Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le martin

LE MARTIN[1]


Cet oiseau[NdÉ 1] est un destructeur d’insectes, et d’autant plus grand destructeur qu’il est d’un appétit très glouton : il donne la chasse aux mouches, aux papillons, aux scarabées : il va, comme nos corneilles et nos pies, chercher dans le poil des chevaux, des bœufs et des cochons, la vermine qui les tourmente quelquefois jusqu’à leur causer la maigreur et la mort. Ces animaux, qui se trouvent soulagés, souffrent volontiers leurs libérateurs sur leur dos, et souvent au nombre de dix ou douze à la fois ; mais il ne faut pas qu’ils aient le cuir entamé par quelque plaie, car les martins, qui s’accommodent de tout, becquèteraient la chair vive et leur feraient beaucoup plus de mal que toute la vermine dont ils les débarrassent : ce sont, à vrai dire, des oiseaux carnassiers, mais qui, sachant mesurer leurs forces, ne veulent qu’une proie facile, et n’attaquent de front que des animaux petits et faibles ; on a vu un de ces oiseaux, qui était encore jeune, saisir un rat long de plus de deux pouces, non compris la queue, le battre sans relâche contre le plancher de sa cage, lui briser les os, et réduire tous ses membres à l’état de souplesse et de flexibilité qui convenait à ses vues, puis le prendre par la tête et l’avaler presque en un instant ; il en fut quitte pour une espèce d’indigestion qui ne dura qu’un quart d’heure, pendant lequel il eut les ailes traînantes et l’air souffrant ; mais, ce mauvais quart d’heure passé, il courait par la maison avec sa gaieté ordinaire ; et environ une heure après, ayant trouvé un autre rat, il l’avala comme le premier et avec aussi peu d’inconvénient.

Les sauterelles sont encore une des proies favorites du martin : il en détruit beaucoup, et par là il est devenu un oiseau précieux pour les pays affligés de ce fléau, et il a mérité que son histoire se liât à celle de l’homme. Il se trouve dans l’Inde et les Philippines, et probablement dans les contrées intermédiaires ; mais il a été longtemps étranger à l’île de Bourbon. Il n’y a guère plus de vingt ans que M. Desforges-Boucher, gouverneur général, et M. Poivre, intendant, voyant cette île désolée par les sauterelles[2], songèrent à faire sérieusement la guerre à ces insectes, et pour cela ils tirèrent des Indes quelques paires de martins, dans l’intention de les multiplier et de les opposer comme auxiliaires à leurs redoutables ennemis. Ce plan eut d’abord un commencement de succès, et l’on s’en promettait les plus grands avantages lorsque des colons, ayant vu ces oiseaux fouiller avec avidité dans des terres nouvellement ensemencées, s’imaginèrent qu’ils en voulaient au grain ; ils prirent aussitôt l’alarme, la répandirent dans toute l’île et dénoncèrent le martin comme un animal nuisible ; on lui fit son procès dans les formes ; ses défenseurs soutinrent que, s’il fouillait la terre fraîchement remuée, c’était pour y chercher non le grain, mais les insectes ennemis du grain, en quoi il se rendait le bienfaiteur des colons : malgré tout cela il fut proscrit par le conseil, et deux heures après l’arrêt qui les condamnait il n’en restait pas une seule paire dans l’île. Cette prompte exécution fut suivie d’un prompt repentir : les sauterelles s’étant multipliées sans obstacle causèrent de nouveaux dégâts, et le peuple, qui ne voit jamais que le présent, se mit à regretter les martins comme la seule digue qu’on pût opposer au fléau des sauterelles. M. de Morave, se prêtant aux idées du peuple, fit venir ou apporta quatre de ces oiseaux huit ans après leur proscription : ceux-ci furent reçus avec des transports de joie ; on fit une affaire d’État de leur conservation et de leur multiplication, on les mit sous la protection des lois et même sous une sauvegarde encore plus sacrée ; les médecins, de leur côté, décidèrent que leur chair était une nourriture malsaine. Tant de moyens si puissants, si bien combinés, ne furent pas sans effet : les martins, depuis cette époque, se sont prodigieusement multipliés et ont entièrement détruit les sauterelles ; mais de cette destruction même il est résulté un nouvel inconvénient, car ce fonds de subsistance leur ayant manqué tout d’un coup, et le nombre des oiseaux augmentant toujours, ils ont été contraints de se jeter sur les fruits, principalement sur les mûres, les raisins et les dattes ; ils en sont venus même à déplanter les blés, le riz, le maïs, les fèves, et à pénétrer jusque dans les colombiers pour y tuer les jeunes pigeons et en faire leur proie ; de sorte qu’après avoir délivré ces colonies des ravages des sauterelles, ils sont devenus eux-mêmes un fléau plus redoutable[3] et plus difficile à extirper, si ce n’est peut-être par la multiplication d’oiseaux de proie plus forts ; mais ce remède aurait à coup sûr d’autres inconvénients[NdÉ 2]. Le grand secret serait d’entretenir en tout temps un nombre suffisant de martins pour servir au besoin contre les insectes nuisibles, et de se rendre maître jusqu’à un certain point de leur multiplication. Peut-être aussi qu’en étudiant l’histoire des sauterelles, leurs mœurs, leurs habitudes, etc., on trouverait le moyen de s’en défaire sans avoir recours à ces auxiliaires de trop grande dépense.

