

Tel paraît à nos yeux le plumage du paon, lorsqu’il se promène paisible et seul dans un beau jour de printemps ; mais si sa femelle vient tout à coup à paraître, si les feux de l’amour, se joignant aux secrètes influences de la saison, le tirent de son repos, lui inspirent une nouvelle ardeur et de nouveaux désirs, alors toutes ses beautés se multiplient, ses yeux s’animent et prennent de l’expression, son aigrette s’agite sur sa tête et annonce l’émotion intérieure ; les longues plumes de sa queue déploient, en se relevant, leurs richesses éblouissantes ; sa tête et son cou, se renversant noblement en arrière, se dessinent avec grâce sur ce fond radieux, où la lumière du soleil se joue en mille manières, se perd et se reproduit sans cesse, et semble prendre un nouvel éclat plus doux et plus moelleux, de nouvelles couleurs plus variées et plus harmonieuses ; chaque mouvement de l’oiseau produit des milliers de nuances nouvelles, des gerbes de reflets ondoyants et fugitifs, sans cesse remplacés par d’autres reflets et d’autres nuances toujours diverses et toujours admirables.

Le paon ne semble alors connaître ses avantages que pour en faire hommage à sa compagne, qui en est privée sans en être moins chérie, et la vivacité que l’ardeur de l’amour mêle à son action ne fait qu’ajouter de nouvelles grâces à ses mouvements, qui sont naturellement nobles, fiers et majestueux, et qui, dans ces moments, sont accompagnés d’un murmure énergique et sourd qui exprime le désir[1].

Mais ces plumes brillantes, qui surpassent en éclat les plus belles fleurs, se flétrissent aussi comme elles, et tombent chaque année[2] ; le paon, comme s’il sentait la honte de sa perte, craint de se faire voir dans cet état humiliant, et cherche les retraites les plus sombres pour s’y cacher à tous les yeux, jusqu’à ce qu’un nouveau printemps, lui rendant sa parure accoutumée, le ramène sur la scène pour y jouir des hommages dus à sa beauté : car on prétend qu’il en jouit en effet, qu’il est sensible à l’admiration, que le vrai moyen de l’engager à étaler ses belles plumes, c’est de lui donner des regards d’attention et des louanges et que, au contraire, lorsqu’on paraît le regarder froidement et sans beaucoup d’intérêt, il replie tous ses trésors et les cache à qui ne sait point les admirer.

Quoique le paon soit depuis longtemps comme naturalisé en Europe, cependant il n’en est pas plus originaire : ce sont les Indes orientales, c’est le climat qui produit le saphir, le rubis, la topaze, qui doit être regardé comme son pays natal ; c’est de là qu’il a passé dans la partie occidentale de l’Asie, où, selon le témoignage positif de Théophraste, cité par Pline, il avait été apporte d’ailleurs[3], au lieu qu’il ne paraît pas avoir passé de la partie la plus orientale de l’Asie, qui est la Chine, dans les Indes ; car les voyageurs s’accordent à dire que, quoique les paons soient fort communs aux Indes orientales, on ne voit à la Chine que ceux qu’on y transporte des autres pays[4], ce qui prouve au moins qu’ils sont très rares à la Chine.

Élien assure que ce sont les barbares qui ont fait présent à la Grèce de ce bel oiseau[5] ; et ces barbares ne peuvent guère être que les Indiens, puisque c’est aux Indes que Alexandre, qui avait parcouru l’Asie, et qui connaissait bien la Grèce, en a vu pour la première fois[6] : d’ailleurs, il n’est point de pays où ils soient plus généralement répandus et en aussi grande abondance que dans les Indes. Mandeslo[7] et Thévenot[8] en ont trouvé en grand nombre dans la province de Guzarate ; Tavernier dans toutes les Indes, mais particulièrement dans les territoires de Baroche, de Cambaya et de Broudra[9] ; François Pyrard aux environs de Calicut[10] ; les Hollandais sur toute la côte de Malabar[11] ; Lintscot dans l’île de Ceylan[12] ; l’auteur du second Voyage de Siam, dans les forêts sur les frontières de ce royaume, du côté de Cambodge[13], et aux environs de la rivière de Meinam[14] ; Le Gentil à Java, Gemelli Careri dans les îles Calamianes[15], situées entre les Philippines et Bornéo. Si on ajoute à cela que dans presque toutes ces contrées les paons vivent dans l’état de sauvages, qu’ils ne sont nulle part ni si grands[16] ni si féconds[17], on ne pourra s’empêcher de regarder les Indes comme leur climat naturel[18] ; et, en effet, un si bel oiseau ne pouvait guère manquer d’appartenir à ce pays si riche, si abondant en choses précieuses, où se trouvent la beauté, la richesse en tout genre, l’or, les perles, les pierreries, et qui doit être regardé comme le climat du luxe de la nature. Cette opinion est confirmée en quelque sorte par le texte sacré ; car nous voyons que les paons sont comptés parmi les choses précieuses que la flotte de Salomon rapportait tous les trois ans ; et il est clair que c’est ou des Indes ou de la côte d’Afrique la plus voisine des Indes, que cette flotte, formée et équipée sur la mer Rouge[19], et qui ne pouvait s’éloigner des côtes, tirait ses richesses : or, il y a de fortes raisons de croire que ce n’était point des côtes d’Afrique, car jamais voyageur n’a dit avoir aperçu dans toute l’Afrique, ni même dans les îles adjacentes, des paons sauvages qui pussent être regardés comme propres et naturels à ces pays, si ce n’est dans l’île de Sainte-Hélène, où l’amiral Verhowen trouva des paons qu’on ne pouvait prendre qu’en les tuant à coups de fusil[20] ; mais on ne se persuadera pas apparemment que la flotte de Salomon, qui n’avait point de boussole, se rendît tous les trois ans à l’île de Sainte-Hélène, où, d’ailleurs, elle n’aurait trouvé ni or, ni argent, ni ivoire, ni presque rien de tout ce qu’elle cherchait[21] : de plus, il me paraît vraisemblable que cette île, éloignée de plus de trois cents lieues du continent, n’avait pas même de paons du temps de Salomon, mais que ceux qu’y trouvèrent les Hollandais y avaient été lâchés par les Portugais, à qui elle avait appartenu, ou par d’autres, et qu’ils s’y étaient multipliés d’autant plus facilement que l’île de Sainte-Hélène n’a, dit-on, ni bête venimeuse ni animal vorace.

On ne peut guère douter que les paons que Kolbe a vus au cap de Bonne-Espérance, et qu’il dit être parfaitement semblables à ceux d’Europe, quoique la figure qu’il en donne s’en éloigne beaucoup[22], n’eussent la même origine que ceux de Sainte-Hélène, et qu’ils n’y eussent été apportés par quelques-uns des vaisseaux européens qui arrivent en foule sur cette côte.

