Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le moineau

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome VI, Histoire naturelle des oiseauxp. 108-113).

LE MOINEAU


Autant l’espèce du moineau[NdÉ 1] est abondante en individus, autant le genre de ces oiseaux paraît d’abord nombreux en espèces. Un de nos nomenclateurs en compte jusqu’à soixante-sept espèces différentes et neuf variétés, ce qui fait en tout soixante et seize oiseaux[1] dont il compose ou plutôt charge bien gratuitement ce genre, dans lequel on est étonné de trouver les linottes, les pinsons, les serins, les verdiers, les bengalis, les sénégalis, les mayas, les cardinaux, les veuves et quantité d’autres oiseaux étrangers qu’on ne doit point appeler moineaux et qui demandent chacun un nom particulier. Pour nous reconnaître au milieu de cette troupe confuse, nous écarterons d’abord de notre moineau, qui nous est bien connu, tous les oiseaux que nous venons de nommer et qui nous sont de même assez connus pour assurer qu’ils ne sont pas des moineaux. Suivant donc ici notre plan général, nous ferons une espèce principale de chacun de ces oiseaux de notre climat, à laquelle nous rapporterons les espèces étrangères qui nous paraîtront en différer moins que toutes les autres espèces ; ainsi nous ferons un article pour le moineau, un autre pour la linotte, un troisième pour le pinson, un quatrième pour le serin, un cinquième pour le verdier, etc.

Nous séparerons encore du moineau proprement dit deux autres oiseaux qui en sont encore plus voisins qu’aucun des précédents, qui sont également de notre climat, et dont l’un porte le nom de moineau de campagne et l’autre de moineau de bois. Nous leur donnerons ou plutôt nous leur conserverons les noms de friquet et de soulcie, qui sont leurs anciens et vrais noms, parce qu’en effet ce ne sont pas de francs moineaux et qu’ils en diffèrent par la forme et par les mœurs. Nous ferons donc encore un article particulier pour chacun de ces deux oiseaux. C’est là le seul moyen d’éviter la confusion des idées ; car toutes les fois que dans une méthode l’on nous présente, comme ici, soixante ou quatre-vingts espèces sous le même genre, et sous une dénomination commune, il n’en faut pas davantage pour juger non seulement de la très grande imperfection de cette méthode, mais encore de son mauvais effet, puisqu’elle confond les choses au lieu de les démêler, et que bien loin de porter la lumière sur les objets, elle rassemble à l’entour des nuages et des ténèbres.

Notre moineau est assez connu de tout le monde pour n’avoir pas besoin de description ; cependant nous l’avons fait représenter dans les planches enluminées, nos 6 et 55, pour faire voir les différences de l’âge. Le no 6, fig. 1, représente le moineau adulte qui a subi ses mues ; et le no 55, fig. 1, le jeune moineau avant sa première mue. Ce changement de couleur dans le plumage et dans les coins de l’ouverture du bec est général et constant ; mais il y a dans cette même espèce des variétés particulières et accidentelles ; car on trouve quelquefois des moineaux blancs, d’autres variés de brun et de blanc, d’autres presque tout noirs[2], et d’autres jaunes[3]. Les femelles ne diffèrent des mâles qu’en ce qu’elles sont un peu plus petites et que leurs couleurs sont plus faibles[NdÉ 2].

Indépendamment de ces premières variétés, dont les unes sont générales et les autres particulières, et qui se trouvent toutes dans nos climats, il y en a d’autres dans des climats plus éloignés qui semblent prouver que l’espèce est répandue du nord au midi dans notre continent depuis la Suède[4] jusqu’en Égypte[5], au Sénégal, etc. Nous ferons mention de ces variétés à l’article des oiseaux étrangers qui ont rapport à notre moineau.

Mais, dans quelque contrée qu’il habite, on ne le trouve jamais dans les lieux déserts ni même dans ceux qui sont éloignés du séjour de l’homme ; les moineaux sont, comme les rats, attachés à nos habitations ; ils ne se plaisent ni dans les bois ni dans les vastes campagnes : on a même remarqué qu’il y en a plus dans les villes que dans les villages, et qu’on n’en voit point dans les hameaux et dans les fermes qui sont au milieu des forêts ; ils suivent la société pour vivre à ses dépens : comme ils sont paresseux et gourmands, c’est sur des provisions toutes faites, c’est-à-dire sur le bien d’autrui qu’ils prennent leur subsistance ; nos granges et nos greniers, nos basses-cours, nos colombiers, tous les lieux, en un mot, où nous rassemblons ou distribuons des grains sont les lieux qu’ils fréquentent de préférence ; et comme ils sont aussi voraces que nombreux, ils ne laissent pas de faire plus de tort que leur espèce ne vaut, car leur plume ne sert à rien, leur chair n’est pas bonne à manger, leur voix blesse l’oreille, leur familiarité est incommode, leur pétulance grossière est à charge ; ce sont de ces gens que l’on trouve partout et dont on n’a que faire, si propres à donner de l’humeur que dans certains endroits on les a frappés de proscription en mettant à prix leur vie[6].