Ces oiseaux ne sont pas fort peureux, et les coups de fusil les écartent à peine. Ils adoptent ordinairement certains arbres, ou même certaines allées d’arbres, souvent fort voisines des habitations, pour y passer la nuit, et ils y tombent le soir par nuées si prodigieuses que les branches en sont entièrement couvertes, et qu’on n’en voit plus les feuilles. Lorsqu’ils sont ainsi rassemblés, ils commencent par babiller tous à la fois, et d’une manière très incommode pour les voisins. Ils ont cependant un ramage naturel fort agréable, très varié et très étendu. Le matin ils se dispersent dans les campagnes, tantôt par petits pelotons, tantôt par paires, suivant la saison[NdÉ 3].

Ils font deux pontes consécutives chaque année, la première vers le milieu du printemps, et ces pontes réussissent ordinairement fort bien, pourvu que la saison ne soit pas pluvieuse ; leurs nids sont de construction grossière, et ils ne prennent aucune précaution pour empêcher la pluie d’y pénétrer ; ils les attachent dans les aisselles des feuilles du palmier-latanier ou d’autres arbres : ils les font quelquefois dans les greniers, c’est-à-dire toutes les fois qu’ils le peuvent. Les femelles pondent ordinairement quatre œufs à chaque couvée, et les couvent pendant le temps ordinaire. Ces oiseaux sont fort attachés à leurs petits : si l’on entreprend de les leur enlever, ils voltigent çà et là en faisant entendre une espèce de croassement, qui est chez eux le cri de la colère, puis fondent sur le ravisseur à coups de bec, et, si leurs efforts sont inutiles, ils ne se rebutent point pour cela, mais ils suivent des yeux leur géniture, et si on la place sur une fenêtre ou dans quelque lieu ouvert qui donne un libre accès aux père et mère, ils se chargent l’un comme l’autre de lui apporter à manger, sans que la vue de l’homme ni aucune inquiétude pour eux-mêmes, ou, si l’on veut, aucun intérêt personnel puisse les détourner de cette intéressante fonction.

Les jeunes martins s’apprivoisent fort vite ; ils apprennent facilement à parler ; tenus dans une basse-cour, ils contrefont d’eux-mêmes les cris de tous les animaux domestiques : poules, coqs, oies, petits chiens, moutons, etc., et ils accompagnent leur babil de certains accents et de certains gestes qui sont remplis de gentillesse.