On peut dire la même chose de ceux que les voyageurs ont aperçus au royaume de Congo[23] avec des dindons qui certainement n’étaient point des oiseaux d’Afrique, et encore de ceux que l’on trouve sur les confins d’Angola, dans un bois environné de murs, où on les entretient pour le roi du pays[24] : cette conjecture est fortifiée par le témoignage de Bosman, qui dit en termes formels qu’il n’y a point de paons sur la côte d’Or, et que l’oiseau pris par M. de Foquembrog et par d’autres pour un paon est un oiseau tout différent, appelé kroon-vogel[25].

De plus, la dénomination de paon d’Afrique, donnée par la plupart des voyageurs aux demoiselles de Numidie[26], est encore une preuve directe que l’Afrique ne produit point de paons ; et si l’on en a vu anciennement en Libye, comme le rapporte Eustathe, c’en était sans doute qui avaient passé ou qu’on avait portés dans cette contrée de l’Afrique, l’une des plus voisines de la Judée, où Salomon en avait mis longtemps auparavant ; mais il ne paraît pas qu’ils l’eussent adoptée pour leur patrie et qu’ils s’y fussent beaucoup multipliés, puisqu’il y avait des lois très sévères contre ceux qui en avaient tué ou seulement blessé quelqu’un[27].

Il est donc à présumer que ce n’était point des côtes d’Afrique que la flotte de Salomon rapportait les paons, des côtes d’Afrique, dis-je, où ils sont fort rares, et où l’on n’en trouve point dans l’état de sauvages, mais bien des côtes d’Asie où ils abondent, où ils vivent presque partout en liberté, où ils subsistent et se multiplient sans le secours de l’homme, où ils ont plus de grosseur, plus de fécondité que partout ailleurs, où ils sont, en un mot, comme tous les animaux dans leur climat naturel.

Des Indes ils auront facilement passé dans la partie occidentale de l’Asie : aussi voyons-nous, dans Diodore de Sicile, qu’il y en avait beaucoup dans la Babylonie ; la Médie en nourrissait aussi de très beaux et en si grande quantité que cet oiseau en a eu le surnom d’avis medica[28]. Philostrate parle de ceux du Phase, qui avaient une huppe bleue[29], et les voyageurs en ont vu en Perse[30].

De l’Asie ils ont passé dans la Grèce, où ils furent d’abord si rares qu’à Athènes on les montra pendant trente ans à chaque néoménie comme un objet de curiosité, et qu’on accourait en foule des villes voisines pour les voir[31].

On ne trouve pas l’époque certaine de cette migration du paon de l’Asie dans la Grèce ; mais il y a preuve qu’il n’a commencé à paraître dans ce dernier pays que depuis le temps d’Alexandre, et que sa première station au sortir de l’Asie a été l’île de Samos.

Les paons n’ont donc paru dans la Grèce que depuis Alexandre ; car ce conquérant n’en vit pour la première fois que dans les Indes, comme je l’ai déjà remarqué, et il fut tellement frappé de leur beauté qu’il défendit de les tuer sous des peines très sévères ; mais il y a toute apparence que peu de temps après Alexandre, et même avant la fin de son règne, ils devinrent fort communs ; car nous voyons dans le poète Antiphanes, contemporain de ce prince, et qui lui a survécu, qu’une seule paire de paons apportée en Grèce s’y était multipliée à un tel point qu’il y en avait autant que de cailles[32] : et d’ailleurs Aristote, qui ne survécut que deux ans à son élève, parle en plusieurs endroits des paons comme d’oiseaux fort connus.

En second lieu, que l’île de Samos ait été leur première station à leur passage d’Asie en Europe, c’est ce qui est probable par la position même de cette île, qui est très voisine du continent de l’Asie ; et, de plus, cela est prouvé par un passage formel de Menodotus[33] : quelques-uns même, forçant le sens de ce passage, et se prévalant de certaines médailles samiennes fort antiques, où était représentée Junon avec un paon à ses pieds[34], ont prétendu que Samos était la patrie première du paon, le vrai lieu de son origine, d’où il s’était répandu dans l’Orient comme dans l’Occident ; mais il est aisé de voir, en pesant les paroles de Menodotus, qu’il n’a voulu dire autre chose sinon qu’on avait vu des paons à Samos avant d’en avoir vu dans aucune autre contrée située hors du continent de l’Asie, de même qu’on avait vu dans l’Éolie (ou l’Étolie), des méléagrides qui sont bien connues pour être des oiseaux d’Afrique avant d’en voir en aucun autre lieu de la Grèce (Veluti… quas meleagridas vocant ex Ætholiâ) : d’ailleurs, l’île de Samos offrait aux paons un climat qui leur convenait, puisqu’ils y subsistaient dans l’état de sauvages[35], et que Aulu-Gelle regarde ceux de cette île comme les plus beaux de tous[36].

Ces raisons étaient plus que suffisantes pour servir de fondement à la dénomination d’oiseau de Samos, que quelques auteurs ont donnée au paon ; mais on ne pourrait pas la lui appliquer aujourd’hui, puisque M. de Tournefort ne fait aucune mention du paon dans la description de cette île, qu’il dit être pleine de perdrix, de bécasses, de bécassines, de grives, de pigeons sauvages, de tourterelles, de bec-figues et d’une volaille excellente[37] ; et il n’y a pas d’apparence que M. de Tournefort ait voulu comprendre sous la dénomination générique de volaille un oiseau aussi considérable et aussi distingué.

Les paons, ayant passé de l’Asie dans la Grèce, se sont ensuite avancés dans les parties méridionales de l’Europe, et de proche en proche en France, en Allemagne, en Suisse et jusque dans la Suède[38], où, à la vérité, ils ne subsistent qu’en petit nombre, à force de soins[39], et non sans une altération considérable de leur plumage, comme nous le verrons dans la suite.

Enfin les Européens qui, par l’étendue de leur commerce et de leur navigation, embrassent le globe entier, les ont répandus d’abord sur les côtes d’Afrique et dans quelques îles adjacentes ; ensuite dans le Mexique et de là dans le Pérou et dans quelques-unes des Antilles[40], comme Saint-Domingue et la Jamaïque, où l’on en voit beaucoup aujourd’hui[41] et où avant cela il n’y en avait pas un seul, par une suite de la loi générale du climat, qui exclut du nouveau monde tout animal terrestre, attaché par sa nature aux pays chauds de l’ancien continent, loi à laquelle les oiseaux pesants ne sont pas moins assujettis que les quadrupèdes : or, l’on ne peut nier que les paons ne soient des oiseaux pesants, et les anciens l’avaient fort bien remarqué[42]. Il ne faut que jeter un coup d’œil sur leur conformation extérieure pour juger qu’ils ne peuvent pas voler bien haut ni bien longtemps ; la grosseur du corps, la brièveté des ailes et la longueur embarrassante de la queue sont autant d’obstacles qui les empêchent de fendre l’air avec légèreté : d’ailleurs les climats septentrionaux ne conviennent point à leur nature, et ils n’y restent jamais de leur plein gré[43].