Et ce qui les rendra éternellement incommodes, c’est non seulement leur très nombreuse multiplication[NdÉ 3], mais encore leur défiance, leur finesse, leurs ruses et leur opiniâtreté à ne pas désemparer les lieux qui leur conviennent ; ils sont fins, peu craintifs, difficiles à tromper ; ils reconnaissent aisément les pièges qu’on leur tend, ils impatientent ceux qui veulent se donner la peine de les prendre ; il faut pour cela tendre un filet d’avance et attendre plusieurs heures, souvent en vain ; et il n’y a guère que dans les saisons de disette et dans les temps de neige où cette chasse puisse avoir du succès, ce qui néanmoins ne peut faire une diminution sensible sur une espèce qui se multiplie trois fois par an : leur nid est composé de foin au dehors et de plumes en dedans ; si vous le détruisez, en vingt-quatre heures ils en font un autre ; si vous jetez leurs œufs, qui sont communément au nombre de cinq ou six, et souvent davantage[7], huit ou dix jours après ils en pondent de nouveaux ; si vous les tirez sur les arbres ou sur les toits, ils ne s’en recèlent que mieux dans vos greniers ; il faut à peu près vingt livres de blé par an pour nourrir une couple de moineaux ; des personnes qui en avaient gardé dans des cages m’en ont assuré ; que l’on juge par leur nombre de la déprédation que ces oiseaux font de nos grains, car, quoiqu’ils nourrissent leurs petits d’insectes dans le premier âge, et qu’ils en mangent eux-mêmes en assez grande quantité, leur principale nourriture est notre meilleur grain ; ils suivent le laboureur dans le temps des semailles, les moissonneurs pendant celui de la récolte, les batteurs dans les granges, la fermière lorsqu’elle jette le grain à ses volailles ; ils le cherchent dans les colombiers et jusque dans le jabot des jeunes pigeons qu’ils percent pour l’en tirer ; ils mangent aussi les mouches à miel, et détruisent ainsi de préférence les seul insectes qui nous soient utiles ; enfin, ils sont si malfaisants, si incommodes, qu’il serait à désirer qu’on trouvât quelque moyen de les détruire[NdÉ 4]. On m’avait assuré qu’en faisant fumer du soufre sous les arbres où ils se rassemblent en certaines saisons et s’endorment le soir, cette fumée les suffoquerait et les ferait tomber ; j’en ai fait l’épreuve sans succès, et cependant je l’avais faite avec précaution et même avec intérêt, parce que l’on ne pouvait leur faire quitter le voisinage de mes volières, et que je m’étais aperçu que non seulement ils troublaient le chant de mes oiseaux par leur vilaine voix, mais que même, à force de répéter leur désagréable tui tui, ils altéraient le chant des serins, des tarins, des linottes, etc. Je fis donc mettre sur un mur, couvert par de grands marronniers d’Inde, dans lesquels les moineaux s’assemblaient le soir en très grand nombre, je fis mettre, dis-je, plusieurs terrines remplies de soufre mêlé d’un peu de charbon et de résine ; ces matières, en s’enflamment, produisirent une épaisse fumée qui ne fit d’autre effet que d’éveiller les moineaux ; à mesure que la fumée les gagnait, ils s’élevaient au haut des arbres, et enfin ils en désemparèrent pour gagner les toits voisins, mais aucun ne tomba ; je remarquai seulement qu’il se passa trois jours sans qu’ils se rassemblassent en nombre sur ces arbres enfumés, mais ensuite ils reprirent leur première habitude.

Comme ces oiseaux sont robustes, on les élève facilement dans des cages ; ils vivent plusieurs années, surtout s’ils y sont sans femelles, car on prétend que l’usage immodéré qu’ils en font abrège beaucoup leur vie[8]. Lorsqu’ils sont pris jeunes, ils ont assez de docilité pour obéir à la voix, s’instruire et retenir quelque chose du chant des oiseaux auprès desquels on les met ; naturellement familiers, ils le deviennent encore davantage dans la captivité : cependant ce naturel familier ne les porte pas à vivre ensemble dans l’état de liberté ; ils sont assez solitaires, et c’est peut-être là l’origine de leur nom[9]. Comme ils ne quittent jamais notre climat et qu’ils sont toujours autour de nos maisons, il est aisé de les observer et de reconnaître qu’ils vont ordinairement seuls ou par couple ; il y a cependant deux temps dans l’année où ils se rassemblent, non pas pour voler en troupe, mais pour se réunir et piailler tous ensemble, l’automne sur les saules le long des rivières, et le printemps sur les épicéas et autres arbres verts ; c’est le soir qu’ils s’assemblent, et dans la bonne saison ils passent la nuit sur les arbres, mais en hiver ils sont souvent seuls ou avec leurs femelles dans un trou de muraille ou sous les tuiles de nos toits, et ce n’est que quand le froid est très violent qu’on en trouve quelquefois cinq ou six dans le même gîte, où probablement ils ne se mettent ensemble que pour se tenir chaud.

