Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le merle solitaire

LE MERLE SOLITAIRE[1]

Voici encore un merle habitant des montagnes et renommé pour sa belle voix. On sait que le roi François Ier prenait un singulier plaisir à l’entendre, et qu’aujourd’hui même un mâle apprivoisé de cette espèce se vend fort cher à Genève et à Milan[2], et beaucoup plus cher encore à Smyrne et à Constantinople[3]. Le ramage naturel du merle solitaire[NdÉ 1] est en effet très doux, très flûté, mais un peu triste, comme doit être le chant de tout oiseau vivant en solitude ; celui-ci se tient toujours seul, excepté dans la saison de l’amour. À cette époque, non seulement le mâle et la femelle se recherchent, mais souvent ils quittent de compagnie les sommets agrestes et déserts où jusque-là ils avaient fort bien vécu séparément, pour venir dans les lieux habités et se rapprocher de l’homme. Ils sentent le besoin de la société dans le moment où la plupart des animaux qui ont coutume d’y vivre se passeraient de tout l’univers : on dirait qu’ils veulent avoir des témoins de leur bonheur, afin d’en jouir de toutes les manières possibles. À la vérité, ils savent se garantir des inconvénients de la foule, et se faire une solitude au milieu de la société, en s’élevant à une hauteur où les importunités ne peuvent atteindre que difficilement. Ils ont coutume de poser leur nid fait de brins d’herbe et de plumes, tout au haut d’une cheminée isolée ou sur le comble d’un vieux château, ou sur la cime d’un grand arbre, et presque toujours à portée d’un clocher ou d’une tour élevée ; c’est sur le coq de ce clocher, ou sur la girouette de cette tour que le mâle se tient des heures et des journées entières sans cesse occupé de sa compagne tandis qu’elle couve, et s’efforçant de charmer les ennuis de sa situation par un chant continuel : ce chant, tout pathétique qu’il est, ne suffit pas à l’expression du sentiment dont il est plein ; un oiseau solitaire sent plus, et plus profondément qu’un autre ; on voit quelquefois celui-ci s’élever en chantant, battre des ailes, étaler les plumes de sa queue, relever celles de sa tête et décrire en piaffant plusieurs cercles dont sa femelle chérie est le centre unique.

Si quelque bruit extraordinaire ou la présence de quelque objet nouveau donne de l’inquiétude à la couveuse, elle se réfugie dans son fort, c’est-à-dire sur le clocher ou sur la tour habitée par son mâle, et bientôt elle revient à sa couvée, qu’elle ne renonce jamais.

Dès que les petits sont éclos, le mâle cesse de chanter, mais il ne cesse pas d’aimer : au contraire, il ne se tait que pour donner à celle qu’il aime une nouvelle preuve de son amour et partager avec elle le soin de porter la becquée à leurs petits ; car, dans les animaux, l’ardeur de l’amour n’annonce pas seulement une plus grande fidélité au vœu de la nature pour la génération des êtres, mais encore un zèle plus vif et plus soutenu pour leur conservation.

Ces oiseaux pondent ordinairement cinq ou six œufs ; ils nourrissent leurs petits d’insectes et ils s’en nourrissent eux-mêmes, ainsi que de raisins et d’autres fruits[4]. On les voit arriver au mois d’avril dans les pays où ils ont coutume de passer l’été ; ils s’en vont à la fin d’août et reviennent constamment chaque année au même endroit où ils ont en premier lieu fixé leur domicile. Il est rare qu’on en voie deux paires établies dans le même canton[5].

Les jeunes, pris dans le nid, sont capables d’instruction : la souplesse de leur gosier se prête à tout, soit aux airs, soit aux paroles ; car ils apprennent aussi à parler, et ils se mettent à chanter au milieu de la nuit, sitôt qu’ils voient la lumière d’une chandelle. Ils peuvent vivre en cage jusqu’à huit ou dix ans, lorsqu’ils sont bien gouvernés. On en trouve sur les montagnes de France et d’Italie[6], dans presque toutes les îles de l’Archipel, surtout dans celles de Zira et de Nia, où l’on dit qu’ils nichent parmi des tas de pierres[7], et dans l’île de Corse, où ils ne sont point regardés comme oiseaux de passage[8]. Cependant en Bourgogne il est inouï que ceux que nous voyons arriver au printemps et nicher sur les cheminées ou sur le comble des églises y passent l’hiver ; mais il est possible de concilier tout cela : le merle solitaire peut très bien ne point quitter l’île de Corse et néanmoins passer d’un canton à l’autre et changer de domicile suivant les saisons, à peu près comme il fait en France.