Le coq paon n’a guère moins d’ardeur pour ses femelles, ni guère moins d’acharnement à se battre avec les autres mâles que le coq ordinaire[44] ; il en aurait même davantage, s’il était vrai ce qu’on en dit, que, lorsqu’il n’a qu’une ou deux poules il les tourmente, les fatigue, les rend stériles à force de les féconder, et trouble l’œuvre de la génération à force d’en répéter les actes : dans ce cas, les œufs sortent de l’oviductus avant qu’ils aient eu le temps d’acquérir leur maturité[45]. Pour mettre à profit cette violence de tempérament, il faut donner au mâle cinq ou six femelles[46] ; au lieu que le coq ordinaire, qui peut suffire à quinze ou vingt poules, s’il est réduit à une seule, la féconde encore utilement et la rend mère d’une multitude de petits poussins.

Les paonnes ont le tempérament fort lascif et, lorsqu’elles sont privées de mâles, elles s’excitent entre elles, et en se frottant dans la poussière (car ce sont oiseaux pulvérateurs) ; et, se procurant une fécondité imparfaite, elles pondent des œufs clairs et sans germe, dont il ne résulte rien de vivant ; mais cela n’arrive guère qu’au printemps, lorsque le retour d’une chaleur douce et vivifiante réveille la nature et ajoute un nouvel aiguillon au penchant qu’ont tous les êtres animés à se reproduire ; et c’est peut-être par cette raison qu’on a donné à ces œufs le nom de zéphyriens (ova zephyria), non qu’on se soit persuadé qu’un doux zéphyr suffise pour imprégner les paonnes et tous les oiseaux femelles qui pondent sans la coopération du mâle ; mais parce qu’elles ne pondent guère de ces œufs que dans la nouvelle saison, annoncée ordinairement, et même désignée par les zéphyrs.

Je croirais aussi fort volontiers que la vue de leur mâle, piaffant autour d’elles, étalant sa belle queue, faisant la roue et leur montrant toute l’expression du désir, peut les animer encore davantage et leur faire produire un plus grand nombre de ces œufs stériles ; mais ce que je ne croirai jamais, c’est que ce manège agréable, ces caresses superficielles, et, si j’ose ainsi parler, toutes ces courbettes de petit-maître, puissent opérer une fécondation véritable tant qu’il ne s’y joindra pas une union plus intime et des approches plus efficaces ; et si quelques personnes ont cru que des paonnes avaient été fécondées ainsi par les yeux, c’est qu’apparemment ces paonnes avaient été couvertes réellement sans qu’on s’en fût aperçu[47].

L’âge de la pleine fécondité pour ces oiseaux est à trois ans, selon Aristote[48] et Columelle[49], et même selon Pline[50], qui, en répétant ce qu’a dit Aristote, y fait quelques changements ; Varron fixe cet âge à deux ans[51], et des personnes qui ont observé ces oiseaux m’assurent que les femelles commencent déjà à pondre dans notre climat, à un an, sans doute des œufs stériles ; mais presque tous s’accordent à dire que l’âge de trois ans est celui où les mâles ont pris leur entier accroissement, où ils sont en état de cocher leur poule, et où la puissance d’engendrer s’annonce en eux par une production nouvelle très considérable[52], celle des longues et belles plumes de leur queue, et par l’habitude qu’ils prennent aussitôt de les déployer en se pavanant et faisant la roue[53] : le superflu de la nourriture, n’ayant plus rien à produire dans l’individu, va s’employer désormais à la reproduction de l’espèce.

C’est au printemps que ces oiseaux se recherchent et se joignent[54] : si on veut les avancer, on leur donnera le matin à jeun, tous les cinq jours, des fèves légèrement grillées, selon le précepte de Columelle[55].

La femelle pond ses œufs peu de temps après qu’elle a été fécondée ; elle ne pond pas tous les jours, mais seulement de trois ou quatre jours l’un. Elle ne fait qu’une ponte par an, selon Aristote[56], et cette ponte est de huit œufs la première année, et de douze les années suivantes ; mais cela doit s’entendre des paonnes à qui on laisse le soin de couver elles-mêmes leurs œufs et de mener leurs petits, au lieu que, si on leur enlève leurs œufs à mesure qu’elle pondent pour les faire couver par des poules vulgaires, elles feront trois pontes, selon Columelle[57] : la première de cinq œufs, la seconde de quatre, et la troisième de deux ou trois. Il paraît qu’elles sont moins fécondes dans ce pays-ci, où elles ne pondent guère que quatre ou cinq œufs par an ; et qu’au contraire elles sont beaucoup plus fécondes aux Indes, où, selon Pierre Martyr, elles en pondent de vingt à trente, comme je l’ai remarqué plus haut. C’est que, en général, la température du climat a beaucoup d’influence sur tout ce qui a rapport à la génération, et c’est la clef de plusieurs contradictions apparentes qui se trouvent entre ce que disent les anciens et ce qui se passe sous nos yeux. Dans un pays plus chaud les mâles seront plus ardents, ils se battront entre eux, il leur faudra un plus grand nombre de femelles, et celles-ci pondront un plus grand nombre d’œufs ; au lieu que dans un pays plus froid elles seront moins fécondes, et les mâles moins chauds et plus paisibles.

Si on laisse à la paonne la liberté d’agir selon son instinct, elle déposera ses œufs dans un lieu secret et retiré : ses œufs sont blancs et tachetés comme ceux de dinde, et à peu près de la même grosseur ; lorsque sa ponte est finie, elle se met à couver.

On prétend qu’elle est sujette à pondre pendant la nuit, ou plutôt à laisser échapper ses œufs de dessus le juchoir où elle est perchée[58] : c’est pourquoi on recommande d’étendre de la paille au-dessous pour empêcher qu’ils ne se brisent.

Pendant tout le temps de l’incubation, la paonne évite soigneusement le mâle, et tâche surtout de lui dérober sa marche lorsqu’elle retourne à ses œufs ; car dans cette espèce, comme dans celle du coq et de bien d’autres[59], le mâle, plus ardent et moins fidèle au vœu de la nature, est plus occupé de son plaisir particulier que de la multiplication de son espèce ; et s’il peut surprendre la couveuse sur ses œufs, il les casse en s’approchant d’elle, et peut-être y met-il de l’intention, et cherche-t-il à se délivrer d’un obstacle qui l’empêche de jouir : quelques-uns ont cru qu’il ne les cassait que par son empressement à les couver lui-même[60] ; ce serait un motif bien différent. L’histoire naturelle aura toujours beaucoup d’incertitudes ; il faudrait, pour les lui ôter, observer tout par soi-même : mais qui peut tout observer ?