Les mâles se battent à outrance pour avoir des femelles, et le combat est si violent qu’ils tombent souvent à terre. Il y a peu d’oiseaux si ardents, si puissants en amour. On en a vu se joindre jusqu’à vingt fois de suite, toujours avec le même empressement, les mêmes trépidations, les mêmes expressions de plaisir ; et ce qu’il y a de singulier, c’est que la femelle paraît s’impatienter la première d’un jeu qui doit moins la fatiguer que le mâle, mais qui peut lui plaire aussi beaucoup moins, parce qu’il n’y a nul préliminaire, nulles caresses, nul assortissement à la chose ; beaucoup de pétulance sans tendresse, toujours des mouvements précipités qui n’indiquent que le besoin pour soi-même. Comparez les amours du pigeon à celles du moineau, vous y verrez presque toutes les nuances du physique au moral.

Ces oiseaux nichent ordinairement sous les tuiles, dans les chéneaux, dans les trous de muraille ou dans les pots qu’on leur offre, et souvent aussi dans les puits et sur les tablettes des fenêtres dont les vitrages sont défendus par des persiennes à claire-voie : néanmoins il y en a quelques-uns qui font leur nid sur les arbres ; l’on m’a apporté de ces nids de moineaux pris sur de grands noyers et sur des saules très élevés ; ils les placent au sommet de ces arbres et les construisent avec les mêmes matériaux, c’est-à-dire avec du foin en dehors et de la plume en dedans ; mais ce qu’il y a de singulier, c’est qu’ils y ajoutent une espèce de calotte par-dessus qui couvre le nid, en sorte que l’eau de la pluie ne peut y pénétrer, et ils laissent une ouverture pour entrer au-dessous de cette calotte, tandis que, quand ils établissent leur nid dans des trous ou dans des lieux couverts, ils se dispensent avec raison de faire cette calotte, qui devient inutile puisqu’il est à couvert. L’instinct se manifeste donc ici par un sentiment presque raisonné et qui suppose au moins la comparaison de deux petites idées. Il se trouve aussi des moineaux plus paresseux, mais en même temps plus hardis que les autres, qui ne se donnent pas la peine de construire un nid, et qui chassent du leur les hirondelles à cul blanc ; quelquefois ils battent les pigeons, les font sortir de leur boulin et s’y établissent à leur place ; il y a, comme l’on voit, dans ce petit peuple, diversité de mœurs, et par conséquent un instinct plus varié, plus perfectionné que dans la plupart des autres oiseaux, et cela vient sans doute de ce qu’ils fréquentent la société ; ils sont à demi domestiques, sans être assujettis ni moins indépendants ; ils en tirent tout ce qui leur convient sans y mettre rien du leur, et ils y acquièrent cette finesse, cette circonspection, cette perfection d’instinct qui se marque par la variété de leurs habitudes relatives aux situations, aux temps et aux autres circonstances.


