Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le milan et les buses

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 108-112).

LE MILAN ET LES BUSES

Les milans[NdÉ 1] et les buses[NdÉ 2], oiseaux ignobles, immondes et lâches, doivent suivre les vautours, auxquels ils ressemblent par le naturel et les mœurs : ceux-ci, malgré leur peu de générosité, tiennent par leur grandeur et leur force l’un des premiers rangs parmi les oiseaux. Les milans et les buses, qui n’ont pas ce même avantage, et qui leur sont inférieurs en grandeur, y suppléent et les surpassent par le nombre ; partout ils sont beaucoup plus communs, plus incommodes que les vautours ; ils fréquentent plus souvent et de plus près les lieux habités ; ils font leur nid dans des endroits plus accessibles ; ils restent rarement dans les déserts ; ils préfèrent les plaines et les collines fertiles aux montagnes stériles : comme toute proie leur est bonne, que toute nourriture leur convient, et que plus la terre produit de végétaux, plus elle est en même temps peuplée d’insectes, de reptiles, d’oiseaux et de petits animaux, ils établissent ordinairement leur domicile au pied des montagnes, dans les terres les plus vivantes, les plus abondantes en gibier, en volaille, en poisson ; sans être courageux, ils ne sont pas timides ; ils ont une sorte de stupidité féroce qui leur donne l’air de l’audace tranquille, et semble leur ôter la connaissance du danger : on les approche, on les tue bien plus aisément que les aigles et les vautours : détenus en captivité, ils sont encore moins susceptibles d’éducation ; de tout temps, on les a proscrits, rayés de la liste des oiseaux nobles, et rejetés de l’école de la fauconnerie ; de tout temps, on a comparé l’homme grossièrement impudent au milan, et la femme tristement bête à la buse.

Quoique ces oiseaux se ressemblent par le naturel, par la grandeur du corps[1], par la forme du bec et par plusieurs autres attributs, le milan est néanmoins aisé à distinguer, non seulement des buses, mais de tous les autres oiseaux de proie, par un seul caractère facile à saisir ; il a la queue fourchue ; les plumes du milieu, étant beaucoup plus courtes que les autres, laissent paraître un intervalle qui s’aperçoit de loin, et lui a fait improprement donner le surnom d’aigle à queue fourchue ; il a aussi les ailes proportionnellement plus longues que les buses, et le vol bien plus aisé : aussi passe-t-il sa vie dans l’air ; il ne se repose presque jamais, et parcourt chaque jour des espaces immenses ; et ce grand mouvement n’est point un exercice de chasse, ni de poursuite de proie, ni même de découverte, car il ne chasse pas ; mais il semble que le vol soit son état naturel, sa situation favorite : l’on ne peut s’empêcher d’admirer la manière dont il l’exécute, ses ailes longues et étroites paraissent immobiles ; c’est la queue qui semble diriger toutes ses évolutions, et elle agit sans cesse ; il s’élève sans effort, il s’abaisse comme s’il glissait sur un plan incliné ; il semble plutôt nager que voler ; il précipite sa course, il la ralentit, s’arrête et reste comme suspendu ou fixé à la même place pendant des heures entières, sans qu’on puisse s’apercevoir d’aucun mouvement dans ses ailes.

Il n’y a, dans notre climat, qu’une seule espèce de milan[NdÉ 3], que nos Français ont appelé milan royal[2], parce qu’il servait aux plaisirs des princes, qui lui faisaient donner la chasse et livrer combat par le faucon ou l’épervier ; on voit en effet, avec plaisir, cet oiseau lâche, quoique doué de toutes les facultés qui devraient lui donner du courage, ne manquant ni d’armes, ni de force, ni de légèreté, refuser de combattre et fuir devant l’épervier, beaucoup plus petit que lui, toujours en tournoyant et s’élevant comme pour se cacher dans les nues, jusqu’à ce que celui-ci l’atteigne, le rabatte à coups d’ailes, de serres et de bec, et le ramène à terre moins blessé que battu, et plus vaincu par la peur que par la force de son ennemi.