La paonne couve de vingt-sept à trente jours, plus ou moins, selon la température du climat et de la saison[61] : pendant ce temps on a soin de lui mettre à portée une quantité suffisante de nourriture, de peur qu’étant obligée d’aller se repaître au loin, elle ne quittât ses œufs trop longtemps et ne les laissât refroidir. Il faut aussi prendre garde de la troubler dans son nid et de lui donner de l’ombrage ; car, par une suite de son naturel inquiet et défiant, si elle se voit découverte, elle abandonnera ses œufs et recommencera une nouvelle ponte qui ne vaudra pas la première, à cause de la proximité de l’hiver.

On prétend que la paonne ne fait jamais éclore tous ses œufs à la fois ; mais dès qu’elle voit quelques poussins éclos, elle quitte tout pour les conduire : dans ce cas il faudra prendre les œufs qui ne seront point encore ouverts et les mettre éclore sous une autre couveuse, ou dans un four d’incubation[62].

Élien nous dit que la paonne ne reste pas constamment sur ses œufs, et qu’elle passe quelquefois deux jours sans y revenir, ce qui nuit à la réussite de la couvée[63]. Mais je soupçonne quelque méprise dans ce passage d’Élien, qui aura appliqué à l’incubation ce que Aristote et Pline ont dit de la ponte, laquelle en effet est interrompue par deux ou trois jours de repos ; au lieu que de pareilles interruptions dans l’action de couver paraissent contraires à l’ordre de la nature, et à ce qui s’observe dans toutes les espèces connues des oiseaux, si ce n’est dans les pays où la chaleur de l’air et du sol approche du degré nécessaire pour l’incubation[64].

Quand les petits sont éclos, il faut les laisser sous la mère pendant vingt-quatre heures, après quoi on pourra les transporter sous une mue[65] ; Frisch veut qu’on ne les rende à la mère que quelques jours après[66].

Leur première nourriture sera la farine d’orge détrempée dans du vin, du froment ramolli dans l’eau, ou même de la bouillie cuite et refroidie : dans la suite on pourra leur donner du fromage blanc bien pressé et sans aucun petit-lait, mêlé avec des poireaux hachés, et même des sauterelles, dont on dit qu’ils sont très friands ; mais il faut auparavant ôter les pieds à ces insectes[67]. Quand ils auront six mois, ils mangeront du froment, de l’orge, du marc de cidre et de poiré, et même ils pinceront l’herbe tendre ; mais cette nourriture seule ne suffirait point, quoique Athénée les appelle graminivores.

On a observé que les premiers jours la mère ne revenait jamais coucher avec sa couvée dans le nid ordinaire, ni même deux fois dans un même endroit ; et comme cette couvée si tendre, et qui ne peut encore monter sur les arbres, est exposée à beaucoup de risques, on doit y veiller de près pendant ces premiers jours, épier l’endroit que la mère aura choisi pour son gîte, et mettre ses petits en sûreté sous une mue ou dans une enceinte formée en plein champ avec des claies préparées, etc.[68].

Les paonneaux, jusqu’à ce qu’ils soient un peu forts, portent mal leurs ailes, les ont traînantes[69], et ne savent pas encore s’en servir : dans ces commencements, la mère les prend tous les soirs sur son dos et les porte l’un après l’autre sur la branche où ils doivent passer la nuit ; le lendemain matin elle saute devant eux du haut de l’arbre en bas, et les accoutume à en faire autant pour la suivre, et à faire usage de leurs ailes[70].

Une mère paonne, et même une poule ordinaire, peut mener jusqu’à vingt-cinq petits paonneaux, selon Columelle, mais seulement quinze selon Palladius ; et ce dernier nombre est plus que suffisant dans les pays froids, où les petits ont besoin de se réchauffer de temps en temps et de se mettre à l’abri sous les ailes de la mère, qui ne pourrait pas en garantir vingt-cinq à la fois.

On dit que si une poule ordinaire, qui mène ses poussins, voit une couvée de petits paonneaux, elle est tellement frappée de leur beauté qu’elle se dégoûte de ses petits et les abandonne pour s’attacher à ces étrangers[71] ; ce que je rapporte ici non comme un fait vrai, mais comme un fait à vérifier, d’autant plus qu’il me paraît s’écarter du cours ordinaire de la nature, et que dans les premiers temps les petits paonneaux ne sont pas beaucoup plus beaux que les poussins.

À mesure que les jeunes paonneaux se fortifient, ils commencent à se battre (surtout dans les pays chauds) ; et c’est pour cela que les anciens, qui paraissent s’être beaucoup plus occupés que nous de l’éducation de ces oiseaux[72], les tenaient dans de petites cases séparées[73] : mais les meilleurs endroits pour les élever, c’étaient, selon eux, ces petites îles qui se trouvent en quantité sur les côtes d’Italie[74], telle, par exemple, que celle de Planasie appartenante aux Pisans[75] : ce sont en effet les seuls endroits où l’on puisse les laisser en liberté, et presque dans l’état de sauvages, sans craindre qu’ils s’échappent, attendu qu’ils volent peu et ne nagent point du tout, et sans craindre qu’ils deviennent la proie de leurs ennemis, dont la petite île doit être purgée. Ils peuvent y vivre selon leur naturel et leurs appétits, sans contrainte, sans inquiétude ; ils y prospéraient mieux, et, ce qui n’était pas négligé par les Romains, leur chair avait un meilleur goût : seulement, pour avoir l’œil dessus et reconnaître si leur nombre augmentait ou diminuait, on les accoutumait à se rendre tous les jours, à une heure marquée et à un certain signal, autour de la maison, où on leur jetait quelques poignées de grain pour les attirer[76].

Lorsque les petits ont un mois d’âge, ou un peu plus, l’aigrette commence à leur pousser, et alors ils sont malades comme les dindonneaux lorsqu’ils poussent le rouge ; ce n’est que de ce moment que le coq paon les reconnaît pour les siens ; car tant qu’ils n’ont point d’aigrette il les poursuit comme étrangers[77] ; on ne doit néanmoins les mettre avec les grands que lorsqu’ils ont sept mois, et s’ils ne se perchaient pas d’eux-mêmes sur le juchoir il faut les y accoutumer, et ne point souffrir qu’ils dorment à terre, à cause du froid et de l’humidité[78].

L’aigrette est composée de petites plumes, dont la tige est garnie depuis la base jusqu’auprès du sommet, non de barbes, mais de petits filets rares et détachés ; le sommet est formé de barbes ordinaires unies ensemble et peintes des plus belles couleurs.

Le nombre de ces petites plumes est variable ; j’en ai compté vingt-cinq dans un mâle et trente dans une femelle ; mais je n’ai pas observé un assez grand nombre d’individus pour assurer qu’il ne puisse pas y en avoir plus ou moins.