Ces oiseaux sont un peu plus gros que les merles : ils ont le bec et les pieds jaunes comme eux, mais plus longs et la queue plus courte, la tête et le cou noirâtres ; derrière l’œil une peau nue et rougeâtre, de forme triangulaire, le bas de la poitrine et tout le dessus du corps, compris les couvertures des ailes et de la queue, d’un brun marron, le ventre blanc, les douze pennes de la queue et les pennes moyennes des ailes brunes, les grandes noirâtres depuis leur extrémité jusqu’au milieu de leur longueur, et de là, blanches jusqu’à leur origine, ce qui produit une tache oblongue de cette couleur près du bord de chaque aile lorsqu’elle est pliée ; les ailes, ainsi pliées, s’étendent aux deux tiers de la queue.

On a peine à distinguer la femelle du mâle par aucun attribut extérieur[4].


Notes de Buffon
  1. C’est le merle des Philippines de M. Brisson, t. II, p. 278.
  2. Ces sauterelles avaient été apportées de Madagascar, et voici comment : on avait fait venir de cette île des plants dans de la terre, et il s’était trouvé malheureusement dans cette terre des œufs de sauterelles.
  3. Ils se rendent encore nuisibles en détruisant des insectes utiles, tels que la demoiselle, dont la larve connue sous le nom de petit lion, fait une guerre continuelle aux pucerons cotonneux qui causent tant de dommages aux cafiers.
  4. Les principaux faits de l’histoire de cet oiseau sont dus à M. Sonnerat et à M. de la Nux, correspondants du Cabinet d’histoire naturelle.
Notes de l’éditeur
  1. Acridotheres tristis (Gracula tristis Lath.) [Note de Wikisource : actuellement Acridotheres tristis Linnæus, vulgairement martin triste ; c’est un sturnidé, proche des mainates]. — Cet oiseau est connu des indigènes de l’Inde sous le nom de Meina. Jerdon dit qu’il est consacré à la déesse Ram, qui est représentée portant son Meina sur le poing. Linné avait fait de la Meina un Paradisæa. « Je ne sais, dit Jerdon, pourquoi Linné a infligé à la Meina l’épithète de tristis ; c’est un des oiseaux les plus vifs de l’Inde et son plumage n’a rien de triste. » Il ajoute : « J’avoue que j’aime beaucoup la Meina. C’est un oiseau gai, vif, bruyant, que sa bonne humeur rend toujours agréable. Elle est si affectueuse envers l’homme et si utile que je regarde comme un crime de lui faire la chasse ; du reste, sa chair est détestable. »
  2. Buffon exagère beaucoup les désordres que peuvent causer les Meinas ; les déprédations qu’ils sont susceptibles de commettre sont loin d’égaler les avantages qu’ils procurent aux cultivateurs en détruisant les sauterelles et d’autres insectes nuisibles. En 1868, M. Grandidier a essayé de les introduire en Algérie dans le but de combattre les sauterelles ; nous ignorons si cette tentative a été couronnée de succès ; il y aurait intérêt à la renouveler.
  3. D’après Jerdon, « les bandes de Meinas sont formées de quatre ou cinq familles, qui se sont réunies pour chercher des aliments, ou qui ont été attirées par le bruit de ces duels fréquents entre oiseaux aussi querelleurs. Le combat se livre d’ordinaire à terre, les deux adversaires se saisissent avec leurs ongles, se donnent des coups d’ailes, se roulent mutuellement sur le sol et poussent des cris perçants. Bientôt toute la troupe se rassemble ; quelques individus se posent en arbitres et frappent sur les deux adversaires ; d’autres, entraînés par le mauvais exemple, se livrent bataille à leur tour, et trop souvent la lutte se termine par des ailes cassées. Le bruit causé par ces petites guerres est très singulier et fort désagréable. »