Le milan, dont le corps entier ne pèse guère que deux livres et demie, qui n’a que seize ou dix-sept pouces de longueur depuis le bout du bec jusqu’à l’extrémité des pieds, a néanmoins près de cinq pieds de vol ou d’envergure : la peau nue qui couvre la base du bec est jaune, aussi bien que l’iris des yeux et les pieds ; le bec est de couleur de corne et noirâtre vers le bout, et les ongles sont noirs ; sa vue est aussi perçante que son vol est rapide ; il se tient souvent à une si grande hauteur qu’il échappe à nos yeux, et c’est de là qu’il vise et découvre sa proie ou sa pâture, et se laisse tomber sur tout ce qu’il peut dévorer ou enlever sans résistance ; il n’attaque que les plus petits animaux et les oiseaux les plus faibles : c’est surtout aux jeunes poussins qu’il en veut ; mais la seule colère de la mère poule suffit pour le repousser et l’éloigner. « Les milans sont des animaux tout à fait lâches, m’écrit un de mes amis[3], je les ai vus poursuivre à deux un oiseau de proie pour lui dérober celle qu’il tenait, plutôt que de fondre sur lui, et encore ne purent-ils y réussir : les corbeaux les insultent et les chassent ; ils sont aussi voraces, aussi gourmands que lâches : je les ai vus prendre, à la superficie de l’eau, de petits poissons morts et à demi corrompus ; j’en ai vu emporter une longue couleuvre dans leurs serres ; d’autres se poser sur des cadavres de chevaux et de bœufs ; j’en ai vu fondre sur des tripailles que des femmes lavaient le long d’un petit ruisseau, et les enlever presque à côté d’elles : je m’avisai une fois de présenter à un jeune milan, que des enfants nourrissaient dans la maison que j’habitais, un assez gros pigeonneau : il l’avala tout entier avec les plumes. »

Cette espèce de milan est commune en France, surtout dans les provinces de Franche-Comté, du Dauphiné, du Bugey, de l’Auvergne, et dans toutes les autres qui sont voisines des montagnes : ce ne sont pas des oiseaux de passage, car ils font leur nid dans le pays et l’établissent dans des creux de rochers. Les auteurs de la Zoologie britannique[4] disent de même qu’ils nichent en Angleterre et qu’ils y restent pendant toute l’année ; la femelle pond deux ou trois œufs qui, comme ceux de tous les oiseaux carnassiers, sont plus ronds que les œufs de poule ; ceux du milan sont blanchâtres, avec des taches d’un jaune sale. Quelques auteurs ont dit qu’il faisait son nid, dans les forêts, sur de vieux chênes ou de vieux sapins ; sans nier absolument le fait, nous pouvons assurer que c’est dans des trous de rochers qu’on les trouve communément.

L’espèce paraît être répandue, dans tout l’ancien continent, depuis la Suède jusqu’au Sénégal[5], mais je ne sais si elle se trouve aussi dans le nouveau, car les relations d’Amérique n’en font aucune mention[NdÉ 4] : il y a seulement un oiseau qu’on dit être naturel au Pérou, et qu’on ne voit dans la Caroline qu’en été, qui ressemble au milan à quelques égards, et qui a comme lui la queue fourchue. M. Catesby en a donné la description et la figure[6] sous le nom d’épervier à queue d’hirondelle, et M. Brisson l’a appelé milan de la Caroline[7]. Je serais assez porté à croire que c’est une espèce voisine de celle de notre milan, et qui la remplace dans le nouveau continent.

Mais il y a une autre espèce encore plus voisine, et qui se trouve dans nos climats comme oiseau de passage, que l’on a appelé le milan noir[NdÉ 5]. Aristote distingue cet oiseau du précédent, qu’il appelle simplement milan, et il donne à celui-ci l’épithète de milan étolien[8], parce que probablement il était, de son temps, plus commun en Étolie qu’ailleurs. Belon[9] fait aussi mention de ces deux milans ; mais il se trompe lorsqu’il dit que le premier, qui est le milan royal, est plus noir que le second, qu’il appelle néanmoins milan noir ; ce n’est peut-être qu’une faute d’impression ; car il est certain que le milan royal est moins noir que l’autre ; au reste, aucun des naturalistes anciens et modernes n’a fait mention de la différence la plus apparente entre ces deux oiseaux, et qui consiste en ce que le milan royal a la queue fourchue, et que le milan noir l’a égale ou presque égale dans toute sa largeur, ce qui néanmoins n’empêche pas que ces deux oiseaux ne soient d’espèce très voisine, puisqu’à l’exception de cette forme de la queue ils se ressemblent par tous les autres caractères, car le milan noir, quoique un peu plus petit et plus noir que le milan royal, a néanmoins les couleurs du plumage distribuées de même, les ailes proportionnellement aussi étroites et aussi longues, le bec de la même forme, les plumes aussi étroites et aussi allongées, et les habitudes naturelles entièrement conformes à celles du milan royal.