L’aigrette n’est pas un cône renversé comme on le pourrait croire ; sa base, qui est en haut, forme une ellipse fort allongée, dont le grand axe est posé selon la longueur de la tête : toutes les plumes qui la composent ont un mouvement particulier assez sensible par lequel elles s’approchent ou s’écartent les unes des autres, au gré de l’oiseau, et un mouvement général par lequel l’aigrette entière tantôt se renverse en arrière et tantôt se relève sur la tête.

Les sommets de cette aigrette ont, ainsi que tout le reste du plumage, des couleurs bien plus éclatantes dans le mâle que dans la femelle : outre cela, le coq paon se distingue de sa poule, dès l’âge de trois mois, par un peu de jaune qui paraît au bout de l’aile ; dans la suite il s’en distingue par la grosseur, par un éperon à chaque pied, par la longueur de sa queue, et par la faculté de la relever et d’en étaler les belles plumes, ce qui s’appelle faire la roue. Willughby croit que le paon ne partage qu’avec le dindon cette faculté remarquable[79] : cependant on verra, dans le cours de cette histoire, qu’elle leur est commune avec quelques tétras ou coqs de bruyère, quelques pigeons, etc.

Les plumes de la queue, ou plutôt ces longues couvertures qui naissent de dessus le dos auprès du croupion, sont en grand ce que celles de l’aigrette sont en petit ; leur tige est pareillement garnie, depuis sa base jusque près de l’extrémité, de filets détachés de couleur changeante, et elle se termine par une plaque de barbes réunies, ornée de ce qu’on appelle l’œil ou le miroir. C’est une tache brillante, émaillée des plus belles couleurs : jaune doré de plusieurs nuances, vert changeant en bleu et en violet éclatant, selon les différents aspects, et tout cela empruntant encore un nouveau lustre de la couleur du centre qui est un beau noir velouté.

Les deux plumes du milieu ont environ quatre pieds et demi, et sont les plus longues de toutes, les latérales allant toujours en diminuant de longueur jusqu’à la plus extérieure ; l’aigrette ne tombe point, mais la queue tombe chaque année, en tout ou en partie, vers la fin de juillet, et repousse au printemps ; et pendant cet intervalle l’oiseau est triste et se cache.

La couleur la plus permanente de la tête, de la gorge, du cou et de la poitrine, c’est le bleu avec différents reflets de violet, d’or et de vert éclatant ; tous ces reflets, qui renaissent et se multiplient sans cesse sur son plumage, sont une ressource que la nature semble s’être ménagée pour y faire paraître successivement, et sans confusion, un nombre de couleurs beaucoup plus grand que son étendue ne semblait le comporter : ce n’est qu’à la faveur de cette heureuse industrie que le paon pouvait suffire à recevoir tous les dons qu’elle lui destinait.

De chaque côté de la tête on voit un renflement formé par les petites plumes qui recouvrent le trou de l’oreille.

Les paons paraissent se caresser réciproquement avec le bec ; mais, en y regardant de plus près, j’ai reconnu qu’ils se grattaient les uns les autres autour de la tête, où ils ont des poux très vifs et très agiles ; on les voit courir sur la peau blanche qui entoure leurs yeux, et cela ne peut manquer de leur causer une sensation incommode ; aussi se prêtent-ils avec beaucoup de complaisance lorsqu’un autre les gratte.

Ces oiseaux se rendent les maîtres dans la basse-cour, et se font respecter de l’autre volaille, qui n’ose prendre sa pâture qu’après qu’ils ont fini leur repas : leur façon de manger est à peu près celle des gallinacés, ils saisissent le grain de la pointe du bec et l’avaient sans le broyer.

Pour boire ils plongent le bec dans l’eau, où ils font cinq ou six mouvements assez prompts de la mâchoire inférieure, puis, en se relevant et tenant leur tête dans une situation horizontale, ils avalent l’eau dont leur bouche s’était remplie sans faire aucun mouvement du bec.

Les aliments sont reçus dans l’œsophage, où l’on a observé un peu au-dessus de l’orifice antérieur de l’estomac un bulbe glanduleux, rempli de petits tuyaux qui donnent en abondance une liqueur limpide.

L’estomac est revêtu à l’extérieur d’un grand nombre de fibres motrices.

Dans un de ces oiseaux, qui a été disséqué par Gaspard Bartholin, il y avait bien deux conduits biliaires, mais il ne se trouva qu’un seul canal pancréatique, quoique d’ordinaire il y en ait deux dans les oiseaux.

Le cæcum était double, et dirigé d’arrière en avant ; il égalait en longueur tous les autres intestins ensemble, et les surpassait en capacité[80].

Le croupion est très gros, parce qu’il est chargé des muscles qui servent à redresser la queue et à l’épanouir.

Les excréments sont ordinairement moulés et chargés d’un peu de cette matière blanche qui se trouve sur les excréments de tous les gallinacés et de beaucoup d’autres oiseaux.

On m’asure qu’ils dorment, tantôt en cachant la tête sous l’aile, tantôt en faisant rentrer leur cou en eux-mêmes et ayant le bec au vent.

Les paons aiment la propreté, et c’est par cette raison qu’ils tâchent de recouvrir et d’enfouir leurs ordures, et non parce qu’ils envient à l’homme les avantages qu’il pourrait retirer de leurs excréments[81], qu’on dit être bons pour le mal des yeux, pour améliorer la terre, etc., mais dont apparemment ils ne connaissent pas toutes les propriétés.

Quoiqu’ils ne puissent pas voler beaucoup, ils aiment à grimper ; ils passent ordinairement la nuit sur les combles des maisons, où ils causent beaucoup de dommage, et sur les arbres les plus élevés : c’est de là qu’ils font souvent entendre leur voix, qu’on s’accorde à trouver désagréable, peut-être parce qu’elle trouble le sommeil, et d’après laquelle on prétend que s’est formé leur nom dans presque toutes les langues[82].

On prétend que la femelle n’a qu’un seul cri, qu’elle ne fait guère entendre qu’au printemps, mais que le mâle en a trois ; pour moi, j’ai reconnu qu’il avait deux tons, l’un plus grave, qui tient plus du hautbois, l’autre plus aigu, précisément à l’octave du premier, et qui tient plus des sons perçants de la trompette ; et j’avoue qu’à mon oreille ces deux tons n’ont rien de choquant, de même que je n’ai rien pu voir de difforme dans ses pieds ; et ce n’est qu’en prêtant aux paons nos mauvais raisonnements et même nos vices, qu’on a pu supposer que leur cri n’était autre chose qu’un gémissement arraché à leur vanité toutes les fois qu’ils aperçoivent la laideur de leurs pieds.