Les habitudes singulières de cet oiseau et la beauté de sa voix ont inspiré au peuple une sorte de vénération pour lui. Je connais des pays où il passe pour un oiseau de bon augure, où l’on souffrirait impatiemment qu’il fût troublé dans sa ponte, et où sa mort serait presque regardée comme un malheur public.

Le merle solitaire est un peu moins gros que le merle ordinaire, mais il a le bec plus fort et plus crochu par le bout[9], et les pieds plus courts à proportion. Son plumage est d’un brun plus ou moins foncé et moucheté de blanc partout, excepté sur le croupion et sur les pennes des ailes et de la queue ; outre cela, le cou, la gorge, la poitrine et les couvertures des ailes ont dans le mâle une teinte de bleu et des reflets pourpres qui manquent absolument dans le plumage de la femelle ; celle-ci est d’un brun plus uniforme et ses mouchetures sont jaunâtres. L’un et l’autre ont l’iris d’un jaune orangé, l’ouverture des narines assez grande, les bords du bec échancrés près de la pointe, comme dans presque tous les merles et toutes les grives ; l’intérieur de la bouche jaune, la langue divisée par le bout en trois filets, dont celui du milieu est le plus long ; douze pennes à la queue, dix-neuf à chaque aile, dont la première est très courte ; enfin la première phalange du doigt extérieur unie à celle du doigt du milieu. La longueur totale de ces oiseaux est de huit à neuf pouces, leur vol de douze à treize, leur queue de trois, leur pied de treize lignes et leur bec de quinze ; les ailes repliées s’étendent au delà du milieu de la queue.


Notes de Buffon
  1. C’est la trentième grive de M. Brisson, t. II, p. 268. Il est probable que c’est ici le Κόσσυφος βαιὸς ou petit merle, dont Aristote dit, liv. iv, cap. xix de son Histoire des Animaux, qu’il est semblable au merle noir, excepté que son plumage est brun, que son bec n’est point jaune, et qu’il a coutume de se tenir sur les rochers ou sur les toits : je ne sache que le solitaire à qui tout cela puisse convenir ; d’ailleurs, cet oiseau se trouve dans les îles de l’Archipel, et par conséquent ne put être inconnu à Aristote ou à ses correspondants.
  2. Voyez Olina, Uccellaria, p. 14. Gessner, p. 608. Willughby, p. 140. « Si mas fuerit et cicur, et canere noverit, nummo aureo venit. »
  3. « Venditur Constantinopoli et Smyrnae interdum a 50 ad 100 piastris. » Hasselquist, in Actis Upsal. annorum 1744-1750.
  4. Voyez Willughby, Belon,  etc.
  5. Il y en a tous les ans une paire sur le clocher de Sainte-Reine, petite ville de mon voisinage, située à mi-côte d’une montagne passablement élevée.
  6. Belon dit « qu’ils font leur demeure quelque temps de l’année sous les tuiles creuses qu’on nomme imbricées, par les châteaux situés en haut lieu entre les montagnes d’Auvergne ».
  7. Voyez Acta Upsal., ann. 1744-1750.
  8. C’est ce que j’apprends par M. Artier, professeur d’histoire naturelle à Bastia, que j’ai déjà eu occasion de citer.
  9. Cela seul aurait dû le faire exclure du genre des merles dans toute distribution méthodique où l’on a établi pour l’un des caractères de ce genre : le bout de la mandibule supérieure presque droit.
Notes de l’éditeur
  1. Merula solitaria [Note de Wikisource : actuellement Monticola solitarius Linnæus, vulgairement monticole merle-bleu].