Notes de Buffon
  1. Brisson, Ornithol., t. III, depuis la p. 72 jusqu’à 218.
  2. Il se trouve en Lorraine des moineaux noirs, mais ce sont certainement des moineaux ordinaires, lesquels, se tenant habituellement dans les halles des verreries qui sont répandues en grand nombre au pied des montagnes, s’y font enfumer. M. le docteur Lottinger se trouvant dans une de ces verreries, vit une troupe de moineaux ordinaires parmi lesquels il y en avait de plus ou moins noirs ; un ancien du lieu lui dit qu’ils le devenaient quelquefois dans les halles de cette verrerie au point d’être tout à fait méconnaissables.
  3. Aldrovande, Avi., t. II, p. 556 et 557.
  4. Linnæus, Fauna Suecica, no 212.
  5. Prosper Alpin, Ægypti, t. Ier, p. 197.
  6. En Allemagne, dans beaucoup de villages, on oblige les paysans à apporter chaque année un certain nombre de têtes de moineau. Frisch, t. Ier, art. 7.
  7. Olina dit qu’ils font jusqu’à huit œufs, et jamais moins de quatre.
  8. « Sunt qui passerum mares anno dintius durare non posse arbitrantur, argumento quod veris initio, nulli mentum habere nigrum spectantur, sed postea, tanquam nullus anni superioris servetur ; fœminas vero hoc in genere esse vivaciores volunt, capi enim has cum novellis, cognoscique labrorum callo asseverant. » Arist., Hist. animal., lib. x, cap. vi.
  9. Monos, moine, moineau.
Notes de l’éditeur
  1. Passer domesticus (Fringilla domestica L.) [Note de Wikisource : actuellement Passer domesticus Linnæus, vulgairement moineau domestique]. — Les Moineaux (Passer) sont des oiseaux du groupe des Passereaux, caractérisés par un bec fort, épais, légèrement bombé en dessus et en dessous ; par des pattes courtes et fortes, avec des ongles courts et recourbés ; par des ailes de moyenne taille et par une queue entière ou légèrement échancrée ; par des couleurs ordinairement ternes. [Note de Wikisource : On distingue actuellement quatre genres de moineaux (dont Passer reste le plus fourni), qui, avec trois genres de niverolles et un genre d’ibon, sont regroupés dans la famille des Passéridés. Il ne faut pas confondre cette famille à l’ordre des Passereaux (ou Passeriformes), qui englobe cette famille avec de très nombreuses autres. Cette famille occupe dans la classification une place à peu près intermédiaire entre les Fringillidés (gros-becs, pinsons, bouvreuils, serins, roselins…) et celle des Plocéidés (tisserins, euplectes…) ; voyez la note au no XI des oiseaux étrangers ayant rapport aux gros-becs.]
  2. Brehm assigne au Moineau domestique les caractères suivants : « Les vieux mâles ont la tête gris-bleu au sommet, brun-châtain sur les côtés, le dos couleur rouille, avec des raies noires longitudinales ; deux bandes transversales, l’une large, blanche, l’autre étroite, d’un jaune rouille, ornent les ailes ; les joues sont d’un blanc gris, la gorge est noire ; la face inférieure du corps d’un gris blanchâtre ; au-dessus des yeux est une bande jaune clair. Les jeunes, avant leur première mue, ont le plumage de leur mère. Le bec, chez le mâle adulte, est noir en été, couleur de corne en hiver ; les pattes sont grises et l’iris est brun. Le mâle a de 16 à 17 centimètres de long, et de 25 à 26 centimètres d’envergure ; la femelle est un peu plus petite. »
  3. D’après Conrad Gessner, les Moineaux mâles sont tellement lascifs qu’ils s’usent aux jeux de l’amour et vivent beaucoup moins longtemps que les femelles. Brehm ne croit pas que l’usage que font ces animaux des plaisirs sexuels produisent d’aussi funestes résultats. « On a dit, ajoute-t-il, que contrairement aux autres Passereaux, le Moineau ne respecte pas grandement les liens conjugaux ; cela ne me paraît point fondé. »
  4. S’il est vrai que les Moineaux produisent des dégâts assez grands en mangeant les fruits des vergers et les graines des céréales, il n’est cependant pas exact qu’il soit sans utilité, et Brehm va jusqu’à les considérer comme plus utiles que nuisibles. « Nous pouvons, écrit-il, fournir plus d’une preuve à l’appui de notre dire. Irrité contre ces oiseaux, Frédéric le Grand ordonna de les détruire et offrit une prime de 6 pfennigs (centimes) par tête ; aussi tout le monde se livra à cette chasse, et, en quelques années, l’État eut à payer, plusieurs milliers de francs de primes. Mais le résultat ne se fit pas longtemps attendre. Les arbres fruitiers que l’on disait pillés par les oiseaux furent envahis par les chenilles et les insectes, et n’eurent ni fruits ni feuilles. Le docteur Brewer a écrit à la Société zoologique que les moineaux récemment introduits à New-York et dans les villes voisines y ont exercé une action très sensible sur les insectes nuisibles ; pendant l’été de 1867, on les a vus faire une chasse active à ces insectes, ce qui a eu pour résultat la conservation du feuillage d’un grand nombre d’arbres. Ces services sont appréciés ; aussi a-t-on construit pour ces utiles auxiliaires des nids de paille, et on leur donne régulièrement de la nourriture dans les parcs de New-York et des autres villes. C’est aux nombreuses tribus de pierrots qu’ils abritent que les arbres de Paris doivent de n’être jamais dépouillés de leur feuillage par les chenilles. De même, en Australie, l’on a introduit les moineaux pour leur faire détruire les insectes qui ravagent les vergers. Voilà des faits qui, plus que toute théorie, établissent la valeur des moineaux. Il faut, en pesant leur utilité et le mal qu’ils peuvent faire, remarquer qu’ils sont utiles toute l’année, et ne deviennent nuisibles qu’à certaines époques. »