Théophraste avance que leurs cris, souvent répétés, sont un présage de pluie ; d’autres, qu’ils l’annoncent aussi lorsqu’ils grimpent plus haut que de coutume[83] ; d’autres, que ces mêmes cris pronostiquaient la mort à quelque voisin ; d’autres, enfin, que ces oiseaux portaient toujours sous l’aile un morceau de racine de lin comme une amulette naturelle pour se préserver des fascinations[84]…, tant il est vrai que toute chose dont on a beaucoup parlé a fait dire beaucoup d’inepties !

Outre les différents cris dont j’ai fait mention, le mâle et la femelle produisent encore un certain bruit sourd, un craquement étouffé, une voix intérieure et renfermée qu’ils répètent souvent et quand ils sont inquiets, et quand ils paraissent tranquilles ou même contents.

Pline dit qu’on a remarqué de la sympathie entre les pigeons et les paons[85] ; et Cléarque parle d’un de ces derniers, qui avait pris un tel attachement pour une jeune personne, que, l’ayant vue mourir, il ne put lui survivre[86]. Mais une sympathie plus naturelle et mieux fondée, c’est celle qui a été observée entre les paons et les dindons : ces deux oiseaux sont du petit nombre des oiseaux qui redressent leur queue et font la roue, ce qui suppose bien des qualités communes, aussi s’accordent-ils mieux ensemble qu’avec tout le reste de la volaille ; et l’on prétend même qu’on a vu un coq paon couvrir une poule dinde[87], ce qui indiquerait une grande analogie entre les deux espèces.

La durée de la vie du paon est de vingt-cinq ans, selon les anciens[88] ; et cette détermination me paraît bien fondée, puisqu’on sait que le paon est entièrement formé avant trois ans, et que les oiseaux en général vivent plus longtemps que les quadrupèdes, parce que leurs os sont plus ductiles ; mais je suis surpris que M. Willughby ait cru, sur l’autorité d’Élien, que cet oiseau vivait jusqu’à cent ans, d’autant plus que le récit d’Élien est mêlé de plusieurs circonstances visiblement fabuleuses[89].

J’ai déjà dit que le paon se nourrissait de toutes sortes de grains comme les gallinacés, les anciens lui donnaient ordinairement, par mois, un boisseau de froment pesant environ vingt livres[90]. Il est bon de savoir que la fleur de sureau leur est contraire[91], et que la feuille d’ortie est mortelle aux jeunes paonneaux, selon Franzius[92].

Comme les paons vivent aux Indes dans l’état de sauvages, c’est aussi dans ce pays qu’on a inventé l’art de leur donner la chasse : on ne peut guère les approcher de jour, quoiqu’ils se répandent dans les champs par troupes assez nombreuses, parce que, dès qu’ils découvrent le chasseur, ils fuient devant lui plus vite que la perdrix, et s’enfoncent dans des broussailles où il n’est guère possible de les suivre ; ce n’est donc que la nuit qu’on parvient à les prendre, et voici de quelle manière se fait cette chasse aux environs de Cambaie.

On s’approche de l’arbre sur lequel ils sont perchés, on leur présente une espèce de bannière qui porte deux chandelles allumées, et où l’on a peint des paons au naturel : le paon, ébloui par cette lumière, ou bien occupé à considérer les paons en peinture qui sont sur la bannière, avance le cou, le retire, l’allonge encore, et lorsqu’il se trouve dans un nœud coulant qui y a été placé exprès, on tire la corde et on se rend maître de l’oiseau[93].

Nous avons vu que les Grecs faisaient grand cas du paon, mais ce n’était que pour rassasier leurs yeux de la beauté de son plumage, au lieu que les Romains, qui ont poussé plus loin tous les excès du luxe parce qu’ils étaient plus puissants, se sont rassasiés réellement de sa chair ; ce fut l’orateur Hortensias qui imagina le premier d’en faire servir sa table[94], et son exemple ayant été suivi, cet oiseau devint très cher à Rome, et les empereurs renchérissant sur le luxe des particuliers, on vit un Vitellius, un Héliogabale mettre leur gloire à remplir des plats immenses[95] de têtes ou de cervelles de paons, de langues de phénicoptères, de foies de scares[96], et à en composer des mets insipides, qui n’avaient d’autre mérite que de supposer une dépense prodigieuse et un luxe excessivement destructeur.

Dans ces temps-là un troupeau de cent de ces oiseaux pouvait rendre soixante mille sesterces, en n’exigeant de celui à qui on en confiait le soin que trois paons par couvée[97] ; ces soixante mille sesterces reviennent, selon l’évaluation de Gassendi, à dix ou douze mille francs ; chez les Grecs, le mâle et la femelle se vendaient mille drachmes[98], ce qui revient à huit cent quatre-vingt-sept livres dix sous, selon la plus forte évaluation, et à vingt-quatre livres, selon la plus faible ; mais il paraît que cette dernière est beaucoup trop faible, sans quoi le passage suivant d’Athénée ne signifierait rien : « N’y a-t-il pas de la fureur à nourrir des paons dont le prix n’est pas moindre que celui des statues[99] ? » Ce prix était bien tombé au commencement du xvie siècle, puisque dans la Nouvelle Coutume du Bourbonnais, qui est de 1521, un paon n’était estimé que deux sous six deniers de ce temps-là, que M. Dupré de Saint-Maur évalue à trois livres quinze sous d’aujourd’hui ; mais il paraît que, peu après cette époque, le prix de ces oiseaux se releva ; car Bruyer nous apprend qu’aux environs de Lisieux, où on avait la facilité de les nourrir avec du marc de cidre, on en élevait des troupeaux dont on tirait beaucoup de profit, parce que, comme ils étaient fort rares dans le reste du royaume, on en envoyait de là dans toutes les grandes villes pour les repas d’appareil[100] : au reste, il n’y a guère que les jeunes que l’on puisse manger, les vieux sont trop durs, et d’autant plus durs que leur chair est naturellement fort sèche ; et c’est sans doute à cette qualité qu’elle doit la propriété singulière, et qui paraît assez avérée, de se conserver sans corruption pendant plusieurs années[101]. On en sert cependant quelquefois de vieux, mais c’est plus pour l’appareil que pour l’usage, car on les sert revêtus de leurs belles plumes ; et c’est une recherche de luxe assez bien entendue, que l’élégance industrieuse des modernes a ajoutée à la magnificence effrénée des anciens : c’était sur un paon ainsi préparé que nos anciens chevaliers faisaient, dans les grandes occasions, leur vœu appelé le vœu du paon[102].

On employait autrefois les plumes du paon à faire des espèces d’éventails[103] ; on en formait des couronnes, en guise de laurier, pour les poètes appelés troubadours[104] ; Gesner a vu une étoffe dont la chaîne était de soie et de fil d’or, et la trame de ces mêmes plumes[105] : tel était sans doute le manteau tissu de plumes de paon qu’envoya le pape Paul III au roi Pépin[106].