Aldrovande dit que les Hollandais appellent ce milan kukenduf ; que, quoiqu’il soit plus petit que le milan royal, il est néanmoins plus fort et plus agile ; Schwenckfeld assure au contraire qu’il est plus faible et encore plus lâche, et qu’il ne chasse que les mulots, les sauterelles et les petits oiseaux qui sortent de leurs nids ; il ajoute que l’espèce en est très commune en Allemagne : cela peut être, mais nous sommes certains qu’en France et en Angleterre elle est beaucoup plus rare que celle du milan royal ; celui-ci est un oiseau du pays, et qui y demeure toute l’année ; l’autre, au contraire, est un oiseau de passage qui quitte notre climat en automne pour se rendre dans des pays plus chauds ; Belon a été témoin oculaire de leur passage d’Europe en Égypte ; ils s’attroupent et passent en files nombreuses sur le Pont-Euxin, en automne, et repassent dans le même ordre au commencement d’avril ; ils restent pendant tout l’hiver en Égypte, et sont si familiers qu’ils viennent dans les villes et se tiennent sur les fenêtres des maisons ; ils ont la vue et le vol si sûrs, qu’ils saisissent en l’air les morceaux de viande qu’on leur jette.


Notes de Buffon
  1. « Milvus regalis magnitudine et habitu buteoni conformis est… crura illi sunt crocea humiliora, buteonis ultrà poplites propendentibus plumis similiter ferrugineis dilatis obteguntur. » Schwenckfeld, Avi. Sil., p. 303.
  2. Les Grecs appelaient ἰκτίς le putois ; et il est probable qu’ils ont donné au milan le même nom, parce que le milan attaque et tue les volailles comme le putois. — Les Latins l’ont appelé milvus, quasi mollis avis, oiseau lâche ; les noms huau ou huo en vieux français, et wowe en hollandais semblent être des dénominations empruntées de son cri hu-o. — Glead en anglais et glada en suédois sont tirés de ce qu’il paraît glisser en volant. — Milion est un mot corrompu de milan.
  3. M. Hébert, que j’ai déjà cité comme ayant bien observé plusieurs faits relatifs à l’histoire des oiseaux.
  4. « Some have supposed these to be birds of passage ; but in England they certainly continue the whole year. » British Zoology, Species vi, the kite.
  5. Il paraît que le milan royal se trouve dans le Nord, puisque M. Linnæus l’a compris dans sa liste des oiseaux de Suède, sous la dénomination de falco cerâ flavâ, caudâ forcipatâ ; corpore ferrugineo, capite albidiore. Faun. Suec., no 59 ; et l’on voit aussi, par les témoignages des voyageurs, qu’il se trouve dans les provinces les plus chaudes de l’Afrique ; on rencontre encore ici (en Guinée), dit Bosman, une espèce d’oiseau de proie ; ce sont les milans : ils enlèvent, outre les poulets dont ils tirent leur nom, tout ce qu’ils peuvent découvrir et attraper, soit viande, soit poisson, et cela avec tant de hardiesse qu’ils arrachent aux femmes nègres les poissons qu’elles portent vendre au marché ou qu’elles crient dans les rues. Voyage de Guinée, p. 278. Près du désert, au long du Sénégal, dit un autre voyageur, on trouve un oiseau de proie de l’espèce du milan, auquel les Français ont donné le nom d’écouffe… Toute nourriture convient à sa faim dévorante ; il n’est point épouvanté des armes à feu ; la chair cuite ou crue le tente si vivement qu’il enlève aux matelots leurs morceaux dans le temps qu’ils les portent à leur bouche. Hist. générale des voyages, par M. l’abbé Prévost, t. III, p. 306.
  6. Hist. nat. de la Caroline, par Catesby, t. Ier, p. 4, pl. iv, avec une bonne figure coloriée.
  7. Le milan de la Caroline. Brisson, Ornith., t. Ier, p. 418.
  8. « Pariunt milvi ova bina magna ex parte, interdum tamen et terna, totidemque excludunt pullos ; sed qui Etolius nuncupatur, vel quaternos aliquandò excludit. » Arist., Hist. anim., lib. vi, cap. vi.
  9. Milan noir. Belon, Hist. nat. des Oiseaux, p. 131.
Notes de l’éditeur
  1. Ils forment le genre Milvus Briss., de la famille des Accipitridés et de la sous-famille des Milviens. Les milans sont caractérisés par une queue longue et fourchue ou étagée ; par un bec peu fort, comprimé latéralement, avec une arête vive, des bords festonnés, et une extrémité très crochue, non échancrée ; par des tarses et des doigts courts, le doigt médian uni à l’externe par un repli membraneux ; et par des ongles longs, pointus, faibles.
  2. Genre Buteo Cuv., de la famille des Accipitridés et de la sous-famille des Butéoniens. Les buses ont le corps lourd, une tête épaisse, avec un bec comprimé, court et gros, recourbé, non denté ; une queue droite, courte et tronquée.
  3. C’est le Milvus regalis Briss. [Note de Wikisource : actuellement Milvus Milvus Linnæus].
  4. Cette espèce n’existe pas en Amérique ; elle paraît être confinée en Europe.
  5. Milvus niger Briss. [Note de Wikisource : actuellement, Milvus migrans Boddaert].