Selon Aldrovande, les œufs de paon sont regardés par tous les modernes comme une mauvaise nourriture, tandis que les anciens les mettaient au premier rang, et avant ceux d’oie et de poule commune[107] ; il explique cette contradiction en disant qu’ils sont bons au goût et mauvais à la santé[108] : reste à examiner si la température du climat n’aurait pas encore ici quelque influence.


Notes de Buffon
  1. « Cum stridore procurrens. » Palladius, de Re rusticâ, lib. i, cap. xxviii.
  2. « Amittit pennas cum primis arborum frondibus, recipit cum germine carumdem. » Aristote, Hist. animal., lib. vi, cap. ix.
  3. « Quippe cùm Theophrastus tradat invectitias esse in Asiâ etiam columbas et pavones. » Plinii Hist. nat., lib. x, cap. xxix.
  4. Navarrette, Description de la Chine, p. 40 et 42.
  5. « Ex Barbaris ad Græcos exportatus esse dicitur, primum autem diu rarus. » Élien, Hist. animal., lib. v, cap. xxi.
  6. Idem, ibidem.
  7. Mandeslo, Voyage des Indes, t. II, liv. i, p. 147.
  8. Thévenot, Voyage au Levant, t. III, p. 18.
  9. Voyages de Tavernier, t. III, liv. i, p. 57 et 58.
  10. Voyages de François Pyrard, t. Ier, p. 426.
  11. Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la Compagnie des Indes, t. IV, p. 16.
  12. J. Hugonis Lintscot, Navigatio in Orientem, p. 39.
  13. Second voyage de Siam, p. 75.
  14. Idem, p. 248.
  15. Gemelli Careri, Voyage autour du monde, t. V, p. 270.
  16. « Sunt et pavones in Indiâ maximi omnium. » Ælian, de Naturâ animal., lib. xvi, cap. ii.
  17. Petrus Martyr, de Rebus Oceani, dit que les paons pondent aux Indes de vingt à trente œufs.
  18. Voyez Seconde relation des Hollandais, p. 370.
  19. Voyez le troisième livre des Rois, chap. ix, v. 26.
  20. Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la Compagnie des Indes, t. IV, p. 161.
  21. « Aurum, argentum, dentes elephantorum, et simias et pavos. » Reg., lib. iii, cap. x, v. 22.
  22. Voyez l’Histoire générale des Voyages, t. V, pl. xxiv.
  23. Voyage de P. Van den Broeck, dans le Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la Compagnie des Indes, t. IV, p. 321.
  24. Relation de Pigafetta, p. 92 et suivantes.
  25. Voyage de Guinée, Lettre xve, p. 268.
  26. Voyez Labat, volume III, p. 141 ; et la Relation du voyage de M. de Genes au détroit de Magellan, par le sieur Froger, p. 41.
  27. Aldrovande, de Avibus, t. II, p. 5.
  28. Idem, Ornithol., t. II, p. 12.
  29. Ibidem, p. 6.
  30. Thévenot, Voyage du Levant, t. II, p. 200.
  31. « Tanta fuit in urbibus pavonis prærogativa, ut Athenis tam a viris quàm a mulieribus statuto pretio spectatus fuerit ; ubi singulis noviluniis et viros et mulieres admittentes ad hujusmodi spectaculum, ex eo fecere questum non mediocrem, multique e Lacedemone ac Thessaliâ videndi causâ eò confluxerint. » Ælian., Hist. anim., lib. v, cap. xxi.
  32. « Pavonum tantummodo per unum adduxit quispiam raram tunc avem, nunc vero plures sunt quam coturnices. »
  33. « Sunt ibi pavones Junoni sacri, primi quidem in Samo editi ac educati, indeque deducti ac in alias regiones devecti, veluti Galli e Perside et quas meleagridas vocant ex Æolia (seu Ætolia). » Vide Atheneus, lib. iv, cap. xxv.
  34. On en voit encore aujourd’hui quelques-unes, et même des médaillons qui représentent le temple de Samos avec Junon et ses paons. Voyage du Levant de M. de Tournefort, t. Ier, p. 425.
  35. « Pavonum greges agrestes transmarini esse dicuntur in insulis Sami in luco Junonis… » Varro, de Re rusticâ, lib. iii, p. vi.
  36. Aulu-Gelle, Noct. Atticæ, lib. vii, cap. xvi.
  37. M. de Tournefort, Voyage du Levant, t. Ier, p. 412.
  38. Les Suisses sont la seule nation qui se soit appliquée à détruire, dans leur pays, cette belle espèce d’oiseau avec autant de soin que toutes les autres en ont mis à la multiplier ; et cela en haine des ducs d’Autriche contre lesquels ils s’étaient révoltés, et dont l’écu avait une queue de paon pour cimier.
  39. Linnæus, Syst. nat., édit. X, p. 156.
  40. Histoire des Incas, t. II, p. 329.
  41. Voyez l’Histoire de Saint-Domingue de Charlevoix, t. Ier, p. 28-32 ; et la Synopsis Avium de Ray, p. 183.
  42. « Nec sublimiter possunt nec per longa spatia volare. » Columelle, de Re rusticâ, lib. viii, cap. xi.
  43. « Habitat apud nostrates rarius, præsertim in aviariis magnatum, non vero sponte. » Linnæus, Fauna suecica, p. 60.
  44. Voyez Columelle, de Re rusticâ, lib. viii, cap. xi.
  45. « Quinque gallinas desiderat ; nam si unam aut alteram fœtam sæpius compressent, vixdum concepta, in alvo vitiat ova, nec ad partum sinit perduci, quoniam immatura genitalibus locis excedunt. » Columelle, de Re rusticâ, lib. viii, cap. xi.
  46. Je donne ici l’opinion des anciens ; car des personnes intelligentes que j’ai consultées, et qui ont élevé des paons en Bourgogne, m’ont assuré, d’après leur expérience, que les mâles ne se battaient jamais, et qu’il ne fallait à chacun qu’une ou deux femelles au plus ; et peut-être cela n’arrive-t-il qu’à cause de la moindre chaleur du climat.
  47. « L’on ne peut bonnement accorder ce que quelques pères de famille racontent ; c’est que les paons ne couvrent leurs femelles, ains qu’ils les emplissent en faisant la roue devant elles, etc. » Belon, Nature des oiseaux, p. 234.
  48. « Parit maxime a trimatu. » Hist. animal., lib. vi, cap. ix.
  49. De Re rusticâ, lib. viii, cap. xi. « Hoc genus Avium cum trimatum explevit, optime progenerat ; si quidem tenerior ætas aut sterilisant parum fœcunda. »
  50. « À trimatu parit : primo anno unum aut alterum ovum, sequenti quaterna quinave, cæteris duodena non amplius. » Plin., lib. x, cap. lix.
  51. « Ad admissuram hæ minores bimæ non idoneæ, nec jam majores natu. » Varro, de Re rusticâ, lib. iii, cap. vi.
  52. « Colores incipit fundere in trimatu. » Plin., lib. x, cap. xx.
  53. « Ab idibus februariis ante mensem martium. » Columelle, de Re rusticâ, lib. viii, cap. xi.
  54. Ibidem.
  55. « Semel tantum modo ova parit duodecim aut paulo pauciora, nec continuais diebus sed binis ternisve interpositis. » Hist. animal., lib. vi, cap. ix. — « Primiparæ octona maxime edunt. » Ibidem.
  56. Aristote dit qu’une poule ordinaire ne peut guère faire éclore que deux œufs de paon ; mais Columelle lui en donnait jusqu’à cinq, et outre cela quatre œufs de poule ordinaire, plus ou moins cependant, selon que la couveuse était plus ou moins grande : il recommandait de retirer ces œufs de poule le dixième jour, et d’en substituer un pareil nombre de même espèce, récemment pondus, afin qu’ils vinssent à éclore en même temps que les œufs de paon, qui ont besoin de dix jours d’incubation de plus : enfin, il prescrivait de retourner ceux-ci tous les jours si la couveuse n’avait pu le faire à cause de leur grosseur ; ce qu’il est toujours aisé de reconnaître, si l’on a eu la précaution de marquer ces œufs d’un côté. Voyez Columelle, de Re rusticâ, loco citato.
  57. « Feminæ Pavones quæ non incubant, ter anno partus edunt : primus est partus quinque fere ovorum, secundus quatuor, tertius trium aut duorum. » Columelle, de Re rusticâ, lib. viii, cap. xi.
  58. « Pluribus stramentis exagerandum est aviarium quo tutius integri fœtus excipiantur, nam pavones cùm ad nocturnam requiem venerunt… perticis insistentes enituntur ova… » Columelle, lib. viii, cap. xi.
  59. « Quam ob causam aves nonnullæ sylvestres pariunt, fugientes marem et incubant. » Aristote, Hist. animal., lib. vi, cap. ix.
  60. Voyez Aldrovande, Avi., t. II, p. 14.
  61. « Excludit diebus triginta aut paulo tardius. » Aristote, Historia animalium, lib. vi, cap. ix. — « Partus excluditur ter novenis aut tardius tricesimo. » Plin., lib. x, cap. lix.
  62. Maison rustique, t. Ier, p. 138.
  63. Ælian., Hist. animal., lib. v, cap. xxxii.
  64. Voyez ci-dessus l’histoire de l’Autruche.
  65. « Similiter ut gallinacei primo die non amoveantur, postero die cum educatrice transferantur in caveam. » Columelle, lib. viii, cap. xi.
  66. Frisch, planche cxix.
  67. Columelle, de Re rusticâ, lib. viii, cap. xi.
  68. Maison rustique, t. Ier, p. 138.
  69. Belon, Nature des oiseaux, p. 234.
  70. Maison rustique, t. Ier, p. 139.
  71. Columelle, lib. viii, cap. xi. « Satis convenit inter autores non debere alias gallinas quæ pullos sui generis educant, in eodem loco pasci ; nam cùm conspexerunt pavoninam prolem, suo pullos diligere desinunt… perosæ videlicet quod nec magnitudine nec specie pavoni pares sint. »
  72. « Pavonis educatio magis urbani patris familiæ quam tetrici rustici curam poscit… » Columelle, lib. viii, cap. xi.
  73. Varro, de Re rusticâ, lib. iii, cap. vi.
  74. Columelle, loco citato.
  75. Varro, loco citato.
  76. Columelle, lib. viii, cap. xi.
  77. Palladius, de Re rusticâ, lib. i, cap. xxviii.
  78. Columelle, loco citato.
  79. Willughby, Ornithologia, p. 112.
  80. Voyez Acta Hafniensia, année 1673, observ. 114.
  81. « Fimum suum resorbere traduntur, invidentes hominum utilitatibus. » Plin., lib. xxix, cap. vi. C’est sur ce fondement qu’on impute au paon d’être envieux.
  82. « Volucres pleræque à suis vocibus appellatæ, ut hæ… upupa, cuculus, ulula… pavo. » Varro, de Linguâ latinâ, lib. iv.
  83. Voyez le livre De naturâ rerum.
  84. Ælian., Hist. animal., lib. xi, cap. xviii.
  85. Pline, Hist. nat., lib. x, cap. xx.
  86. Voyez Athénée, Deipnosoph., lib. xiii, cap. xxx.
  87. Voyez Belon, Nature des oiseaux, p. 234.
  88. Aristot., Hist. animal., lib. vi, cap. ix. — Plin., lib. x, cap. xx.
  89. Voyez Ælian., de Naturâ animal., lib. xi, cap. xxxiii.
  90. Varro, de Re rusticâ, lib. iii, cap. vi.
  91. Linnæus, Syst. nat., édit. X, p. 156.
  92. Franzius, Hist. animal., p. 318.
  93. Voyage de J.-B. Tavernier, t. III, p. 57.
  94. Varro, de Re rusticâ, lib. iii, cap. vi.
  95. Entre autres dans celui que Vitellius se plaisait à nommer l’Égide de Pallas.
  96. Suétone, dans la Vie de ces empereurs.
  97. Varro, de Re rusticâ, lib. iii, cap. vi.
  98. Ælian., Hist. animal., lib. v, cap. xxi.
  99. « An non furiosum est alere domi pavones, cùm eorum pretio queant emi statuæ ? » Anaxandrides apud Athenæum, lib. xiv, cap. xxv.
  100. J. Bruyer., de Re cibariâ, lib. xv, cap. xxviii.
  101. Voyez S. August., de Civitate Dei, lib. xxi, cap. iv. — Aldrov., Avi., t. II, p. 27.
  102. Voyez Mém. de l’Acad. des Inscriptions, t. XX, p. 636.
  103. Frisch, planche cxviii.
  104. Traité des tournois, par le P. Ménestrier, p. 40.
  105. Gesner, de Avibus.
  106. Généalogie de Montmorency, p. 29.
  107. Athénée, Deipnosoph., lib. ii, cap. xvii.
  108. Aldrovande, Avi., t. II, p. 29.
Notes de l’éditeur
  1. Pavo cristatus L. [Note de Wikisource : actuellement Pavo cristatus Linnæus, vulgairement paon bleu]. — Les Paons sont des Gallinacés de la famille des Phasianidés. Ils se distinguent des Coqs, qui appartiennent à la même famille, par une tête dépourvue de lobes cutanés et ornée d’une aigrette, et, chez le mâle, par une queue à couvertures longues et ornées de dessins en forme d’yeux.